SaintPaul poursuit : « Ce qui semble ĂȘtre la folie de Dieu est plus sage que la sagesse humaine et la faiblesse de Dieu est plus forte que la force humaine » (1 Co 1, 25). Sans les revendications de la rĂ©surrection de JĂ©sus-Christ, des millions de personnes ne seraient pas chrĂ©tiennes aujourd'hui. Comme Ă l'Ă©poque de JĂ©sus, l'idĂ©e mĂȘme est absurde et
MODESTE MIGNON. Ă UNE ĂTRANGĂRE, Fille dâune terre esclave, ange par lâamour, dĂ©mon par la fantaisie, enfant par la foi, vieillard par lâexpĂ©rience, homme par le cerveau, femme par le cĆur, gĂ©ant par lâespĂ©rance, mĂšre par la douleur et poĂšte par tes rĂȘves ; Ă toi, qui es encore la BeautĂ©, cet ouvrage oĂč ton amour et ta fantaisie, ta foi, ton expĂ©rience, ta douleur, ton espoir et tes rĂȘves sont comme les chaĂźnes qui soutiennent une trame moins brillante que la poĂ©sie gardĂ©e dans ton Ăąme, et dont les expressions visibles sont comme ces caractĂšres dâun langage perdu qui prĂ©occupent les savants. de Balzac. Vers le milieu du mois dâoctobre 1829, monsieur Simon Babylas Latournelle, un notaire, montait du Havre Ă Ingouville, bras dessus bras dessous avec son fils, et accompagnĂ© de sa femme, prĂšs de laquelle allait, comme un page, le premier clerc de lâĂtude, un petit bossu nommĂ© Jean Butscha. Quand ces quatre personnages, dont deux au moins faisaient ce chemin tous les soirs, arrivĂšrent au coude de la route qui tourne sur elle-mĂȘme comme celles que les Italiens appellent des corniches, le notaire examina si personne ne pouvait lâĂ©couter du haut dâune terrasse, en arriĂšre ou en avant dâeux, et il prit le mĂ©dium de sa voix par excĂšs de prĂ©caution. â ExupĂšre, dit-il Ă son fils, tĂąche dâexĂ©cuter avec intelligence la petite manĆuvre que je vais tâindiquer, et sans en rechercher le sens ; mais si tu le devines, je tâordonne de le jeter dans ce Styx que tout notaire ou tout homme qui se destine Ă la magistrature doit avoir en lui-mĂȘme pour les secrets dâautrui. AprĂšs avoir prĂ©sentĂ© tes respects, tes devoirs et tes hommages Ă madame et mademoiselle Mignon, Ă monsieur et madame Dumay, Ă monsieur Gobenheim sâil est au Chalet ; quand le silence se sera rĂ©tabli, monsieur Dumay te prendra dans un coin ; tu regarderas avec curiositĂ© je te le permets mademoiselle Modeste pendant tout le temps quâil te parlera. Mon digne ami te priera de sortir et dâaller te promener, pour rentrer au bout dâune heure environ, sur les neuf heures, dâun air empressĂ© ; tĂąche alors dâimiter la respiration dâun homme essoufflĂ©, puis tu lui diras Ă lâoreille, tout bas, et nĂ©anmoins de maniĂšre que mademoiselle Modeste tâentende â Le jeune homme arrive ! ExupĂšre devait partir le lendemain pour Paris, y commencer son Droit. Ce prochain dĂ©part avait dĂ©cidĂ© Latournelle Ă proposer Ă son ami Dumay son fils pour complice de lâimportante conspiration que cet ordre peut faire entrevoir. â Est-ce que mademoiselle Modeste serait soupçonnĂ©e dâavoir une intrigue ? demanda Butscha dâune voix timide Ă sa patronne. â Chut ! Butscha, rĂ©pondit madame Latournelle en reprenant le bras de son mari. Madame Latournelle, fille du greffier du tribunal de premiĂšre instance, se trouve suffisamment autorisĂ©e par sa naissance Ă se dire issue dâune famille parlementaire. Cette prĂ©tention indique dĂ©jĂ pourquoi cette femme, un peu trop couperosĂ©e, tĂąche de se donner la majestĂ© du tribunal dont les jugements sont griffonnĂ©s par monsieur son pĂšre. Elle prend du tabac, se tient roide comme un pieu, se pose en femme considĂ©rable, et ressemble parfaitement Ă une momie Ă laquelle le galvanisme aurait rendu la vie pour un instant. Elle essaye de donner des tons aristocratiques Ă sa voix aigre ; mais elle nây rĂ©ussit pas plus quâĂ couvrir son dĂ©faut dâinstruction. Son utilitĂ© sociale semble incontestable Ă voir les bonnets armĂ©s de fleurs quâelle porte, les tours tapĂ©s sur ses tempes, et les robes quâelle choisit. OĂč les marchands placeraient-ils ces produits, sâil nâexistait pas des madame Latournelle ? Tous les ridicules de cette digne femme, essentiellement charitable et pieuse, eussent peut-ĂȘtre passĂ© presque inaperçus ; mais la nature, qui plaisante parfois en lĂąchant de ces crĂ©ations falotes, lâa douĂ©e dâune taille de tambour-major, afin de mettre en lumiĂšre les inventions de cet esprit provincial. Elle nâest jamais sortie du Havre, elle croit en lâinfaillibilitĂ© du Havre, elle achĂšte tout au Havre, elle sây fait habiller ; elle se dit Normande jusquâau bout des ongles, elle vĂ©nĂšre son pĂšre et adore son mari. Le petit Latournelle eut la hardiesse dâĂ©pouser cette fille arrivĂ©e Ă lâĂąge anti-matrimonial de trente-trois ans, et sut en avoir un fils. Comme il eĂ»t obtenu partout ailleurs les soixante mille francs de dot donnĂ©s par le greffier, on attribua son intrĂ©piditĂ© peu commune au dĂ©sir dâĂ©viter lâinvasion du Minotaure, de laquelle ses moyens personnels lâeussent difficilement garanti, sâil avait eu lâimprudence de mettre le feu chez lui, en y mettant une jeune et jolie femme. Le notaire avait tout bonnement reconnu les grandes qualitĂ©s de mademoiselle AgnĂšs elle se nommait AgnĂšs, et remarquĂ© combien la beautĂ© dâune femme passe promptement pour un mari. Quant Ă ce jeune homme insignifiant, Ă qui le greffier imposa son nom normand sur les fonts, madame Latournelle est encore si surprise dâĂȘtre devenue mĂšre, Ă trente-cinq ans sept mois, quâelle se retrouverait des mamelles et du lait pour lui, sâil le fallait, seule hyperbole qui puisse peindre sa folle maternitĂ©. â Comme il est beau, mon fils !⊠disait-elle Ă sa petite amie Modeste en le lui montrant, sans aucune arriĂšre-pensĂ©e, quand elles allaient Ă la messe et que son bel ExupĂšre marchait en avant. â Il vous ressemble, rĂ©pondait Modeste Mignon comme elle eĂ»t dit Quel vilain temps ! La silhouette de ce personnage, trĂšs-accessoire, paraĂźtra nĂ©cessaire en disant que madame Latournelle Ă©tait depuis environ trois ans le chaperon de la jeune fille Ă laquelle le notaire et Dumay son ami voulaient tendre un de ces piĂ©ges appelĂ©s souriciĂšres dans la Physiologie du Mariage. Quant Ă Latournelle, figurez-vous un bon petit homme, aussi rusĂ© que la probitĂ© la plus pure le permet, et que tout Ă©tranger prendrait pour un fripon Ă voir lâĂ©trange physionomie Ă laquelle le Havre sâest habituĂ©. Une vue, dite tendre, force le digne notaire Ă porter des lunettes vertes pour conserver ses yeux, constamment rouges. Chaque arcade sourciliĂšre, ornĂ©e dâun duvet assez rare, dĂ©passe dâune ligne environ lâĂ©caille brune du verre en en doublant en quelque sorte le cercle. Si vous nâavez pas observĂ© dĂ©jĂ sur la figure de quelque passant lâeffet produit par ces deux circonfĂ©rences superposĂ©es et sĂ©parĂ©es par un vide, vous ne sauriez imaginer combien un pareil visage vous intrigue ; surtout quand ce visage, pĂąle et creusĂ©, se termine en pointe comme celui de MĂ©phistophĂ©lĂšs que les peintres ont copiĂ© sur le masque des chats, car telle est la ressemblance offerte par Babylas Latournelle. Au-dessus de ces atroces lunettes vertes sâĂ©lĂšve un crĂąne dĂ©nudĂ©, dâautant plus artificieux que la perruque, en apparence douĂ©e de mouvement, a lâindiscrĂ©tion de laisser passer des cheveux blancs de tous cĂŽtĂ©s, et coupe toujours le front inĂ©galement. En voyant cet estimable Normand, vĂȘtu de noir comme un colĂ©optĂšre, montĂ© sur ses deux jambes comme sur deux Ă©pingles, et le sachant le plus honnĂȘte homme du monde, on cherche, sans la trouver, la raison de ces contre-sens physiognomiques. Jean Butscha, pauvre enfant naturel abandonnĂ©, de qui le greffier Labrosse et sa fille avaient pris soin, devenu premier clerc Ă force de travail, logĂ©, nourri chez son patron qui lui donne neuf cents francs dâappointements, sans aucun semblant de jeunesse, presque nain, faisait de Modeste une idole il eĂ»t donnĂ© sa vie pour elle. Ce pauvre ĂȘtre, dont les yeux semblables Ă deux lumiĂšres de canon sont pressĂ©s entre les paupiĂšres Ă©paisses, marquĂ© de la petite vĂ©role, Ă©crasĂ© par une chevelure crĂ©pue, embarrassĂ© de ses mains Ă©normes, vivait sous les regards de la pitiĂ© depuis lâĂąge de sept ans ceci ne peut-il pas vous lâexpliquer tout entier ? Silencieux, recueilli, dâune conduite exemplaire, religieux, il voyageait dans lâimmense Ă©tendue du pays appelĂ©, sur la carte de Tendre, Amour-sans-espoir, les steppes arides et sublimes du DĂ©sir. Modeste avait surnommĂ© ce grotesque premier clerc le nain mystĂ©rieux. Ce sobriquet fit lire Ă Butscha le roman de Walter Scott, et il dit Ă Modeste â Voulez-vous, pour le jour du danger, une rose de votre nain mystĂ©rieux ? Modeste refoula soudain lâĂąme de son adorateur dans sa cabane de boue, par un de ces regards terribles que les jeunes filles jettent aux hommes qui ne leur plaisent pas. Butscha se surnommait lui-mĂȘme le clerc obscur, sans savoir que ce calembour remonte Ă lâorigine des panonceaux ; mais il nâĂ©tait, de mĂȘme que sa patronne, jamais sorti du Havre. Peut-ĂȘtre est-il nĂ©cessaire, dans lâintĂ©rĂȘt de ceux qui ne connaissent pas le Havre, dâen dire un mot en expliquant oĂč se rendait la famille Latournelle, car le premier clerc y est Ă©videmment infĂ©odĂ©. Ingouville est au Havre ce que Montmartre est Ă Paris, une haute colline au pied de laquelle la ville sâĂ©tale, Ă cette diffĂ©rence prĂšs que la mer et la Seine entourent la ville et la colline, que le Havre se voit fatalement circonscrit par dâĂ©troites fortifications, et quâenfin lâembouchure du fleuve, le port, les bassins, prĂ©sentent un spectacle tout autre que celui des cinquante mille maisons de Paris. Au bas de Montmartre, un ocĂ©an dâardoises montre ses lames bleues figĂ©es ; Ă Ingouville, on voit comme des toits mobiles agitĂ©s par les vents. Cette Ă©minence, qui, depuis Rouen jusquâĂ la mer, cĂŽtoie le fleuve en laissant une marge plus ou moins resserrĂ©e entre elle et les eaux, mais qui certes contient des trĂ©sors de pittoresque avec ses villes, ses gorges, ses vallons, ses prairies, acquit une immense valeur Ă Ingouville depuis 1816, Ă©poque Ă laquelle commença la prospĂ©ritĂ© du Havre. Cette commune devint lâAuteuil, le Ville-dâAvray, le Montmorency des commerçants, qui se bĂątirent des villas Ă©tagĂ©es sur cet amphithéùtre pour y respirer lâair de la mer parfumĂ© par les fleurs de leurs somptueux jardins. Ces hardis spĂ©culateurs sây reposent des fatigues de leurs comptoirs et de lâatmosphĂšre de leurs maisons serrĂ©es les unes contre les autres, sans espace, souvent sans cour, comme les font et lâaccroissement de la population du Havre, et la ligne inflexible de ses remparts, et lâagrandissement des bassins. En effet, quelle tristesse au cĆur du Havre, et quelle joie Ă Ingouville ! La loi du dĂ©veloppement social a fait Ă©clore comme un champignon le faubourg de Graville, aujourdâhui plus considĂ©rable que le Havre, et qui sâĂ©tend au bas de la cĂŽte comme un serpent. Ă sa crĂȘte, Ingouville nâa quâune rue ; et, comme dans toutes ces positions, les maisons qui regardent la Seine ont nĂ©cessairement un immense avantage sur celles de lâautre cĂŽtĂ© du chemin auxquelles elles masquent cette vue, mais qui se dressent, comme des spectateurs, sur la pointe des pieds, afin de voir par-dessus les toits. NĂ©anmoins il existe lĂ , comme partout, des servitudes. Quelques maisons assises au sommet occupent une position supĂ©rieure ou jouissent dâun droit de vue qui oblige le voisin Ă tenir ses constructions Ă une hauteur voulue. Puis la roche capricieuse est creusĂ©e par des chemins qui rendent son amphithéùtre praticable ; et, par ces Ă©chappĂ©es, quelques propriĂ©tĂ©s peuvent apercevoir ou la ville, ou le fleuve, ou la mer. Sans ĂȘtre coupĂ©e Ă pic, la colline finit assez brusquement en falaise. Au bout de la rue qui serpente au sommet, on aperçoit les gorges oĂč sont situĂ©es quelques villages, Sainte-Adresse, deux ou trois saints-je-ne-sais-qui, et les criques oĂč mugit lâOcĂ©an. Ce cĂŽtĂ© presque dĂ©sert dâIngouville forme un contraste frappant avec les belles villas qui regardent la vallĂ©e de la Seine. Craint-on les coups de vent pour la vĂ©gĂ©tation ? les nĂ©gociants reculent-ils devant les dĂ©penses quâexigent ces terrains en pente ?⊠Quoi quâil en soit, le touriste des bateaux Ă vapeur est tout Ă©tonnĂ© de trouver la cĂŽte nue et ravinĂ©e Ă lâouest dâIngouville, un pauvre en haillons Ă cĂŽtĂ© dâun riche somptueusement vĂȘtu, parfumĂ©. En 1829, une des derniĂšres maisons du cĂŽtĂ© de la mer, et qui se trouve sans doute au milieu de lâIngouville dâaujourdâhui, sâappelait et sâappelle peut-ĂȘtre encore le Chalet. Ce fut primitivement une habitation de concierge avec son jardinet en avant. Le propriĂ©taire de la villa dont elle dĂ©pendait, maison Ă parc, Ă jardins, Ă voliĂšre, Ă serre, Ă prairies, eut la fantaisie de mettre cette maisonnette en harmonie avec les somptuositĂ©s de sa demeure, et la fit reconstruire sur le modĂšle dâun cottage. Il sĂ©para ce cottage de son boulingrin ornĂ© de fleurs, de plates-bandes, la terrasse de sa villa, par une muraille basse le long de laquelle il planta une haie pour la cacher. DerriĂšre le cottage, nommĂ©, malgrĂ© tous ses efforts, le Chalet, sâĂ©tendent les potagers et les vergers. Ce Chalet, sans vaches ni laiterie, a pour toute clĂŽture sur le chemin un palis dont les charniers ne se voient plus sous une haie luxuriante. De lâautre cĂŽtĂ© du chemin, la maison dâen face, soumise Ă une servitude, offre un palis et une haie semblables qui laissent la vue du Havre au Chalet. Cette maisonnette faisait le dĂ©sespoir de monsieur Vilquin, propriĂ©taire de la villa. Voici pourquoi. Le crĂ©ateur de ce sĂ©jour dont les dĂ©tails disent Ă©nergiquement Cy reluisent des millions ! nâavait si bien Ă©tendu son parc vers la campagne que pour ne pas avoir ses jardiniers, disait-il, dans ses poches. Une fois fini, le Chalet ne pouvait plus ĂȘtre habitĂ© que par un ami. Monsieur Mignon, le prĂ©cĂ©dent propriĂ©taire, aimait beaucoup son caissier, et cette histoire prouvera que Dumay le lui rendait bien ; il lui offrit donc cette habitation. Ă cheval sur la forme, Dumay fit signer Ă son patron un bail de douze ans Ă trois cents francs de loyer, et monsieur Mignon le signa volontiers en disant â Mon cher Dumay, songes-y, tu tâengages Ă vivre douze ans chez moi. Par des Ă©vĂ©nements qui vont ĂȘtre racontĂ©s, les propriĂ©tĂ©s de monsieur Mignon, autrefois le plus riche nĂ©gociant du Havre, furent vendues Ă Vilquin, lâun de ses antagonistes sur la place. Dans la joie de sâemparer de la cĂ©lĂšbre villa Mignon, lâacquĂ©reur oublia de demander la rĂ©siliation de ce bail. Dumay, pour ne pas faire manquer la vente, aurait alors signĂ© tout ce que Vilquin eĂ»t exigĂ© ; mais, une fois la vente consommĂ©e, il tint Ă son bail comme Ă une vengeance. Il resta dans la poche de Vilquin, au cĆur de la famille Vilquin, observant Vilquin, gĂȘnant Vilquin, enfin le taon des Vilquin. Tous les matins, Ă sa fenĂȘtre, Vilquin Ă©prouvait un mouvement de contrariĂ©tĂ© violente en apercevant ce bijou de construction, ce Chalet qui coĂ»ta soixante mille francs, et qui scintille comme un rubis au soleil. Comparaison presque juste ! Lâarchitecte a bĂąti ce cottage en briques du plus beau rouge rejointoyĂ©es en blanc. Les fenĂȘtres sont peintes en vert vif, et les bois en brun tirant sur le jaune. Le toit sâavance de plusieurs pieds. Une jolie galerie dĂ©coupĂ©e rĂšgne au premier Ă©tage, et une varanda projette sa cage de verre au milieu de la façade. Le rez-de-chaussĂ©e se compose dâun joli salon, dâune salle Ă manger, sĂ©parĂ©s par le palier dâun escalier en bois dont le dessin et les ornements sont dâune Ă©lĂ©gante simplicitĂ©. La cuisine est adossĂ©e Ă la salle Ă manger, et le salon est doublĂ© dâun cabinet qui servait alors de chambre Ă coucher Ă monsieur et Ă madame Dumay. Au premier Ă©tage, lâarchitecte a mĂ©nagĂ© deux grandes chambres accompagnĂ©es chacune dâun cabinet de toilette, auxquelles la varanda sert de salon ; puis, au-dessus, se trouvent, sous le faĂźte, qui ressemble Ă deux cartes mises lâune contre lâautre, deux chambres de domestique, Ă©clairĂ©es chacune par un Ćil-de-bĆuf, et mansardĂ©es, mais assez spacieuses. Vilquin eut la petitesse dâĂ©lever un mur du cĂŽtĂ© des vergers et des potagers. Depuis cette vengeance, les quelques centiares que le bail laisse au Chalet ressemblent Ă un jardin de Paris. Les communs, bĂątis et peints de maniĂšre Ă les raccorder au Chalet, sont adossĂ©s au mur de la propriĂ©tĂ© voisine. LâintĂ©rieur de cette charmante habitation est en harmonie avec lâextĂ©rieur. Le salon, parquetĂ© tout en bois de fer, offre aux regards les merveilles dâune peinture imitant les laques de Chine. Sur des fonds noirs encadrĂ©s dâor, brillent les oiseaux multicolores, les feuillages verts impossibles, les fantastiques dessins des Chinois. La salle Ă manger est entiĂšrement revĂȘtue en bois du Nord dĂ©coupĂ©, sculptĂ© comme dans les belles cabanes russes. La petite antichambre formĂ©e par le palier et la cage de lâescalier sont peintes en vieux bois et reprĂ©sentent des ornements gothiques. Les chambres Ă coucher, tendues de perse, se recommandent par une coĂ»teuse simplicitĂ©. Le cabinet oĂč couchaient alors le caissier et sa femme est boisĂ©, plafonnĂ©, comme la chambre dâun paquebot. Ces folies dâarmateur expliquent la rage de Vilquin. Ce pauvre acquĂ©reur voulait loger dans ce cottage son gendre et sa fille. Ce projet connu de Dumay pourra plus tard vous expliquer sa tĂ©nacitĂ© bretonne. On entre au Chalet par une petite porte en fer, treillissĂ©e, et dont les fers de lance sâĂ©lĂšvent de quelques pouces au-dessus du palis et de la haie. Le jardinet, dâune largeur Ă©gale Ă celle du fastueux boulingrin, Ă©tait alors plein de fleurs, de roses, de dalhias, des plus belles, des plus rares productions de la Flore des serres ; car, autre sujet de douleur vilquinarde, la petite serre Ă©lĂ©gante, la serre de fantaisie, la serre, dite de Madame, dĂ©pend du Chalet et sĂ©pare la villa Vilquin, ou, si vous voulez, lâunit au cottage. Dumay se consolait de la tenue de sa caisse par les soins de la serre, dont les productions exotiques faisaient un des plaisirs de Modeste. Le billard de la villa Vilquin, espĂšce de galerie, communiquait autrefois par une immense voliĂšre en forme de tourelle avec cette serre ; mais, depuis la construction du mur qui le priva de la vue des vergers, Dumay mura la porte de communication. â Mur pour mur ! dit-il. â Vous et Dumay, vous murmurez ! dirent Ă Vilquin les nĂ©gociants pour le taquiner. Et tous les jours, Ă la Bourse, on saluait dâun nouveau calembour le spĂ©culateur jalousĂ©. En 1827, Vilquin offrit Ă Dumay six mille francs dâappointements et dix mille francs dâindemnitĂ© pour rĂ©silier le bail ; le caissier refusa, quoiquâil nâeĂ»t que mille Ă©cus chez Gobenbeim, un ancien commis de son patron. Dumay, croyez-le, est un Breton repiquĂ© par le Sort en Normandie. Jugez de la haine conçue contre ses locataires du Chalet par le normand Vilquin, un homme riche de trois millions ! Quel crime de lĂšse-million que de dĂ©montrer aux riches lâimpuissance de lâor ? Vilquin, dont le dĂ©sespoir le rendait la fable du Havre, venait de proposer une jolie habitation en toute propriĂ©tĂ© Ă Dumay, qui de nouveau refusa. Le Havre commençait Ă sâinquiĂ©ter de cet entĂȘtement, dont, pour beaucoup de gens, la raison se trouvait dans cette phrase â Dumay est Breton. Le caissier, lui, pensait que madame et surtout mademoiselle Mignon eussent Ă©tĂ© trop mal logĂ©es partout ailleurs. Ses deux idoles habitaient un temple digne dâelles, et profitaient du moins de cette somptueuse chaumiĂšre oĂč des rois dĂ©chus auraient pu conserver la majestĂ© des choses autour dâeux, espĂšce de dĂ©corum qui manque souvent aux gens tombĂ©s. Peut-ĂȘtre ne regrettera-t-on pas dâavoir connu par avance et lâhabitation et la compagnie habituelle de Modeste ; car, Ă son Ăąge, les ĂȘtres et les choses ont sur lâavenir autant dâinfluence que le caractĂšre, si toutefois le caractĂšre nâen reçoit pas quelques empreintes ineffaçables. Ă la maniĂšre dont les Latournelle entrĂšrent au Chalet, un Ă©tranger aurait bien devinĂ© quâils y venaient tous les soirs. â DĂ©jĂ , mon maĂźtre ?⊠dit le notaire en apercevant dans le salon un jeune banquier du Havre, Gobenheim, parent de Gobenheim-Keller, chef de la grande maison de Paris. Ce jeune homme Ă visage livide, un de ces blonds aux yeux noirs dont le regard immobile a je ne sais quoi de fascinant, aussi sobre dans sa parole que dans le vivre, vĂȘtu de noir, maigre comme un phtisique, mais vigoureusement charpentĂ©, cultivait la famille de son ancien patron et la maison de son caissier, beaucoup moins par affection que par calcul. On y jouait le whist Ă deux sous la fiche. Une mise soignĂ©e nâĂ©tait pas de rigueur. Il nâacceptait que des verres dâeau sucrĂ©e, et nâavait aucune politesse Ă rendre en Ă©change. Cette apparence de dĂ©vouement aux Mignon laissait croire que Gobenheim avait du cĆur, et le dispensait dâaller dans le grand monde du Havre, dây faire des dĂ©penses inutiles, de dĂ©ranger lâĂ©conomie de sa vie domestique. Ce catĂ©chumĂšne du Veau dâor se couchait tous les soirs Ă dix heures et demie, et se levait Ă cinq heures du matin. Enfin, sĂ»r de la discrĂ©tion de Latournelle et de Butscha, Gobenheim pouvait analyser devant eux les affaires Ă©pineuses, les soumettre aux consultations gratuites du notaire, et rĂ©duire les cancans de la place Ă leur juste valeur. Cet apprenti gobe-or mot de Butscha appartenait Ă cette nature de substances que la chimie appelle absorbantes. Depuis la catastrophe arrivĂ©e Ă la maison Mignon, oĂč les Keller le mirent en pension pour apprendre le haut commerce maritime, personne au Chalet ne lâavait priĂ© de faire quoi que ce soit, pas mĂȘme une simple commission ; sa rĂ©ponse Ă©tait connue. Ce garçon regardait Modeste comme il aurait examinĂ© une lithographie Ă deux sous. â Câest lâun des pistons de lâimmense machine appelĂ©e Commerce, disait de lui le pauvre Butscha dont lâesprit se trahissait par de petits mots timidement lancĂ©s. Les quatre Latournelle saluĂšrent avec la plus respectueuse dĂ©fĂ©rence une vieille dame vĂȘtue en velours noir, qui ne se leva pas du fauteuil oĂč elle Ă©tait assise, car ses deux yeux Ă©taient couverts de la taie jaune produite par la cataracte. Madame Mignon sera peinte en une seule phrase. Elle attirait aussitĂŽt le regard par le visage auguste des mĂšres de famille dont la vie sans reproches dĂ©fie les coups du Destin, mais quâil a pris pour but de ses flĂšches, et qui forment la nombreuse tribu des NiobĂ©s. Sa perruque blonde bien frisĂ©e, bien mise, seyait Ă sa blanche figure froidie comme celle de ces femmes de bourgmestre peintes par Holbein. Le soin excessif de sa toilette, des bottines de velours, une collerette de dentelles, le chĂąle mis droit, tout attestait la sollicitude de Modeste pour sa mĂšre. Quand le moment de silence, annoncĂ© par le notaire, fut Ă©tabli dans ce joli salon, Modeste, assise prĂšs de sa mĂšre et brodant pour elle un fichu, devint pendant un instant le point de mire des regards. Cette curiositĂ© cachĂ©e sous les interrogations vulgaires que sâadressent tous les gens en visite, et mĂȘme ceux qui se voient chaque jour, eĂ»t trahi le complot domestique mĂ©ditĂ© contre la jeune fille Ă un indiffĂ©rent ; mais Gobenheim, plus quâindiffĂ©rent, ne remarqua rien, il alluma les bougies de la table Ă jouer. Lâattitude de Dumay rendit cette situation terrible pour Butscha, pour les Latournelle, et surtout pour madame Dumay, qui savait son mari capable de tirer, comme sur un chien enragĂ©, sur lâamant de Modeste. AprĂšs le dĂźner, le caissier Ă©tait allĂ© se promener, suivi de deux magnifiques chiens des PyrĂ©nĂ©es soupçonnĂ©s de trahison, et quâil avait laissĂ©s chez un ancien mĂ©tayer de monsieur Mignon ; puis, quelques instants avant lâentrĂ©e des Latournelle, il avait pris Ă son chevet ses pistolets et les avait posĂ©s sur la cheminĂ©e en se cachant de Modeste. La jeune fille ne fit aucune attention Ă tous ces prĂ©paratifs, au moins singuliers. Quoique petit, trapu, grĂȘlĂ©, parlant tout bas, ayant lâair de sâĂ©couter, ce Breton, ancien lieutenant de la Garde, offre la rĂ©solution, le sang-froid si bien gravĂ©s sur son visage, que personne, en vingt ans, Ă lâarmĂ©e, ne lâavait plaisantĂ©. Ses petits yeux dâun bleu calme, ressemblent Ă deux morceaux dâacier. Ses façons, lâair de son visage, son parler, sa tenue, tout concorde Ă son nom bref de Dumay. Sa force, bien connue dâailleurs, lui permet de ne redouter aucune agression. Capable de tuer un homme dâun coup de poing, il avait accompli ce haut fait Ă Bautzen, en sây trouvant sans armes, face Ă face avec un Saxon, en arriĂšre de sa compagnie. En ce moment la ferme et douce physionomie de cet homme atteignit au sublime du tragique. Ses lĂšvres pĂąles comme son teint indiquĂšrent une convulsion domptĂ©e par lâĂ©nergie bretonne. Une sueur lĂ©gĂšre, mais que chacun vit et supposa froide, rendit son front humide. Le notaire, son ami, savait que, de tout ceci, pouvait rĂ©sulter un drame en Cour dâAssises. En effet, pour le caissier, il se jouait, Ă propos de Modeste Mignon, une partie oĂč se trouvaient engagĂ©s un honneur, une foi, des sentiments dâune importance supĂ©rieure Ă celle des liens sociaux, et rĂ©sultant dâun de ces pactes dont le seul juge, en cas de malheur, est au ciel. La plupart des drames sont dans les idĂ©es que nous nous formons des choses. Les Ă©vĂ©nements qui nous paraissent dramatiques ne sont que les sujets que notre Ăąme convertit en tragĂ©die ou en comĂ©die, au grĂ© de notre caractĂšre. Madame Latournelle et madame Dumay, chargĂ©es dâobserver Modeste, eurent je ne sais quoi dâempruntĂ© dans le maintien, de tremblant dans la voix que lâinculpĂ©e ne remarqua point, tant elle paraissait absorbĂ©e par sa broderie. Modeste plaquait chaque fil de coton avec une perfection Ă dĂ©sespĂ©rer des brodeuses. Son visage disait tout le plaisir que lui causait le mat du pĂ©tale qui finissait une fleur entreprise. Le nain, assis entre sa patronne et Gobenheim, retenait ses larmes, il se demandait comment arriver Ă Modeste, afin de lui jeter deux mots dâavis Ă lâoreille. En prenant position devant madame Mignon, madame Latournelle avait, avec sa diabolique intelligence de dĂ©vote, isolĂ© Modeste. Madame Mignon, silencieuse dans sa cĂ©citĂ©, plus pĂąle que ne la faisait sa pĂąleur habituelle, disait assez quâelle savait lâĂ©preuve Ă laquelle Modeste allait ĂȘtre soumise. Peut-ĂȘtre au dernier moment blĂąmait-elle ce stratagĂšme, tout en le trouvant nĂ©cessaire. De lĂ son silence. Elle pleurait en dedans. ExupĂšre, la dĂ©tente du piĂ©ge, ignorait entiĂšrement la piĂšce oĂč le hasard lui donnait un rĂŽle. Gobenheim restait, par un effet de son caractĂšre, dans une insouciance Ă©gale Ă celle que montrait Modeste. Pour un spectateur instruit, ce contraste entre la complĂšte ignorance des uns et la palpitante attention des autres eĂ»t Ă©tĂ© sublime. Aujourdâhui plus que jamais, les romanciers disposent de ces effets et ils sont dans leur droit ; car la nature sâest, de tout temps, permis dâĂȘtre plus forte quâeux. Ici, la nature, vous le verrez, la nature sociale, qui est une nature dans la nature, se donnait le plaisir de faire lâhistoire plus intĂ©ressante que le roman, de mĂȘme que les torrents dessinent des fantaisies interdites aux peintres, et accomplissent des tours de force en disposant ou lĂ©chant les pierres Ă surprendre les statuaires et les architectes. Il Ă©tait huit heures. En cette saison, le crĂ©puscule jette alors ses derniĂšres lueurs. Ce soir-lĂ , le ciel nâoffrait pas un nuage, lâair attiĂ©di caressait la terre, les fleurs embaumaient, on entendait crier le sable sous les pieds de quelques promeneurs qui rentraient. La mer reluisait comme un miroir. Enfin il faisait si peu de vent, que les bougies allumĂ©es sur la table Ă jouer montraient leurs flammes tranquilles, quoique les croisĂ©es fussent entrâouvertes. Ce salon, cette soirĂ©e, cette habitation, quel cadre pour le portrait de cette jeune fille, Ă©tudiĂ©e alors par ces personnes avec la profonde attention dâun peintre en prĂ©sence de la Margherita Doni, lâune des gloires du palais Pitti. Modeste, fleur enfermĂ©e comme celle de Catulle, valait-elle encore toutes ces prĂ©cautions ?⊠Vous connaissez la cage, voici lâoiseau. Alors ĂągĂ©e de vingt ans, svelte, fine autant quâune de ces sirĂšnes inventĂ©es par les dessinateurs anglais pour leurs livres de beautĂ©s, Modeste offre, comme autrefois sa mĂšre, une coquette expression de cette grĂące peu comprise en France, oĂč nous lâappelons sensiblerie, mais qui, chez les Allemandes, est la poĂ©sie du cĆur arrivĂ©e Ă la surface de lâĂȘtre et sâĂ©panchant en minauderies chez les sottes, en divines maniĂšres chez les filles spirituelles. Remarquable par sa chevelure couleur dâor pĂąle, elle appartient Ă ce genre de femmes nommĂ©es, sans doute en mĂ©moire dâĂve, les blondes cĂ©lestes, et dont lâĂ©piderme satinĂ© ressemble Ă du papier de soie appliquĂ© sur la chair, qui frissonne sous lâhiver ou sâĂ©panouit au soleil du regard, en rendant la main jalouse de lâĆil. Sous ces cheveux, lĂ©gers comme des marabouts et bouclĂ©s Ă lâanglaise, le front, que vous eussiez dit tracĂ© par le compas tant il est pur de modelĂ©, reste discret, calme jusquâĂ la placiditĂ©, quoique lumineux de pensĂ©e ; mais quand et oĂč pouvait-on en voir de plus uni, dâune nettetĂ© si transparente ? il semble, comme une perle, avoir un orient. Les yeux dâun bleu tirant sur le gris, limpides comme des yeux dâenfants, en montraient alors toute la malice et toute lâinnocence, en harmonie avec lâarc des sourcils Ă peine indiquĂ© par des racines plantĂ©es comme celles faites au pinceau dans les figures chinoises. Cette candeur spirituelle est encore relevĂ©e autour des yeux et dans les coins, aux tempes, par des tons de nacre Ă filets bleus, privilĂ©ge de ces teints dĂ©licats. La figure, de lâovale si souvent trouvĂ© par RaphaĂ«l pour ses madones, se distingue par la couleur sobre et virginale des pommettes, aussi douce que la rose de Bengale, et sur laquelle les longs cils dâune paupiĂšre diaphane jetaient des ombres mĂ©langĂ©es de lumiĂšre. Le cou, alors penchĂ©, presque frĂȘle, dâun blanc de lait, rappelle ces lignes fuyantes, aimĂ©es de LĂ©onard de Vinci. Quelques petites taches de rousseur, semblables aux mouches du dix-huitiĂšme siĂšcle, disent que Modeste est bien une fille de la terre, et non lâune de ces crĂ©ations rĂȘvĂ©es en Italie par lâĂcole AngĂ©lique. Quoique fines et grasses tout Ă la fois, ses lĂšvres, un peu moqueuses, expriment la voluptĂ©. Sa taille, souple sans ĂȘtre frĂȘle, nâeffrayait pas la MaternitĂ© comme celle de ces jeunes filles qui demandent des succĂšs Ă la morbide pression dâun corset. Le basin, lâacier, le lacet Ă©puraient et ne fabriquaient pas les lignes serpentines de cette Ă©lĂ©gance, comparable Ă celle dâun jeune peuplier balancĂ© par le vent. Une robe gris de perle, ornĂ©e de passementeries couleur de cerise, Ă taille longue, dessinait chastement le corsage et couvrait les Ă©paules, encore un peu maigres, dâune guimpe qui ne laissait voir que les premiĂšres rondeurs par lesquelles le cou sâattache aux Ă©paules. Ă lâaspect de cette physionomie vaporeuse et intelligente tout ensemble, oĂč la finesse dâun nez grec Ă narines roses, Ă mĂ©plats fermement coupĂ©s, jetait je ne sais quoi de positif ; oĂč la poĂ©sie qui rĂ©gnait sur le front presque mystique Ă©tait quasi dĂ©mentie par la voluptueuse expression de la bouche ; oĂč la candeur disputait les champs profonds et variĂ©s de la prunelle Ă la moquerie la plus instruite, un observateur aurait pensĂ© que cette jeune fille, Ă lâoreille alerte et fine que tout bruit Ă©veillait, au nez ouvert aux parfums de la fleur bleue de lâIdĂ©al, devait ĂȘtre le théùtre dâun combat entre les poĂ©sies qui se jouent autour de tous les levers de soleil et les labeurs de la journĂ©e, entre la Fantaisie et la RĂ©alitĂ©. Modeste Ă©tait la jeune fille curieuse et pudique, sachant sa destinĂ©e et pleine de chastetĂ©, la vierge de lâEspagne plutĂŽt que celle de RaphaĂ«l. Elle leva la tĂȘte en entendant Dumay dire Ă ExupĂšre â Venez ici, jeune homme ! et aprĂšs les avoir vus causant dans un coin du salon, elle pensa quâil sâagissait dâune commission Ă donner pour Paris. Elle regarda ses amis qui lâentouraient comme Ă©tonnĂ©e de leur silence, et sâĂ©cria de lâair le plus naturel â Eh bien ! vous ne jouez pas ? en montrant la table verte que la grande madame Latournelle nommait lâautel. â Jouons ! reprit Dumay qui venait de congĂ©dier le jeune ExupĂšre. â Mets-toi lĂ , Butscha, dit madame Latournelle en sĂ©parant par toute la table le premier clerc du groupe que formaient madame Mignon et sa fille. â Et toi, viens lĂ !⊠dit Dumay Ă sa femme en lui ordonnant de se tenir prĂšs de lui. Madame Dumay, petite AmĂ©ricaine de trente-six ans, essuya furtivement des larmes, elle adorait Modeste et croyait Ă une catastrophe. â Vous nâĂȘtes pas gais, ce soir, reprit Modeste. â Nous jouons, rĂ©pondit Gobenheim qui disposait ses cartes. Quelque intĂ©ressante que cette situation puisse paraĂźtre, elle le sera bien davantage en expliquant la position de Dumay relativement Ă Modeste. Si la concision de ce rĂ©cit le rend sec, on pardonnera cette sĂ©cheresse en faveur du dĂ©sir dâachever promptement cette scĂšne, et Ă la nĂ©cessitĂ© de raconter lâargument qui domine tous les drames. Dumay Anne-François-Bernard, nĂ© Ă Vannes, partit soldat en 1799, Ă lâarmĂ©e dâItalie. Son pĂšre, prĂ©sident du tribunal rĂ©volutionnaire, sâĂ©tait fait remarquer par tant dâĂ©nergie, que le pays ne fut pas tenable pour lui lorsque son pĂšre, assez mĂ©chant avocat, eut pĂ©ri sur lâĂ©chafaud aprĂšs le 9 thermidor. AprĂšs avoir vu mourir sa mĂšre de chagrin, Anne vendit tout ce quâil possĂ©dait et courut, Ă lâĂąge de vingt-deux ans, en Italie, au moment oĂč nos armĂ©es succombaient. Il rencontra dans le dĂ©partement du Var un jeune homme qui, par des motifs analogues, allait aussi chercher la gloire, en trouvant le champ de bataille moins pĂ©rilleux que la Provence. Charles Mignon, dernier rejeton de cette famille Ă laquelle Paris doit la rue et lâhĂŽtel bĂąti par le cardinal Mignon, eut dans son pĂšre un finaud qui voulut sauver des griffes de la RĂ©volution la terre de la Bastie, un joli fief du Comtat. Comme tous les peureux de ce temps, le comte de la Bastie, devenu le citoyen Mignon, trouva plus sain de couper les tĂȘtes que de se laisser couper la sienne. Ce faux terroriste disparut au Neuf Thermidor et fut alors inscrit sur la liste des Ă©migrĂ©s. Le comtĂ© de la Bastie fut vendu. Le chĂąteau dĂ©shonorĂ© vit ses tours en poivriĂšre rasĂ©es. Enfin le citoyen Mignon, dĂ©couvert Ă Orange, fut massacrĂ©, lui, sa femme et ses enfants, Ă lâexception de Charles Mignon quâil avait envoyĂ© lui chercher un asile dans les Hautes-Alpes. Saisi par ces affreuses nouvelles, Charles attendit, dans une vallĂ©e du mont GenĂšvre, des temps moins orageux. Il vĂ©cut lĂ jusquâen 1799 de quelques louis que son pĂšre lui mit dans la main, Ă son dĂ©part. Enfin, Ă vingt-trois ans, sans autre fortune que sa belle prestance, que cette beautĂ© mĂ©ridionale qui, complĂšte, arrive au sublime, et dont le type est lâAntinoĂŒs, lâillustre favori dâAdrien, Charles rĂ©solut de hasarder sur le tapis rouge de la Guerre son audace provençale quâil prit, Ă lâexemple de tant dâautres, pour une vocation. En allant au dĂ©pĂŽt de lâarmĂ©e, Ă Nice, il rencontra le Breton. Devenus camarades et par la similitude de leurs destinĂ©es et par le contraste de leurs caractĂšres, ces deux fantassins burent Ă la mĂȘme tasse, en plein torrent, cassĂšrent en deux le mĂȘme morceau de biscuit, et se trouvĂšrent sergents Ă la paix qui suivit la bataille de Marengo. Quand la guerre recommença, Charles Mignon obtint de passer dans la cavalerie et perdit alors de vue son camarade. Le dernier des Mignon de la Bastie Ă©tait, en 1812, officier de la LĂ©gion-dâHonneur et major dâun rĂ©giment de cavalerie, espĂ©rant ĂȘtre renommĂ© comte de la Bastie et fait colonel par lâEmpereur. Pris par les Russes, il fut envoyĂ©, comme tant dâautres, en SibĂ©rie. Il fit le voyage avec un pauvre lieutenant dans lequel il reconnut Anne Dumay, non dĂ©corĂ©, brave, mais malheureux comme un million de pousse-cailloux Ă Ă©paulettes de laine, le canevas dâhommes sur lequel NapolĂ©on a peint le tableau de lâEmpire. En SibĂ©rie, le lieutenant-colonel apprit, pour tuer le temps, le calcul et la calligraphie au Breton, dont lâĂ©ducation avait paru inutile au pĂšre ScĂ©vola. Charles trouva dans son premier compagnon de route un de ces cĆurs si rares oĂč il put verser tous ses chagrins en racontant ses fĂ©licitĂ©s. Le fils de la Provence avait fini par rencontrer le hasard qui cherche tous les jolis garçons. En 1804, Ă Francfort-sur-Mein, il fut adorĂ© par Bettina Wallenrod, fille unique dâun banquier, et il lâavait Ă©pousĂ©e avec dâautant plus dâenthousiasme quâelle Ă©tait riche, une des beautĂ©s de la ville, et quâil se voyait alors seulement lieutenant, sans autre fortune que lâavenir excessivement problĂ©matique des militaires de ce temps-lĂ . Le vieux Wallenrod, baron allemand dĂ©chu la Banque est toujours baronne, charmĂ© de savoir que le beau lieutenant reprĂ©sentait Ă lui seul les Mignon de la Bastie, approuva la passion de la blonde Bettina, quâun peintre il y en avait un alors Ă Francfort avait fait poser pour une figure idĂ©ale de lâAllemagne. Wallenrod, nommant par avance ses petits-fils comtes de la Bastie-Wallenrod, plaça dans les fonds français la somme nĂ©cessaire pour donner Ă sa fille trente mille francs de rente. Cette dot fit une trĂšs faible brĂšche Ă sa caisse, vu le peu dâĂ©lĂ©vation du capital. LâEmpire, par suite dâune politique Ă lâusage de beaucoup de dĂ©biteurs, payait rarement les semestres. Aussi Charles parut-il assez effrayĂ© de ce placement, car il nâavait pas autant de foi que le baron allemand dans lâaigle impĂ©riale. Le phĂ©nomĂšne de la croyance ou de lâadmiration, qui nâest quâune croyance Ă©phĂ©mĂšre, sâĂ©tablit difficilement en concubinage avec lâidole. Le mĂ©canicien redoute la machine que le voyageur admire, et les officiers Ă©taient un peu les chauffeurs de la locomotive napolĂ©onienne, sâils nâen furent pas le charbon. Le baron de Wallenrod-Tustall-Bartenstild promit alors de venir au secours du mĂ©nage. Charles aima Bettina Wallenrod autant quâil Ă©tait aimĂ© dâelle, et câest beaucoup dire ; mais quand un Provençal sâexalte, tout chez lui devient naturel en fait de sentiment. Et comment ne pas adorer une blonde Ă©chappĂ©e dâun tableau dâAlbert Durer, dâun caractĂšre angĂ©lique, et dâune fortune notĂ©e Ă Francfort ? Charles eut donc quatre enfants dont il restait seulement deux filles, au moment oĂč il Ă©panchait ses douleurs au cĆur du Breton. Sans les connaĂźtre, Dumay aima ces deux petites par lâeffet de cette sympathie, si bien rendue par Charlet, qui rend le soldat pĂšre de tout enfant ! LâaĂźnĂ©e, appelĂ©e Bettina-Caroline, Ă©tait de 1805, lâautre, Marie-Modeste, de 1808. Le malheureux lieutenant-colonel sans nouvelles de ces ĂȘtres chĂ©ris, revint Ă pied, en 1814, en compagnie du lieutenant, Ă travers la Russie et la Prusse. Ces deux amis, pour qui la diffĂ©rence des Ă©paulettes nâexistait plus, atteignirent Francfort au moment oĂč NapolĂ©on dĂ©barquait Ă Cannes. Charles trouva sa femme Ă Francfort, mais en deuil ; elle avait eu la douleur de perdre son pĂšre de qui elle Ă©tait adorĂ©e et qui voulait toujours la voir souriant, mĂȘme Ă son lit de mort. Le vieux Wallenrod ne survivait pas aux dĂ©sastres de lâEmpire. Ă soixante-douze ans, il avait spĂ©culĂ© sur les cotons, en croyant au gĂ©nie de NapolĂ©on, sans savoir que le gĂ©nie est aussi souvent au-dessus quâau-dessous des Ă©vĂ©nements. Ce dernier Wallenrod, des vrais Wallenrod-Tustall-Bartenstild, avait achetĂ© presque autant de balles de coton que lâEmpereur perdit dâhommes pendant sa sublime campagne de France. â Che meirs tans le godon !⊠dit Ă sa fille ce pĂšre, de lâespĂšce des Goriot, en sâefforçant dâapaiser une douleur qui lâeffrayait, ed che meirs ne teffant rienne Ă berzonne, car ce Français dâAllemagne mourut en essayant de parler la langue aimĂ©e de sa fille. Heureux de sauver de ce grand et double naufrage sa femme et ses deux filles, Charles Mignon revint Ă Paris oĂč lâEmpereur le nomma lieutenant-colonel dans les cuirassiers de la Garde, et le fit commandant de la LĂ©gion-dâHonneur. Le rĂȘve du colonel, qui se voyait enfin gĂ©nĂ©ral et comte au premier triomphe de NapolĂ©on, sâĂ©teignit dans les flots de sang de Waterloo. Le colonel peu griĂšvement blessĂ©, se retira sur la Loire et quitta Tours avant le licenciement. Au printemps de 1816, Charles rĂ©alisa ses trente mille livres de rentes qui lui donnĂšrent environ quatre cent mille francs, et rĂ©solut dâaller faire fortune en AmĂ©rique en abandonnant le pays oĂč la persĂ©cution pesait dĂ©jĂ sur les soldats de NapolĂ©on. Il descendit de Paris au Havre accompagnĂ© de Dumay, Ă qui, par un hasard assez ordinaire Ă la guerre, il avait sauvĂ© la vie en le prenant en croupe au milieu du dĂ©sordre qui suivit la journĂ©e de Waterloo. Dumay partageait les opinions et le dĂ©couragement du colonel. Charles, suivi par le Breton comme par un caniche le pauvre soldat idolĂątrait les deux petites filles, pensa que lâobĂ©issance, lâhabitude des consignes, la probitĂ©, lâattachement du lieutenant en feraient un serviteur fidĂšle autant quâutile ; il lui proposa donc de se mettre sous ses ordres, au civil. Dumay fut trĂšs heureux en se voyant adoptĂ© par une famille oĂč il vivrait comme le gui sur le chĂȘne. En attendant une occasion pour sâembarquer, en choisissant entre les navires et mĂ©ditant sur les chances offertes par leurs destinations, le colonel entendit parler des brillantes destinĂ©es que la paix rĂ©servait au Havre. En Ă©coutant la dissertation de deux bourgeois, il entrevit un moyen de fortune, et devint Ă la fois armateur, banquier, propriĂ©taire ; il acheta pour deux cent mille francs de terrains, de maisons, et lança vers New-York un navire chargĂ© de soieries françaises achetĂ©es Ă bas prix Ă Lyon. Dumay, son agent, partit sur le vaisseau. Pendant que le colonel sâinstallait dans la plus belle maison de la rue Royale avec sa famille, et apprenait les Ă©lĂ©ments de la Banque en dĂ©ployant lâactivitĂ©, la prodigieuse intelligence des Provençaux, Dumay rĂ©alisa deux fortunes, car il revint avec un chargement de coton achetĂ© Ă vil prix. Cette double opĂ©ration valut un capital Ă©norme Ă la maison Mignon. Le colonel fit alors lâacquisition de la villa dâIngouville, et rĂ©compensa Dumay en lui donnant une modeste maison, rue Royale. Le pauvre Breton avait ramenĂ© de New-York, avec ses cotons, une jolie petite femme Ă laquelle plut, avant toute chose, la qualitĂ© de Français. Miss Grummer possĂ©dait environ quatre mille dollars, vingt mille francs que Dumay plaça chez son colonel. Dumay, devenu lâalter Ego de lâarmateur, apprit en peu de temps la tenue des livres, cette science qui distingue, selon son mot, les sergents-majors du commerce. Ce naĂŻf soldat, oubliĂ© pendant vingt ans par la Fortune, se crut lâhomme le plus heureux du monde en se voyant propriĂ©taire dâune maison que la munificence de son chef garnit dâun joli mobilier, puis de douze cents francs dâintĂ©rĂȘts quâil eut de ses fonds, et de trois mille six cents francs dâappointements. Jamais le lieutenant Dumay, dans ses rĂȘves, nâavait espĂ©rĂ© situation pareille ; mais il Ă©tait encore plus satisfait de se sentir le pivot de la plus riche maison de commerce du Havre. Madame Dumay, petite AmĂ©ricaine assez jolie, eut le chagrin de perdre tous ses enfants Ă leur naissance, et les malheurs de sa derniĂšre couche la privĂšrent de lâespĂ©rance dâen avoir ; elle sâattacha donc aux deux demoiselles Mignon avec autant dâamour que Dumay, qui les eĂ»t prĂ©fĂ©rĂ©es Ă ses enfants. Madame Dumay, qui devait le jour Ă des cultivateurs habituĂ©s Ă une vie Ă©conome, se contenta de deux mille quatre cents francs pour elle et son mĂ©nage. Ainsi, tous les ans, Dumay plaça deux mille et quelques cents francs de plus dans la maison Mignon. En examinant le bilan annuel, le patron grossissait le compte du caissier dâune gratification en harmonie avec les services. En 1824, le crĂ©dit du caissier se montait Ă cinquante-huit mille francs. Ce fut alors que Charles Mignon, comte de la Bastie, titre dont on ne parlait jamais, combla son caissier en le logeant au Chalet, oĂč, dans ce moment, vivaient obscurĂ©ment Modeste et sa mĂšre. LâĂ©tat dĂ©plorable oĂč se trouvait Madame Mignon, que son mari laissa belle encore, a sa cause dans la catastrophe Ă laquelle lâabsence de Charles Ă©tait due. Le chagrin avait employĂ© trois ans Ă dĂ©truire cette douce Allemande ; mais câĂ©tait un de ces chagrins semblables Ă des vers logĂ©s au cĆur dâun bon fruit. Le bilan de cette douleur est facile Ă chiffrer. Deux enfants, morts en bas Ăąge, eurent un double ci-gĂźt dans cette Ăąme qui ne savait rien oublier. La captivitĂ© de Charles en SibĂ©rie fut, pour cette femme aimante, la mort tous les jours. La catastrophe de la riche maison Wallenrod et la mort du pauvre banquier sur ses sacs vides fut, au milieu des doutes de Bettina sur le sort de son mari, comme un coup suprĂȘme. La joie excessive de retrouver son Charles faillit tuer cette fleur allemande. Puis la seconde chute de lâEmpire, lâexpatriation projetĂ©e furent comme de nouveaux accĂšs dâune mĂȘme fiĂšvre. Enfin, dix ans de prospĂ©ritĂ©s continuelles, les amusements de sa maison, la premiĂšre du Havre ; les dĂźners, les bals, les fĂȘtes du nĂ©gociant heureux, les somptuositĂ©s de la villa Mignon, lâimmense considĂ©ration, la respectueuse estime dont jouissait Charles, lâentiĂšre affection de cet homme, qui rĂ©pondit par un amour unique Ă un unique amour, tout avait rĂ©conciliĂ© cette pauvre femme avec la vie. Au moment oĂč elle ne doutait plus, oĂč elle entrevoyait un beau soir Ă sa journĂ©e orageuse, une catastrophe inconnue, enterrĂ©e au cĆur de cette double famille et dont il sera bientĂŽt question, fut comme une sommation du malheur. En janvier, 1826, au milieu dâune fĂȘte, quand le Havre tout entier dĂ©signait Charles Mignon pour son dĂ©putĂ©, trois lettres, venues de New-York, de Paris et de Londres, furent chacune comme un coup de marteau sur le palais de verre de la ProspĂ©ritĂ©. En dix minutes, la ruine avait fondu de ses ailes de vautour sur cet inouĂŻ bonheur, comme le froid sur la Grande ArmĂ©e en 1812. En une seule nuit, passĂ©e Ă faire des comptes avec Dumay, Charles Mignon prit son parti. Toutes les valeurs, sans en excepter les meubles, suffisaient Ă tout payer. â Le Havre, dit le colonel au lieutenant, ne me verra pas Ă pied. Dumay, je prends tes soixante mille francs Ă six pour cent⊠â Ă trois, mon colonel. â Ă rien alors, dit Charles Mignon pĂ©remptoirement. Je te ferai ta part dans mes nouvelles affaires. Le Modeste, qui nâest plus Ă moi, part demain, le capitaine mâemmĂšne. Toi, je te charge de ma femme et de ma fille. Je nâĂ©crirai jamais ! Pas de nouvelles, bonnes nouvelles. Dumay ne demanda rien Ă son patron, il ne lui fit pas de questions sur ses projets. â Je pense, dit-il Ă Latournelle dâun petit air entendu, que mon colonel a son plan fait. Le lendemain, il accompagna au petit jour son patron sur le navire le Modeste, partant pour Constantinople. LĂ , sur lâarriĂšre du bĂątiment, le Breton dit au Provençal â Quels sont vos derniers ordres, mon colonel ? â Quâaucun homme nâapproche du Chalet ! dit le pĂšre en retenant mal une larme. Dumay ! garde-moi mon dernier enfant, comme me le garderait un boule-dogue. La mort Ă quiconque tenterait de dĂ©baucher ma seconde fille ! ne crains rien, pas mĂȘme lâĂ©chafaud, je tây rejoindrais. â Mon colonel faites vos affaires en paix. Je vous comprends. Vous retrouverez mademoiselle Modeste comme vous me la confiez, ou je serais mort ! Vous me connaissez et vous connaissez nos deux chiens des PyrĂ©nĂ©es. On nâarrivera pas Ă votre fille. Pardon de vous dire tant de phrases ! Les deux militaires se jetĂšrent dans les bras lâun de lâautre comme deux hommes qui sâĂ©taient apprĂ©ciĂ©s en pleine SibĂ©rie. Le jour mĂȘme, le Courrier du Havre contenait ce terrible, simple, Ă©nergique et honnĂȘte premier Havre. La maison Charles Mignon suspend ses payements. Mais les liquidateurs soussignĂ©s prennent lâengagement de payer toutes les crĂ©ances passives. On peut, dĂšs Ă prĂ©sent, escompter aux tiers-porteurs les effets Ă terme. La vente des propriĂ©tĂ©s fonciĂšres couvre intĂ©gralement les comptes courants. » Cet avis est donnĂ© pour lâhonneur de la maison et pour empĂȘcher tout Ă©branlement du crĂ©dit sur la place du Havre. » Monsieur Charles Mignon est parti ce matin sur le Modeste pour lâAsie-Mineure, ayant laissĂ© de pleins pouvoirs Ă lâeffet de rĂ©aliser toutes les valeurs, mĂȘme immobiliĂšres. » DUMAY liquidateur pour les comptes de banque ; » LATOURNELLE, notaire liquidateur pour les biens de ville et de campagne ; GOBENHEIM liquidateur pour les valeurs commerciales. » Latournelle devait sa fortune Ă la bontĂ© de monsieur Mignon, qui lui prĂȘta cent mille francs, en 1817, pour acheter la plus belle Ătude du Havre. Ce pauvre homme, sans moyens pĂ©cuniaires, premier clerc depuis dix ans, atteignait alors Ă lâĂąge de quarante ans et se voyait clerc pour le reste de ses jours. Il fut le seul dans tout le Havre dont le dĂ©vouement pĂ»t se comparer Ă celui de Dumay, car Gobenheim profita de la liquidation pour continuer les relations et les affaires de monsieur Mignon, ce qui lui permit dâĂ©lever sa petite maison de banque. Pendant que des regrets unanimes se formulaient Ă la Bourse, sur le port, dans toutes les maisons, quand le panĂ©gyrique dâun homme irrĂ©prochable, honorable et bienfaisant remplissait toutes les bouches, Latournelle et Dumay, silencieux et actifs comme des fourmis, vendaient, rĂ©alisaient, payaient et liquidaient. Vilquin fit le gĂ©nĂ©reux en achetant la villa, la maison de ville et une ferme. Aussi Latournelle profita-t-il de ce bon premier mouvement en arrachant un bon prix Ă Vilquin. On voulut visiter madame et mademoiselle Mignon ; mais elles avaient obĂ©i Ă Charles en se rĂ©fugiant au Chalet, le matin mĂȘme de son dĂ©part qui leur fut cachĂ© dans le premier moment. Pour ne pas se laisser Ă©branler par leur douleur, le courageux banquier avait embrassĂ© sa femme et sa fille pendant leur sommeil. Il y eut trois cents cartes mises Ă la porte de la maison Mignon. Quinze jours aprĂšs, lâoubli le plus profond, prophĂ©tisĂ© par Charles, rĂ©vĂ©lait Ă ces deux femmes la sagesse et la grandeur de la rĂ©solution ordonnĂ©e. Dumay fit reprĂ©senter son maĂźtre Ă New-York, Ă Londres et Ă Paris. Il suivit la liquidation des trois maisons de banque auxquelles cette ruine Ă©tait due, rĂ©alisa cinq cent mille francs de 1826 Ă 1828, le huitiĂšme de la fortune de Charles ; et, selon des ordres Ă©crits pendant la nuit du dĂ©part, il les envoya dans le commencement de lâannĂ©e 1828, par la maison Mongenod, Ă New-York, au compte de monsieur Mignon. Tout cela fut accompli militairement, exceptĂ© le prĂ©lĂšvement de trente mille francs pour les besoins personnels de madame et de mademoiselle Mignon que Charles avait recommandĂ© de faire et que ne fit pas Dumay. Le Breton vendit sa maison de ville vingt mille francs, et les remit Ă madame Mignon, en pensant que plus son colonel aurait de capitaux, plus promptement il reviendrait. â Faute de trente mille francs quelquefois on pĂ©rit, dit-il Ă Latournelle qui lui prit Ă sa valeur cette maison oĂč les habitants du Chalet trouvaient toujours un appartement. Tel fut, pour la cĂ©lĂšbre maison Mignon du Havre, le rĂ©sultat de la crise qui bouleversa, de 1825 Ă 1826, les principales places de commerce et qui causa, si lâon se souvient de ce coup de vent, la ruine de plusieurs banquiers de Paris, dont lâun prĂ©sidait le Tribunal de Commerce. On comprend alors que cette chute immense, couronnant un rĂšgne bourgeois de dix annĂ©es, pĂ»t ĂȘtre le coup de la mort pour Bettina Wallenrod, qui se vit encore une fois sĂ©parĂ©e de son mari, sans rien savoir dâune destinĂ©e en apparence aussi pĂ©rilleuse, aussi aventureuse que lâexil en SibĂ©rie ; mais le mal qui lâentraĂźnait vers la tombe est Ă ces chagrins visibles ce quâest aux chagrins ordinaires dâune famille lâenfant fatal qui la gruge et la dĂ©vore. La pierre infernale jetĂ©e au cĆur de cette mĂšre Ă©tait une des pierres tumulaires du petit cimetiĂšre dâIngouville, et sur laquelle on lit BETTINA-CAROLINE MIGNON, Morte Ă vingt-deux ans. priez pour elle. inscription est pour la jeune fille ce quâune Ă©pitaphe est pour beaucoup de morts, la table des matiĂšres dâun livre inconnu. Le livre, le voici dans son abrĂ©gĂ© terrible qui peut expliquer le serment Ă©changĂ© dans les adieux du colonel et du lieutenant. Un jeune homme, dâune charmante figure, appelĂ© Georges dâEstourny, vint au Havre sous le vulgaire prĂ©texte de voir la mer, et il y vit Caroline Mignon. Un soi-disant Ă©lĂ©gant de Paris nâest jamais sans quelques recommandations ; il fut donc invitĂ©, par lâintermĂ©diaire dâun ami des Mignon, Ă une fĂȘte donnĂ©e Ă Ingouville. Devenu trĂšs Ă©pris et de Caroline et de sa fortune, le Parisien entrevit une fin heureuse. En trois mois, il accumula tous les moyens de sĂ©duction, et enleva Caroline. Quand il a des filles, un pĂšre de famille ne doit pas plus laisser introduire un jeune homme chez lui sans le connaĂźtre, que laisser traĂźner des livres ou des journaux sans les avoir lus. Lâinnocence des filles est comme le lait que font tourner un coup de tonnerre, un vĂ©nĂ©neux parfum, un temps chaud, un rien, un souffle mĂȘme. En lisant la lettre dâadieu de sa fille aĂźnĂ©e, Charles Mignon fit partir aussitĂŽt madame Dumay pour Paris. La famille allĂ©gua la nĂ©cessitĂ© dâun voyage subitement ordonnĂ© par le mĂ©decin de la maison qui trempa dans cette excuse nĂ©cessaire ; mais sans pouvoir empĂȘcher le Havre de causer sur cette absence. â Comment, une jeune personne si forte, dâun teint espagnol, Ă chevelure de jais !⊠Elle ? poitrinaire !⊠â Mais, oui, lâon dit quâelle a commis une imprudence. â Ah ! ah ! sâĂ©criait un Vilquin. â Elle est revenue en nage dâune partie de cheval, et a bu Ă la glace ; du moins, voilĂ ce que dit le docteur Troussenard. Quand madame Dumay revint, les malheurs de la maison Mignon Ă©taient consommĂ©s, personne ne fit plus attention Ă lâabsence de Caroline ni au retour de la femme du caissier. Au commencement de lâannĂ©e 1827, les journaux retentirent du procĂšs de Georges dâEstourny, condamnĂ© pour de constantes fraudes au jeu par la Police correctionnelle. Ce jeune corsaire sâexila sans sâoccuper de mademoiselle Mignon Ă qui la liquidation faite au Havre ĂŽtait toute sa valeur. En peu de temps, Caroline apprit et son infĂąme abandon, et la ruine de la maison paternelle. Revenue dans un Ă©tat de maladie affreux et mortel, elle sâĂ©teignit, en peu de jours, au Chalet. Sa mort protĂ©gea du moins sa rĂ©putation. On crut assez gĂ©nĂ©ralement Ă la maladie allĂ©guĂ©e par monsieur Mignon lors de la fuite de sa fille, et Ă lâordonnance mĂ©dicale qui dirigeait, disait-on, mademoiselle Caroline sur Nice. Jusquâau dernier moment, la mĂšre espĂ©ra conserver sa fille ! Bettina fut sa prĂ©fĂ©rence, comme Modeste Ă©tait celle de Charles. Il y avait quelque chose de touchant dans ces deux Ă©lections. Bettina fut tout le portrait de Charles, comme Modeste est celui de sa mĂšre. Chacun des deux Ă©poux continuait son amour dans son enfant. Caroline, fille de la Provence, tint de son pĂšre et cette belle chevelure noire, comme lâaile dâun corbeau, quâon admire chez les femmes du midi, et lâĆil brun, fendu en amande, brillant comme une Ă©toile, et le teint olivĂątre, et la peau dorĂ©e dâun fruit veloutĂ©, le pied cambrĂ©, cette taille espagnole qui fait craquer les basquines. Aussi le pĂšre et la mĂšre Ă©taient-ils fiers de la charmante opposition que prĂ©sentaient les deux sĆurs. â Un Diable et un ange ! disait-on sans malice, quoique ce fĂ»t une prophĂ©tie. AprĂšs avoir pleurĂ© pendant un mois dans sa chambre oĂč elle voulut rester sans voir personne, la pauvre Allemande en sortit les yeux malades. Avant de perdre la vue, elle Ă©tait allĂ©e, malgrĂ© tous ses amis, contempler la tombe de Caroline. Cette derniĂšre image resta colorĂ©e dans ses tĂ©nĂšbres, comme le spectre rouge du dernier objet vu brille encore, aprĂšs quâon a fermĂ© les yeux par un grand jour. AprĂšs cet affreux, ce double malheur, Modeste devenue fille unique, sans que son pĂšre le sĂ»t, rendit Dumay, non pas plus dĂ©vouĂ©, mais plus craintif que par le passĂ©. Madame Dumay, folle de Modeste comme toutes les femmes privĂ©es dâenfant, lâaccabla de sa maternitĂ© dâoccasion, sans cependant mĂ©connaĂźtre les ordres de son mari qui se dĂ©fiait des amitiĂ©s fĂ©minines. La consigne Ă©tait nette. â Si jamais un homme de quelque Ăąge, de quelque rang que ce soit, avait dit Dumay, parle Ă Modeste, la lorgne, lui fait les yeux doux, câest un homme mort, je lui brĂ»le la cervelle et je vais me mettre Ă la disposition du Procureur du Roi, ma mort la sauvera peut-ĂȘtre. Si tu ne veux pas me voir couper le cou, remplace-moi bien auprĂšs dâelle, pendant que je suis en ville. Depuis trois ans, Dumay visitait ses armes tous les soirs. Il paraissait avoir mis de moitiĂ© dans son serment les deux chiens des PyrĂ©nĂ©es, deux animaux dâune intelligence supĂ©rieure ; lâun couchait Ă lâintĂ©rieur et lâautre Ă©tait postĂ© dans une petite cabane dâoĂč il ne sortait pas et nâaboyait point ; mais lâheure oĂč ces deux chiens auraient remuĂ© leurs mĂąchoires sur un quidam eĂ»t Ă©tĂ© terrible ! On peut maintenant deviner la vie menĂ©e au Chalet par la mĂšre et la fille. Monsieur et madame Latournelle, souvent accompagnĂ©s de Gobenheim, venaient Ă peu prĂšs tous les soirs tenir compagnie Ă leurs amis, et jouaient au whist. La conversation roulait sur les affaires du Havre, sur les petits Ă©vĂ©nements de la vie de province. Entre neuf et dix heures du soir, on se quittait. Modeste allait coucher sa mĂšre, elles faisaient leurs priĂšres ensemble, elles se rĂ©pĂ©taient leurs espĂ©rances, elles parlaient du voyageur chĂ©ri. AprĂšs avoir embrassĂ© sa mĂšre, la fille rentrait dans sa chambre Ă dix heures. Le lendemain, Modeste levait sa mĂšre avec les mĂȘmes soins, les mĂȘmes priĂšres, les mĂȘmes causeries. Ă la louange de Modeste, depuis le jour oĂč la terrible infirmitĂ© vint ĂŽter un sens Ă sa mĂšre, elle sâen fit la femme de chambre, et dĂ©ploya la mĂȘme sollicitude, Ă tout instant, sans se lasser, sans y trouver de monotonie. Elle fut sublime dâaffection, Ă toute heure, dâune douceur rare chez les jeunes filles, et bien apprĂ©ciĂ©e par les tĂ©moins de cette tendresse. Aussi, pour la famille Latournelle, pour monsieur et madame Dumay, Modeste Ă©tait-elle au moral la perle que vous connaissez. Entre le dĂ©jeuner et le dĂźner, madame Mignon et madame Dumay faisaient, pendant les jours de soleil, une petite promenade jusque sur les bords de la mer, accompagnĂ©es de Modeste, car il fallait le secours de deux bras Ă la malheureuse aveugle. Un mois avant la scĂšne, au milieu de laquelle cette explication fait comme une parenthĂšse, madame Mignon avait tenu conseil avec ses seuls amis, madame Latournelle, le notaire et Dumay, pendant que madame Dumay amusait Modeste par une longue promenade. â Ăcoutez, mes amis, avait dit lâaveugle, ma fille aime, je le sens, je le vois⊠Une Ă©trange rĂ©volution sâest accomplie en elle, et je ne sais pas comment vous ne vous en ĂȘtes pas aperçus⊠â Nom dâun petit bonhomme ! sâĂ©cria le lieutenant. â Ne mâinterrompez pas, Dumay. Depuis deux mois, Modeste prend soin dâelle, comme si elle devait aller Ă un rendez-vous. Elle est devenue excessivement difficile pour sa chaussure, elle veut faire valoir son pied, elle gronde madame Gobet, la cordonniĂšre. Il en est de mĂȘme avec sa couturiĂšre. En de certains jours, ma pauvre petite reste morne, attentive, comme si elle attendait quelquâun ; sa voix a des intonations brĂšves comme si, quand on lâinterroge, on la contrariait dans son attente, dans ses calculs secrets ; puis, si ce quelquâun attendu, est venu⊠â Nom dâun petit bonhomme ! â Asseyez-vous, Dumay, dit lâaveugle. Eh ! bien, Modeste est gaie ! Oh ! elle nâest pas gaie pour vous, vous ne saisissez pas ces nuances trop dĂ©licates pour des yeux occupĂ©s par le spectacle de la nature, cette gaitĂ© se trahit par les notes de sa voix, par des accents que je saisis, que jâexplique. Modeste, au lieu de demeurer assise, songeuse, dĂ©pense une activitĂ© folle en mouvements dĂ©sordonnĂ©s⊠Elle est heureuse, enfin ! Il y a des actions de grĂące jusque dans les idĂ©es quâelle exprime. Ah ! mes amis, je me connais au bonheur aussi bien quâau malheur⊠Par le baiser que me donne ma pauvre Modeste, je devine ce qui se passe en elle si elle a reçu ce quâelle attend, ou si elle est inquiĂšte. Il y a bien des nuances dans les baisers, mĂȘme dans ceux dâune fille innocente, car Modeste est lâinnocence mĂȘme, mais, câest comme une innocence instruite. Si je suis aveugle, ma tendresse est clairvoyante, et je vous engage Ă surveiller ma fille. Dumay devenu fĂ©roce, le notaire en homme qui veut trouver le mot dâune Ă©nigme, madame Latournelle en duĂšgne trompĂ©e, madame Dumay, qui partagea les craintes de son mari, se firent alors les espions de Modeste. Modeste ne fut pas quittĂ©e un instant. Dumay passa les nuits sous les fenĂȘtres, cachĂ© dans son manteau comme un jaloux Espagnol ; mais il ne put, armĂ© de sa sagacitĂ© de militaire, saisir aucun indice accusateur. Ă moins dâaimer les rossignols du parc Vilquin, ou quelque prince Lutin, Modeste nâavait pu voir personne, nâavait pu recevoir ni donner aucun signal. Madame Dumay, qui ne se coucha quâaprĂšs avoir vu Modeste endormie, plana sur les chemins du haut du Chalet avec une attention Ă©gale Ă celle de son mari. Sous les regards de ces quatre argus, lâirrĂ©prochable enfant, dont les moindres mouvements furent Ă©tudiĂ©s, analysĂ©s, fut si bien acquittĂ©e de toute criminelle conversation, que les amis taxĂšrent madame Mignon de folie, de prĂ©occupation. Madame Latournelle, qui conduisait elle-mĂȘme Ă lâĂ©glise et qui en ramenait Modeste, fut chargĂ©e de dire Ă la mĂšre quâelle sâabusait sur sa fille. â Modeste, fit-elle observer, est une jeune personne trĂšs exaltĂ©e, elle se passionne pour les poĂ©sies de celui-ci, pour la prose de celui-lĂ . Vous nâavez pas pu juger de lâimpression quâa produite sur elle cette symphonie de bourreau mot de Butscha qui prĂȘtait de lâesprit Ă fonds perdu Ă sa bienfaitrice, appelĂ©e le Dernier jour dâun CondamnĂ© ; mais elle me paraissait folle avec ses admirations pour ce monsieur Hugo. Je ne sais pas oĂč ces gens-lĂ Victor Hugo, Lamartine, Byron sont ces gens-lĂ pour les madame Latournelle vont prendre leurs idĂ©es. La petite mâa parlĂ© de Child-Harold, je nâai pas voulu en avoir le dĂ©menti, jâai eu la simplicitĂ© de me mettre Ă lire cela pour pouvoir en raisonner avec elle. Je ne sais pas sâil faut attribuer cet effet Ă la traduction, mais le cĆur me tournait, les yeux me papillotaient, je nâai pas pu continuer. Il y a lĂ des comparaisons qui hurlent, des rochers qui sâĂ©vanouissent, les laves de la guerre !⊠Enfin, comme câest un Anglais qui voyage, on doit sâattendre Ă des bizarreries, mais cela passe la permission. On se croit en Espagne, et il vous met dans les nuages, au-dessus des Alpes, il fait parler les torrents et les Ă©toiles ; et, puis, il y a trop de vierges !⊠câen est impatientant ! Enfin, aprĂšs les campagnes de NapolĂ©on, nous avons assez des boulets enflammĂ©s, de lâairain sonore qui roulent de page en page. Modeste mâa dit que tout ce pathos venait du traducteur et quâil fallait lire lâanglais. Mais, je nâirai pas apprendre lâanglais pour lord Byron, quand je ne lâai pas appris pour ExupĂšre. Je prĂ©fĂšre de beaucoup les romans de Ducray-DumĂ©nil Ă ces romans anglais ! Moi je suis trop Normande pour mâamouracher de tout ce qui vient de lâĂ©tranger, et surtout de lâAngleterre. Madame Mignon, malgrĂ© son deuil Ă©ternel, ne put sâempĂȘcher de sourire Ă lâidĂ©e de madame Latournelle lisant Child-Harold. La sĂ©vĂšre notaresse accepta ce sourire comme une approbation de ses doctrines. â Ainsi donc, vous prenez, ma chĂšre madame Mignon, les fantaisies de Modeste, les effets de ses lectures pour des amourettes. Elle a vingt ans. Ă cet Ăąge, on sâaime soi-mĂȘme. On se pare pour se voir parĂ©e. Moi, je mettais Ă feu ma pauvre petite sĆur un chapeau dâhomme, et nous jouions au monsieur⊠Vous avez eu, vous, Ă Francfort, une jeunesse heureuse ; mais, soyons justes ?⊠Modeste est ici, sans aucune distraction. MalgrĂ© la complaisance avec laquelle ses moindres dĂ©sirs sont accueillis, elle se sait gardĂ©e, et la vie quâelle mĂšne offrirait peu de plaisir Ă une jeune fille qui nâaurait pas trouvĂ© comme elle des divertissements dans les livres. Allez, elle nâaime personne que vous⊠Tenez-vous pour trĂšs heureuse de ce quâelle se passionne pour les corsaires de lord Byron, pour les hĂ©ros de roman de Walter Scott, pour vos Allemands, les comtes dâEgmont, Werther, Schiller et autres Err. â Eh ! bien, madame ?⊠dit respectueusement Dumay qui fut effrayĂ© du silence de madame Mignon. â Modeste nâest pas seulement amoureuse, elle aime quelquâun ! rĂ©pondit obstinĂ©ment la mĂšre. â Madame, il sâagit de ma vie, et vous trouverez bon, non pas Ă cause de moi, mais de ma pauvre femme, de mon colonel et de vous, que je cherche Ă savoir qui de la mĂšre ou du chien de garde se trompe⊠â Câest vous, Dumay ! Ah ! si je pouvais regarder ma fille !⊠sâĂ©cria la pauvre aveugle. â Mais qui peut-elle aimer ? dit madame Latournelle. Quant Ă nous, je rĂ©ponds de mon ExupĂšre. â Ce ne saurait ĂȘtre Gobenheim que, depuis le dĂ©part du colonel, nous voyons Ă peine neuf heures par semaine, dit Dumay. Dâailleurs il ne pense pas Ă Modeste, cet Ă©cu de cent sous fait homme ! Son oncle Gobenheim-Keller lui a dit Deviens assez riche pour Ă©pouser une Keller. » Avec ce programme, il nây a pas Ă craindre quâil sache de quel sexe est Modeste. VoilĂ tout ce que nous voyons dâhommes ici. Je ne compte pas Butscha, pauvre petit bossu, je lâaime, il est votre Dumay, madame, dit-il Ă la notaresse. Butscha sait trĂšs bien quâun regard jetĂ© sur Modeste lui vaudrait une trempĂ©e Ă la mode de Vannes⊠Pas une Ăąme nâa de communication avec nous. Madame Latournelle qui, depuis votre⊠votre malheur, vient chercher Modeste pour aller Ă lâĂ©glise et lâen ramĂšne, lâa bien observĂ©e, ces jours-ci, durant la messe, et nâa rien vu de suspect autour dâelle. Enfin, sâil faut vous tout dire, jâai ratissĂ© moi-mĂȘme les allĂ©es autour de la maison depuis un mois, et je les ai retrouvĂ©es le matin sans traces de pas⊠â Les rĂąteaux ne sont ni chers ni difficiles Ă manier, dit la fille de lâAllemagne. â Et les chiens,⊠sâĂ©cria Dumay. â Les amoureux savent leur trouver des philtres, rĂ©pondit madame Mignon. â Ce serait Ă me brĂ»ler la cervelle, si vous aviez raison, car je serais enfoncĂ© !⊠sâĂ©cria Dumay. â Et pourquoi, Dumay ? demanda madame Mignon. â Eh ! madame, je ne soutiendrais pas le regard du colonel sâil ne retrouvait pas sa fille, surtout maintenant quâelle est unique, aussi pure, aussi vertueuse quâelle Ă©tait quand, sur le vaisseau, il mâa dit â Que la peur de lâĂ©chafaud ne tâarrĂȘte pas, Dumay, quand il sâagira de lâhonneur de Modeste ! â Je vous reconnais bien lĂ tous les deux ! dit madame Mignon pleine dâattendrissement. â Je gagerais mon salut Ă©ternel, que Modeste est pure comme elle lâĂ©tait dans sa barcelonette, dit madame Dumay. â Oh ! je le saurai, dit Dumay, si madame la comtesse veut me permettre dâessayer dâun moyen, car les vieux troupiers se connaissent en stratagĂšmes. â Je vous permets tout ce qui pourra nous Ă©clairer sans nuire Ă notre dernier enfant. â Et, comment feras-tu, Anne ?⊠dit madame Dumay, pour savoir le secret dâune jeune fille, quand il est si bien gardĂ©. â ObĂ©issez-moi bien tous, sâĂ©cria le lieutenant, jâai besoin de tout le monde. Ce prĂ©cis rapide, qui, dĂ©veloppĂ© savamment, aurait fourni tout un tableau de mĆurs combien de familles peuvent y reconnaĂźtre les Ă©vĂ©nements de leur vie, suffit Ă faire comprendre lâimportance des petits dĂ©tails donnĂ©s sur les ĂȘtres et les choses pendant cette soirĂ©e oĂč le vieux militaire avait entrepris de lutter avec une jeune fille, et de faire sortir du fond de ce cĆur un amour observĂ© par une mĂšre aveugle. Une heure se passa dans un calme effrayant, interrompu par les phrases hiĂ©roglyphiques des joueurs de whist. â Pique ! â Atout ! â Coupe ! â Avons-nous les honneurs ? â Deux de tri sic ! â Ă huit ! â Ă qui Ă donner ? Phrases qui constituent aujourdâhui les grandes Ă©motions de lâaristocratie europĂ©enne. Modeste travaillait sans sâĂ©tonner du silence gardĂ© par sa mĂšre. Le mouchoir de madame Mignon glissa de dessus son jupon Ă terre, Butscha se prĂ©cipita pour le ramasser ; il se trouva prĂšs de Modeste et lui dit Ă lâoreille â Prenez garde !⊠en se relevant. Modeste leva sur le nain des yeux Ă©tonnĂ©s dont les rayons, comme Ă©pointĂ©s, le remplirent dâune joie ineffable. â Elle nâaime personne ! se dit le pauvre bossu qui se frotta les mains Ă sâarracher lâĂ©piderme. En ce moment ExupĂšre se prĂ©cipita dans le parterre, dans la maison, tomba dans le salon comme un ouragan, et dit Ă lâoreille de Dumay â Voici le jeune homme ! Dumay se leva, sauta sur ses pistolets et sortit. â Ah ! mon Dieu ! Et sâil le tue ?⊠sâĂ©cria madame Dumay qui fondit en larmes. â Mais que se passe-t-il donc ? demanda Modeste en regardant ses amis dâun air candide et sans aucun effroi. â Mais il sâagit dâun jeune homme qui tourne autour du Chalet !⊠sâĂ©cria madame Latournelle. â Eh ! bien, reprit Modeste, pourquoi donc Dumay le tuerait-il ?⊠â Sancta simplicita !⊠dit Butscha qui contempla aussi fiĂšrement son patron quâAlexandre regarde Babylone dans le tableau de Lebrun. Modeste alla vers la porte. â OĂč vas-tu, Modeste ? demanda la mĂšre. â Tout prĂ©parer pour votre coucher, maman, rĂ©pondit Modeste dâune voix aussi pure que le son dâun harmonica. Et elle quitta le salon. â Vous nâavez pas fait vos frais ! dit le nain Ă Dumay quand il rentra. â Modeste est sage comme la vierge de notre autel, sâĂ©cria madame Latournelle. â Ah ! mon Dieu ! de telles Ă©motions me brisent, dit le caissier, et je suis cependant bien fort. â Je veux perdre vingt-cinq sous, si je comprends un mot Ă tout ce que vous faites ce soir, dit Gobenheim, vous mâavez lâair dâĂȘtre fous. â Il sâagit cependant dâun trĂ©sor, dit Butscha qui se haussa sur la pointe de ses pieds pour arriver Ă lâoreille de Gobenheim. â Malheureusement, Dumay, jâai la presque certitude de ce que je vous ai dit, rĂ©pĂ©ta la mĂšre. â Câest maintenant Ă vous, madame, dit Dumay dâune voix calme, Ă nous prouver que nous avons tort. En voyant quâil ne sâagissait que de lâhonneur de Modeste, Gobenheim prit son chapeau, salua, sortit, en emportant dix sous, et regardant tout nouveau rubber comme impossible. â ExupĂšre et toi, Butscha, laissez-nous, dit madame Latournelle. Allez au Havre, vous arriverez encore Ă temps pour voir une piĂšce, je vous paye le spectacle. Quand madame Mignon fut seule entre ses quatre amis, madame Latournelle, aprĂšs avoir regardĂ© Dumay, qui, Breton, comprenait lâentĂȘtement de la mĂšre, et son mari qui jouait avec les cartes, se crut autorisĂ©e Ă prendre la parole. â Madame Mignon, voyons ? quel fait dĂ©cisif a frappĂ© votre entendement ? â Eh ! ma bonne amie, si vous Ă©tiez musicienne, vous auriez entendu dĂ©jĂ comme moi, le langage de Modeste quand elle parle dâamour. Le piano des deux demoiselles Mignon se trouvait dans le peu de meubles Ă lâusage des femmes qui furent apportĂ©s de la maison de ville au Chalet. Modeste avait conjurĂ© quelquefois ses ennuis en Ă©tudiant sans maĂźtre. NĂ©e musicienne, elle jouait pour Ă©gayer sa mĂšre. Elle chantait naturellement, et rĂ©pĂ©tait les airs allemands que sa mĂšre lui apprenait. De ces leçons, de ces efforts, il en Ă©tait rĂ©sultĂ© ce phĂ©nomĂšne, assez ordinaire chez les natures poussĂ©es par la vocation, que, sans le savoir, Modeste composait, comme on peut composer sans connaĂźtre lâharmonie, des cantilĂšnes purement mĂ©lodiques. La mĂ©lodie est Ă la musique ce que lâimage et le sentiment sont Ă la poĂ©sie, une fleur qui peut sâĂ©panouir spontanĂ©ment. Aussi les peuples ont-ils eu des mĂ©lodies nationales avant lâinvention de lâharmonie. La botanique est venue aprĂšs les fleurs. Ainsi Modeste, sans rien avoir appris du mĂ©tier de peintre, que ce quâelle avait vu faire Ă sa sĆur quand sa sĆur lavait des aquarelles, devait rester charmĂ©e et abattue devant un tableau de RaphaĂ«l, de Titien, de Rubens, de Murillo, de Rembrandt, dâAlbert Durer et dâHolbein, câest-Ă -dire devant le beau idĂ©al de chaque pays. Or, depuis un mois surtout, Modeste se livrait Ă des chants de rossignol, Ă des tentatives, dont le sens, dont la poĂ©sie avait Ă©veillĂ© lâattention de sa mĂšre, assez surprise de voir Modeste acharnĂ©e Ă la composition, essayant des airs sur des paroles inconnues. â Si vos soupçons nâont pas dâautre base, dit Latournelle Ă madame Mignon, je plains votre susceptibilitĂ©. â Quand les jeunes filles de la Bretagne chantent, dit Dumay redevenu sombre, lâamant est bien prĂšs dâelles. â Je vous ferai surprendre Modeste improvisant, dit la mĂšre, et vous verrez !⊠â Pauvre enfant, dit madame Dumay ; mais si elle savait nos inquiĂ©tudes, elle serait dĂ©sespĂ©rĂ©e, et nous dirait la vĂ©ritĂ©, surtout en apprenant de quoi il sâagit pour Dumay. â Demain, mes amis, je questionnerai ma fille, dit madame Mignon, et peut-ĂȘtre obtiendrai-je plus par la tendresse que vous par la ruse⊠La comĂ©die de la Fille mal gardĂ©e se jouait-elle, lĂ comme partout et comme toujours, sans que ces honnĂȘtes Bartholo, ces espions dĂ©vouĂ©s, ces chiens des PyrĂ©nĂ©es si vigilants, eussent pu flairer, deviner, apercevoir lâamant, lâintrigue, la fumĂ©e du feu ?⊠Ceci nâĂ©tait pas le rĂ©sultat dâun dĂ©fi entre des gardiens et une prisonniĂšre, entre le despotisme du cachot et la libertĂ© du dĂ©tenu, mais lâĂ©ternelle rĂ©pĂ©tition de la premiĂšre scĂšne jouĂ©e au lever du rideau de la CrĂ©ation Ăve dans le paradis. Qui, maintenant, de la mĂšre ou du chien de garde avait raison ? Aucune des personnes qui entouraient Modeste ne pouvait comprendre ce cĆur de jeune fille, car lâĂąme et le visage Ă©taient en harmonie, croyez-le bien ! Modeste avait transportĂ© sa vie dans un monde, aussi niĂ© de nos jours que le fut celui de Christophe Colomb au seiziĂšme siĂšcle. Heureusement, elle se taisait, autrement elle eĂ»t paru folle. Expliquons, avant tout, lâinfluence du passĂ© sur Modeste. Deux Ă©vĂ©nements avaient Ă jamais formĂ© lâĂąme comme ils avaient dĂ©veloppĂ© lâintelligence de cette jeune fille. Avertis par la catastrophe arrivĂ©e Ă Bettina, monsieur et madame Mignon rĂ©solurent, avant leur dĂ©sastre, de marier Modeste. Ils avaient fait choix du fils dâun riche banquier, un Hambourgeois Ă©tabli au Havre depuis 1815, leur obligĂ© dâailleurs. Ce jeune homme, nommĂ© Francisque Althor, le dandy du Havre, douĂ© de la beautĂ© vulgaire dont se paient les bourgeois, ce que les Anglais appellent un mastok de bonnes grosses couleurs, de la chair, une membrure carrĂ©e, abandonna si bien sa fiancĂ©e au moment du dĂ©sastre, quâil nâavait plus revu ni Modeste, ni madame Mignon, ni les Dumay. Latournelle sâĂ©tant hasardĂ© Ă questionner le papa Jacob Althor Ă ce sujet, lâAllemand avait haussĂ© les Ă©paules en rĂ©pondant â Je ne sais pas ce que vous voulez dire ! Cette rĂ©ponse, rapportĂ©e Ă Modeste afin de lui donner de lâexpĂ©rience, fut une leçon dâautant mieux comprise que Latournelle et Dumay firent des commentaires assez Ă©tendus sur cette ignoble trahison. Les deux filles de Charles Mignon, en enfants gĂątĂ©s, montaient Ă cheval, avaient des chevaux, des gens, et jouissaient dâune libertĂ© fatale. En se voyant Ă la tĂȘte dâun amoureux officiel, Modeste avait laissĂ© Francisque lui baiser la main ! la prendre par la taille pour lui aider Ă monter Ă cheval ; elle accepta de lui des fleurs, de ces menus tĂ©moignages de tendresse qui encombrent toutes les cours faites Ă des prĂ©tendues ; elle lui avait brodĂ© une bourse en croyant Ă ces espĂšces de liens, si forts pour les belles Ăąmes, des fils dâaraignĂ©e pour les Gobenheim, les Vilquin et les Althor. Au printemps qui suivit lâĂ©tablissement de madame et de mademoiselle Mignon au Chalet, Francisque Althor vint dĂźner chez les Vilquin. En voyant Modeste par-dessus le mur du boulingrin, il dĂ©tourna la tĂȘte. Six semaines aprĂšs, il Ă©pousa mademoiselle Vilquin, lâaĂźnĂ©e. Modeste, belle, jeune, de haute naissance, apprit ainsi quâelle nâavait Ă©tĂ©, pendant trois mois, que mademoiselle Million. La pauvretĂ© connue de Modeste fut donc une sentinelle qui dĂ©fendit les approches du Chalet, aussi bien que la prudence des Dumay, que la vigilance du mĂ©nage Latournelle. On ne parlait de mademoiselle Mignon que pour lâinsulter par des â Pauvre fille, que deviendra-t-elle ? elle coiffera sainte Catherine. â Quel sort ! avoir vu tout le monde Ă ses pieds, avoir eu la chance dâĂ©pouser le fils Althor et se trouver sans personne qui veuille dâelle. â Avoir connu la vie la plus luxueuse, ma chĂšre, et tomber dans la misĂšre ! Et quâon ne croie pas que ces insultes fussent secrĂštes et seulement devinĂ©es par Modeste ; elle les Ă©couta, plus dâune fois, dites par des jeunes gens, par des jeunes personnes du Havre, en promenade Ă Ingouville, et qui, sachant madame et mademoiselle Mignon logĂ©es au Chalet, parlaient dâelles en passant devant cette jolie habitation. Quelques amis des Vilquin sâĂ©tonnaient souvent que ces deux femmes eussent voulu vivre au milieu des crĂ©ations de leur ancienne splendeur. Modeste entendit souvent derriĂšre ses persiennes fermĂ©es des insolences de ce genre. â Je ne sais pas comment elles peuvent demeurer lĂ ! se disait-on en tournant autour du boulingrin, et peut-ĂȘtre pour aider les Vilquin Ă chasser leurs locataires. â De quoi vivent-elles ? Que peuvent-elles faire lĂ ?⊠â La vieille est devenue aveugle ! â Mademoiselle Mignon est-elle restĂ©e jolie ? Ah ! elle nâa plus de chevaux ! Ătait-elle fringante ?⊠En entendant ces farouches sottises de lâEnvie, qui sâĂ©lance, baveuse et hargneuse, jusque sur le passĂ©, bien des jeunes filles eussent senti leur sang les rougir jusquâau front ; dâautres eussent pleurĂ©, quelques-unes auraient Ă©prouvĂ© des mouvements de rage ; mais Modeste souriait comme on sourit au théùtre en entendant des acteurs. Sa fiertĂ© ne descendait pas jusquâĂ la hauteur oĂč ces paroles, parties dâen bas, arrivaient. Lâautre Ă©vĂ©nement fut plus grave encore que cette lĂąchetĂ© mercantile. Bettina-Caroline Ă©tait morte entre les bras de Modeste, qui garda sa sĆur avec le dĂ©vouement de lâadolescence, avec la curiositĂ© dâune imagination vierge. Les deux sĆurs, par le silence des nuits, Ă©changĂšrent bien des confidences. De quel intĂ©rĂȘt dramatique Bettina nâĂ©tait-elle pas revĂȘtue aux yeux de son innocente sĆur ? Bettina connaissait la passion par le malheur seulement, elle mourait pour avoir aimĂ©. Entre deux jeunes filles, tout homme, quelque scĂ©lĂ©rat quâil soit, reste un amant. La passion est ce quâil y a de vraiment absolu dans les choses humaines, elle ne veut jamais avoir tort. Georges dâEstourny, joueur, dĂ©bauchĂ©, coupable, se dessinait toujours dans le souvenir de ces deux filles comme le dandy parisien des fĂȘtes du Havre, lorgnĂ© par toutes les femmes Bettina crut lâenlever Ă la coquette madame Vilquin, enfin comme lâamant heureux de Bettina. Lâadoration dâune jeune fille est plus forte que toutes les rĂ©probations sociales. La Justice avait tort aux yeux de Bettina comment avoir pu condamner un jeune homme par qui elle sâĂ©tait vue aimĂ©e pendant six mois, aimĂ©e Ă la passion dans la mystĂ©rieuse retraite oĂč Georges la cacha dans Paris, pour y conserver, lui, sa libertĂ©. Bettina mourante inocula donc lâamour Ă sa sĆur, elle lui communiqua cette lĂšpre de lâĂąme. Ces deux filles causĂšrent toutes deux de ce grand drame de la passion que lâimagination agrandit encore. La morte emporta dans sa tombe la puretĂ© de Modeste, elle la laissa sinon instruite, au moins dĂ©vorĂ©e de curiositĂ©. NĂ©anmoins le remords avait enfoncĂ© trop souvent ses dents aiguĂ«s au cĆur de Bettina pour quâelle Ă©pargnĂąt les avis Ă sa sĆur. Au milieu de ses aveux, jamais elle nâavait manquĂ© de prĂȘcher Modeste, de lui recommander une obĂ©issance absolue Ă la famille. Elle supplia sa sĆur, la veille de sa mort, de se souvenir de ce lit trempĂ© de pleurs, et de ne pas imiter une conduite que tant de souffrances expiaient Ă peine. Bettina sâaccusa dâavoir attirĂ© la foudre sur la famille, elle mourut au dĂ©sespoir de nâavoir pas reçu le pardon de son pĂšre. MalgrĂ© les consolations de la religion, attendrie par tant de repentir, Bettina ne sâendormit pas sans crier au moment suprĂȘme Mon pĂšre ! mon pĂšre ! dâun ton de voix dĂ©chirant. â Ne donne pas ton cĆur sans ta main, dit Caroline Ă Modeste une heure avant sa mort, et surtout nâaccueille aucun hommage sans lâaveu de notre mĂšre ou de papa⊠Ces paroles, si touchantes dans leur vĂ©ritĂ© textuelle, dites au milieu de lâagonie, avaient eu dâautant plus de retentissement dans lâintelligence de Modeste que Bettina lui dicta le plus solennel serment. Cette pauvre fille, clairvoyante comme un prophĂšte, tira de dessous son chevet un anneau, sur lequel elle avait fait graver au Havre par sa fidĂšle servante, Françoise Cochet Pense Ă Bettina ! 1827, Ă la place de quelque devise. Quelques instants avant de rendre le dernier soupir, elle mit au doigt de sa sĆur cette bague en la priant de lây garder jusquâĂ son mariage. Ce fut donc, entre ces deux filles, un Ă©trange assemblage de remords poignants et de peintures naĂŻves de la rapide saison Ă laquelle avaient succĂ©dĂ© si promptement les bises mortelles de lâabandon ; mais oĂč les pleurs, les regrets, les souvenirs furent toujours dominĂ©s par la terreur du mal. Et cependant, ce drame de la jeune fille sĂ©duite et revenant mourir dâune horrible maladie sous le toit dâune Ă©lĂ©gante misĂšre, le dĂ©sastre paternel, la lĂąchetĂ© du gendre des Vilquin, la cĂ©citĂ© produite par la douleur de sa mĂšre, ne rĂ©pondent encore quâaux surfaces offertes par Modeste, et dont se contentent les Dumay, les Latournelle, car aucun dĂ©vouement ne peut remplacer la mĂšre ! Cette vie monotone dans ce Chalet coquet, au milieu de ces belles fleurs cultivĂ©es par Dumay, ces habitudes Ă mouvements rĂ©guliers comme ceux dâune horloge ; cette sagesse provinciale, ces parties de cartes auprĂšs desquelles on tricotait, ce silence interrompu seulement par les mugissements de la mer aux Ă©quinoxes ; cette tranquillitĂ© monastique cachait la vie la plus orageuse, la vie par les idĂ©es, la vie du Monde Spirituel. On sâĂ©tonne quelquefois des fautes commises par des jeunes filles ; mais il nâexiste pas alors prĂšs dâelle une mĂšre aveugle pour frapper de son bĂąton sur un cĆur vierge, creusĂ© par les souterrains de la Fantaisie. Les Dumay dormaient, quand Modeste ouvrait sa fenĂȘtre, en imaginant quâil pouvait passer un homme, lâhomme de ses rĂȘves, le cavalier attendu qui la prendrait en croupe, en essuyant le feu de Dumay. Abattue aprĂšs la mort de sa sĆur, Modeste sâĂ©tait jetĂ©e en des lectures continuelles, Ă sâen rendre idiote. ĂlevĂ©e Ă parler deux langues, elle possĂ©dait aussi bien lâallemand que le français ; puis, elle et sa sĆur avaient appris lâanglais par madame Dumay. Modeste, peu surveillĂ©e en ceci par des gens sans instruction, donna pour pĂąture Ă son Ăąme les chefs-dâĆuvre modernes des trois littĂ©ratures anglaise, allemande et française. Lord Byron, GĆthe, Schiller, Walter-Scott, Hugo, Lamartine, Crabbe, Moore, les grands ouvrages du dix-septiĂšme et du dix-huitiĂšme siĂšcles, lâHistoire et le Théùtre, le Roman depuis Rabelais jusquâĂ Manon Lescaut, depuis les Essais de Montaigne jusquâĂ Diderot, depuis les Fabliaux jusquâĂ la Nouvelle HĂ©loĂŻse, la pensĂ©e de trois pays meubla dâimages confuses cette tĂȘte sublime de naĂŻvetĂ© froide, de virginitĂ© contenue, dâoĂč sâĂ©lança brillante, armĂ©e, sincĂšre et forte, une admiration absolue pour le gĂ©nie. Pour Modeste, un livre nouveau fut un grand Ă©vĂ©nement ; heureuse dâun chef-dâĆuvre Ă effrayer madame Latournelle, ainsi quâon lâa vu ; contristĂ©e quand lâouvrage ne lui ravageait pas le cĆur. Un lyrisme intime bouillonna dans cette Ăąme pleine des belles illusions de la jeunesse. Mais, de cette vie flamboyante aucune lueur nâarrivait Ă la surface, elle Ă©chappait et au lieutenant Dumay et Ă sa femme, comme aux Latournelle ; mais les oreilles de la mĂšre aveugle en entendirent les petillements. Le dĂ©dain profond que Modeste conçut alors de tous les hommes ordinaires imprima bientĂŽt Ă sa figure je ne sais quoi de fier, de sauvage, qui tempĂ©ra sa naĂŻvetĂ© germanique, et qui sâaccorde dâailleurs avec un dĂ©tail de sa physionomie. Les racines de ses cheveux plantĂ©s en pointe au dessus du front semblent continuer le lĂ©ger sillon dĂ©jĂ creusĂ© par la pensĂ©e entre les sourcils, et rendent ainsi cette expression de sauvagerie peut-ĂȘtre un peu trop forte. La voix de cette charmante enfant, quâavant son dĂ©part Charles appelait sa petite babouche de Salomon, Ă cause de son esprit, avait gagnĂ© la plus prĂ©cieuse flexibilitĂ© Ă lâĂ©tude de trois langues. Cet avantage est encore rehaussĂ© par un timbre Ă la fois suave et frais qui frappe autant le cĆur que lâoreille. Si la mĂšre ne pouvait voir lâespĂ©rance dâune haute destinĂ©e Ă©crite sur le front, elle Ă©tudia les transitions de la pubertĂ© de lâĂąme dans les accents de cette voix amoureuse. Ă la pĂ©riode affamĂ©e de ses lectures succĂ©da, chez Modeste, le jeu de cette Ă©trange facultĂ© donnĂ©e aux imaginations vives de se faire acteur dans une vie arrangĂ©e comme dans un rĂȘve ; de se reprĂ©senter les choses dĂ©sirĂ©es avec une impression si mordante quâelle touche Ă la rĂ©alitĂ©, de jouir enfin par la pensĂ©e, de dĂ©vorer tout jusquâaux annĂ©es, de se marier, de se voir vieux, dâassister Ă son convoi comme Charles-Quint, de jouer enfin en soi-mĂȘme la comĂ©die de la vie, et au besoin celle de la mort. Modeste jouait, elle, la comĂ©die de lâamour. Elle se supposait adorĂ©e Ă ses souhaits, en passant par toutes les phases sociales. Devenue lâhĂ©roĂŻne dâun roman noir, elle aimait, soit le bourreau, soit quelque scĂ©lĂ©rat qui finissait sur lâĂ©chafaud, ou, comme sa sĆur, un jeune Ă©lĂ©gant sans le sou qui nâavait de dĂ©mĂȘlĂ©s quâavec la SixiĂšme Chambre. Elle se supposait courtisane, et se moquait des hommes au milieu de fĂȘtes continuelles, comme Ninon. Elle menait tour Ă tour la vie dâune aventuriĂšre, ou celle dâune actrice applaudie Ă©puisant les hasards de Gil Blas et les triomphes des Pasta, des Malibran, des Florine. LassĂ©e dâhorreurs, elle revenait Ă la vie rĂ©elle. Elle se mariait avec un notaire, elle mangeait le pain bis dâune vie honnĂȘte, elle se voyait en madame Latournelle. Elle acceptait une existence pĂ©nible, elle supportait les tracas dâune fortune Ă faire ; puis, elle recommençait les romans elle Ă©tait aimĂ©e pour sa beautĂ© ; un fils de pair de France, jeune homme excentrique, artiste, devinait son cĆur, et reconnaissait lâĂ©toile que le gĂ©nie des StaĂ«l avait mise Ă son front. Enfin, son pĂšre revenait riche Ă millions. AutorisĂ©e par son expĂ©rience, elle soumettait ses amants Ă des Ă©preuves, oĂč elle gardait son indĂ©pendance, elle possĂ©dait un magnifique chĂąteau, des gens, des voitures, tout ce que le luxe a de plus curieux, et elle mystifiait ses prĂ©tendus jusquâĂ ce quâelle eĂ»t quarante ans, Ăąge auquel elle prenait un parti. Cette Ă©dition des Mille et une Nuits, tirĂ©e Ă un exemplaire, dura prĂšs dâune annĂ©e, et fit connaĂźtre Ă Modeste la satiĂ©tĂ© par la pensĂ©e. Elle tint trop souvent la vie dans le creux de sa main, elle se dit philosophiquement et avec trop amertume, avec trop de sĂ©rieux et trop souvent â Eh ! bien, aprĂšs ?⊠pour ne pas se plonger jusquâĂ la ceinture en ce profond dĂ©goĂ»t dans lequel tombent les hommes de gĂ©nie empressĂ©s de sâen retirer par les immenses travaux de lâĆuvre Ă laquelle ils se vouent. NâĂ©tait sa riche nature, sa jeunesse, Modeste serait allĂ©e dans un cloĂźtre. Cette satiĂ©tĂ© jeta cette fille, encore trempĂ©e de GrĂące catholique, dans lâamour du bien, dans lâinfini du ciel. Elle conçut la CharitĂ© comme occupation de la vie ; mais elle rampa dans des tristesses mornes en ne se trouvant plus de pĂąture pour la Fantaisie tapie en son cĆur, comme un insecte venimeux au fond dâun calice. Et elle cousait tranquillement des brassiĂšres pour les enfants des pauvres femmes ! Et elle Ă©coutait dâun air distrait les gronderies de monsieur Latournelle qui reprochait Ă monsieur Dumay de lui avoir coupĂ© une treiziĂšme carte, ou de lui avoir tirĂ© son dernier atout. La foi poussa Modeste dans une singuliĂšre voie. Elle imagina quâen devenant irrĂ©prochable, catholiquement parlant, elle arriverait Ă un tel Ă©tat de saintetĂ©, que Dieu lâĂ©couterait et accomplirait ses dĂ©sirs. â La foi, selon JĂ©sus-Christ, peut transporter des montagnes, le Sauveur a traĂźnĂ© son apĂŽtre sur le lac de TibĂ©riade ; mais, moi, je ne demande Ă Dieu quâun mari, se dit-elle ; câest bien plus facile que dâaller me promener sur la mer. Elle jeĂ»na tout un carĂȘme, et resta sans commettre le moindre pĂ©chĂ© ; puis, elle se dit quâen sortant de lâĂ©glise, tel jour, elle rencontrerait un beau jeune homme digne dâelle, que sa mĂšre pourrait agrĂ©er, et qui la suivrait amoureux fou. Le jour oĂč elle avait assignĂ© Dieu, Ă cette fin dâavoir Ă lui envoyer un ange, elle fut suivie obstinĂ©ment par un pauvre assez dĂ©goĂ»tant ; il pleuvait Ă verse, et il ne se trouvait pas un seul jeune homme dehors. Elle alla se promener sur le port, y voir dĂ©barquer des Anglais, mais ils amenaient tous des Anglaises, presque aussi belles que Modeste qui nâaperçut pas le moindre Childe-Harold Ă©garĂ©. Dans ce temps-lĂ , les pleurs la gagnaient quand elle sâasseyait en Marius sur les ruines de ses fantaisies. Un jour oĂč elle avait citĂ© Dieu pour la troisiĂšme fois, elle crut que lâĂ©lu de ses rĂȘves Ă©tait venu dans lâĂ©glise, elle contraignit madame Latournelle Ă regarder Ă chaque pilier, imaginant quâil se cachait par dĂ©licatesse. De ce coup, elle destitua Dieu de toute puissance. Elle faisait souvent des conversations avec cet amant imaginaire, en inventant les demandes et les rĂ©ponses, et elle lui donnait beaucoup dâesprit. Lâexcessive ambition de son cĆur, cachĂ©e dans ces romans, fut donc la cause de cette sagesse tant admirĂ©e par les bonnes gens qui gardaient Modeste ; ils auraient pu lui amener beaucoup de Francisque Althor et de Vilquin fils, elle ne se serait pas baissĂ©e jusquâĂ ces manants. Elle voulait purement et simplement un homme de gĂ©nie, le talent lui semblait peu de chose, de mĂȘme quâun avocat nâest rien pour la fille qui se rabat Ă un ambassadeur. Aussi ne dĂ©sirait-elle la richesse que pour la jeter aux pieds de son idole. Le fonds dâor sur lequel se dĂ©tachĂšrent les figures de ses rĂȘves Ă©tait moins riche encore que son cĆur plein des dĂ©licatesses de la femme, car sa pensĂ©e dominante fut de rendre heureux et riche, un Tasse, un Milton, un Jean-Jacques Rousseau, un Murat, un Christophe Colomb. Les malheurs vulgaires Ă©mouvaient peu cette Ăąme qui voulait Ă©teindre les bĂ»chers de ces martyrs souvent ignorĂ©s de leur vivant. Modeste avait soif des souffrances innommĂ©es, des grandes douleurs de la pensĂ©e. TantĂŽt elle composait les baumes, elle inventait les recherches, les musiques, les mille moyens par lesquels elle aurait calmĂ© la fĂ©roce misanthropie de Jean-Jacques. TantĂŽt, elle se supposait la femme de lord Byron, et devinait presque son dĂ©dain du rĂ©el en se faisant fantasque autant que la poĂ©sie de Manfred, et ses doutes en en faisant un catholique. Modeste reprochait la mĂ©lancolie de MoliĂšre Ă toutes les femmes du dix-septiĂšme siĂšcle. â Comment nâaccourt-il pas, se demandait-elle, vers chaque homme de gĂ©nie, une femme aimante, riche, belle qui se fasse son esclave comme dans Lara, le page mystĂ©rieux ? Elle avait, vous le voyez, bien compris le pianto que le poĂ«te anglais a chantĂ© par le personnage de Gulnare. Elle admirait beaucoup lâaction de cette jeune Anglaise qui vint se proposer Ă CrĂ©billon fils, et quâil Ă©pousa. Lâhistoire de Sterne et dâĂliza Draper fit sa vie et son bonheur pendant quelques mois. Devenue en idĂ©e lâhĂ©roĂŻne dâun roman pareil, plus dâune fois elle Ă©tudia le rĂŽle sublime dâĂliza. Lâadmirable sensibilitĂ©, si gracieusement exprimĂ©e dans cette correspondance, mouilla ses yeux des larmes qui manquĂšrent, dit-on, dans les yeux du plus spirituel des auteurs anglais. Modeste vĂ©cut donc encore quelque temps par la comprĂ©hension, non-seulement des Ćuvres, mais encore du caractĂšre de ses auteurs favoris. Goldsmith, lâauteur dâObermann, Charles Nodier, Maturin, les plus pauvres, les plus souffrants, Ă©taient ses dieux ; elle devinait leurs douleurs, elle sâinitiait Ă ces dĂ©nĂ»ments entremĂȘlĂ©s de contemplations cĂ©lestes, elle y versait les trĂ©sors de son cĆur ; elle se voyait lâauteur du bien-ĂȘtre matĂ©riel de ces artistes, martyres de leurs facultĂ©s. Cette noble compatissance, cette intuition des difficultĂ©s du travail, ce culte du talent, est une des plus rares fantaisies qui jamais aient voletĂ© dans des Ăąmes de femme. Câest dâabord comme un secret entre la femme et Dieu ; car lĂ rien dâĂ©clatant, rien de ce qui flatte la vanitĂ©, cet auxiliaire si puissant des actions en France. De cette troisiĂšme pĂ©riode dâidĂ©es, naquit chez Modeste un violent dĂ©sir de pĂ©nĂ©trer au cĆur dâune de ces existences anormales, de connaĂźtre les ressorts de la pensĂ©e, les malheurs intimes du gĂ©nie, et ce quâil veut, et ce quâil est. Ainsi, chez elle, les coups de tĂȘte de la Fantaisie, les voyages de son Ăąme dans le vide, les pointes poussĂ©es dans les tĂ©nĂšbres de lâavenir, lâimpatience dâun amour en bloc Ă porter sur un point, la noblesse de ses idĂ©es quant Ă la vie, le parti pris de souffrir dans une sphĂšre Ă©levĂ©e au lieu de barboter dans les marais dâune vie de province, comme avait fait sa mĂšre, lâengagement quâelle maintenait avec elle-mĂȘme de ne pas faillir, de respecter le foyer paternel et de nây apporter que de la joie, tout ce monde de sentiments se produisit enfin sous une forme. Modeste voulut ĂȘtre la compagne dâun poĂ«te, dâun artiste, dâun homme enfin supĂ©rieur Ă la foule des hommes ; mais elle voulut le choisir, ne lui donner son cĆur, sa vie, son immense tendresse dĂ©gagĂ©e des ennuis de la passion, quâaprĂšs lâavoir soumis Ă une Ă©tude approfondie. Ce joli roman, elle commença par en jouir. La tranquillitĂ© la plus profonde rĂ©gna dans son Ăąme. Sa physionomie se colora doucement. Elle devint la belle et sublime image de lâAllemagne que vous avez vue, la gloire du Chalet, lâorgueil de madame Latournelle et des Dumay. Modeste eut alors une existence double. Elle accomplissait humblement et avec amour toutes les minuties de la vie vulgaire au Chalet, elle sâen servait comme dâun frein pour enserrer le poĂ«me de sa vie idĂ©ale, Ă lâinstar des Chartreux qui rĂ©gularisent la vie matĂ©rielle et sâoccupent pour laisser lâĂąme se dĂ©velopper dans la priĂšre. Toutes les grandes intelligences sâastreignent Ă quelque travail mĂ©canique afin de se rendre maĂźtres de la pensĂ©e. Spinosa dĂ©grossissait des verres Ă lunettes, Bayle comptait les tuiles des toits, Montesquieu jardinait. Le corps ainsi domptĂ©, lâĂąme dĂ©ploie ses ailes en toute sĂ©curitĂ©. Madame Mignon, qui lisait dans lâĂąme de sa fille, avait donc raison. Modeste aimait, elle aimait de cet amour platonique si rare, si peu compris, la premiĂšre illusion des jeunes filles, le plus dĂ©licat de tous les sentiments, la friandise du cĆur. Elle buvait Ă longs traits Ă la coupe de lâInconnu, de lâImpossible, du RĂȘve. Elle admirait lâoiseau bleu du paradis des jeunes filles, qui chante Ă distance, et sur lequel la main ne peut jamais se poser, qui se laisse entrevoir, et que le plomb dâaucun fusil nâatteint, dont les couleurs magiques, dont les pierreries scintillent, Ă©blouissent les yeux, et quâon ne revoit plus dĂšs que la RĂ©alitĂ©, cette hideuse Harpie accompagnĂ©e de tĂ©moins et de monsieur le Maire, apparaĂźt. Avoir de lâamour toutes les poĂ©sies sans voir lâamant ! quelle suave dĂ©bauche ! quelle ChimĂšre Ă tous crins, Ă toutes ailes ! Voici le futile et niais hasard qui dĂ©cida de la vie de cette jeune fille. Modeste vit Ă lâĂ©talage dâun libraire le portrait lithographiĂ© dâun de ses favoris, de Canalis. Vous savez combien sont menteuses ces esquisses, le fruit de hideuses spĂ©culations qui sâen prennent Ă la personne des gens cĂ©lĂšbres, comme si leurs visages Ă©taient des propriĂ©tĂ©s publiques. Or, Canalis, crayonnĂ© dans une pose assez byronienne, offrait Ă lâadmiration publique ses cheveux en coup de vent, son cou nu, le front dĂ©mesurĂ© que tout barde doit avoir. Le front de Victor Hugo fera raser autant de crĂąnes que la gloire de NapolĂ©on a fait tuer de marĂ©chaux en herbe. Cette figure, sublime par nĂ©cessitĂ© mercantile, frappa Modeste, et le jour oĂč elle acheta ce portrait, lâun des plus beaux livres de dâArthĂšs venait de paraĂźtre. DĂ»t Modeste y perdre, il faut avouer quâelle hĂ©sita longtemps entre lâillustre poĂ«te et lâillustre prosateur. Mais ces deux hommes cĂ©lĂšbres Ă©taient-ils libres ? Modeste commença par sâassurer la coopĂ©ration de Françoise Cochet, la fille emmenĂ©e du Havre et ramenĂ©e par la pauvre Bettina-Caroline, que madame Mignon et madame Dumay prenaient en journĂ©e prĂ©fĂ©rablement Ă toute autre, et qui demeurait au Havre. Elle emmena dans sa chambre cette crĂ©ature assez disgraciĂ©e ; elle lui jura de ne jamais donner le moindre chagrin Ă ses parents ; de ne jamais sortir des bornes imposĂ©es Ă une jeune fille ; quant Ă Françoise, plus tard, au retour de son pĂšre, elle lui assurerait une existence tranquille, Ă la condition de garder un secret inviolable sur le service rĂ©clamĂ©. QuâĂ©tait-ce ? peu de chose, une chose innocente. Tout ce que Modeste exigea de sa complice, consistait Ă mettre des lettres Ă la poste et Ă en retirer qui seraient adressĂ©es Ă Françoise Cochet. Le pacte conclu, Modeste Ă©crivit une petite lettre polie Ă Dauriat, lâĂ©diteur des poĂ©sies de Canalis, par laquelle elle lui demandait, dans lâintĂ©rĂȘt du grand poĂ«te, si Canalis Ă©tait mariĂ© ; puis elle le priait dâadresser la rĂ©ponse Ă mademoiselle Françoise, poste restante, au Havre. Dauriat, incapable de prendre cette Ă©pĂźtre au sĂ©rieux, rĂ©pondit par des railleries de libraire, une lettre faite entre cinq ou six journalistes dans son cabinet et oĂč chacun dâeux mit son mot. Mademoiselle,» Canalis baron de, Constant Cyr Melchior, membre de lâAcadĂ©mie française, nĂ© en 1800, Ă Canalis CorrĂšze, taille de cinq pieds quatre pouces, en trĂšs bon Ă©tat, vaccinĂ©, de race pure, a satisfait Ă la conscription, jouit dâune santĂ© parfaite, possĂšde une petite terre patrimoniale dans la CorrĂšze et dĂ©sire se marier, mais trĂšs richement. » Il porte mi-parti de gueules Ă la dolouĂšre dâor et mi-parti de sable Ă la coquille dâargent, sommĂ© dâune couronne de baron, pour supports deux mĂ©lĂšzes de sinople. La devise or et fer, ne fut jamais aurifĂšre. » Le premier Canalis, qui partit pour la Terre-Sainte Ă la premiĂšre croisade, est citĂ© dans les chroniques dâAuvergne pour sâĂȘtre armĂ© seulement dâune hache, Ă cause de la complĂšte indigence oĂč il se trouvait et qui pĂšse depuis ce temps sur sa race. De lĂ lâĂ©cusson sans doute. La hache nâa donnĂ© quâune coquille. Ce haut baron est dâailleurs cĂ©lĂšbre aujourdâhui pour avoir dĂ©confit force infidĂšles, et mourut Ă JĂ©rusalem, sans or ni fer, nu comme un ver, sur la route dâAscalon, les ambulances nâexistant pas encore. » Le chĂąteau de Canalis, qui rapporte quelques chĂątaignes, consiste en deux tours dĂ©mantelĂ©es, rĂ©unies par un pan de muraille remarquable par un lierre admirable, et paye vingt-deux francs de contribution. » LâĂ©diteur soussignĂ© fait observer quâil achĂšte dix mille francs chaque volume de poĂ©sies Ă monsieur de Canalis, qui ne donne pas ses coquilles. » Le chantre de la CorrĂšze demeure rue de Paradis-PoissonniĂšre, numĂ©ro 29, ce qui, pour un poĂ«te de lâĂcole AngĂ©lique, est un quartier convenable. Les vers attirent les goujons. Affranchir. » Quelques nobles dames du faubourg Saint-Germain prennent, dit-on, souvent le chemin du Paradis, et protĂšgent le Dieu. Le roi Charles X considĂšre ce grand poĂ«te au point de le croire capable de devenir administrateur ; il lâa nommĂ© rĂ©cemment officier de la LĂ©gion-dâHonneur, et, ce qui vaut mieux, MaĂźtre des RequĂȘtes attachĂ© au ministĂšre des Affaires ĂtrangĂšres. Ces fonctions nâempĂȘchent nullement le grand homme de toucher une pension de trois mille francs sur les fonds destinĂ©s Ă lâencouragement des Arts et des Lettres. Ce succĂšs dâargent cause en Librairie une huitiĂšme plaie Ă laquelle a Ă©chappĂ© lâĂgypte, les vers ! » La derniĂšre Ă©dition des Ćuvres de Canalis, publiĂ©e sur cavalier vĂ©lin, avec des vignettes par Bixiou, Joseph Bridau, Schinner, Sommervieux, etc., imprimĂ©e par Didot, est en cinq volumes, du prix de neuf francs par la poste. » Cette lettre tomba comme un pavĂ© sur une tulipe. Un poĂ«te, MaĂźtre des RequĂȘtes, Ă©margeant au MinistĂšre, touchant une pension, poursuivant la rosette rouge, adulĂ© par les femmes du faubourg Saint-Germain, ressemblait-il au poĂ«te crottĂ©, flĂąnant sur les quais, triste, rĂȘveur, succombant au travail et remontant Ă sa mansarde, chargĂ© de poĂ©sie ?⊠NĂ©anmoins, Modeste devina la raillerie du libraire envieux qui disait â Jâai fait Canalis ! jâai fait Nathan ! Dâailleurs, elle relut les poĂ©sies de Canalis, vers excessivement pipeurs, pleins dâhypocrisie, et qui veulent un mot dâanalyse, ne fĂ»t-ce que pour expliquer son engouement. Canalis se distingue de Lamartine, le chef de lâĂcole AngĂ©lique, par un patelinage de garde-malade, par une douceur traĂźtresse, par une correction dĂ©licieuse. Si le chef aux cris sublimes est un aigle ; Canalis blanc et rose, est comme un flamant. En lui, les femmes voient lâami qui leur manque, un confident discret, leur interprĂšte, un ĂȘtre qui les comprend, qui peut les expliquer Ă elles-mĂȘmes. Les grandes marges laissĂ©es par Dauriat dans la derniĂšre Ă©dition Ă©taient chargĂ©es dâaveux Ă©crits au crayon par Modeste qui sympathisait avec cette Ăąme rĂȘveuse et tendre. Canalis ne possĂšde pas le don de vie, il nâinsuffle pas lâexistence Ă ses crĂ©ations ; mais il sait calmer les souffrances vagues, comme celles qui assaillaient Modeste. Il parle aux jeunes filles leur langage, il endort la douleur des blessures les plus saignantes, en apaisant les gĂ©missements et jusquâaux sanglots. Son talent ne consiste pas Ă faire de beaux discours aux malades, Ă leur donner le remĂšde des Ă©motions fortes, il se contente de leur dire dâune voix harmonieuse, Ă laquelle on croit â Je suis malheureux comme vous, je vous comprends bien ; venez Ă moi, pleurons ensemble sur le bord de ce ruisseau, sous les saules ? Et lâon va ! Et lâon Ă©coute sa poĂ©sie vide et sonore comme le chant par lequel les nourrices endorment les enfants. Canalis, comme Nodier en ceci, vous ensorcĂšle par une naĂŻvetĂ©, naturelle chez le prosateur et cherchĂ©e chez Canalis, par sa finesse, par son sourire, par ses fleurs effeuillĂ©es, par une philosophie enfantine. Il singe assez bien le langage des premiers jours, pour vous ramener dans la prairie des illusions. On est impitoyable avec les aigles, on leur veut les qualitĂ©s du diamant, une perfection incorruptible ; mais, avec Canalis, on se contente du petit sou de lâorphelin, on lui passe tout. Il semble bon enfant, humain surtout. Ces grimaces de poĂ«te angĂ©lique lui rĂ©ussissent, comme rĂ©ussiront toujours celles de la femme qui fait bien lâingĂ©nue, la surprise, la jeune, la victime, lâange blessĂ©. Modeste, en reprenant ses impressions, eut confiance en cette Ăąme, en cette physionomie aussi ravissante que celle de Bernardin de Saint-Pierre. Elle nâĂ©couta pas le libraire. Donc, au commencement du mois dâaoĂ»t, elle Ă©crivit la lettre suivante Ă ce nouveau Dorat qui passe encore pour une des Ă©toiles de la plĂ©iade moderne. I. Ă monsieur de canalis. DĂ©jĂ bien des fois, monsieur, jâai voulu vous Ă©crire, et pourquoi ? vous le devinez pour vous dire combien jâaime votre talent. Oui, jâĂ©prouve le besoin de vous exprimer lâadmiration dâune pauvre fille de province, seulette dans son coin, et dont tout le bonheur est de lire vos poĂ©sies. De RenĂ©, je suis venue Ă vous. La mĂ©lancolie conduit Ă la rĂȘverie. Combien dâautres femmes ne vous ont-elles pas envoyĂ© lâhommage de leurs pensĂ©es secrĂštes ?⊠Quelle est ma chance dâĂȘtre distinguĂ©e dans cette foule ? Quâest-ce que ce papier, plein de mon Ăąme, aura de plus que toutes les lettres parfumĂ©es qui vous harcĂšlent ? Je me prĂ©sente avec plus dâennuis que toute autre je veux rester inconnue et demande une confiance entiĂšre, comme si vous me connaissiez depuis longtemps. » RĂ©pondez-moi, soyez bon pour moi. Je ne prends pas lâengagement de me faire connaĂźtre un jour, cependant je ne dis pas absolument non. Que puis-je ajouter Ă cette lettre ?⊠Voyez-y, monsieur, un grand effort, et permettez-moi de vous tendre la main, oh ! une main bien amie, celle de » Votre servante » O. dâeste-m.» Si vous me faites la grĂące de me rĂ©pondre, adressez, je vous prie, votre lettre Ă mademoiselle F. Cochet, poste restante, au Havre. » Maintenant, toutes les jeunes filles, romanesques ou non, peuvent imaginer dans quelle impatience vĂ©cut Modeste pendant quelques jours ! Lâair fut plein de langues de feu. Les arbres lui parurent un plumage. Elle ne sentit pas son corps, elle plana dans la nature ! La terre flĂ©chissait sous ses pieds. Admirant lâinstitution de la Poste, elle suivit sa petite feuille de papier dans lâespace, elle se sentit heureuse, comme on est heureux Ă vingt ans du premier exercice de son vouloir. Elle Ă©tait occupĂ©e, possĂ©dĂ©e comme au Moyen-Ăąge. Elle se figura lâappartement, le cabinet du poĂ«te, elle le vit dĂ©cachetant sa lettre, et elle faisait des suppositions par myriades. AprĂšs avoir esquissĂ© la poĂ©sie, il est nĂ©cessaire de donner ici le profil du poĂ«te. Canalis est un petit homme sec, de tournure aristocratique, brun, douĂ© dâune figure vituline, et dâune tĂȘte un peu menue, comme celle des hommes qui ont plus de vanitĂ© que dâorgueil. Il aime le luxe, lâĂ©clat, la grandeur. La fortune est un besoin pour lui plus que pour tout autre. Fier de sa noblesse, autant que de son talent, il a tuĂ© ses ancĂȘtres par trop de prĂ©tentions dans le prĂ©sent. AprĂšs tout, les Canalis ne sont ni les Navarreins, ni les Cadignau, ni les Grandlieu, ni les NĂšgrepelisse. Et cependant, la nature a bien servi ses prĂ©tentions. Il a ces yeux dâun Ă©clat oriental quâon demande aux poĂ«tes, une finesse assez jolie dans les maniĂšres, une voix vibrante ; mais un charlatanisme naturel dĂ©truit presque ces avantages. Il est comĂ©dien de bonne foi. Sâil avance un pied trĂšs Ă©lĂ©gant, il en a pris lâhabitude. Sâil a des formules dĂ©clamatoires, elles sont Ă lui. Sâil se pose dramatiquement, il a fait de son maintien une seconde nature. Ces espĂšces de dĂ©fauts concordent Ă une gĂ©nĂ©rositĂ© constante, Ă ce quâil faut nommer le paladinage, en contraste avec la chevalerie. Canalis nâa pas assez de foi pour ĂȘtre don Quichotte ; mais il a trop dâĂ©lĂ©vation pour ne pas toujours se mettre dans le beau cĂŽtĂ© des questions. Cette poĂ©sie, qui fait ses Ă©ruptions miliaires Ă tout propos, nuit beaucoup Ă ce poĂ«te qui ne manque pas dâailleurs dâesprit, mais que son talent empĂȘche de dĂ©ployer son esprit ; il est dominĂ© par sa rĂ©putation, il vise Ă paraĂźtre plus grand quâelle. Ainsi, comme il arrive trĂšs souvent, lâhomme est en dĂ©saccord complet avec les produits de sa pensĂ©e. Ces morceaux cĂąlins, naĂŻfs, pleins de tendresse, ces vers calmes, purs comme la glace des lacs ; cette caressante poĂ©sie femelle a pour auteur un petit ambitieux, serrĂ© dans son frac, Ă tournure de diplomate, rĂȘvant une influence politique, aristocrate Ă en puer, musquĂ©, prĂ©tentieux, ayant soif dâune fortune afin de possĂ©der la rente nĂ©cessaire Ă son ambition, dĂ©jĂ gĂątĂ© par le succĂšs sous sa double forme la couronne de laurier et la couronne de myrte. Une place de huit mille francs, trois mille francs de pension, les deux mille francs de lâAcadĂ©mie, et les mille Ă©cus du revenu patrimonial, Ă©cornĂ©s par les nĂ©cessitĂ©s agronomiques de la terre de Canalis, au total quinze mille francs de fixe, plus les dix mille francs que rapportait la poĂ©sie, bon an, mal an ; en tout vingt-cinq mille livres. Pour le hĂ©ros de Modeste, cette somme constituait alors une fortune dâautant plus prĂ©caire, quâil dĂ©pensait environ cinq ou six mille francs au delĂ de ses revenus ; mais la cassette du roi, les fonds secrets du ministĂšre avaient jusquâalors comblĂ© ces dĂ©ficits. Il avait trouvĂ© pour le Sacre un hymne qui lui valut un service dâargenterie. Il refusa toute espĂšce de somme en disant que les Canalis devaient leur hommage au Roi de France. Le Roi Chevalier sourit, et commanda chez Odiot une coĂ»teuse Ă©dition des vers de ZaĂŻre Ah ! Versificateur, te serais-tu flattĂ©Dâeffacer Charles dix en gĂ©nĂ©rositĂ© ? DĂšs cette Ă©poque, Canalis avait, selon la pittoresque expression des journalistes, vidĂ© son sac. Il se sentait incapable dâinventer une nouvelle forme de poĂ©sie. Sa lyre ne possĂšde pas sept cordes, elle nâen a quâune ; et, Ă force dâen avoir jouĂ©, le public ne lui laissait plus que lâalternative de sâen servir Ă se pendre ou de se taire. De Marsay, qui nâaimait pas Canalis, se permit une plaisanterie qui laissa dans le flanc du poĂ«te sa pointe envenimĂ©e. â Canalis, dit-il une fois, me fait lâeffet de lâhomme le plus courageux, signalĂ© par le grand FrĂ©dĂ©ric aprĂšs la bataille, ce trompette qui nâavait cessĂ© de souffler le mĂȘme air dans son petit turlututu ! Canalis, aux oreilles de qui cette Ă©pigramme arriva, voulut devenir gĂ©nĂ©ral. Combien de fois un mot nâa-t-il pas dĂ©cidĂ© de la vie dâun homme ? Lâancien prĂ©sident de la rĂ©publique Cisalpine, le plus grand avocat du PiĂ©mont, Colla sâentend dire, Ă quarante ans, par un ami, quâil ne connaĂźt rien Ă la botanique ; il se pique, devient un Jussieu, cultive les fleurs, en invente, et publie la Flore du PiĂ©mont, en latin, lâouvrage de dix ans. â AprĂšs tout, Canning et Chateaubriand sont des hommes politiques, se dit le poĂ«te Ă©teint, et de Marsay trouvera son maĂźtre en moi ! Canalis aurait bien voulu faire un grand ouvrage politique ; mais il craignit de se compromettre avec la prose française, dont les exigences sont cruelles Ă ceux qui contractent lâhabitude de prendre quatre alexandrins pour exprimer une idĂ©e. De tous les poĂ«tes de ce temps, trois seulement Hugo, ThĂ©ophile Gautier, de Vigny ont pu rĂ©unir la double gloire de poĂ«te et de prosateur que rĂ©unirent aussi Racine et Voltaire, MoliĂšre et Rabelais, une des plus rares distinctions de la littĂ©rature française et qui doit signaler un poĂ«te entre tous. Donc, le poĂ«te du faubourg Saint-Germain faisait sagement en essayant de remiser son char sous le toit protecteur de lâAdministration. En devenant MaĂźtre des RequĂȘtes, Canalis Ă©prouva le besoin dâavoir un secrĂ©taire, un ami qui pĂ»t le remplacer en beaucoup dâoccasions, faire sa cuisine en librairie, avoir soin de sa gloire dans les journaux, et, au besoin, lâaider en politique, ĂȘtre enfin son Ăąme damnĂ©e. Beaucoup dâhommes cĂ©lĂšbres dans les Sciences, dans les Arts, dans les Lettres, ont Ă Paris un ou deux caudataires, un capitaine des gardes ou un chambellan qui vivent aux rayons de leur soleil, espĂšces dâaides de camp chargĂ©s des missions dĂ©licates, se laissant compromettre au besoin, travaillant au piĂ©destal de lâidole, ni tout Ă fait ses serviteurs ni tout Ă fait ses Ă©gaux, hardis Ă la rĂ©clame, les premiers sur la brĂšche, couvrant les retraites, sâoccupant des affaires, et dĂ©vouĂ©s tant que durent leurs illusions ou jusquâau moment oĂč leurs dĂ©sirs sont comblĂ©s. Quelques-uns reconnaissent un peu dâingratitude chez leur grand homme, dâautres se croient exploitĂ©s, plusieurs se lassent de ce mĂ©tier, peu se contentent de cette douce Ă©galitĂ© de sentiment, le seul prix que lâon doive chercher dans lâintimitĂ© dâun homme supĂ©rieur et dont se contentait Ali, Ă©levĂ© par Mahomet jusquâĂ lui. Beaucoup se tiennent pour aussi capables que leur grand homme, abusĂ©s par leur amour-propre. Le dĂ©vouement est rare, surtout sans solde, sans espĂ©rance, comme le concevait Modeste. NĂ©anmoins il se trouve des Menneval, et plus Ă Paris que partout ailleurs, des hommes qui chĂ©rissent une vie Ă lâombre, un travail tranquille, des BĂ©nĂ©dictins Ă©garĂ©s dans notre sociĂ©tĂ© sans monastĂšre pour eux. Ces agneaux courageux portent dans leurs actions, dans leur vie intime, la poĂ©sie que les Ă©crivains expriment. Ils sont poĂ«tes par le cĆur, par leurs mĂ©ditations Ă lâĂ©cart, par la tendresse, comme dâautres sont poĂ«tes sur le papier, dans les champs de lâintelligence et Ă tant le vers ! comme lord Byron, comme tous ceux qui vivent, hĂ©las ! de leur encre, lâeau dâHippocrĂšne dâaujourdâhui, par la faute du pouvoir. AttirĂ© par la gloire de Canalis, par lâavenir promis Ă cette prĂ©tendue intelligence politique et conseillĂ© par madame dâEspard, un jeune RĂ©fĂ©rendaire Ă la Cour des Comptes se constitua le secrĂ©taire bĂ©nĂ©vole du poĂ«te, et fut caressĂ© par lui comme un spĂ©culateur caresse son premier bailleur de fonds. Les prĂ©mices de cette camaraderie eurent assez de ressemblance avec lâamitiĂ©. Ce jeune homme avait dĂ©jĂ fait un stage de ce genre auprĂšs dâun des ministres tombĂ©s en 1827 ; mais le ministre avait eu soin de le placer Ă la Cour des Comptes. Ernest de La BriĂšre, jeune homme alors ĂągĂ© de vingt-sept ans, dĂ©corĂ© de la LĂ©gion-dâHonneur, sans autre fortune que les Ă©moluments de sa place, possĂ©dait la triture des affaires, et savait beaucoup aprĂšs avoir habitĂ© pendant quatre ans le cabinet du principal ministĂšre. Doux, aimable, le cĆur presque pudique et rempli de bons sentiments, il lui rĂ©pugnait dâĂȘtre sur le premier plan. Il aimait son pays, il voulait ĂȘtre utile, mais lâĂ©clat lâĂ©blouissait. Ă son choix, la place de secrĂ©taire prĂšs dâun NapolĂ©on lui eĂ»t mieux convenu que celle de premier ministre. Ernest, devenu lâami de Canalis, fit de grands travaux pour lui ; mais, en dix-huit mois, il reconnut la sĂ©cheresse de cette nature si poĂ©tique par lâexpression littĂ©raire seulement. La vĂ©ritĂ© de ce proverbe populaire Lâhabit ne fait pas le moine est surtout applicable Ă la littĂ©rature. Il est extrĂȘmement rare de trouver un accord entre le talent et le caractĂšre. Les facultĂ©s ne sont pas le rĂ©sumĂ© de lâhomme. Cette sĂ©paration, dont les phĂ©nomĂšnes Ă©tonnent, provient dâun mystĂšre inexplorĂ©, peut-ĂȘtre inexplorable. Le cerveau, ses produits en tous genres, car dans les Arts la main de lâhomme continue sa cervelle, sont un monde Ă part qui fleurit sous le crĂąne, dans une indĂ©pendance parfaite des sentiments, de ce quâon nomme les vertus du citoyen, du pĂšre de famille, de lâhomme privĂ©. Ceci nâest cependant pas absolu. Rien nâest absolu dans lâhomme. Il est certain que le dĂ©bauchĂ© dissipera son talent, que le buveur le dĂ©pensera dans ses libations, sans que lâhomme vertueux puisse se donner du talent par une honnĂȘte hygiĂšne ; mais il est aussi presque prouvĂ© que Virgile, le peintre de lâamour, nâa jamais aimĂ© de Didon, et que Rousseau, le citoyen-modĂšle, avait de lâorgueil Ă dĂ©frayer toute une aristocratie. NĂ©anmoins, Michel-Ange et RaphaĂ«l ont offert lâheureux accord du gĂ©nie et de la forme du caractĂšre. Le talent, chez les hommes, est donc Ă peu prĂšs, quant au moral, ce quâest la beautĂ© chez les femmes, une promesse. Admirons deux fois lâhomme chez qui le cĆur et le caractĂšre Ă©galent en perfection le talent. En trouvant sous le poĂ«te un Ă©goĂŻste ambitieux, la pire espĂšce de tous les Ă©goĂŻstes, car il en est dâaimables, Ernest Ă©prouva je ne sais quelle pudeur Ă le quitter. Les Ăąmes honnĂȘtes ne brisent pas facilement leurs liens, surtout ceux quâils ont nouĂ©s volontairement. Le secrĂ©taire faisait donc bon mĂ©nage avec le poĂ«te quand la lettre de Modeste courait la poste ; mais comme on fait bon mĂ©nage, en se sacrifiant toujours. La BriĂšre tenait compte Ă Canalis de la franchise avec laquelle il sâĂ©tait ouvert Ă lui. Dâailleurs, chez cet homme, qui sera tenu grand pendant sa vie, qui sera fĂȘtĂ© comme le fut Marmontel, les dĂ©fauts sont lâenvers de qualitĂ©s brillantes. Ainsi, sans sa vanitĂ©, sans sa prĂ©tention, peut-ĂȘtre nâeĂ»t-il pas Ă©tĂ© douĂ© de cette diction sonore, instrument nĂ©cessaire Ă la vie politique actuelle. Sa sĂ©cheresse aboutit Ă la rectitude, Ă la loyautĂ©. Son ostentation est doublĂ©e de gĂ©nĂ©rositĂ©. Les rĂ©sultats profitent Ă la sociĂ©tĂ©, les motifs regardent Dieu. Mais, lorsque la lettre de Modeste arriva, Ernest ne sâabusait plus sur Canalis. Les deux amis venaient de dĂ©jeuner et causaient dans le cabinet du poĂ«te, qui occupait alors, au fond dâune cour, un appartement donnant sur un jardin, au rez-de-chaussĂ©e. â Oh ! sâĂ©cria Canalis, je le disais bien lâautre jour Ă madame de Chaulieu, je dois lĂącher quelque nouveau poĂ«me, lâadmiration baisse, car voilĂ quelque temps que je nâai reçu de lettres anonymes⊠â Une inconnue ? demanda La BriĂšre. â Une inconnue ! une dâEste, et au Havre ! Câest Ă©videmment un nom dâemprunt. Et Canalis passa la lettre Ă La BriĂšre. Ce poĂ«me, cette exaltation cachĂ©e, enfin le cĆur de Modeste fut insouciamment tendu par un geste de fat Ă ce petit RĂ©fĂ©rendaire de la Cour des Comptes. â Câest beau ! sâĂ©cria le RĂ©fĂ©rendaire, dâattirer ainsi Ă soi les sentiments les plus pudiques, de forcer une pauvre femme Ă sortir des habitudes que lâĂ©ducation, la nature, le monde lui tracent, Ă briser les conventions⊠Quel privilĂ©ge le gĂ©nie acquiert ! Une lettre comme celle que je tiens, Ă©crite par une jeune fille, une vraie jeune fille, sans arriĂšre-pensĂ©e, avec enthousiasme⊠â Eh bien ?⊠dit Canalis. â Eh bien ! on peut avoir souffert autant que le Tasse, on doit ĂȘtre rĂ©compensĂ©, sâĂ©cria La BriĂšre. â On se dit cela, mon cher, Ă la premiĂšre, Ă la seconde lettre, dit Canalis ; mais quand câest la trentiĂšme !⊠Mais lorsquâon a trouvĂ© que la jeune enthousiaste est assez rouĂ©e ! Mais quand au bout du chemin brillant parcouru par lâexaltation du poĂ«te, on a vu quelque vieille Anglaise assise sur une borne et qui vous tend la main !⊠Mais quand lâange de la poste se change en une pauvre fille mĂ©diocrement jolie en quĂȘte dâun mari !⊠Oh ! alors lâeffervescence se calme. â Je commence Ă croire, dit La BriĂšre en souriant, que la gloire a quelque chose de vĂ©nĂ©neux, comme certaines fleurs Ă©clatantes. â Et puis, mon ami, reprit Canalis, toutes ces femmes, mĂȘme quand elles sont sincĂšres, elles ont un idĂ©al, et vous y rĂ©pondez rarement. Elles ne se disent pas que le poĂ«te est un homme assez vaniteux, comme je suis taxĂ© de lâĂȘtre ; elles nâimaginent jamais ce quâest un homme malmenĂ© par une espĂšce dâagitation fĂ©brile qui le rend dĂ©sagrĂ©able, changeant ; elles le veulent toujours grand, toujours beau ; jamais elles ne pensent que le talent est une maladie ; que Nathan vit avec Florine, que dâArthez est trop gras, que BĂ©ranger va trĂšs bien Ă pied, que le Dieu peut avoir la pituite. Un Lucien de RubemprĂ©, poĂ«te et joli garçon, est un phĂ©nix. Et pourquoi donc aller chercher de mĂ©chants compliments, et recevoir les douches froides que verse le regard hĂ©bĂ©tĂ© dâune femme dĂ©sillusionnĂ©e ?⊠â Le vrai poĂ«te, dit La BriĂšre, doit alors rester cachĂ© comme Dieu dans le centre de ses mondes, nâĂȘtre visible que par ses crĂ©ations⊠â La gloire coĂ»terait alors trop cher, rĂ©pondit Canalis. La vie a du bon. Tiens ! dit-il en prenant une tasse de thĂ©, quand une noble et belle femme aime un poĂ«te, elle ne se cache ni dans les cintres ni dans les baignoires du théùtre, comme une duchesse Ă©prise dâun acteur ; elle se sent assez forte, assez gardĂ©e par sa beautĂ©, par sa fortune, par son nom pour dire comme dans tous les poĂ«mes Ă©piques Je suis la nymphe Calypso, amante de TĂ©lĂ©maque. La mystification est la ressource des petits esprits. Depuis quelque temps, je ne rĂ©ponds plus aux masques⊠â Oh ! combien jâaimerais une femme venue Ă moi !⊠sâĂ©cria La BriĂšre en retenant une larme. On peut te rĂ©pondre, mon cher Canalis, que ce nâest jamais une pauvre fille qui monte jusquâĂ lâhomme cĂ©lĂšbre ; elle a trop de dĂ©fiance, trop de vanitĂ©, trop de craintes ! câest toujours une Ă©toile, une⊠â Une princesse, sâĂ©cria Canalis en partant dâun Ă©clat de rire, nâest-ce pas ? qui descend jusquâĂ lui⊠Mon cher, cela se voit une fois en cent ans. Un tel amour est comme cette fleur qui fleurit tous les siĂšcles⊠Les princesses, jeunes, riches et belles, sont trop occupĂ©es, elles sont entourĂ©es, comme toutes les plantes rares, dâune haie de sots, gentilshommes bien Ă©levĂ©s, vides comme des sureaux ! Mon rĂȘve, hĂ©las ! le cristal de mon rĂȘve, brodĂ© de la CorrĂšze ici de guirlandes de fleurs, dans quelle ferveur !⊠nâen parlons plus, il est en Ă©clats, Ă mes pieds, depuis longtemps⊠Non, non, toute lettre anonyme est une mendiante ! Et quelles exigences ! Ăcris Ă cette petite personne, en supposant quâelle soit jeune et jolie, et tu verras ! Tu nâauras pas autre chose Ă faire. On ne peut raisonnablement pas aimer toutes les femmes. Apollon, celui du BelvĂ©dĂšre du moins, est un Ă©lĂ©gant poitrinaire qui doit se mĂ©nager. â Mais quand une crĂ©ature arrive ainsi, son excuse doit ĂȘtre dans une certitude dâĂ©clipser en tendresse, en beautĂ©, la maĂźtresse la plus adorĂ©e, dit Ernest, et alors un peu de curiosité⊠â Ah ! rĂ©pondit Canalis, tu me permettras, trop jeune Ernest, de mâen tenir Ă la belle duchesse qui fait mon bonheur. â Tu as raison, trop raison, rĂ©pondit Ernest. NĂ©anmoins, le jeune secrĂ©taire lut la lettre de Modeste, et la relut en essayant dâen deviner lâesprit cachĂ©. â Il nây a pourtant pas lĂ la moindre emphase, on ne te donne pas du gĂ©nie, on sâadresse Ă ton cĆur, dit-il Ă Canalis. Ce parfum de modestie et ce contrat proposĂ© me tenteraient⊠â Signe-le, rĂ©ponds, va toi-mĂȘme jusquâau bout de lâaventure, je le donne lĂ de tristes appointements, sâĂ©cria Canalis en souriant. Va, tu mâen diras des nouvelles dans trois mois, si cela dure trois mois⊠Quatre jours aprĂšs, Modeste tenait la lettre suivante, Ă©crite sur du beau papier, protĂ©gĂ©e par une double enveloppe, et sous un cachet aux armes de Canalis. II. Ă mademoiselle O. dâEste-M. Mademoiselle,» Lâadmiration pour les belles Ćuvres, Ă supposer que les miennes soient telles, comporte je ne sais quoi de saint et de candide qui dĂ©fend contre toute raillerie et justifie Ă tout tribunal la dĂ©marche que vous avez faite en mâĂ©crivant. Avant tout, je dois vous remercier du plaisir que causent toujours de semblables tĂ©moignages, mĂȘme quand on ne les mĂ©rite pas ; car le faiseur de vers et le poĂ«te sâen croient intimement dignes, tant lâamour-propre est une substance peu rĂ©fractaire Ă lâĂ©loge. La meilleure preuve dâamitiĂ© que je puisse donner Ă une inconnue, en Ă©change de ce dictame qui guĂ©rirait les morsures de la critique, nâest-ce pas de partager avec elle la moisson de mon expĂ©rience, au risque de faire envoler vos vivantes illusions. » Mademoiselle, la plus belle palme dâune jeune fille est la fleur dâune vie sainte, pure, irrĂ©prochable. Ătes-vous seule au monde ? Tout est dit. Mais si vous avez une famille, un pĂšre ou une mĂšre, songez Ă tous les chagrins qui peuvent suivre une lettre comme la vĂŽtre, adressĂ©e Ă un poĂ«te que vous ne connaissez pas personnellement. Tous les Ă©crivains ne sont pas des anges, ils ont des dĂ©fauts. Il en est de lĂ©gers, dâĂ©tourdis, de fats, dâambitieux, de dĂ©bauchĂ©s ; et, quelque imposante que soit lâinnocence, quelque chevaleresque que soit le poĂ«te français, Ă Paris vous pourriez rencontrer plus dâun mĂ©nestrel dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©, prĂȘt Ă cultiver votre affection pour la tromper. Votre lettre serait alors interprĂ©tĂ©e autrement que je ne lâai fait. On y verrait une pensĂ©e que vous nây avez pas mise, et que, dans votre innocence, vous ne soupçonnez point. Autant dâauteurs, autant de caractĂšres. Je suis excessivement flattĂ© que vous mâayez jugĂ© digne de vous comprendre ; mais si vous Ă©tiez tombĂ©e sur un talent hypocrite, sur un railleur dont les livres sont mĂ©lancoliques et dont la vie est un carnaval continuel, vous auriez pu trouver au dĂ©noĂ»ment de votre sublime imprudence un mĂ©chant homme, quelque habituĂ© des coulisses, ou un hĂ©ros dâestaminet ! Vous ne sentez pas, sous les berceaux de clĂ©matite oĂč vous mĂ©ditez sur les poĂ©sies, lâodeur du cigare qui dĂ©poĂ©tise les manuscrits ; de mĂȘme quâen allant au bal, parĂ©e des Ćuvres resplendissantes du joaillier, vous ne pensez pas aux bras nerveux, aux ouvriers en veste, aux ignobles ateliers dâoĂč sâĂ©lancent, radieuses, ces fleurs du travail. » Allons plus loin !⊠En quoi la vie rĂȘveuse et solitaire que vous menez, sans doute au bord de la mer, peut-elle intĂ©resser un poĂ«te dont la mission est de tout deviner, puisquâil doit tout peindre ? Nos jeunes filles Ă nous sont tellement accomplies, que nulle des filles dâĂve ne peut lutter avec elles ! Quelle RĂ©alitĂ© valut jamais le RĂȘve ? » Maintenant, que gagnerez-vous, vous, jeune fille Ă©levĂ©e Ă devenir une sage mĂšre de famille, en vous initiant aux agitations terribles de la vie des poĂ«tes dans cette affreuse capitale, qui ne peut se dĂ©finir que par ces mots Un enfer quâon aime ! Si câest le dĂ©sir dâanimer votre monotone existence de jeune fille curieuse qui vous a mis la plume Ă la main, ceci nâa-t-il pas lâapparence dâune dĂ©pravation ? » Quel sens prĂȘterai-je Ă votre lettre ? Ătes-vous dâune caste rĂ©prouvĂ©e, et cherchez-vous un ami loin de vous ? Ătes-vous affligĂ©e de laideur et vous sentez-vous une belle Ăąme sans confident ? HĂ©las ! triste conclusion vous avez fait trop ou pas assez. Ou restons-en lĂ ; ou, si vous continuez, dites-mâen plus que dans la lettre que vous mâavez Ă©crite. » Mais, mademoiselle, si vous ĂȘtes jeune, si vous ĂȘtes belle, si vous avez une famille, si vous sentez au cĆur un nard cĂ©leste Ă rĂ©pandre, comme fit Madeleine aux pieds de JĂ©sus, laissez-vous apprĂ©cier par un homme digne de vous, et devenez ce que doit ĂȘtre toute bonne jeune fille une excellente femme, une vertueuse mĂšre de famille. Un poĂ«te est la plus triste conquĂȘte que puisse faire une jeune personne, il a trop de vanitĂ©s, trop dâangles blessants qui doivent se heurter aux lĂ©gitimes vanitĂ©s dâune femme, et meurtrir une tendresse sans expĂ©rience de la vie. La femme du poĂ«te doit lâaimer pendant un long temps avant de lâĂ©pouser, elle doit se rĂ©soudre Ă la charitĂ© des anges, Ă leur indulgence, aux vertus de la maternitĂ©. Ces qualitĂ©s, mademoiselle, ne sont quâen germe chez les jeunes filles. » Ăcoutez la vĂ©ritĂ© tout entiĂšre, ne vous la dois-je pas en retour de votre enivrante flatterie ? Sâil est glorieux dâĂ©pouser une grande renommĂ©e, on sâaperçoit bientĂŽt quâun homme supĂ©rieur est, en tant quâhomme, semblable aux autres. Il rĂ©alise alors dâautant moins les espĂ©rances, quâon attend de lui des prodiges. Il en est alors dâun poĂ«te cĂ©lĂšbre comme dâune femme dont la beautĂ© trop vantĂ©e fait dire â Je la croyais mieux, Ă qui lâaperçoit ; elle ne rĂ©pond plus aux exigences du portrait tracĂ© par la fĂ©e Ă laquelle je dois votre billet, lâImagination ! Enfin, les qualitĂ©s de lâesprit ne se dĂ©veloppent et ne fleurissent que dans une sphĂšre invisible, la femme du poĂ«te nâen sent plus que les inconvĂ©nients, elle voit fabriquer les bijoux au lieu de sâen parer. Si lâĂ©clat dâune position exceptionnelle vous a fascinĂ©e, apprenez que les plaisirs en sont bientĂŽt dĂ©vorĂ©s. On sâirrite de trouver tant dâaspĂ©ritĂ©s dans une situation qui, Ă distance, paraissait unie, tant de froid sur un sommet brillant ! Puis, comme les femmes ne mettent jamais les pieds dans le monde des difficultĂ©s, elles nâapprĂ©cient bientĂŽt plus ce quâelles admiraient, quand elles croient en avoir, Ă premiĂšre vue, devinĂ© le maniement. » Je termine par une derniĂšre considĂ©ration dans laquelle vous auriez tort de voir une priĂšre dĂ©guisĂ©e, elle est le conseil dâun ami. LâĂ©change des Ăąmes ne peut sâĂ©tablir quâentre gens disposĂ©s Ă ne se rien cacher. Vous montrerez-vous telle que vous ĂȘtes Ă un inconnu ? Je mâarrĂȘte aux consĂ©quences de cette idĂ©e. » Trouvez ici, mademoiselle, les hommages que nous devons Ă toutes les femmes, mĂȘme Ă celles qui sont inconnues et masquĂ©es. » Avoir tenu cette lettre entre sa chair et son corset, sous son busc brĂ»lant, pendant toute une journĂ©e !⊠en avoir rĂ©servĂ© la lecture pour lâheure oĂč tout dort, minuit, aprĂšs avoir attendu ce silence solennel dans les anxiĂ©tĂ©s dâune imagination de feu !⊠avoir bĂ©ni le poĂ«te, avoir lu par avance mille lettres, avoir supposĂ© tout, exceptĂ© cette goutte dâeau froide tombant sur les plus vaporeuses formes de la fantaisie et les dissolvant comme lâacide prussique dissout la vie !⊠il y avait de quoi se cacher, quoique seule, ainsi que le fit Modeste, la figure dans ses draps, Ă©teindre la bougie et pleurer⊠Ceci se passait dans les premiers jours dâaoĂ»t, Modeste se leva, marcha par sa chambre, et vint ouvrir la croisĂ©e. Elle voulait de lâair. Le parfum des fleurs monta vers elle, avec cette fraĂźcheur particuliĂšre aux odeurs pendant la nuit. La mer, illuminĂ©e par la lune, scintillait comme un miroir. Un rossignol chanta dans un arbre du parc Vilquin. â Ah ! voilĂ le poĂ«te, se dit Modeste dont la colĂšre tomba. Les plus amĂšres rĂ©flexions se succĂ©dĂšrent dans son esprit. Elle se sentit piquĂ©e au vif, elle voulut relire la lettre, elle ralluma la bougie, elle Ă©tudia cette prose Ă©tudiĂ©e, et finit par entendre la voix poussive du Monde rĂ©el. â Il a raison et jâai tort, se dit-elle. Mais comment croire quâon trouvera sous la robe Ă©toilĂ©e des poĂ«tes un vieillard de MoliĂšre ?⊠Quand une femme ou une jeune fille est prise en flagrant dĂ©lit, elle conçoit une haine profonde contre le tĂ©moin, lâauteur ou lâobjet de sa faute. Aussi la vraie, la naturelle, la sauvage Modeste Ă©prouva-t-elle en son cĆur un effroyable dĂ©sir de lâemporter sur cet esprit de rectitude et de le prĂ©cipiter dans quelque contradiction, de lui rendre ce coup de massue. Cette enfant si pure, dont la tĂȘte seule avait Ă©tĂ© corrompue, et par ses lectures, et par la longue agonie de sa sĆur, et par les dangereuses mĂ©ditations de la solitude, fut surprise par un rayon de soleil sur son visage. Elle avait passĂ© trois heures Ă courir des bordĂ©es sur les mers immenses du Doute. De pareilles nuits ne sâoublient jamais. Elle alla droit Ă sa petite table de la Chine, prĂ©sent de son pĂšre, et Ă©crivit une lettre dictĂ©e par lâinfernal esprit de vengeance qui frĂ©tille au fond du cĆur des jeunes personnes. III. Ă monsieur de canalis. Monsieur, Vous ĂȘtes certainement un grand poĂ«te, mais vous ĂȘtes quelque chose de plus, vous ĂȘtes un honnĂȘte homme. AprĂšs avoir eu tant de loyale franchise avec une jeune fille qui cĂŽtoyait un abĂźme, en aurez-vous assez pour rĂ©pondre sans la moindre hypocrisie, sans dĂ©tour, Ă la question que voici. » Auriez-vous Ă©crit la lettre que je tiens en rĂ©ponse Ă la mienne ; vos idĂ©es, votre langage auraient-ils Ă©tĂ© les mĂȘmes si quelquâun vous eĂ»t dit Ă lâoreille ce qui peut se trouver vrai Mademoiselle O. dâEste-M. a six millions et ne veut pas dâun sot pour maĂźtre ? » Admettez pour certaine et pendant un moment cette supposition. Soyez avec moi comme avec vous-mĂȘme, ne craignez rien, je suis plus grande que mes vingt ans, rien de ce qui sera franc ne pourra vous nuire dans mon esprit. Quand jâaurai lu cette confidence, si toutefois vous daignez me la faire, vous recevrez alors une rĂ©ponse Ă votre premiĂšre lettre. » AprĂšs avoir admirĂ© votre talent, si souvent sublime, permettez-moi de rendre hommage Ă votre dĂ©licatesse et Ă votre probitĂ©, qui me forcent Ă me dire toujours » Votre humble servante,» O. dâEste-M. »Quand Ernest de la BriĂšre eut cette lettre entre les mains, il alla se promener sur les boulevards, agitĂ© dans son Ăąme comme une frĂȘle embarcation par une tempĂȘte oĂč le vent parcourt tous les aires du compas, de moment en moment. Pour un jeune homme comme on rencontre tant, pour un vrai Parisien, tout eĂ»t Ă©tĂ© dit avec cette phrase Câest une petite rouĂ©e !⊠Mais pour un garçon dont lâĂąme est noble et belle, cette espĂšce de serment dĂ©fĂ©rĂ©, cet appel Ă la VĂ©ritĂ© eut la vertu dâĂ©veiller les trois juges tapis au fond de toutes les consciences. Et lâHonneur, le Vrai, le Juste, se dressant en pied, criaient Ă©nergiquement â Ah ! cher Ernest, disait le Vrai, tu nâaurais certes pas donnĂ© de leçon Ă une riche hĂ©ritiĂšre !⊠Ah ! mon garçon, tu serais parti, et roide pour le Havre, afin de savoir si la jeune fille Ă©tait belle, et tu te serais senti trĂšs malheureux de la prĂ©fĂ©rence accordĂ©e au gĂ©nie. Et si tu avais pu donner un croc-en-jambe Ă ton ami, te faire agrĂ©er Ă sa place, mademoiselle dâEste eĂ»t Ă©tĂ© sublime ! â Comment, disait le Juste, vous vous plaignez, vous autres gens dâesprit ou de capacitĂ©, sans monnaie, de voir les filles riches mariĂ©es Ă des ĂȘtres dont vous ne feriez pas vos portiers ; vous dĂ©blatĂ©rez contre le positif du siĂšcle qui sâempresse dâunir lâargent Ă lâargent, et jamais quelque beau jeune homme plein de talent, sans fortune, Ă quelque belle jeune fille noble et riche en voilĂ une qui se rĂ©volte contre lâesprit du siĂšcle ?⊠et le poĂ«te lui rĂ©pond par un coup de bĂąton sur le cĆur⊠â Riche ou pauvre, jeune ou vieille, belle ou laide, cette fille a raison, elle a de lâesprit, elle roule le poĂ«te dans le bourbier de lâintĂ©rĂȘt personnel, sâĂ©criait lâHonneur, elle mĂ©rite une rĂ©ponse, sincĂšre, noble et franche, et avant tout lâexpression de ta pensĂ©e ! Examine-toi ! Sonde ton cĆur, et purge-le de ses lĂąchetĂ©s ! Que dirait lâAlceste de MoliĂšre ? Et La BriĂšre, parti du boulevard PoissonniĂšre, allait si lentement, perdu dans ses rĂ©flexions, quâune heure aprĂšs il atteignait Ă peine au boulevard des Capucines. Il prit les quais pour se rendre Ă la Cour des Comptes alors situĂ©e auprĂšs de la Sainte-Chapelle. Au lieu de vĂ©rifier des comptes, il resta sous le coup de ses perplexitĂ©s. â Elle nâa pas six millions, câest Ă©vident, se disait-il ; mais la question nâest pas là ⊠Six jours aprĂšs, Modeste reçut la lettre suivante. IV. Ă mademoiselle O. dâEste-M. Mademoiselle,» Vous nâĂȘtes pas une dâEste. Ce nom est un nom empruntĂ© pour cacher le vĂŽtre. Doit-on les rĂ©vĂ©lations que vous sollicitez Ă qui ment sur soi-mĂȘme ? » Ăcoutez, je rĂ©ponds Ă votre demande par une autre Ătes-vous dâune famille illustre ? dâune famille noble ? dâune famille bourgeoise ? » Certainement la morale ne change pas, elle est une ; mais ses obligations varient selon les sphĂšres. De mĂȘme que le soleil Ă©claire diversement les sites, y produit les diffĂ©rences que nous admirons, elle conforme le devoir social au rang, aux positions. La peccadille du soldat est un crime chez le gĂ©nĂ©ral, et rĂ©ciproquement. Les observances ne sont pas les mĂȘmes pour une paysage qui moissonne, pour une ouvriĂšre Ă quinze sous par jour, pour la fille dâun petit dĂ©taillant, pour la jeune bourgeoise, pour lâenfant dâune riche maison de commerce, pour la jeune hĂ©ritiĂšre dâune noble famille, pour une fille de la maison dâEste. Un roi ne doit pas se baisser pour ramasser une piĂšce dâor, et le laboureur doit retourner sur ses pas pour retrouver dix sous perdus, quoique lâun et lâautre doivent obĂ©ir aux lois de lâĂconomie. » Une dâEste riche de six millions peut mettre un chapeau Ă grands bords et Ă plumes, brandir sa cravache, presser les flancs dâun barbe, et venir, amazone brodĂ©e dâor, suivie de laquais, Ă un poĂ«te en disant Jâaime la poĂ©sie, et je veux expier les torts de LĂ©onore envers le Tasse ! » tandis que la fille dâun nĂ©gociant se couvrirait de ridicule en lâimitant. » Ă quelle classe sociale appartenez-vous ? RĂ©pondez sincĂšrement, et je vous rĂ©pondrai de mĂȘme Ă la question que vous mâavez posĂ©e. » Nâayant pas lâheur de vous connaĂźtre, et dĂ©jĂ liĂ© par une sorte de communion poĂ©tique, je ne voudrais pas vous offrir des hommages vulgaires. Câest dĂ©jĂ peut-ĂȘtre une malice victorieuse que dâembarrasser un homme qui publie des livres. » Le RĂ©fĂ©rendaire ne manquait pas de cette adresse que peut se permettre un homme dâhonneur. Courrier par courrier il reçut la rĂ©ponse. V. Ă monsieur de Canalis. Vous ĂȘtes de plus en plus raisonnable, mon cher poĂ«te. Mon pĂšre est comte. Notre principale illustration est un cardinal du temps oĂč les cardinaux marchaient presque les Ă©gaux des rois. Aujourdâhui notre maison quasi-tombĂ©e, finit en moi ; mais jâai les quartiers voulus pour entrer dans toutes les cours et dans tous les chapitres. Nous valons enfin les Canalis. Trouvez bon que je ne vous envoie pas nos armes. TĂąchez de rĂ©pondre aussi sincĂšrement que je le fais. Jâattends votre rĂ©ponse pour savoir si je pourrai me dire encore comme maintenant, » Votre servante,» O. dâEste-M. » â Comme elle abuse de ses avantages, la petite personne ! sâĂ©cria de La BriĂšre. Mais est-elle franche ? On nâa pas Ă©tĂ© pendant quatre ans le secrĂ©taire particulier dâun ministre, on nâhabite pas Paris, on nâen observe pas les intrigues impunĂ©ment ; aussi lâĂąme la plus pure est-elle toujours plus ou moins grisĂ©e par la capiteuse atmosphĂšre de cette impĂ©riale CitĂ©. Heureux de ne pas ĂȘtre Canalis, le jeune RĂ©fĂ©rendaire retint une place dans la malle-poste du Havre, aprĂšs avoir Ă©crit une lettre oĂč il annonçait une rĂ©ponse pour un jour dĂ©terminĂ©, se rejetant sur lâimportance de la confession demandĂ©e, et sur les occupations de son ministre. Il eut le soin de se faire donner, par le directeur-gĂ©nĂ©ral des Postes, un mot qui recommandait silence et obligeance au directeur du Havre. Ernest put ainsi voir venir au Bureau Françoise Cochet, et la suivit sans affectation. RemorquĂ© par elle, il arriva sur les hauteurs dâIngouville, et aperçut Ă la fenĂȘtre du Chalet Modeste Mignon. â Eh bien ! Françoise ? demanda la jeune fille. Ă quoi lâouvriĂšre rĂ©pondit â Oui, mademoiselle, jâen ai une. FrappĂ© par cette beautĂ© de blonde cĂ©leste, Ernest revint sur ses pas, et demanda le nom du propriĂ©taire de ce magnifique sĂ©jour Ă un passant. â ĂĂ , rĂ©pondit le passant en montrant la propriĂ©tĂ©. â Oui, mon ami. â Oh ! câest Ă monsieur Vilquin, le plus riche armateur du Havre, un homme qui ne connaĂźt pas sa fortune. â Je ne vois pas de cardinal Vilquin dans lâhistoire, se disait le RĂ©fĂ©rendaire en descendant vers le Havre pour retourner Ă Paris. Naturellement, il questionna le directeur de la poste sur la famille Vilquin, il apprit que la famille Vilquin possĂ©dait une immense fortune. Monsieur Vilquin avait un fils et deux filles, dont une mariĂ©e Ă monsieur Althor fils. La prudence empĂȘcha La BriĂšre de paraĂźtre en vouloir aux Vilquin ; le directeur le regardait dĂ©jĂ dâun air narquois. â Nây a-t-il personne en ce moment chez eux, outre la famille ? demanda-t-il encore. â En ce moment, la famille dâHĂ©rouville y est. On parle du mariage du jeune duc avec mademoiselle Vilquin, cadette. â Il y a eu le fameux cardinal dâHĂ©rouville, sous les Valois, se dit La BriĂšre, et sous Henri IV, le terrible marĂ©chal quâon a fait duc. Ernest repartit, ayant assez vu de Modeste pour en rĂȘver, pour penser que, riche ou pauvre, si elle avait une belle Ăąme, il ferait dâelle assez volontiers madame de La BriĂšre, et il rĂ©solut de continuer la correspondance. Essayez donc de rester inconnues, pauvres femmes de France, de filer le moindre petit roman au milieu dâune civilisation qui note sur les places publiques lâheure du dĂ©part et de lâarrivĂ©e des fiacres, qui compte les lettres, qui les timbre doublement au moment prĂ©cis oĂč elles sont jetĂ©es dans les boĂźtes et quand elles se distribuent, qui numĂ©rote les maisons, qui configure sur le rĂŽle-matrice des Contributions les Ă©tages, aprĂšs en avoir vĂ©rifiĂ© les ouvertures, qui va bientĂŽt possĂ©der tout son territoire reprĂ©sentĂ© dans ses derniĂšres parcelles, avec ses plus menus linĂ©aments, sur les vastes feuilles du Cadastre, Ćuvre de gĂ©ant ordonnĂ©e par un gĂ©ant ! Essayez donc de vous soustraire, filles imprudentes, non pas Ă lâĆil de la police, mais Ă ce bavardage incessant qui, dans la derniĂšre bourgade, scrute les actions les plus indiffĂ©rentes, compte les plats de dessert chez le prĂ©fet et voit les cĂŽtes de melon Ă la porte du petit rentier, qui tĂąche dâentendre lâor au moment oĂč la main de lâĂconomie lâajoute au trĂ©sor, et qui, tous les soirs au coin du foyer, estime le chiffre des fortunes du canton, de la ville, du dĂ©partement ! Modeste avait Ă©chappĂ©, par un quiproquo vulgaire, au plus innocent des espionnages quâErnest se reprochait dĂ©jĂ . Mais quel Parisien voudrait ĂȘtre la dupe dâune petite provinciale ? NâĂȘtre la dupe de rien, cette affreuse maxime est le dissolvant de tous les nobles sentiments de lâhomme. On devinera facilement Ă quelle lutte de sentiments cet honnĂȘte jeune homme fut en proie par la lettre quâil Ă©crivit, et oĂč chaque coup de flĂ©au reçu dans la conscience a laissĂ© sa trace. Ă quelques jours de lĂ , voici donc ce que lut Modeste Ă sa fenĂȘtre, par une belle journĂ©e du mois dâaoĂ»t. VI. Ă mademoiselle O. dâEste-M. Mademoiselle,» Sans aucune hypocrisie, oui, si jâavais Ă©tĂ© certain que vous eussiez une immense fortune, jâaurais agi tout autrement. Pourquoi ? Jâen ai cherchĂ© la raison, la voici. » Il est en nous un sentiment innĂ©, dĂ©veloppĂ© dâailleurs outre mesure par la SociĂ©tĂ©, qui nous lance Ă la recherche, Ă la possession du bonheur. La plupart des hommes confondent le bonheur avec ses moyens, et la fortune est, Ă leurs yeux, le plus grand Ă©lĂ©ment du bonheur. Jâaurais donc tĂąchĂ© de vous plaire entraĂźnĂ© par le sentiment social qui, dans tous les temps, a fait de la richesse une religion. Du moins, je le crois. On ne doit pas attendre, chez un homme, jeune encore, cette sagesse qui substitue le bon sens Ă la sensation ; et, devant une proie, lâinstinct bestial cachĂ© dans le cĆur de lâhomme, le pousse en avant. Au lieu dâune leçon, vous eussiez donc reçu de moi des compliments, des flatteries. Aurais-je eu ma propre estime ? jâen doute. Mademoiselle, dans ce cas, le succĂšs offre une absolution ; mais le bonheur ?⊠câest autre chose. Me serais-je dĂ©fiĂ© de ma femme, si je lâeusse obtenue ainsi ?⊠Bien certainement. Votre dĂ©marche eĂ»t repris tĂŽt ou tard son caractĂšre. Votre mari, quelque grand que vous le fassiez, finirait par vous reprocher de lâavoir avili ; vous-mĂȘme, tĂŽt ou tard, peut-ĂȘtre arriveriez-vous Ă le mĂ©priser. Lâhomme ordinaire tranche le nĆud gordien que constitue un mariage dâargent avec lâĂ©pĂ©e de la tyrannie. Lâhomme fort pardonne. Le poĂ«te se lamente. » Telle est, mademoiselle, la rĂ©ponse de ma probitĂ©. » Ăcoutez-moi bien maintenant. Vous avez eu le triomphe de me faire profondĂ©ment rĂ©flĂ©chir, et sur vous que je ne connais pas assez, et sur moi que je connaissais peu. Vous avez eu le talent de remuer bien des pensĂ©es mauvaises qui croupissent au fond de tous les cĆurs ; mais il en est sorti chez moi quelque chose de gĂ©nĂ©reux, et je vous salue de mes plus gracieuses bĂ©nĂ©dictions, comme on salue en mer un phare qui nous a montrĂ© les Ă©cueils oĂč nous pouvions pĂ©rir. » Voici ma confession, car je ne voudrais perdre ni votre estime ni la mienne, au prix de tous les trĂ©sors de la terre. » Jâai voulu savoir qui vous Ă©tiez. Je reviens du Havre oĂč jâai vu Françoise Cochet, je lâai suivie Ă Ingouville, et vous ai vue au milieu de votre magnifique villa. Vous ĂȘtes aussi belle que la femme des rĂȘves dâun poĂ«te ; mais je ne sais pas si vous ĂȘtes mademoiselle Vilquin cachĂ©e dans mademoiselle dâHĂ©rouville, ou mademoiselle dâHĂ©rouville cachĂ©e dans mademoiselle Vilquin. Quoique de bonne guerre, cet espionnage mâa fait rougir, et je me suis arrĂȘtĂ© dans mes recherches. Vous aviez Ă©veillĂ© ma curiositĂ©, ne mâen voulez pas dâavoir Ă©tĂ© quelque peu femme nâest-ce pas le droit du poĂ«te ? » Maintenant, je vous ai ouvert mon cĆur, je vous y ai laissĂ© lire, vous pouvez croire Ă la sincĂ©ritĂ© de ce que je vais ajouter. Quelque rapide quâait Ă©tĂ© le coup dâĆil que jâai jetĂ© sur vous, il a suffi pour modifier mon jugement. Vous ĂȘtes Ă la fois un poĂ«te et une poĂ©sie, avant dâĂȘtre une femme. Oui, vous avez en vous quelque chose de plus prĂ©cieux que la beautĂ©, vous ĂȘtes le beau idĂ©al de lâArt, la Fantaisie⊠La dĂ©marche, blĂąmable chez les jeunes filles vouĂ©es Ă une destinĂ©e ordinaire, change pour le caractĂšre que je vous prĂȘte. Dans le grand nombre dâĂȘtres, jetĂ©s par le hasard de la vie sociale sur la terre pour y composer une gĂ©nĂ©ration, il est des exceptions. Si votre lettre est la terminaison de longues rĂȘveries poĂ©tiques sur le sort que la loi rĂ©serve aux femmes ; si vous avez voulu, entraĂźnĂ©e par la vocation dâun esprit supĂ©rieur et instruit, apprendre la vie intime dâun homme Ă qui vous accordez le hasard du gĂ©nie, afin de vous crĂ©er une amitiĂ© soustraite au commun des relations, avec une Ăąme pareille Ă la vĂŽtre, en Ă©chappant Ă toutes les conditions de votre sexe ; certes, vous ĂȘtes une exception ! La loi qui sert Ă mesurer les actions de la foule est alors trĂšs Ă©troite pour dĂ©terminer votre rĂ©solution. Mais, le mot de ma premiĂšre lettre revient alors dans toute sa force vous avez fait trop ou pas assez. » Recevez encore des remercĂźments pour le service que vous mâavez rendu, en mâobligeant Ă me sonder le cĆur ; car vous avez rectifiĂ© chez moi cette erreur assez commune en France, que le mariage est un moyen de fortune. Au milieu des troubles de ma conscience, une voix sainte mâa parlĂ©. Je me suis jurĂ©, solennellement Ă moi-mĂȘme, de faire ma fortune Ă moi seul, afin de nâĂȘtre pas dĂ©terminĂ© dans le choix dâune compagne par des motifs cupides. Enfin jâai blĂąmĂ©, jâai rĂ©primĂ© la curiositĂ© malsĂ©ante que vous aviez excitĂ©e en moi. Vous nâavez pas six millions. Il nây a pas dâincognito possible, au Havre, pour une jeune personne qui possĂ©derait une pareille fortune, et vous seriez trahie par cette meute des familles de la Pairie que je vois Ă la chasse des hĂ©ritiĂšres Ă Paris et qui jette le Grand-Ăcuyer chez vos Vilquin. Ainsi les sentiments que je vous exprime ont Ă©tĂ© conçus, abstraction faite de tout roman ou de la vĂ©ritĂ©, comme une rĂšgle absolue. » Prouvez-moi maintenant que vous avez une de ces Ăąmes auxquelles on passe la dĂ©sobĂ©issance Ă la loi commune, vous donnerez alors raison dans votre esprit Ă cette seconde comme Ă ma premiĂšre lettre. DestinĂ©e Ă la vie bourgeoise, obĂ©issez Ă la loi de fer qui maintient la sociĂ©tĂ©. Femme supĂ©rieure, je vous admire ; mais je vous plains, si vous voulez obĂ©ir Ă lâinstinct que vous devez rĂ©primer ainsi le veut lâĂtat social. Lâadmirable morale de lâĂ©popĂ©e domestique, intitulĂ©e Clarisse Harlowe, est que lâamour lĂ©gitime et honnĂȘte de la victime la mĂšne Ă sa perte, parce quâil se conçoit, se dĂ©veloppe et se poursuit, malgrĂ© la famille. La Famille a raison contre Lovelace. La Famille, câest la SociĂ©tĂ©. » Croyez-moi, pour une fille, comme pour une femme, la gloire sera toujours dâenfermer dans la sphĂšre des convenances les plus serrĂ©es ses ardents caprices. Si jâavais une fille qui dĂ»t ĂȘtre madame de StaĂ«l, je lui souhaiterais la mort Ă quinze ans. Supposez-vous votre fille exposĂ©e sur les trĂ©teaux de la Gloire, et paradant pour obtenir les hommages de la foule, sans Ă©prouver mille cuisants regrets ? Ă quelque hauteur quâune femme se soit Ă©levĂ©e par la poĂ©sie secrĂšte de ses rĂȘves, elle doit sacrifier ses supĂ©rioritĂ©s sur lâautel de la famille. Ses Ă©lans, son gĂ©nie, ses aspirations vers le bien, vers le sublime, tout le poĂ«me de la jeune fille appartient Ă lâhomme quâelle accepte, aux enfants quâelle aura. Jâentrevois chez vous un dĂ©sir secret dâagrandir le cercle Ă©troit de la vie Ă laquelle toute femme est condamnĂ©e, et de mettre la passion, lâamour dans le mariage. Ah ! câest un beau rĂȘve, il nâest pas impossible, il est difficile ; mais il fut rĂ©alisĂ© pour le dĂ©sespoir des Ăąmes, passez-moi ce mot devenu ridicule, dĂ©pareillĂ©es ! » Si vous cherchez une espĂšce dâamitiĂ© platonique, elle ferait le dĂ©sespoir de votre avenir. Si votre lettre fut un jeu, ne le continuez pas. Ainsi ce petit roman est fini, nâest-ce pas ? Il nâaura pas Ă©tĂ© sans porter quelques fruits ma probitĂ© sâest armĂ©e, et vous aurez, vous, acquis une certitude sur la vie sociale. Jetez vos regards vers la vie rĂ©elle, et jetez dans les vertus de votre sexe lâenthousiasme passager que la littĂ©rature y fit naĂźtre. » Adieu, mademoiselle. Faites-moi lâhonneur de mâaccorder votre estime. AprĂšs vous avoir vue, ou celle que je crois ĂȘtre vous, jâai trouvĂ© votre lettre bien naturelle une si belle fleur devait se tourner vers le soleil de la poĂ©sie. Aimez la poĂ©sie ainsi que vous devez aimer les fleurs, la musique, les somptuositĂ©s de la mer, les beautĂ©s de la nature, comme une parure de lâĂąme ; mais songez Ă tout ce que jâai eu lâhonneur de vous dire sur les poĂ«tes. Gardez-vous dâĂ©pouser un sot, cherchez avec soin le compagnon que Dieu vous a fait. Il existe, croyez-moi, beaucoup de gens dâesprit, capables de vous apprĂ©cier, de vous rendre heureuse. » Si jâĂ©tais riche, et si vous Ă©tiez pauvre, je mettrais un jour ma fortune et mon cĆur Ă vos pieds, car je vous crois lâĂąme pleine de richesses, de loyautĂ© ; je vous confierais enfin ma vie et mon honneur avec une pleine sĂ©curitĂ©. Encore une fois, adieu, blonde fille dâĂve, la blonde. » La lecture de cette lettre, dĂ©vorĂ©e comme une gorgĂ©e dâeau dans le dĂ©sert, ĂŽta la montagne qui pesait sur le cĆur de Modeste. Elle aperçut les fautes quâelle avait commises dans la conception de son plan, et les rĂ©para sur-le-champ en faisant Ă Françoise des enveloppes de lettres sur lesquelles elle Ă©crivit elle-mĂȘme son adresse Ă Ingouville, en lui recommandant de ne plus venir au Chalet. DĂ©sormais Françoise, rentrĂ©e chez elle, mettrait chaque lettre arrivĂ©e de Paris sous une de ces enveloppes et la jetterait secrĂštement Ă la poste du Havre. Modeste se promit de recevoir Ă lâavenir le facteur elle-mĂȘme, en se trouvant sur le seuil du Chalet Ă lâheure oĂč il y passait. Quant aux sentiments que cette rĂ©ponse, oĂč le cĆur du noble et pauvre La BriĂšre battait sous le brillant fantĂŽme de Canalis, excita chez Modeste, ils furent aussi multipliĂ©s que les vagues qui vinrent mourir une Ă une sur le rivage, pendant que les yeux attachĂ©s sur lâOcĂ©an, elle se livrait au bonheur dâavoir harponnĂ©, pour ainsi dire, une Ăąme angĂ©lique dans la mer parisienne, dâavoir devinĂ© que chez les hommes dâĂ©lite le cĆur pouvait parfois ĂȘtre en harmonie avec le talent, et dâavoir Ă©tĂ© bien servie par la voix magique du pressentiment. Un intĂ©rĂȘt puissant allait animer sa vie. Lâenceinte de cette jolie habitation, le treillis de sa cage Ă©tait brisĂ© ! Sa pensĂ©e volait Ă pleines ailes. â Ă mon pĂšre, se dit-elle en regardant Ă lâhorizon, fais-nous bien riches ! La rĂ©ponse que lut cinq jours aprĂšs Ernest de La BriĂšre en dira plus dâailleurs que toute espĂšce de glose. VII. Ă monsieur de Canalis. Mon ami, laissez-moi vous donner ce nom, vous mâavez ravie, et je ne vous voudrais pas autrement que vous ĂȘtes dans cette lettre, la premiĂšre⊠oh ! quâelle ne soit pas la derniĂšre ? Quel autre quâun poĂ«te aurait pu jamais excuser si gracieusement une jeune fille et la deviner. » Je veux vous parler avec la sincĂ©ritĂ© qui, chez vous, a dictĂ© les premiĂšres lignes de votre lettre. Et dâabord, fort heureusement, vous ne me connaissez point. Je puis vous le dire avec bonheur, je ne suis ni cette affreuse mademoiselle Vilquin, ni la trĂšs noble et trĂšs sĂšche mademoiselle dâHĂ©rouville qui flotte entre trente et cinquante ans, sans se dĂ©cider Ă un chiffre tolĂ©rable. Le cardinal dâHĂ©rouville a fleuri dans lâhistoire de lâĂglise avant le cardinal de qui nous vient notre seule grande illustration, car je ne prends pas des lieutenants-gĂ©nĂ©raux, des abbĂ©s Ă petits volumes et Ă trop grands vers pour des cĂ©lĂ©britĂ©s. Puis je nâhabite pas la splendide villa des Vilquin ; il nây a pas, Dieu merci, dans mes veines la dix-millionniĂšme partie dâune goutte de ce sang froidi dans les comptoirs. Je tiens Ă la fois et de lâAllemagne et du midi de la France, jâai dans la pensĂ©e la rĂȘverie tudesque, et dans le sang la vivacitĂ© provençale. Je suis noble, et par mon pĂšre, et par ma mĂšre. Par ma mĂšre, je tiens Ă toutes les pages de lâalmanach de Gotha. Enfin, mes prĂ©cautions sont bien prises, il nâest au pouvoir dâaucun homme ni mĂȘme au pouvoir de lâautoritĂ©, de dĂ©masquer mon incognito. Je resterai voilĂ©e, inconnue. Quant Ă ma personne, et quant Ă mes propres, comme disent les Normands, rassurez-vous, je suis au moins aussi belle que la petite personne heureuse sans le savoir sur qui vos regards se sont arrĂȘtĂ©s, et je ne crois pas ĂȘtre une pauvresse, encore que dix fils de pairs de France ne mâaccompagnent pas dans mes promenades ! Jâai vu jouer dĂ©jĂ pour moi le vaudeville ignoble de lâhĂ©ritiĂšre, adorĂ©e pour ses millions. Enfin, nâessayez dâaucune maniĂšre, mĂȘme par pari, dâarriver Ă moi. HĂ©las ! quoique libre, je suis gardĂ©e, et par moi-mĂȘme dâabord, et par des gens de courage qui nâhĂ©siteraient point Ă vous planter un couteau dans le cĆur, si vous vouliez pĂ©nĂ©trer dans ma retraite. Je ne dis point ceci pour exciter votre courage ou votre curiositĂ©, je crois nâavoir besoin dâaucun de ces sentiments pour vous intĂ©resser, pour vous attacher. » Je rĂ©ponds maintenant Ă la seconde Ă©dition considĂ©rablement augmentĂ©e de votre premier sermon. » Voulez-vous un aveu ? Je me suis dit en vous voyant si dĂ©fiant, et me prenant pour une Corinne, dont les improvisations mâont tant ennuyĂ©e, que, dĂ©jĂ , beaucoup de dixiĂšmes Muses vous avaient emmenĂ©, vous tenant par la curiositĂ©, dans leurs doubles vallons, et vous avaient proposĂ© de goĂ»ter aux fruits de leurs parnasses de pensionnaire⊠Oh ! soyez en pleine sĂ©curitĂ©, mon ami ; si jâaime la poĂ©sie, je nâai point de petits vers en portefeuille, et mes bas sont et resteront dâune entiĂšre blancheur. Vous ne serez point ennuyĂ© par des lĂ©gĂšretĂ©s en un ou deux volumes. Enfin si je vous dis jamais Accourez ! vous ne trouverez point, vous le savez maintenant, une vieille fille, pauvre et laide. » Oh ! mon ami, si vous saviez combien je regrette que vous soyez venu au Havre ! Vous avez ainsi modifiĂ© ce que vous appelez mon roman. Non, Dieu seul peut peser dans ses mains puissantes le trĂ©sor que je rĂ©servais Ă un homme assez grand, assez confiant, assez perspicace pour partir de chez lui, sur la foi de mes lettres, aprĂšs avoir pĂ©nĂ©trĂ© pas Ă pas dans lâĂ©tendue de mon cĆur et arriver Ă notre premier rendez-vous avec la simplicitĂ© dâun enfant ! Je rĂȘvais cette innocence Ă un homme de gĂ©nie. Le trĂ©sor, vous lâavez Ă©cornĂ©. Je vous pardonne, cher poĂ«te, vous vivez Ă Paris ; et, comme vous le dites, il y a un homme dans un poĂ«te. Me prendrez-vous, Ă cause de ceci, pour une petite fille qui cultive le parterre enchantĂ© des illusions ? Ne vous amusez pas Ă jeter des pierres dans les vitraux cassĂ©s dâun chĂąteau ruinĂ© depuis longtemps. Vous, homme dâesprit, comment nâavez-vous pas devinĂ© que la leçon de votre pĂ©dante premiĂšre lettre, mademoiselle dâEste se lâĂ©tait dite Ă elle-mĂȘme ! Non, cher poĂ«te, ma premiĂšre lettre ne fut pas le caillou de lâenfant qui va gabant le long des chemins, qui se plaĂźt Ă effrayer un propriĂ©taire lisant la cote de ses contributions Ă lâabri de ses espaliers ; mais bien la ligne appliquĂ©e avec prudence par un pĂȘcheur du haut dâune roche au bord de la mer, espĂ©rant une pĂȘche miraculeuse. » Tout ce que vous dites de beau sur la Famille a mon approbation. Lâhomme qui me plaira, de qui je me croirai digne, aura mon cĆur et ma vie, de lâaveu de mes parents ; je ne veux ni les affliger, ni les surprendre ; jâai la certitude de rĂ©gner sur eux, ils sont dâailleurs sans prĂ©jugĂ©s. Enfin, je me sens forte contre les illusions de ma fantaisie. Jâai bĂąti de mes mains une forteresse, et je lâai laissĂ© fortifier par le dĂ©vouement sans bornes de ceux qui veillent sur moi comme sur un trĂ©sor, non que je ne sois de force Ă me dĂ©fendre en plaine ; car, sachez-le, le hasard mâa revĂȘtu dâune armure bien trempĂ©e, et sur laquelle est gravĂ© le mot mĂ©pris. Jâai lâhorreur la plus profonde de tout ce qui sent le calcul, de ce qui nâest pas entiĂšrement noble, pur, dĂ©sintĂ©ressĂ©. Jâai le culte du beau, de lâidĂ©al, sans ĂȘtre romanesque, mais aprĂšs lâavoir Ă©tĂ©, pour moi seule, dans mes rĂȘves. Aussi ai-je reconnu la vĂ©ritĂ© des choses, justes jusquâĂ la vulgaritĂ©, que vous mâavez Ă©crites sur la vie sociale. » Pour le moment, nous ne sommes et ne pouvons ĂȘtre que deux amis. Pourquoi chercher un ami dans un inconnu ? direz-vous. Votre personne mâest inconnue, mais votre esprit, votre cĆur me sont connus, ils me plaisent, et je me sens des sentiments infinis dans lâĂąme qui veulent un homme de gĂ©nie pour unique confident. Je ne veux pas que le poĂ«me de mon cĆur soit inutile, il brillera pour vous comme il eĂ»t brillĂ© pour Dieu seul. Quelle chose prĂ©cieuse quâun bon camarade Ă qui lâon peut tout dire ! Refuserez-vous les fleurs inĂ©dites de la jeune fille vraie qui voleront vers vous comme les jolis moucherons vers les rayons du soleil ? Je suis sĂ»re que vous nâavez jamais rencontrĂ© cette bonne fortune de lâesprit les confidences dâune jeune fille ! Ăcoutez son babil, acceptez les musiques quâelle nâa encore chantĂ©es que pour elle. Plus tard, si nos Ăąmes sont bien sĆurs, si nos caractĂšres se conviennent Ă lâessai, quelque jour un vieux domestique Ă cheveux blancs, placĂ© sur le bord dâune route, vous attendra pour vous conduire dans un chalet, dans une villa, dans un castel, dans un palais, je ne sais encore de quel genre sera le pavillon jaune et brun de lâhymĂ©nĂ©e les couleurs de lâAutriche si puissante par le mariage, ni si le dĂ©noĂ»ment est possible ; mais avouez que câest poĂ©tique et que mademoiselle dâEste est de bonne composition ! Ne vous laisse-t-elle pas votre libertĂ© ? vient-elle dâun pied jaloux jeter un coup dâĆil dans les salons de Paris ? vous impose-t-elle les devoirs dâune emprinse, les chaĂźnes que les paladins se mettaient jadis au bras volontairement ? Elle vous demande une alliance purement morale et mystĂ©rieuse ? Allons, venez dans mon cĆur quand vous serez malheureux, blessĂ©, fatiguĂ©. Dites-moi bien tout alors, ne me cachez rien, jâaurai des Ă©lixirs pour toutes vos douleurs. Jâai vingt ans, mon ami, mais ma raison en a cinquante, et jâai malheureusement ressenti dans un autre moi-mĂȘme les horreurs et les dĂ©lices de la passion. Je sais tout ce que le cĆur humain peut contenir de lĂąchetĂ©s, dâinfamies, et je suis nĂ©anmoins la plus honnĂȘte de toutes les jeunes filles. Non, je nâai plus dâillusions ; mais jâai mieux jâai des croyances et une religion. Tenez, je commence le jeu de nos confidences. » Quel que soit le mari que jâaurai, si je lâai choisi, cet homme pourra dormir tranquille, il pourra sâen aller aux Grandes Indes, il me retrouvera finissant la tapisserie commencĂ©e Ă son dĂ©part, sans quâaucun regard ait plongĂ© dans mes yeux, sans quâune voix dâhomme ait flĂ©tri lâair dans mon oreille ; et dans chaque point il reconnaĂźtra comme un vers du poĂ«me dont il aura Ă©tĂ© le hĂ©ros. Quand mĂȘme je me serais trompĂ©e Ă quelque belle et menteuse apparence, cet homme aura toutes les fleurs de mes pensĂ©es, toutes les coquetteries de ma tendresse, les muets sacrifices dâune rĂ©signation fiĂšre et non mendiante. Oui, je me suis promis de ne jamais suivre mon mari au dehors quand il ne le voudra pas je serai la divinitĂ© de son foyer. VoilĂ ma religion humaine. Mais pourquoi ne pas Ă©prouver et choisir lâhomme Ă qui je serai comme la vie est au corps ? Lâhomme est-il jamais gĂȘnĂ© de la vie ? Quâest-ce quâune femme contrariant celui quâelle aime ? Câest la maladie au lieu de la vie. Par la vie, jâentends cette heureuse santĂ© qui fait de toute heure un plaisir. » Revenons Ă votre lettre, qui me sera toujours prĂ©cieuse. Oui, plaisanterie Ă part, elle contient ce que je souhaitais, une expression de sentiments prosaĂŻques aussi nĂ©cessaires Ă la famille que lâair au poumon, et sans lesquels il nâest pas de bonheur possible. Agir en honnĂȘte homme, penser en poĂ«te, aimer comme aiment les femmes, voilĂ ce que je souhaitais Ă mon ami, et ce qui maintenant nâest, sans doute, plus une chimĂšre. » Adieu, mon ami. Je suis pauvre pour le moment. Câest une des raisons qui me font chĂ©rir mon masque, mon incognito, mon imprenable forteresse. Jâai lu vos derniers vers dans la Revue, et avec quelles dĂ©lices, aprĂšs mâĂȘtre initiĂ©e aux austĂšres et secrĂštes grandeurs de votre Ăąme ! » Serez-vous bien malheureux de savoir quâune jeune fille prie Dieu fervemment pour vous, quâelle fait de vous son unique pensĂ©e, et que vous nâavez pas dâautres rivaux quâun pĂšre et une mĂšre ? Y a-t-il des raisons de repousser des pages pleines de vous, Ă©crites pour vous, qui ne seront lues que par vous ? Rendez-moi la pareille. Je suis si peu femme encore que vos confidences, pourvu quâelles soient entiĂšres et vraies, suffiront au bonheur de » Votre O. dâEste-M. »â Mon Dieu ! suis-je donc amoureux dĂ©jĂ , sâĂ©cria le jeune RĂ©fĂ©rendaire qui sâaperçut dâĂȘtre restĂ© cette lettre Ă la main pendant une heure aprĂšs lâavoir lue. Quel parti prendre ? elle croit Ă©crire Ă notre grand PoĂ«te ! dois-je continuer cette tromperie ? est-ce une femme de quarante ans ou une jeune fille de vingt ans ? Ernest demeura fascinĂ© par le gouffre de lâinconnu. Lâinconnu, câest lâinfini obscur, et rien nâest plus attachant. Il sâĂ©lĂšve de cette sombre Ă©tendue des feux qui la sillonnent par moments et qui colorent des fantaisies Ă la Martynn. Dans une vie occupĂ©e comme celle de Canalis, une aventure de ce genre est emportĂ©e comme un bluet dans les roches dâun torrent ; mais dans celle dâun RĂ©fĂ©rendaire attendant le retour aux affaires du systĂšme dont le reprĂ©sentant est son protecteur, et qui, par distraction, Ă©levait Canalis au biberon pour la Tribune, cette jolie fille, en qui son imagination persistait Ă lui faire voir la jolie blonde, devait se loger dans le cĆur et y causer les mille dĂ©gĂąts des romans qui entrent chez une existence bourgeoise, comme un loup dans une basse-cour. Ernest se prĂ©occupa donc beaucoup de lâinconnue du Havre, et il rĂ©pondit la lettre que voici, lettre Ă©tudiĂ©e, lettre prĂ©tentieuse, mais oĂč la passion commençait Ă se rĂ©vĂ©ler par le dĂ©pit. VIII. Ă mademoiselle O. dâEste-M. Mademoiselle, est-il bien loyal Ă vous de venir sâasseoir dans le cĆur dâun pauvre poĂ«te avec lâarriĂšre-pensĂ©e de le laisser lĂ , sâil nâest pas selon vos dĂ©sirs, en lui lĂ©guant dâĂ©ternels regrets, en lui montrant pour quelques instants une image de la perfection, ne fĂ»t-elle que jouĂ©e, ou tout au moins un commencement de bonheur ? Je fus bien imprĂ©voyant en sollicitant cette lettre oĂč vous commencez Ă dĂ©rouler la rubannerie de vos idĂ©es. Un homme peut trĂšs bien se passionner pour une inconnue qui sait allier tant de hardiesse Ă tant dâoriginalitĂ©, tant de fantaisie Ă tant de sentiment. Qui ne souhaiterait de vous connaĂźtre, aprĂšs avoir lu cette premiĂšre confidence ? Il me faut des efforts vraiment grands pour conserver ma raison en pensant Ă vous, car vous avez rĂ©uni tout ce qui peut troubler un cĆur et une tĂȘte dâhomme. Aussi profitĂ©-je du reste de sang-froid que je garde en ce moment pour vous faire dâhumbles reprĂ©sentations. » Croyez-vous donc, mademoiselle, que des lettres, plus ou moins vraies par rapport Ă la vie telle quâelle est, plus ou moins hypocrites, car les lettres que nous nous Ă©cririons seraient lâexpression du moment oĂč elles nous Ă©chapperaient, et non pas le sens gĂ©nĂ©ral de nos caractĂšres ; croyez-vous, dis-je, que tant belles soient-elles, elles remplaceront jamais lâexpression que nous ferions de nous-mĂȘmes par le tĂ©moignage de la vie vulgaire ? Lâhomme est double. Il y a la vie invisible, celle du cĆur Ă laquelle des lettres peuvent suffire, et la vie mĂ©canique Ă laquelle on attache, hĂ©las ! plus dâimportance quâon ne le croit Ă votre Ăąge. Ces deux existences doivent concorder Ă lâidĂ©al que vous caressez ; ce qui, soit dit en passant, est trĂšs rare. Lâhommage pur, spontanĂ©, dĂ©sintĂ©ressĂ©, dâune Ăąme solitaire, Ă la fois instruite et chaste, est une de ces fleurs cĂ©lestes dont les couleurs et le parfum consolent de tous les chagrins, de toutes les blessures, de toutes les trahisons que comporte Ă Paris la vie littĂ©raire, et je vous remercie par un Ă©lan semblable au vĂŽtre ; mais, aprĂšs ce poĂ©tique Ă©change de mes douleurs contre les perles de votre aumĂŽne, que pouvez-vous attendre ? Je nâai ni le gĂ©nie, ni la magnifique position de lord Byron ; je nâai pas surtout lâaurĂ©ole de sa damnation postiche et de son faux malheur social ; mais quâeussiez-vous espĂ©rĂ© de lui dans une circonstance pareille ? Son amitiĂ©, nâest-ce pas ? Eh bien, lui qui devait nâavoir que de lâorgueil Ă©tait dĂ©vorĂ© de vanitĂ©s blessantes et maladives qui dĂ©courageaient lâamitiĂ©. Moi, mille fois plus petit que lui, ne puis-je avoir des dissonances de caractĂšre qui rendent la vie dĂ©plaisante, et qui font de lâamitiĂ© le fardeau le plus difficile ?⊠En Ă©change de vos rĂȘveries, que recevriez-vous ? les ennuis dâune vie qui ne serait pas entiĂšrement la vĂŽtre. Ce contrat est insensĂ©. Voici pourquoi. » Tenez, votre poĂ«me projetĂ© nâest quâun plagiat. Une jeune fille de lâAllemagne, qui nâĂ©tait pas, comme vous, une demi-Allemande, mais une Allemande tout entiĂšre, a, dans lâivresse de ses vingt ans, adorĂ© GĆthe ; elle en a fait son ami, sa religion, son dieu ! tout en le sachant mariĂ©. Madame GĆthe, en bonne allemande, en femme de poĂ«te, sâest prĂȘtĂ©e Ă ce culte par une complaisance trĂšs narquoise, et qui nâa pas guĂ©ri Bettina ! Mais quâest-il arrivĂ© ? Cette extatique a fini par Ă©pouser un Allemand. Entre nous, avouons quâune jeune fille qui se serait faite la servante du gĂ©nie, qui se serait Ă©galĂ©e Ă lui par la comprĂ©hension, qui lâeĂ»t pieusement adorĂ© jusquâĂ sa mort, comme fait une de ces divines figures tracĂ©es par les peintres dans les volets de leurs chapelles mystiques, et qui, lorsque lâAllemagne perdra GĆthe, se serait retirĂ©e en quelque solitude pour ne plus voir personne, comme fit lâamie de lord Bolingbroke, avouons que cette jeune fille se serait incrustĂ©e dans la gloire du poĂ«te comme Marie Magdeleine lâest Ă jamais dans le sanglant triomphe de notre Sauveur. Si ceci est le sublime, que dites-vous de lâenvers ? » NâĂ©tant ni lord Byron, ni GĆthe, deux colosses de poĂ©sie et dâĂ©goĂŻsme, mais tout simplement lâauteur de quelques poĂ©sies estimĂ©es, je ne saurais rĂ©clamer les honneurs dâun culte. Je suis trĂšs peu martyr. Jâai tout Ă la fois du cĆur et de lâambition, car jâai ma fortune Ă faire et suis encore jeune. Voyez-moi, comme je suis. La bontĂ© du roi, les protections de ses ministres me donnent une existence convenable. Jâai toutes les allures dâun homme fort ordinaire. Je vais aux soirĂ©es de Paris, absolument comme le premier sot venu ; mais dans une voiture dont les roues ne portent pas sur un terrain solidifiĂ©, comme le veut le temps prĂ©sent, par des inscriptions de rente sur le Grand-Livre. Si je ne suis pas riche, je nâai donc pas non plus le relief que donnent la mansarde, le travail incompris, la gloire dans la misĂšre, Ă certains hommes qui valent mieux que moi, comme dâArthez, par exemple. Quel dĂ©noĂ»ment prosaĂŻque allez-vous chercher aux fantaisies enchanteresses de votre jeune enthousiasme ? Restons-en lĂ . Si jâai eu le bonheur de vous sembler une raretĂ© terrestre, vous aurez Ă©tĂ©, pour moi, quelque chose de lumineux et dâĂ©levĂ©, comme ces Ă©toiles qui sâenflamment et disparaissent. Que rien ne ternisse cet Ă©pisode de notre vie. En continuant ainsi, je pourrais vous aimer, concevoir une de ces passions folles qui font briser les obstacles, qui vous allument dans le cĆur des feux dont la violence est inquiĂ©tante relativement Ă leur durĂ©e ; et, supposez que je rĂ©ussisse auprĂšs de vous, nous finissons de la façon la plus vulgaire un mariage, un mĂ©nage, des enfants⊠Oh ! BĂ©lise et Henriette Chrysale ensemble, est-ce possible ?⊠Adieu, donc ! » IX. Ă monsieur de canalis. Mon ami, votre lettre mâa fait autant de chagrin que de plaisir. Peut-ĂȘtre aurons-nous bientĂŽt tout plaisir en nous lisant. Comprenez-moi bien. On parle Ă Dieu, nous lui demandons une foule de choses, il reste muet. Moi je veux trouver en vous les rĂ©ponses que Dieu ne nous fait pas. LâamitiĂ© de mademoiselle de Gournay et de Montaigne ne peut-elle se recommencer ? Ne connaissez-vous pas le mĂ©nage de Sismonde de Sismondi Ă GenĂšve, le plus touchant intĂ©rieur que lâon connaisse et dont on mâa parlĂ©, quelque chose comme le marquis et la marquise de Pescaire heureux jusque dans leur vieillesse ? Mon Dieu ! serait-il impossible quâil existĂąt, comme dans une symphonie, deux harpes qui, Ă distance, se rĂ©pondent, vibrent, et produisent une dĂ©licieuse mĂ©lodie ? Lâhomme, seul dans la crĂ©ation, est Ă la fois la harpe, le musicien et lâĂ©couteur. Me voyez-vous inquiĂšte Ă la maniĂšre des femmes ordinaires ? Ne sais-je pas que vous allez dans le monde, que vous y voyez les plus belles et les plus spirituelles femmes de Paris ? Ne puis-je prĂ©sumer quâune de ces sirĂšnes daigne vous enlacer de ses froides Ă©cailles, et quâelle a fait la rĂ©ponse dont les prosaĂŻques considĂ©rations mâattristent ? Il est, mon ami, quelque chose de plus beau que ces fleurs de la coquetterie parisienne, il existe une fleur qui croĂźt en haut de ces pics alpestres, nommĂ©s hommes de gĂ©nie, lâorgueil de lâhumanitĂ© quâils fĂ©condent en y versant les nuages puisĂ©s avec leurs tĂȘtes dans les cieux ; cette fleur, je la veux cultiver et faire Ă©panouir, car ses sauvages et doux parfums ne nous manqueront jamais, ils sont Ă©ternels. » Faites-moi lâhonneur de ne croire Ă rien de vulgaire en moi. Si jâeusse Ă©tĂ© Bettina, car je sais Ă qui vous avez fait allusion, je nâaurais jamais Ă©tĂ© madame dâArnim ; et si jâavais Ă©tĂ© lâune des femmes de lord Byron, je serais Ă cette heure dans un couvent. Vous mâavez atteinte Ă lâendroit sensible. Vous ne me connaissez pas, vous me connaĂźtrez. Je sens en moi quelque chose de sublime dont on peut parler sans vanitĂ©. Dieu a mis dans mon Ăąme la racine de cette plante hybride nĂ©e au sommet de ces Alpes dont je viens de parler, et que je ne veux pas mettre dans un pot de fleurs, sur ma croisĂ©e, pour lây voir mourir. Non, ce magnifique calice, unique, aux odeurs enivrantes, ne sera pas traĂźnĂ© dans les vulgaritĂ©s de la vie ; il est Ă vous, Ă vous sans quâaucun regard le flĂ©trisse, Ă vous Ă jamais ! Oui, cher, Ă vous toutes mes pensĂ©es, mĂȘme les plus secrĂštes, les plus folles ; Ă vous un cĆur de jeune fille sans rĂ©serve, Ă vous une affection infinie. Si votre personne ne me convient pas, je ne me marierai point. Je puis vivre de la vie du cĆur, de votre esprit, de vos sentiments ; ils me plaisent, et je serai toujours ce que je suis, votre amie. Il y a chez vous du beau dans le moral, et cela me suffit. LĂ , sera ma vie. » Ne faites pas fi dâune jeune et jolie servante qui ne recule pas dâhorreur Ă lâidĂ©e dâĂȘtre un jour la vieille gouvernante du poĂ«te, un peu sa mĂšre, un peu sa mĂ©nagĂšre, un peu sa raison, un peu sa richesse. Cette fille dĂ©vouĂ©e, si prĂ©cieuse Ă vos existences, est lâAmitiĂ© pure et dĂ©sintĂ©ressĂ©e, Ă qui lâon dit tout, qui Ă©coute quelquefois en hochant la tĂȘte, et qui veille en filant Ă la lueur de la lampe, afin dâĂȘtre lĂ quand le poĂ«te revient ou trempĂ© de pluie ou maugrĂ©ant. VoilĂ ma destinĂ©e si je nâai pas celle de lâĂ©pouse heureuse et attachĂ©e Ă jamais je souris Ă lâune comme Ă lâautre. » Et croyez-vous que la France sera bien lĂ©sĂ©e parce que mademoiselle dâEste ne lui donnera pas deux ou trois enfants, parce quâelle ne sera pas une madame Vilquin quelconque ? Quant Ă moi, jamais je ne serai vieille fille. Je me ferai mĂšre par la bienfaisance et par ma secrĂšte coopĂ©ration Ă lâexistence dâun homme grand Ă qui je rapporterai mes pensĂ©es et mes efforts ici-bas. Jâai la plus profonde horreur de la vulgaritĂ©. Si je suis libre, si je suis riche, je me sais jeune et belle, je ne serai jamais ni Ă quelque niais sous prĂ©texte quâil est le fils dâun pair de France, ni Ă quelque nĂ©gociant qui peut se ruiner en un jour, ni Ă quelque bel homme qui sera la femme dans le mĂ©nage, ni Ă aucun homme qui me ferait rougir vingt fois par jour dâĂȘtre Ă lui. Soyez bien tranquille Ă ce sujet. Mon pĂšre a trop dâadoration pour mes volontĂ©s, il ne les contrariera jamais. Si je plais Ă mon poĂ«te, sâil me plaĂźt, le brillant Ă©difice de notre amour sera bĂąti si haut, quâil sera parfaitement inaccessible au malheur je suis une aiglonne, et vous le verrez Ă mes yeux. Je ne vous rĂ©pĂ©terai pas ce que je vous ai dit dĂ©jĂ , mais je le mets en moins de mots en vous avouant que je serai la femme la plus heureuse dâĂȘtre emprisonnĂ©e par lâamour, comme je le suis en ce moment par la volontĂ© paternelle. Eh ! mon ami, rĂ©duisons Ă la vĂ©ritĂ© du roman ce qui nous arrive par ma volontĂ©. » Une jeune fille, Ă lâimagination vive, enfermĂ©e dans une tourelle, se meurt dâenvie de courir dans le parc oĂč ses yeux seulement pĂ©nĂštrent ; elle invente un moyen de desceller sa grille, elle saute par la croisĂ©e, escalade le mur du parc, et va folĂątrer chez le voisin. Câest un vaudeville Ă©ternel !⊠Eh bien ! cette jeune fille est mon Ăąme, le parc du voisin est votre gĂ©nie. Nâest-ce pas bien naturel ? A-t-on jamais vu de voisin qui se soit plaint de son treillage cassĂ© par de jolis pieds ? VoilĂ pour le poĂ«te. Mais le sublime raisonneur de la comĂ©die de MoliĂšre veut-il des raisons ! En voici. » Mon cher GĂ©ronte, ordinairement les mariages se font au rebours du sens commun. Une famille prend des renseignements sur un jeune homme. Si le LĂ©andre fourni par la voisine ou pĂȘchĂ© dans un bal nâa pas volĂ©, sâil nâa pas de tare visible, sâil a la fortune quâon lui dĂ©sire, sâil sort dâun collĂ©ge ou dâune Ăcole de Droit, ayant satisfait aux idĂ©es vulgaires sur lâĂ©ducation, et sâil porte bien ses vĂȘtements, on lui permet de venir voir une jeune personne, lacĂ©e dĂšs le matin, Ă qui sa mĂšre ordonne de bien veiller sur sa langue, et recommande de ne rien laisser passer de son Ăąme, de son cĆur sur sa physionomie, en y gravant un sourire de danseuse achevant sa pirouette, armĂ©e des instructions les plus positives sur le danger de montrer son vrai caractĂšre, et Ă qui lâon recommande de ne pas paraĂźtre dâune instruction inquiĂ©tante. Les parents, quand les affaires dâintĂ©rĂȘt sont bien convenues entre eux, ont la bonhomie dâengager les prĂ©tendus Ă se connaĂźtre lâun lâautre, pendant des moments assez fugitifs oĂč ils sont seuls, oĂč ils causent, oĂč ils se promĂšnent, sans aucune espĂšce de libertĂ©, car ils se savent dĂ©jĂ liĂ©s. Un homme se costume alors aussi bien lâĂąme que le corps, et la jeune fille en fait autant de son cĂŽtĂ©. Cette pitoyable comĂ©die, entremĂȘlĂ©e de bouquets, de parures, de parties de spectacle, sâappelle faire la cour Ă sa prĂ©tendue. VoilĂ ce qui mâa rĂ©voltĂ©e, et je veux faire succĂ©der le mariage lĂ©gitime Ă quelque long mariage des Ăąmes. Une jeune fille nâa, dans toute sa vie, que ce moment oĂč la rĂ©flexion, la seconde vue, lâexpĂ©rience lui soient nĂ©cessaires. Elle joue sa libertĂ©, son bonheur, et vous ne lui laissez ni le cornet, ni les dĂ©s ; elle parie, elle fait galerie. Jâai le droit, la volontĂ©, le pouvoir, la permission de faire mon malheur moi-mĂȘme, et jâen use, comme fit ma mĂšre qui, conseillĂ©e par lâinstinct, Ă©pousa le plus gĂ©nĂ©reux, le plus dĂ©vouĂ©, le plus aimant des hommes, aimĂ© dans une soirĂ©e pour sa beautĂ©. Je vous sais libre, poĂ«te et beau. Soyez sĂ»r que je nâaurais pas choisi pour confident lâun de vos confrĂšres en Apollon dĂ©jĂ mariĂ©. Si ma mĂšre fut sĂ©duite par la BeautĂ© qui peut-ĂȘtre est le gĂ©nie de la Forme, pourquoi ne serais-je pas attirĂ©e par lâesprit et la forme rĂ©unis ? » Serais-je plus instruite en vous Ă©tudiant par correspondance quâen commençant par lâexpĂ©rience vulgaire des quelques mois de cour ? Ceci est la question, dirait Hamlet. Mais mon procĂ©dĂ©, mon cher Chrysale, a du moins lâavantage de ne pas compromettre nos personnes. Je sais que lâamour a ses illusions, et toute illusion a son lendemain. LĂ se trouve la raison de tant de sĂ©parations entre amants qui se croyaient liĂ©s pour la vie. La vĂ©ritable Ă©preuve est la souffrance et le bonheur. Quand, aprĂšs avoir passĂ© par cette double Ă©preuve de la vie, deux ĂȘtres y ont dĂ©ployĂ© leur dĂ©fauts et leurs qualitĂ©s, quâils y ont observĂ© leurs caractĂšres, alors ils peuvent aller jusquâĂ la tombe en se tenant par la main ; mais, mon cher Argante, qui vous dit que notre petit drame commencĂ© nâa pas dâavenir ?⊠En tout cas, nâaurons-nous pas joui du plaisir de notre correspondance ?⊠» Jâattends vos ordres, monseigneur, et suis de grand cĆur » Votre servante,» O. dâEste-M. »X. Ă mademoiselle O. dâEste-M. Tenez, vous ĂȘtes un dĂ©mon, je vous aime, est-ce lĂ ce que vous dĂ©siriez, fille originale ! Peut-ĂȘtre voulez-vous seulement occuper votre oisivetĂ© de province par le spectacle des sottises que peut faire un poĂ«te ? Ce serait une bien mauvaise action. Vos deux lettres accusent prĂ©cisĂ©ment assez de malice pour inspirer ce doute Ă un Parisien. Mais je ne suis plus maĂźtre de moi, ma vie et mon avenir dĂ©pendent de la rĂ©ponse que vous me ferez. Dites-moi si la certitude dâune affection sans bornes, accordĂ©e dans lâignorance des conventions sociales, vous touchera ; enfin si vous mâadmettez Ă vous rechercher⊠Il y aura bien assez dâincertitudes et dâangoisses pour moi dans la question de savoir si ma personne vous plaira. Si vous me rĂ©pondez favorablement, je change ma vie et dis adieu Ă bien des ennuis que nous avons la folie dâappeler le bonheur. Le bonheur, ma chĂšre belle inconnue, il est ce que vous rĂȘvez une fusion complĂšte des sentiments, une parfaite concordance dâĂąme, une vive empreinte du beau idĂ©al ce que Dieu nous permet dâen avoir ici-bas sur les actions vulgaires de la vie au train de laquelle il faut bien obĂ©ir, enfin la constance du cĆur plus prisable que ce que nous nommons la fidĂ©litĂ©. » Peut-on dire quâon fait des sacrifices dĂšs quâil sâagit dâun bien suprĂȘme, le rĂȘve des poĂ«tes, le rĂȘve des jeunes filles, le poĂ«me quâĂ lâentrĂ©e de la vie, et dĂšs que la pensĂ©e essaie ses ailes, chaque belle intelligence a caressĂ© de ses regards et couvĂ© des yeux pour le voir se briser dans un achoppement aussi dur que vulgaire ; car, pour la presque totalitĂ© des hommes, le pied du RĂ©el se pose aussitĂŽt sur cet Ćuf mystĂ©rieux qui nâĂ©clĂŽt presque jamais. Aussi ne vous parlerai-je pas encore de moi, ni de mon passĂ©, ni de mon caractĂšre, ni dâune affection quasi maternelle dâun cĂŽtĂ©, filiale du mien, que vous avez dĂ©jĂ gravement altĂ©rĂ©e, et dont lâeffet sur ma vie expliquerait le mot de sacrifice. Vous mâavez dĂ©jĂ rendu bien oublieux, pour ne pas dire ingrat est-ce assez pour vous ? Oh ! parlez, dites un mot, et je vous aimerai jusquâĂ ce que mes yeux se ferment, comme le marquis de Pescaire aima sa femme, comme RomĂ©o sa Juliette, et fidĂšlement. Notre vie, pour moi du moins, sera cette fĂ©licitĂ© sans trouble dont parle Dante comme Ă©tant lâĂ©lĂ©ment de son Paradis, poĂ«me bien supĂ©rieur Ă son Enfer. Chose Ă©trange, ce nâest pas de moi, mais de vous que je doute dans les longues mĂ©ditations par lesquelles je me suis plu, comme vous, peut-ĂȘtre, Ă embrasser le cours chimĂ©rique dâune existence rĂȘvĂ©e. Oui, chĂšre, je me sens la force dâaimer ainsi, dâaller vers la tombe avec une douce lenteur et dâun air toujours riant, en donnant le bras Ă une femme aimĂ©e, sans jamais troubler le beau temps de lâĂąme. Oui, jâai le courage dâenvisager notre double vieillesse, de nous voir en cheveux blancs, comme le vĂ©nĂ©rable historien de lâItalie, encore animĂ©s de la mĂȘme affection, mais transformĂ©s selon lâesprit de chaque saison. Tenez, je ne puis plus nâĂȘtre que votre ami. Quoique Chrysale, Oronte et Argante revivent, dites-vous, en moi, je ne suis pas encore assez vieillard pour boire Ă une coupe tenue par les charmantes mains dâune femme voilĂ©e sans Ă©prouver un fĂ©roce dĂ©sir de dĂ©chirer le domino, le masque, et de voir le visage. Ou ne mâĂ©crivez plus, ou donnez-moi lâespĂ©rance. Que je vous entrevoie ou je quitte la partie. Faut-il vous dire adieu ? Me permettez-vous de signer, » Votre ami ? »XI. Ă monsieur de canalis. Quelle flatterie ! avec quelle rapiditĂ© le grave Anselme est devenu le beau LĂ©andre ? Ă quoi dois-je attribuer un tel changement ? est-ce Ă ce noir que jâai mis sur du blanc, Ă ces idĂ©es qui sont aux fleurs de mon Ăąme ce quâest une rose dessinĂ©e au crayon noir aux roses du parterre ? ou au souvenir de la jeune fille prise pour moi, et qui est Ă ma personne ce que la femme de chambre est Ă la maĂźtresse ? Avons-nous changĂ© de rĂŽle ? Suis-je la Raison ? ĂȘtes-vous la Fantaisie ? TrĂȘve de plaisanterie. Votre lettre mâa fait connaĂźtre dâenivrants plaisirs dâĂąme, les premiers que je ne devrai pas aux sentiments de la famille. Que sont, comme a dit un poĂ«te, les liens du sang qui ont tant de poids sur les Ăąmes ordinaires en comparaison de ceux que nous forge le ciel dans les sympathies mystĂ©rieuses ? Laissez-moi vous remercier⊠Non, on ne remercie pas de ces choses⊠soyez bĂ©ni du bonheur que vous mâavez causĂ© ; soyez heureux de la joie que vous avez rĂ©pandue dans mon Ăąme. Vous mâavez expliquĂ© quelques apparentes injustices de la vie sociale. Il y a je ne sais quoi de brillant dans la gloire, de mĂąle, qui ne va bien quâĂ lâHomme, et Dieu nous a dĂ©fendu de porter cette aurĂ©ole en nous laissant lâamour, la tendresse pour en rafraĂźchir les fronts ceints de sa terrible lumiĂšre. Jâai senti ma mission, ou plutĂŽt vous me lâavez confirmĂ©e. » Quelquefois, mon ami, je me suis levĂ©e le matin dans un Ă©tat dâinconcevable douceur. Une sorte de paix, tendre et divine, me donnait lâidĂ©e du ciel. Ma premiĂšre pensĂ©e Ă©tait comme une bĂ©nĂ©diction. Jâappelais ces matinĂ©es, mes petits levers dâAllemagne, en opposition avec mes couchers de soleil du Midi, pleins dâactions hĂ©roĂŻques, de batailles, de fĂȘtes romaines, et de poĂ«mes ardents. Eh bien ! aprĂšs avoir lu cette lettre oĂč vous ressentez une fiĂ©vreuse impatience, moi jâai eu dans le cĆur la fraĂźcheur dâun de ces cĂ©lestes rĂ©veils oĂč jâaimais lâair, la nature, et me sentais destinĂ©e Ă mourir pour un ĂȘtre aimĂ©. Une de vos poĂ©sies, le Chant dâune jeune fille, peint ces moments dĂ©licieux oĂč lâallĂ©gresse est douce, oĂč la priĂšre est un besoin, et câest mon morceau favori. Voulez-vous que je vous dise toutes mes flatteries en une seule je vous crois digne dâĂȘtre moi !⊠» Votre lettre, quoique courte, mâa permis de lire en vous. Oui, jâai devinĂ© vos mouvements tumultueux, votre curiositĂ© piquĂ©e, vos projets, tous les fagots apportĂ©s par qui ? pour les bĂ»chers du cĆur. Mais je nâen sais pas encore assez sur vous pour satisfaire Ă votre demande. Ăcoutez, cher, le mystĂšre me permet cet abandon qui laisse voir le fond de lâĂąme. Une fois vue, adieu notre mutuelle connaissance. Voulez-vous un pacte ? Le premier conclu vous fut-il dĂ©savantageux ? vous y avez gagnĂ© mon estime. Et câest beaucoup, mon ami, quâune admiration qui se double de lâestime. Ăcrivez-moi dâabord votre vie en peu de mots ; puis racontez-moi votre existence Ă Paris, au jour le jour, sans aucun dĂ©guisement, et comme si vous causiez avec une vieille amie eh bien ! aprĂšs, je ferai faire un pas Ă notre amitiĂ©. Je vous verrai, mon ami, je vous le promets. Et câest beaucoup⊠Tout ceci, cher, nâest ni une intrigue, ni une aventure, je vous en prĂ©viens, il ne peut en rĂ©sulter aucune espĂšce de galanterie, ainsi que vous dites entre hommes. Il sâagit de ma vie, et ce qui me cause parfois dâaffreux remords sur les pensĂ©es que je laisse envoler par troupes vers vous, il sâagit de celle dâun pĂšre et dâune mĂšre adorĂ©s, Ă qui mon choix doit plaire et qui doivent trouver un vrai fils dans mon ami. » JusquâĂ quel point vos esprits superbes, Ă qui Dieu donne les ailes de ses anges sans leur en donner toujours la perfection, peuvent-ils se plier Ă la famille, Ă ses petites misĂšres ?⊠Quel texte mĂ©ditĂ© dĂ©jĂ par moi. Oh ! si jâai dit, dans mon cĆur, avant de venir Ă vous Allons !⊠» je nâen ai pas moins eu le cĆur palpitant dans la course, et je ne me suis dissimulĂ© ni les ariditĂ©s du chemin, ni les difficultĂ©s de lâalpe que jâavais Ă gravir. Jâai tout embrassĂ© dans de longues mĂ©ditations. Ne sais-je pas que les hommes Ă©minents comme vous lâĂȘtes ont connu lâamour quâils ont inspirĂ©, tout aussi bien que celui quâils ont ressenti, quâils ont eu plus dâun roman, et que vous surtout, en caressant ces chimĂšres de race que les femmes achĂštent Ă des prix fous, vous vous ĂȘtes attirĂ© plus de dĂ©noĂ»ments que de premiers chapitres. Et nĂ©anmoins je me suis Ă©criĂ©e Allons ! » parce que jâai plus Ă©tudiĂ© que vous ne le croyez la gĂ©ographie de ces grands sommets de lâHumanitĂ© taxĂ©s par vous de froideur. Ne mâavez-vous pas dit de Byron et de GĆthe quâils Ă©taient deux colosses dâĂ©goĂŻsme et de poĂ©sie ? HĂ© ! mon ami, vous avez partagĂ© lĂ lâerreur dans laquelle tombent les gens superficiels ; mais peut-ĂȘtre Ă©tait-ce chez vous gĂ©nĂ©rositĂ©, fausse modestie, ou dĂ©sir de mâĂ©chapper ? Permis au vulgaire, et non Ă vous, de prendre les effets du travail pour un dĂ©veloppement de la personnalitĂ©. Ni lord Byron, ni GĆthe, ni Walter Scott, ni Cuvier, ni lâinventeur, ne sâappartiennent, ils sont les esclaves de leur idĂ©e ; et cette puissance mystĂ©rieuse est plus jalouse quâune femme, elle les absorbe, elle les fait vivre et les tue Ă son profit. Les dĂ©veloppements visibles de cette existence cachĂ©e ressemblent en rĂ©sultat Ă lâĂ©goĂŻsme ; mais comment oser dire que lâhomme qui sâest vendu au plaisir, Ă lâinstruction ou Ă la grandeur de son Ă©poque, est Ă©goĂŻste ? Une mĂšre est-elle atteinte de personnalitĂ© quand elle immole tout Ă son enfant ?⊠Eh bien ! les dĂ©tracteurs du gĂ©nie ne voient pas sa fĂ©conde maternitĂ© ! voilĂ tout. La vie du poĂ«te est un si continuel sacrifice quâil lui faut une organisation gigantesque pour pouvoir se livrer aux plaisirs dâune vie ordinaire ; aussi, dans quels malheurs ne tombe-t-il pas, quand, Ă lâexemple de MoliĂšre, il veut vivre de la vie des sentiments, tout en les exprimant dans leurs plus poignantes crises ; car, pour moi, superposĂ© Ă sa vie privĂ©e, le comique de MoliĂšre est horrible. Pour moi, la gĂ©nĂ©rositĂ© du gĂ©nie est quasi divine, et je vous ai placĂ© dans cette noble famille de prĂ©tendus Ă©goĂŻstes. Ah ! si jâavais trouvĂ© la sĂ©cheresse, le calcul, lâambition, lĂ oĂč jâadmire toutes mes fleurs dâĂąme les plus aimĂ©es, vous ne savez pas de quelle longue douleur jâeusse Ă©tĂ© atteinte ! Jâai dĂ©jĂ rencontrĂ© le mĂ©compte assis Ă la porte de mes seize ans ! Que serais-je devenue en apprenant Ă vingt ans que la gloire est menteuse, en voyant celui qui, dans ses Ćuvres, avait exprimĂ© tant de sentiments cachĂ©s dans mon cĆur, ne pas comprendre ce cĆur quand il se dĂ©voilait pour lui seul ? Ă mon ami, savez-vous ce qui serait advenu de moi ? vous allez pĂ©nĂ©trer dans lâarriĂšre de mon Ăąme. Eh bien ! jâaurais dit Ă mon pĂšre Amenez-moi le gendre qui sera de votre goĂ»t, jâabdique toute volontĂ©, mariez-moi pour vous ! » Et cet homme eĂ»t Ă©tĂ© notaire, banquier, avare, sot, homme de province, ennuyeux comme un jour de pluie, vulgaire comme un Ă©lecteur du petit collĂ©ge ; il eĂ»t Ă©tĂ© fabricant, ou quelque brave militaire sans esprit, il aurait eu la servante la plus rĂ©signĂ©e et la plus attentive en moi. Mais, horrible suicide de tous tes moments ! jamais mon Ăąme ne se serait dĂ©pliĂ©e au jour vivifiant dâun soleil aimĂ© ! Aucun murmure nâaurait rĂ©vĂ©lĂ© ni Ă mon pĂšre, ni Ă ma mĂšre, ni Ă mes enfants, le suicide de la crĂ©ature qui, dans ce moment, Ă©branle les barreaux de sa prison, qui lance des Ă©clairs par mes yeux, qui vole Ă pleines ailes vers vous, qui se pose comme une Polymnie Ă lâangle de votre cabinet en y respirant lâair, en y regardant tout dâun Ćil doucement curieux. Quelquefois dans les champs, oĂč mon mari mâaurait menĂ©e, en mâĂ©chappant Ă quelques pas de mes marmots, en voyant une splendide matinĂ©e, secrĂštement, jâeusse jetĂ© quelques pleurs bien amers. Enfin jâaurais eu, dans mon cĆur, et dans un coin de ma commode, un petit trĂ©sor pour toutes les filles abusĂ©es par lâamour, pauvres Ăąmes poĂ©tiques, attirĂ©es dans les supplices par des sourires !⊠Mais je crois en vous, mon ami. Cette croyance rectifie les pensĂ©es les plus fantasques de mon ambition secrĂšte ; et par moments, voyez jusquâoĂč va ma franchise, je voudrais ĂȘtre au milieu du livre que nous commençons, tant je me sens de fermetĂ© dans mon sentiment, tant de force au cĆur pour aimer, tant de constance par raison, tant dâhĂ©roĂŻsme pour le devoir que je me crĂ©e, si lâamour peut jamais se changer en devoir ! » Sâil vous Ă©tait donnĂ© de me suivre dans la magnifique retraite oĂč je nous vois heureux, si vous connaissiez mes projets, il vous Ă©chapperait une phrase terrible oĂč serait le mot folie, et peut-ĂȘtre serais-je cruellement punie dâavoir envoyĂ© tant de poĂ©sie Ă un poĂ«te. Oui, je veux ĂȘtre une source, inĂ©puisable comme un beau pays, pendant les vingt ans que nous accorde la nature pour briller. Je veux Ă©loigner la satiĂ©tĂ© par la coquetterie et la recherche. Je serai courageuse pour mon ami, comme les femmes le sont pour le monde. Je veux varier le bonheur, je veux mettre de lâesprit dans la tendresse, du piquant dans la fidĂ©litĂ©. Ambitieuse, je veux tuer les rivales dans le passĂ©, conjurer les chagrins extĂ©rieurs par la douceur de lâĂ©pouse, par sa fiĂšre abnĂ©gation, et avoir, pendant toute la vie, ces soins du nid que les oiseaux nâont que pendant quelques jours. Cette immense dot, elle appartenait, elle devait ĂȘtre offerte Ă un grand homme, avant de tomber dans la fange des transactions vulgaires. Trouvez-vous maintenant ma premiĂšre lettre une faute ? Le vent dâune volontĂ© mystĂ©rieuse mâa jetĂ©e vers vous, comme une tempĂȘte apporte un rosier au cĆur dâun saule majestueux. Et dans la lettre que je tiens lĂ , sur mon cĆur, vous vous ĂȘtes Ă©criĂ©, comme votre ancĂȘtre â Dieu le veut ! quand il partit pour la croisade. » Ne direz-vous pas Elle est bien bavarde ! Autour de moi, tous disent â Elle est bien taciturne, mademoiselle ! » O. dâEste-M. »Ces lettres ont paru trĂšs originales aux personnes Ă la bienveillance de qui la ComĂ©die Humaine les doit ; mais leur admiration pour ce duel entre deux esprits croisant la plume, tandis que le plus sĂ©vĂšre incognito tient un masque sur les visages, pourrait ne pas ĂȘtre partagĂ©e. Sur cent spectateurs quatre-vingts peut-ĂȘtre se lasseraient de cet assaut. Le respect dĂ», dans tout pays de gouvernement constitutionnel, Ă la majoritĂ©, ne fĂ»t-elle que pressentie, a conseillĂ© de supprimer onze lettres Ă©changĂ©es entre Ernest et Modeste, pendant le mois de septembre ; si quelque flatteuse majoritĂ© les rĂ©clame, espĂ©rons quâelle donnera les moyens de les rĂ©tablir quelque jour ici. SollicitĂ©s par un esprit aussi agressif que le cĆur semblait adorable, les sentiments vraiment hĂ©roĂŻques du pauvre secrĂ©taire intime se donnĂšrent ample carriĂšre dans ces lettres que lâimagination de chacun fera peut-ĂȘtre plus belles quâelles ne le sont, en devinant ce concert de deux Ăąmes libres. Aussi Ernest ne vivait-il plus que par ces doux chiffons de papier, comme un avare ne vit plus que par ceux de la Banque ; tandis quâun amour profond succĂ©dait chez Modeste au plaisir dâagiter une vie glorieuse, dâen ĂȘtre, malgrĂ© la distance le principe. Le cĆur dâErnest complĂ©tait la gloire de Canalis. Il faut souvent, hĂ©las ! deux hommes pour en faire un amant parfait, comme en littĂ©rature on ne compose un type quâen employant les singularitĂ©s de plusieurs caractĂšres similaires. Combien de fois une femme nâa-t-elle pas dit dans un salon aprĂšs des causeries intimes Celui-ci serait mon idĂ©al pour lâĂąme, et je me sens aimer celui-lĂ qui nâest que le rĂȘve des sens ! La derniĂšre lettre Ă©crite par Modeste, et que voici, permet dâapercevoir lâĂźle des Faisans oĂč les mĂ©andres de cette correspondance conduisaient ces deux amants. XXIII. Ă monsieur de canalis. Soyez, dimanche, au Havre ; entrez Ă lâĂ©glise, faites-en le tour, aprĂšs la messe dâune heure, une ou deux fois, sortez sans rien dire Ă personne, sans faire aucune question Ă qui que ce soit, mais ayez une rose blanche Ă votre boutonniĂšre. Puis, retournez Ă Paris, vous y trouverez une rĂ©ponse. Cette rĂ©ponse ne sera pas ce que vous croyez ; car je vous lâai dit, lâavenir nâest pas encore Ă moi⊠Mais ne serais-je pas une vraie folle de vous dire oui, sans vous avoir vu ! Quand je vous aurai vu, je puis dire non, sans vous blesser je suis sĂ»re de rester inconnue. » Cette lettre Ă©tait partie la veille du jour oĂč la lutte inutile entre Modeste et Dumay venait dâavoir lieu. Lâheureuse Modeste attendait donc avec une impatience maladive le dimanche oĂč les yeux donneraient tort ou raison Ă lâesprit, au cĆur, un des moments les plus solennels dans la vie dâune femme et que trois mois dâun commerce dâĂąme Ă Ăąme rendait romanesque autant que le peut souhaiter la fille la plus exaltĂ©e. Tout le monde, exceptĂ© la mĂšre, avait pris la torpeur de cette attente pour le calme de lâinnocence. Quelque puissantes que soient et les lois de la famille et les cordes religieuses, il est des Julies dâĂtanges, des Clarisses, des Ăąmes remplies comme des coupes trop pleines et qui dĂ©bordent sous une pression divine. Modeste nâĂ©tait-elle pas sublime en dĂ©ployant une sauvage Ă©nergie Ă comprimer son exubĂ©rante jeunesse, en demeurant voilĂ©e ? Disons-le, le souvenir de sa sĆur Ă©tait plus puissant que toutes les entraves sociales ; elle avait armĂ© de fer sa volontĂ© pour ne manquer ni Ă son pĂšre ni Ă sa famille. Mais quels mouvements tumultueux ! et comment une mĂšre ne les aurait-elle pas devinĂ©s ? Le lendemain Modeste et madame Dumay conduisirent, vers midi, madame Mignon au soleil, sur le banc, au milieu des fleurs. Lâaveugle tourna sa figure blĂȘme et flĂ©trie du cĂŽtĂ© de lâOcĂ©an, elle aspira lâodeur de la mer et prit la main Ă Modeste qui resta prĂšs dâelle. Au moment de questionner sa fille, la mĂšre luttait entre le pardon et la remontrance, car elle avait reconnu lâamour, et Modeste lui paraissait, comme au faux Canalis, une exception. â Pourvu que ton pĂšre revienne Ă temps ! sâil tarde encore, il ne trouvera plus que toi de tout ce quâil aime ! aussi, Modeste, promets-moi de nouveau de ne jamais le quitter, dit-elle avec une cĂąlinerie maternelle. Modeste porta les mains de sa mĂšre Ă ses lĂšvres et les baisa doucement en rĂ©pondant â Ai-je besoin de te le redire ? â Ah ! mon enfant, câest que moi-mĂȘme jâai quittĂ© mon pĂšre pour suivre mon mari !⊠mon pĂšre Ă©tait seul cependant, il nâavait que moi dâenfant⊠Est-ce lĂ ce que Dieu punit dans ma vie !⊠Ce que je te demande, câest de te marier au goĂ»t de ton pĂšre, de lui conserver une place dans ton cĆur, de ne pas le sacrifier Ă ton bonheur, de le garder au milieu de la famille. Avant de perdre la vue, je lui ai Ă©crit mes volontĂ©s, il les exĂ©cutera ; je lui enjoins de retenir sa fortune en entier, non que jâaie une pensĂ©e de dĂ©fiance contre toi, mais est-on jamais sĂ»r dâun gendre ? Moi, ma fille, ai-je Ă©tĂ© raisonnable ? Un clin dâĆil a dĂ©cidĂ© de ma vie. La beautĂ©, cette enseigne si trompeuse, a dit vrai pour moi ; mais, dĂ»t-il en ĂȘtre de mĂȘme pour toi, pauvre enfant, jure-moi que si, de mĂȘme que ta mĂšre, lâapparence tâentraĂźnait, tu laisserais Ă ton pĂšre le soin de sâenquĂ©rir des mĆurs, du cĆur et de la vie antĂ©rieure de celui que tu aurais distinguĂ©, si par hasard tu distinguais un homme. â Je ne me marierai jamais quâavec le consentement de mon pĂšre, rĂ©pondit Modeste. La mĂšre garda le plus profond silence aprĂšs avoir reçu cette rĂ©ponse, et sa physionomie quasi morte annonçait quâelle la mĂ©ditait Ă la maniĂšre des aveugles, en Ă©tudiant en elle-mĂȘme lâaccent que sa fille y avait mis. â Câest que, vois-tu, mon enfant, dit enfin madame Mignon aprĂšs un long silence, si la faute de Caroline me fait mourir Ă petit feu, ton pĂšre ne survivrait pas Ă la tienne ; je le connais, il se brĂ»lerait la cervelle, il nây aurait plus ni vie ni bonheur sur la terre pour lui⊠â Modeste fit quelques pas pour sâĂ©loigner de sa mĂšre, et revint un moment aprĂšs. â Pourquoi mâas-tu quittĂ©e ? demanda madame Mignon. â Tu mâas fait pleurer, maman, rĂ©pondit Modeste. â Eh bien ! mon petit ange, embrasse-moi. Tu nâaimes personne, ici ?⊠tu nâas pas dâattentif ? demanda-t-elle en la gardant sur ses genoux, cĆur contre cĆur. â Non, ma chĂšre maman, rĂ©pondit la petite jĂ©suite. â Peux-tu me le jurer ? â Oh ! certes !⊠sâĂ©cria Modeste. Madame Mignon ne dit plus rien, elle doutait encore. â Enfin, si tu te choisissais un mari, ton pĂšre le saurait, reprit-elle. â Je lâai promis, et Ă ma sĆur, et Ă toi ma mĂšre. Quelle faute veux-tu que je commette en lisant Ă toute heure, Ă mon doigt Pense Ă Bettina ! Pauvre sĆur ! Au moment oĂč sur ce mot Pauvre sĆur ! dit par Modeste, une trĂȘve de silence sâĂ©tait Ă©tablie entre la fille et la mĂšre, dont les deux yeux Ă©teints laissĂšrent couler des larmes que ne put sĂ©cher Modeste en se mettant aux genoux de madame Mignon et lui disant Pardon, pardon, maman, » lâexcellent Dumay gravissait la cĂŽte dâIngouville au pas accĂ©lĂ©rĂ©, fait anormal dans la vie du caissier. Trois lettres avaient apportĂ© la ruine, une lettre ramenait la fortune. Le matin mĂȘme Dumay recevait, dâun capitaine venu des mers de la Chine, la premiĂšre nouvelle de son patron, de son seul ami. Ă monsieur anne dumay, ancien caissier de la maisonmignon. Mon cher Dumay, je suivrai de bien prĂšs, sauf les chances de la navigation, le navire par lâoccasion duquel je tâĂ©cris ; je nâai pas voulu quitter mon bĂątiment auquel je suis habituĂ©. Je tâavais dit Pas de nouvelles, bonnes nouvelles ! Mais, au premier mot de cette lettre, tu seras joyeux ; car ce mot, câest Jâai sept millions au moins ! Jâen rapporte une grande partie en indigo, un tiers en bonnes valeurs sur Londres et Paris, un autre tiers en bel or. Ton envoi dâargent mâa fait atteindre au chiffre que je mâĂ©tais fixĂ©, je voulais deux millions pour chacune de mes filles et lâaisance pour moi. Jâai fait le commerce de lâopium en gros pour des maisons de Canton, toutes dix fois plus riches que moi. Vous ne vous doutez pas, en Europe, de ce que sont les riches marchands chinois. Jâallais de lâAsie-Mineure, oĂč je me procurais lâopium Ă bas prix, Ă Canton oĂč je livrais mes quantitĂ©s aux compagnies qui en font le commerce. Ma derniĂšre expĂ©dition a eu lieu dans les Ăźles de la Malaisie, oĂč jâai pu Ă©changer le produit de lâopium contre mon indigo, premiĂšre qualitĂ©. Aussi peut-ĂȘtre aurai-je cinq Ă six cent mille francs de plus, car je ne compte mon indigo que ce quâil me coĂ»te. » Je me suis toujours bien portĂ©, pas la moindre maladie. VoilĂ ce que câest que de travailler pour ses enfants ! DĂšs la seconde annĂ©e, jâai pu avoir Ă moi le Mignon, joli brick de sept cents tonneaux, construit en bois de teck, doublĂ©, chevillĂ© en cuivre, et dont les emmĂ©nagements ont Ă©tĂ© faits pour moi. Câest encore une valeur. La vie du marin, lâactivitĂ© voulue pour mon commerce, mes travaux pour devenir une espĂšce de capitaine au long cours, mâont entretenu dans un excellent Ă©tat de santĂ©. Te parler de tout ceci, nâest-ce pas te parler de mes deux filles et de ma chĂšre femme ! JâespĂšre quâen me sachant ruinĂ© le misĂ©rable qui mâa privĂ© de ma Bettina lâaura laissĂ©e, et que la brebis Ă©garĂ©e sera revenue au cottage. Ne faudra-t-il pas quelque chose de plus dans la dot de celle-lĂ ! Mes trois femmes et mon Dumay, tous quatre vous avez Ă©tĂ© prĂ©sents Ă ma pensĂ©e pendant ces trois annĂ©es. Tu es riche, Dumay. Ta part, en dehors de ma fortune, se monte Ă cinq cent soixante mille francs, que je tâenvoie en un mandat, qui ne sera payĂ© quâĂ toi-mĂȘme par la maison Mongenod, quâon a prĂ©venue de New-York. Encore quelques mois, et je vous reverrai tous, je lâespĂšre, bien portants. » Maintenant mon cher Dumay, si je tâĂ©cris Ă toi seulement, câest que je dĂ©sire garder le secret sur ma fortune, et que je veux te laisser le soin de prĂ©parer mes anges Ă la joie de mon retour. Jâai assez du commerce, et je veux quitter le Havre. Le choix de mes gendres mâimporte beaucoup. Mon intention est de racheter la terre et le chĂąteau de La Bastie, de constituer un majorat de cent mille francs de rente au moins, et de demander au roi la faveur de faire succĂ©der lâun de mes gendres Ă mon nom et Ă mon titre. Or, tu sais, mon pauvre Dumay, le malheur que nous avons dĂ» au fatal Ă©clat que rĂ©pand lâopulence. Jây ai perdu lâhonneur dâune de mes filles. Jâai ramenĂ© Ă Java le plus malheureux des pĂšres, un pauvre nĂ©gociant hollandais, riche de neuf millions, Ă qui ses deux filles furent enlevĂ©es par des misĂ©rables, et nous avons pleurĂ© comme deux enfants, ensemble. Donc je ne veux pas que lâon connaisse ma fortune. Aussi nâest-ce pas au Havre que je dĂ©barquerai, mais Ă Marseille. Mon second est un Provençal, un ancien serviteur de ma famille, Ă qui jâai fait faire une petite fortune. Castagnould aura mes instructions pour racheter La Bastie, et je traiterai de lâindigo par lâentremise de la maison Mongenod. Je mettrai mes fonds Ă la Banque de France, et je reviendrai vous trouver, en ne me donnant quâune fortune ostensible dâenviron un million en marchandises. Mes filles seront censĂ©es avoir deux cents mille francs. Choisir celui de mes gendres qui sera digne de succĂ©der Ă mon nom, Ă mes armes, Ă mes titres, et de vivre avec nous, sera ma grande affaire ; mais je les veux tous deux, comme toi et moi, Ă©prouvĂ©s, fermes, loyaux, honnĂȘtes gens absolument. Je nâai pas doutĂ© de toi, mon vieux, un seul instant. Jâai pensĂ© que ma bonne et excellente femme, la tienne et toi, vous avez tracĂ© une haie infranchissable autour de ma fille, et que je pourrai mettre un baiser plein dâespĂ©rances sur le front pur de lâange qui me reste. Bettina-Caroline si vous, avez su sauver sa faute, aura de la fortune. AprĂšs avoir fait la guerre et le commerce, nous allons faire de lâagriculture, et tu seras notre intendant. Cela te va-t-il ? Ainsi, mon vieil ami, te voilĂ le maĂźtre de ta conduite avec ma famille, de dire ou de taire mes succĂšs. Je mâen fie Ă ta prudence ; tu diras ce que tu jugeras convenable. En quatre ans, il peut ĂȘtre survenu tant de changements dans les caractĂšres. Je te laisse ĂȘtre le juge, tant je crains la tendresse de ma femme pour ses filles. Adieu, mon vieux Dumay. Dis Ă mes filles et Ă ma femme que je nâai jamais manquĂ© de les embrasser de cĆur tous les jours, soir et matin. Le second mandat, Ă©galement personnel, de quarante mille francs, est pour mes filles et ma femme, en attendant » Ton patron et ami,» Charles Mignon. »â Ton pĂšre arrive, dit madame Mignon Ă sa fille. â Ă quoi vois-tu cela, maman ? demanda Modeste. â Il nây a que cette nouvelle Ă nous apporter qui puisse faire courir Dumay. Modeste, plongĂ©e dans ses rĂ©flexions, nâavait ni vu ni entendu Dumay. â Victoire ! sâĂ©cria le lieutenant dĂšs la porte. Madame, le colonel nâa jamais Ă©tĂ© malade, et il revient⊠il revient sur le Mignon, un beau bĂątiment Ă lui, qui doit valoir avec sa cargaison dont il me parle, huit Ă neuf cent mille francs ; mais il vous recommande la plus profonde discrĂ©tion, il a le cĆur creusĂ© bien avant par lâaccident de notre chĂšre petite dĂ©funte. â Il y a fait la place dâune tombe, dit madame Mignon. â Et il attribue ce malheur, ce qui me semble probable, Ă la cupiditĂ© que les grandes fortunes excitent chez les jeunes gens⊠Mon pauvre colonel croit retrouver la brebis Ă©garĂ©e au milieu de nous⊠Soyons heureux entre nous, ne disons rien Ă personne, pas mĂȘme Ă Latournelle, si câest possible. â Mademoiselle, dit-il Ă lâoreille de Modeste, Ă©crivez Ă monsieur votre pĂšre une lettre sur la perte que la famille a faite et sur les suites affreuses que cet Ă©vĂ©nement a eues, afin de le prĂ©parer au terrible spectacle quâil aura ; je me charge de lui faire tenir cette lettre avant son arrivĂ©e au Havre, car il est forcĂ© de passer par Paris ; Ă©crivez-lui longuement, vous avez du temps Ă vous, jâemporterai la lettre lundi, lundi jâirai sans doute Ă Paris⊠Modeste eut peur que Canalis et Dumay ne se rencontrassent, elle voulut monter pour Ă©crire et remettre le rendez-vous. â Mademoiselle, dites-moi, reprit Dumay de la maniĂšre la plus humble en barrant le passage Ă Modeste, que votre pĂšre retrouve sa fille sans autre sentiment au cĆur que celui quâelle avait Ă son dĂ©part pour lui, pour madame votre mĂšre. â Je me suis jurĂ© Ă moi-mĂȘme, Ă ma sĆur et Ă ma mĂšre, dâĂȘtre la consolation, le bonheur et la gloire de mon pĂšre, et â ce â sera ! rĂ©pliqua Modeste en jetant un regard fier et dĂ©daigneux Ă Dumay. Ne troublez pas la joie que jâai de savoir bientĂŽt mon pĂšre au milieu de nous par des soupçons injurieux. On ne peut pas empĂȘcher le cĆur dâune jeune fille de battre, vous ne voulez pas que je sois une momie ? dit-elle. Ma personne est Ă ma famille, mon cĆur est Ă moi. Si jâaime, mon pĂšre et ma mĂšre le sauront. Ătes-vous content, monsieur ? â Merci, mademoiselle, rĂ©pondit Dumay, vous mâavez rendu la vie ; mais vous auriez toujours bien pu me dire Dumay, mĂȘme en me donnant un soufflet ! â Jure-moi, dit la mĂšre, que tu nâas Ă©changĂ© ni parole ni regard avec aucun jeune homme⊠â Je puis le jurer, ma mĂšre, dit Modeste en souriant et regardant Dumay qui lâexaminait et souriait comme une jeune fille qui fait une malice. â Elle serait donc bien fausse, sâĂ©cria Dumay quand Modeste rentra dans la maison. â Ma fille Modeste peut avoir des dĂ©fauts, rĂ©pondit la mĂšre, mais elle est incapable de mentir. â Eh bien ! soyons donc tranquilles, reprit le lieutenant, et pensons que le malheur a soldĂ© son compte avec nous. â Dieu le veuille ! rĂ©pliqua madame Mignon. Vous le verrez, Dumay ; moi, je ne pourrai que lâentendre⊠Il y a bien de la mĂ©lancolie dans mon bonheur ! En ce moment, Modeste, quoique heureuse du retour de son pĂšre, Ă©tait affligĂ©e comme Perrette en voyant ses Ćufs cassĂ©s. Elle avait espĂ©rĂ© plus de fortune que nâen annonçait Dumay. Devenue ambitieuse pour son poĂ«te, elle souhaitait au moins la moitiĂ© des six millions dont elle avait parlĂ© dans sa seconde lettre. En proie Ă sa double joie et contrariĂ©e par le petit chagrin que lui causait sa pauvretĂ© relative, elle se mit Ă son piano, ce confident de tant de jeunes filles, qui lui disent leurs colĂšres, leurs dĂ©sirs, en les exprimant par les nuances de leur jeu. Dumay causait avec sa femme en se promenant sous les fenĂȘtres, il lui confiait le secret de leur fortune et lâinterrogeait sur ses dĂ©sirs, sur ses souhaits, sur ses intentions. Madame Dumay nâavait, comme son mari, dâautre famille que la famille Mignon. Les deux Ă©poux dĂ©cidĂšrent de vivre en Provence, si le comte de La Bastie allait en Provence, et de lĂ©guer leur fortune Ă celui des enfants de Modeste qui en aurait besoin. â Ăcoutez Modeste ! leur dit madame Mignon, il nây a quâune fille amoureuse qui puisse composer de pareilles mĂ©lodies sans connaĂźtre la musique⊠Les maisons peuvent brĂ»ler, les fortunes sombrer, les pĂšres revenir de voyage, les empires crouler, le cholĂ©ra ravager la citĂ©, lâamour dâune jeune fille poursuit son vol, comme la nature sa marche, comme cet effroyable acide que la chimie a dĂ©couvert, et qui peut trouer le globe si rien ne lâabsorbe au centre. Voici la romance que sa situation avait inspirĂ©e Ă Modeste sur les stances quâil faut citer, quoiquâelles soient imprimĂ©es au deuxiĂšme volume de lâĂ©dition dont parlait Dauriat, car pour y adapter sa musique, la jeune artiste en avait brisĂ© les cĂ©sures par quelques modifications qui pourraient Ă©tonner les admirateurs de la correction, souvent trop savante, de ce poĂ«te. CHANT DâUNE JEUNE cĆur, lĂšve-toi ! DĂ©jĂ lâalouetteSecoue en chantant son aile au dors plus, mon cĆur, car la violetteĂlĂšve Ă Dieu lâencens de son fleur vivante et bien reposĂ©e,Ouvrant tour Ă tour les yeux pour se voir,A dans son calice un peu de rosĂ©e,Perle dâun jour qui lui sert de sent dans lâair pur que lâange des rosesA passĂ© la nuit Ă bĂ©nir les fleurs !On voit que pour lui toutes sont Ă©closes,Il vient dâen haut raviver leurs lĂšve-toi, puisque lâalouetteSecoue en chantant son aile au soleil ;Rien ne dort plus, mon cĆur ! la violetteĂlĂšve Ă Dieu lâencens de son voici, puisque les progrĂšs de la Typographie le permettent, la musique de Modeste, Ă laquelle une expression dĂ©licieuse communiquait ce charme admirĂ© dans les grands chanteurs, et quâaucune typographie, fĂ»t-elle hiĂ©roglyphique ou phonĂ©tique, ne pourra jamais rendre. â Câest joli, dit madame Dumay, Modeste est musicienne, voilĂ tout⊠â Elle a le diable au corps, sâĂ©cria le caissier Ă qui le soupçon de la mĂšre entra dans le cĆur et donna le frisson. â Elle aime, rĂ©pĂ©ta madame Mignon. En rĂ©ussissant, par le tĂ©moignage irrĂ©cusable de cette mĂ©lodie, Ă faire partager sa certitude sur lâamour cachĂ© de Modeste, madame Mignon troubla la joie que le retour et les succĂšs de son patron causaient au caissier. Le pauvre Breton descendit au Havre y reprendre sa besogne chez Gobenheim ; puis, avant de revenir dĂźner, il passa chez les Latournelle y exprimer ses craintes et leur demander de nouveau aide et secours. â Oui, mon cher ami, dit Dumay sur le pas de la porte en quittant le notaire, je suis du mĂȘme avis que madame elle aime, câest sĂ»r, et le diable sait le reste ! Me voilĂ dĂ©shonorĂ©. â Ne vous dĂ©solez pas, Dumay, rĂ©pondit le petit notaire, nous serons bien, Ă nous tous, aussi forts que cette petite personne, et, dans un temps donnĂ©, toute fille amoureuse commet une imprudence qui la trahit ; mais, nous en causerons ce soir. Ainsi toutes les personnes dĂ©vouĂ©es Ă la famille Mignon furent en proie aux mĂȘmes inquiĂ©tudes qui les poignaient la veille avant lâexpĂ©rience que le vieux soldat avait cru ĂȘtre dĂ©cisive. LâinutilitĂ© de tant dâefforts piqua si bien la conscience de Dumay quâil ne voulut pas aller chercher sa fortune Ă Paris avant dâavoir devinĂ© le mot de cette Ă©nigme. Ces cĆurs, pour qui les sentiments Ă©taient plus prĂ©cieux que les intĂ©rĂȘts, concevaient tous en ce moment que, sans la parfaite innocence de sa fille, le colonel pouvait mourir de chagrin en trouvant Bettina morte et sa femme aveugle. Le dĂ©sespoir du pauvre Dumay fit une telle impression sur les Latournelle quâils en oubliĂšrent le dĂ©part dâExupĂšre que, dans la matinĂ©e, ils avaient embarquĂ© pour Paris. Pendant les moments du dĂźner oĂč ils furent tous les trois seuls, monsieur, madame Latournelle et Butscha retournĂšrent les termes de ce problĂšme sous toutes les faces, en parcourant toutes les suppositions possibles. â Si Modeste aimait quelquâun du Havre, elle aurait tremblĂ© hier, dit madame Latournelle, son amant est donc ailleurs. â Elle a jurĂ©, dit le notaire, ce matin, Ă sa mĂšre et devant Dumay, quâelle nâavait Ă©changĂ© ni regard, ni parole avec Ăąme qui vive⊠â Elle aimerait donc Ă ma maniĂšre ? dit Butscha. â Et comment donc aimes-tu, mon pauvre garçon ? demanda madame Latournelle. â Madame, rĂ©pondit le petit bossu, jâaime Ă moi tout seul, Ă distance, Ă peu prĂšs comme dâici aux Ă©toiles⊠â Et comment fais-tu, grosse bĂȘte ? dit madame Latournelle en souriant. â Ah ! madame, rĂ©pondit Butscha, ce que vous croyez une bosse, est lâĂ©tui de mes ailes. â VoilĂ donc lâexplication de ton cachet ! sâĂ©cria le notaire. Le cachet du clerc Ă©tait une Ă©toile sous laquelle se lisaient ces mots Fulgens, sequar brillante, je te suivrai, la devise de la maison de Chastillonest. â Une belle crĂ©ature peut avoir autant de dĂ©fiance que la plus laide, dit Butscha comme sâil se parlait Ă lui-mĂȘme. Modeste est assez spirituelle pour avoir tremblĂ© de nâĂȘtre aimĂ©e que pour sa beautĂ© ! Les bossus sont des crĂ©ations merveilleuses, entiĂšrement dues dâailleurs Ă la SociĂ©tĂ© ; car, dans le plan de la Nature, les ĂȘtres faibles ou mal venus doivent pĂ©rir. La courbure ou la torsion de la colonne vertĂ©brale produit chez ces hommes, en apparence disgraciĂ©s, comme un regard oĂč les fluides nerveux sâamassent en de plus grandes quantitĂ©s que chez les autres, et dans le centre mĂȘme oĂč ils sâĂ©laborent, oĂč ils agissent, dâoĂč ils sâĂ©lancent ainsi quâune lumiĂšre pour vivifier lâĂȘtre intĂ©rieur. Il en rĂ©sulte des forces, quelquefois retrouvĂ©es par le magnĂ©tisme, mais qui le plus souvent se perdent Ă travers les espaces du Monde Spirituel. Cherchez un bossu qui ne soit pas douĂ© de quelque facultĂ© supĂ©rieure, soit dâune gaietĂ© spirituelle, soit dâune mĂ©chancetĂ© complĂšte, soit dâune bontĂ© sublime. Comme des instruments que la main de lâArt ne rĂ©veillera jamais, ces ĂȘtres, privilĂ©giĂ©s sans le savoir, vivent en eux-mĂȘmes comme vivait Butscha, quand ils nâont pas usĂ© leurs forces, si magnifiquement concentrĂ©es, dans la lutte quâils ont soutenue Ă lâencontre des obstacles pour rester vivants. Ainsi sâexpliquent ces superstitions, ces traditions populaires auxquelles on doit les gnomes, les nains effrayants, les fĂ©es difformes, toute cette race de bouteilles, a dit Rabelais, contenant Ă©lixirs et baumes rares. Donc, Butscha devina presque Modeste. Et, dans sa curiositĂ© dâamant sans espoir, de serviteur toujours prĂȘt Ă mourir, comme ces soldats qui, seuls et abandonnĂ©s, criaient dans les neiges de la Russie Vive lâEmpereur ! il mĂ©dita de surprendre pour lui seul le secret de Modeste. Il suivit dâun air profondĂ©ment soucieux ses patrons quand ils allĂšrent au Chalet, car il sâagissait de dĂ©rober Ă tous ces yeux attentifs, Ă toutes ces oreilles tendues, le piĂ©ge oĂč il prendrait la jeune fille. Ce devait ĂȘtre un regard Ă©changĂ©, quelque tressaillement surpris, comme lorsquâun chirurgien met le doigt sur une douleur cachĂ©e. Ce soir-lĂ , Gobenheim ne vint pas, Butscha fut le partenaire de monsieur Dumay contre monsieur et madame Latournelle. Pendant le moment oĂč Modeste sâabsenta, vers neuf heures, afin dâaller prĂ©parer le coucher de sa mĂšre, madame Mignon et ses amis purent causer Ă cĆur ouvert ; mais le pauvre clerc, abattu par la conviction qui lâavait gagnĂ©e, lui aussi, parut Ă©tranger Ă ces dĂ©bats autant que la veille lâavait Ă©tĂ© Gobenheim. â Eh bien ! quâas-tu donc, Butscha ? sâĂ©cria madame Latournelle Ă©tonnĂ©e. On dirait que tu as perdu tous tes parents⊠Une larme jaillit des yeux de lâenfant abandonnĂ© par un matelot suĂ©dois, et dont la mĂšre Ă©tait morte de chagrin Ă lâhĂŽpital. â Je nâai que vous au monde, rĂ©pondit-il dâune voix troublĂ©e, et votre compassion est trop religieuse, pour que je la perde jamais, car jamais je ne dĂ©mĂ©riterai vos bontĂ©s. Cette rĂ©ponse fit vibrer une corde Ă©galement sensible chez les tĂ©moins de cette scĂšne, celle de la dĂ©licatesse. â Nous vous aimons tous, monsieur Butscha, dit madame Mignon dâune voix Ă©mue. â Jâai six cent mille francs Ă moi ! dit le brave Dumay, tu seras notaire au Havre et successeur de Latournelle. LâAmĂ©ricaine, elle, avait pris et serrĂ© la main au pauvre bossu. â Vous avez six cent mille francs !⊠sâĂ©cria Latournelle, qui leva le nez sur Dumay dĂšs que cette parole fut lĂąchĂ©e, et vous laissez ces dames ici !⊠Et Modeste nâa pas un joli cheval ! Et elle nâa pas continuĂ© dâavoir des maĂźtres de musique, de peinture, de⊠â Eh ! il ne les a que depuis quelques heures !⊠sâĂ©cria lâAmĂ©ricaine. â Chut ! fit madame Mignon. Pendant toutes ces exclamations, lâauguste patronne de Butscha sâĂ©tait posĂ©e, elle le regardait. â Mon enfant, dit-elle, je te crois entourĂ© de tant dâaffection que je ne pensais pas au sens particulier de cette locution proverbiale ; mais tu dois me remercier de cette petite faute, car elle a servi Ă te faire voir quels amis tes exquises qualitĂ©s tâont valus. â Vous avez donc eu des nouvelles de monsieur Mignon ? dit le notaire. â Il revient, dit madame Mignon, mais gardons ce secret entre nous⊠Quand mon mari saura que Butscha nous a tenu compagnie, quâil nous a montrĂ© lâamitiĂ© la plus vive et la plus dĂ©sintĂ©ressĂ©e quand tout le monde nous tournait le dos, il ne vous laissera pas le commanditer Ă vous seul, Dumay. Aussi, mon ami, dit-elle en essayant de diriger son visage vers Butscha, pouvez-vous dĂšs Ă prĂ©sent traiter avec Latournelle⊠â Mais il a lâĂąge, vingt-cinq ans et demi, dit Latournelle. Et, pour moi, câest acquitter une dette, mon garçon, que de te faciliter lâacquisition de mon Ătude. Butscha, qui baisait la main de madame Mignon en lâarrosant de ses larmes, montra un visage mouillĂ© quand Modeste ouvrit la porte du salon. â Qui donc a fait du chagrin Ă mon nain mystĂ©rieux ?⊠demanda-t-elle. â Eh ! mademoiselle Modeste, pleurons-nous jamais de chagrin, nous autres enfants bercĂ©s par le Malheur ? On vient de me montrer autant dâattachement que je mâen sentais au cĆur pour tous ceux en qui je me plaisais Ă voir des parents. Je serai notaire, je pourrai devenir riche. Ah ! ah ! le pauvre Butscha sera peut-ĂȘtre un jour le riche Butscha. Vous ne connaissez pas tout ce quâil y a dâaudace chez cet avorton !⊠sâĂ©cria-t-il. Le bossu se donna un violent coup de poing sur la caverne de sa poitrine et se posa devant la cheminĂ©e aprĂšs avoir jetĂ© sur Modeste un regard qui glissa comme une lueur entre ses grosses paupiĂšres serrĂ©es ; car il aperçut, dans cet incident imprĂ©vu, la possibilitĂ© dâinterroger le cĆur de sa souveraine. Dumay crut pendant un moment que le clerc avait osĂ© sâadresser Ă Modeste, et il Ă©changea rapidement avec ses amis un coup dâĆil bien compris par eux et qui fit contempler le petit bossu dans une espĂšce de terreur mĂȘlĂ©e de curiositĂ©. â Jâai mes rĂȘves aussi, moi !⊠reprit Butscha dont les yeux ne quittaient pas Modeste. La jeune fille abaissa ses paupiĂšres par un mouvement qui fut dĂ©jĂ pour le clerc toute une rĂ©vĂ©lation. â Vous aimez les romans, laissez-moi, dans la joie oĂč je suis, vous confier mon secret, et vous me direz si le dĂ©noĂ»ment du roman, inventĂ© par moi pour ma vie, est possible ; autrement, Ă quoi bon la fortune ? Pour moi, lâor est le bonheur plus que pour tout autre ; car, pour moi, le bonheur sera dâenrichir un ĂȘtre aimĂ© ! Vous qui savez tant de choses, mademoiselle, dites-moi donc si lâon peut se faire aimer indĂ©pendamment de la forme, belle ou laide, et pour son Ăąme seulement ? Modeste leva les yeux sur Butscha. Ce fut une interrogation terrible, car alors Modeste partagea les soupçons de Dumay. â Une fois riche, je chercherai quelque belle jeune fille pauvre, une abandonnĂ©e comme moi, qui aura bien souffert, qui sera malheureuse ; je lui Ă©crirai, je la consolerai, je serai son bon gĂ©nie ; elle lira dans mon cĆur, dans mon Ăąme, elle aura mes deux richesses Ă la fois, et mon or bien dĂ©licatement offert, et ma pensĂ©e parĂ©e de toutes les splendeurs que le hasard de la naissance a refusĂ©es Ă ma grotesque personne ! Je resterai cachĂ© comme une cause que les savants cherchent. Dieu nâest peut-ĂȘtre pas beau ?⊠Naturellement, cette enfant, devenue curieuse, voudra me voir ; mais je lui dirai que je suis un monstre de laideur, je me peindrai en laid⊠LĂ , Modeste regarda Butscha fixement, elle lui eĂ»t dit â Que savez-vous de mes amours ?⊠elle nâaurait pas Ă©tĂ© plus explicite. â Si jâai le bonheur dâĂȘtre aimĂ© pour les poĂ©sies de mon cĆur !⊠Si, quelque jour, je ne parais ĂȘtre quâun peu contrefait Ă cette femme, avouez que je serai plus heureux que le plus beau des hommes, quâun homme de gĂ©nie aimĂ© par une crĂ©ature aussi cĂ©leste que vous⊠La rougeur qui colora le visage de Modeste apprit au bossu presque tout le secret de la jeune fille. â Eh bien ! enrichir ce quâon aime, et lui plaire moralement, abstraction faite de la personne, est-ce le moyen dâĂȘtre aimĂ© ? VoilĂ le rĂȘve du pauvre bossu, le rĂȘve dâhier ; car, aujourdâhui, votre adorable mĂšre vient de me donner la clef de mon futur trĂ©sor, en me promettant de me faciliter les moyens dâacheter une Ătude. Mais, avant de devenir un Gobenheim, encore faut-il savoir si cette affreuse transformation est utile. Quâen pensez vous, mademoiselle, vous ?⊠Modeste Ă©tait si surprise, quâelle ne sâaperçut pas que Butscha lâinterpellait. Le piĂ©ge de lâamoureux fut mieux dressĂ© que celui du soldat, car la pauvre fille stupĂ©faite resta sans voix. â Pauvre Butscha ! dit tout bas madame Latournelle Ă son mari, deviendrait-il fou ?⊠â Vous voulez rĂ©aliser le conte de la Belle et la BĂȘte, rĂ©pondit enfin Modeste, et vous oubliez que la BĂȘte se change en prince Charmant. â Croyez-vous ? dit le nain. Moi, jâai toujours imaginĂ© que ce changement indiquait le phĂ©nomĂšne de lâĂąme rendue visible, Ă©teignant la forme sous sa radieuse lumiĂšre. Si je ne suis pas aimĂ©, je resterai cachĂ©, voilĂ tout ! Vous et les vĂŽtres, madame, dit-il Ă sa patronne, au lieu dâavoir un nain Ă votre service, vous aurez une vie et une fortune. Butscha reprit sa place et dit aux trois joueurs en affectant le plus grand calme â Ă qui Ă donner ?⊠Mais en lui-mĂȘme, il se disait douloureusement â Elle veut ĂȘtre aimĂ©e pour elle-mĂȘme, elle correspond avec quelque faux grand homme, et oĂč en est-elle ? â Ma chĂšre maman, neuf heures trois quarts viennent de sonner, dit Modeste Ă sa mĂšre. Madame Mignon fit ses adieux Ă ses amies, et alla se coucher. Ceux qui veulent aimer en secret peuvent avoir pour espions des chiens des PyrĂ©nĂ©es, des mĂšres, des Dumay, des Latournelle, ils ne sont pas encore en danger ; mais un amoureux ?⊠câest diamant contre diamant, feu contre feu, intelligence contre intelligence, une Ă©quation parfaite et dont les termes se pĂ©nĂštrent mutuellement. Le dimanche matin, Butscha devança sa patronne qui venait toujours chercher Modeste pour aller Ă la messe, et il se mit en croisiĂšre devant le Chalet, en attendant le facteur. â Avez-vous une lettre aujourdâhui pour mademoiselle Modeste ? dit-il Ă cet humble fonctionnaire quand il le vit venir. â Non, monsieur, non⊠â Nous sommes, depuis quelque temps, une fameuse pratique pour le gouvernement, sâĂ©cria le clerc. â Ah ! dame ! oui, rĂ©pondit le facteur. Modeste vit et entendit ce petit colloque de sa chambre, oĂč elle se postait toujours Ă cette heure derriĂšre sa persienne, pour guetter le facteur. Elle descendit, sortit dans le petit jardin oĂč elle appela dâune voix altĂ©rĂ©e â Monsieur Butscha ?⊠â Me voilĂ , mademoiselle ! dit le bossu en arrivant Ă la petite porte que Modeste ouvrit elle-mĂȘme. â Pourriez-vous me dire si vous comptez parmi vos titres Ă lâaffection dâune femme le honteux espionnage auquel vous vous livrez ? lui demanda la jeune fille en essayant de terrasser son esclave sous ses regards et par une attitude de reine. â Oui, mademoiselle ! rĂ©pondit-il fiĂšrement. Ah ! je ne croyais pas, reprit-il Ă voix basse, que les vermisseaux pussent rendre service aux Ă©toiles !⊠mais il en est ainsi. Souhaiteriez-vous que votre mĂšre, que monsieur Dumay, que madame Latournelle, vous eussent devinĂ©e, et non un ĂȘtre, quasi proscrit de la vie, qui se donne Ă vous comme une de ces fleurs que vous coupez pour vous en servir un moment ? Ils savent tous que vous aimez ; mais, moi seul, je sais comment. Prenez-moi comme vous prendriez un chien vigilant, je vous obĂ©irai, je vous garderai, je nâaboierai jamais, et je ne vous jugerai point. Je ne vous demande rien que de me laisser vous ĂȘtre bon Ă quelque chose. Votre pĂšre vous a mis un Dumay dans votre mĂ©nagerie, ayez un Butscha, vous mâen direz des nouvelles !⊠Un pauvre Butscha qui ne veut rien, pas mĂȘme un os ! â Eh bien, je vais vous prendre Ă lâessai, dit Modeste qui voulut se dĂ©faire dâun gardien si spirituel. Allez sur-le-champ, dâhĂŽtel en hĂŽtel, Ă Graville, au Havre, savoir sâil est venu dâAngleterre un monsieur Arthur⊠â Ăcoutez, mademoiselle, dit Butscha respectueusement en interrompant Modeste, jâirai tout bonnement me promener au bord de la mer, et cela suffira, car vous ne me voulez pas aujourdâhui Ă lâĂ©glise. VoilĂ tout. Modeste regarda le nain en laissant voir un Ă©tonnement stupide. â Ăcoutez, mademoiselle ! quoique vous vous soyez entortillĂ© les joues dâun foulard et de ouate, vous nâavez pas de fluxion. Et, si vous avez un double voile Ă votre chapeau, câest pour voir sans ĂȘtre vue. â DâoĂč vous vient tant de pĂ©nĂ©tration ? sâĂ©cria Modeste en rougissant. â Eh ! mademoiselle, vous nâavez pas de corset ! Une fluxion ne vous obligeait pas Ă vous dĂ©guiser la taille, en mettant plusieurs jupons, Ă cacher vos mains sous de vieux gants, et vos jolis pieds dans dâaffreuses bottines, Ă vous mal habiller, à ⊠â Assez ! dit-elle. Maintenant, comment serais-je certaine dâavoir Ă©tĂ© obĂ©ie ? â Mon patron veut aller Ă Saint-Adresse, il en est contrariĂ© ; mais comme il est vraiment bon, il nâa pas voulu me priver de mon dimanche eh bien, je lui proposerai dây aller⊠â Allez-y, et jâaurai confiance en vous⊠â Ătes-vous sĂ»re de ne pas avoir besoin de moi au Havre ? â Non. Ăcoutez, nain mystĂ©rieux, regardez, dit-elle en lui montrant le temps sans nuages. Voyez-vous la trace de lâoiseau qui passait tout Ă lâheure ? eh bien ! mes actions, pures comme lâair est pur, nâen laissent pas davantage. Rassurez Dumay, rassurez les Latournelle, rassurez ma mĂšre, et sachez que cette main, dit-elle en lui montrant une jolie main fine, aux doigts retroussĂ©s et que le jour traversa, ne sera point accordĂ©e, elle ne sera pas mĂȘme animĂ©e dâun baiser, avant le retour de mon pĂšre, par ce quâon appelle un amant. â Et pourquoi ne me voulez-vous pas Ă lâĂ©glise aujourdâhui ?⊠â Vous me questionnez, aprĂšs ce que je vous ai fait lâhonneur de vous dire et de vous demander ?⊠Butscha salua sans rien rĂ©pondre, et courut chez son patron dans le ravissement dâentrer au service de sa maĂźtresse anonyme. Une heure aprĂšs, monsieur et madame Latournelle vinrent chercher Modeste qui se plaignit dâun horrible mal de dents. â Je nâai pas eu, dit-elle, le courage de mâhabiller. â Eh bien ! restez, dit la bonne notaresse. â Oh ! non, je veux prier pour lâheureux retour de mon pĂšre, rĂ©pondit Modeste, et jâai pensĂ© quâen mâemmitouflant ainsi, ma sortie me ferait plus de bien que de mal. Et mademoiselle Mignon alla seule, Ă cĂŽtĂ© de Latournelle. Elle refusa de donner le bras Ă son chaperon dans la crainte dâĂȘtre questionnĂ©e sur le tremblement intĂ©rieur qui lâagitait Ă la pensĂ©e de voir bientĂŽt son grand poĂ«te. Un seul regard, le premier, nâallait-il pas dĂ©cider de son avenir ? Est-il dans la vie de lâhomme une heure plus dĂ©licieuse que celle du premier rendez-vous donnĂ© ? Renaissent-elles jamais les sensations cachĂ©es au fond du cĆur et qui sâĂ©panouissent alors ? Retrouve-t-on les plaisirs sans nom que lâon a savourĂ©s en cherchant, comme fit Ernest de La BriĂšre, et ses meilleurs rasoirs, et ses plus belles chemises, et des cols irrĂ©prochables, et les vĂȘtements les plus soignĂ©s ? On dĂ©ifie les choses associĂ©es Ă cette heure suprĂȘme. On fait alors Ă soi seul des poĂ©sies secrĂštes qui valent celles de la femme ; et le jour oĂč, de part et dâautre, on les devine, tout est envolĂ© ! Nâen est-il pas de ces choses, comme de la fleur de ces fruits sauvages, Ăącre et suave Ă la fois, perdue au sein des forĂȘts, la joie du soleil ; sans doute ; ou, comme le dit Canalis dans le Chant dâune jeune fille, la joie de la plante elle-mĂȘme Ă qui lâange des fleurs a permis de se voir ? Ceci tend Ă rappeler que, semblable Ă beaucoup dâĂȘtres pauvres pour qui la vie commence par le labeur et par les soucis de la fortune, le modeste La BriĂšre nâavait pas encore Ă©tĂ© aimĂ©. Venu la veille au soir, il sâĂ©tait aussitĂŽt couchĂ© comme une coquette, afin dâeffacer la fatigue du voyage, et il venait de faire une toilette mĂ©ditĂ©e Ă son avantage, aprĂšs avoir pris un bain. Peut-ĂȘtre est-ce ici le lieu de placer son portrait en pied, ne fĂ»t-ce que pour justifier la derniĂšre lettre que devait Ă©crire Modeste. NĂ© dâune bonne famille de Toulouse, alliĂ©e de loin Ă celle du ministre qui le prit sous sa protection, Ernest possĂšde cet air comme il faut oĂč se rĂ©vĂšle une Ă©ducation commencĂ©e au berceau, mais que lâhabitude des affaires avait rendu grave sans effort, car la pĂ©danterie est lâĂ©cueil de toute gravitĂ© prĂ©maturĂ©e. De taille ordinaire, il se recommande par une figure fine et douce, dâun ton chaud quoique sans coloration, et quâil relevait alors par de petites moustaches et par une virgule Ă la Mazarin. Sans cette attestation virile, il eĂ»t trop ressemblĂ© peut-ĂȘtre Ă une jeune fille dĂ©guisĂ©e, tant la coupe du visage et les lĂšvres sont mignardes, tant on est prĂšs dâattribuer Ă une femme ses dents dâun Ă©mail transparent et dâune rĂ©gularitĂ© quasi postiche. Joignez Ă ces qualitĂ©s fĂ©minines un parler doux comme la physionomie, doux comme des yeux bleus Ă paupiĂšres turques, et vous concevrez trĂšs bien que le ministre eĂ»t surnommĂ© son jeune secrĂ©taire particulier, mademoiselle de La BriĂšre. Le front plein, pur, bien encadrĂ© de cheveux noirs abondants semble rĂȘveur, et ne dĂ©ment pas lâexpression de la figure, qui est entiĂšrement mĂ©lancolique. La proĂ©minence de lâarcade de lâĆil, quoique trĂšs Ă©lĂ©gamment coupĂ©e, obombre le regard et ajoute encore Ă cette mĂ©lancolie par la tristesse, physique pour ainsi dire, que produisent les paupiĂšres quand elles sont trop abaissĂ©es sur la prunelle. Ce doute intime, que nous traduisons par le mot modestie, anime donc et les traits et la personne. Peut-ĂȘtre comprendra-t-on bien cet ensemble en faisant observer que la logique du dessin exigerait plus de longueur dans lâovale de cette tĂȘte, plus dâespace entre le menton qui finit brusquement et le front trop diminuĂ© par la maniĂšre dont les cheveux sont plantĂ©s. Ainsi, la figure semble Ă©crasĂ©e. Le travail avait dĂ©jĂ creusĂ© son sillon entre les sourcils un peu trop fournis et rapprochĂ©s comme chez les gens jaloux. Quoique La BriĂšre fĂ»t alors mince, il appartient Ă ce genre de tempĂ©raments qui, formĂ©s tard, prennent Ă trente ans un embonpoint inattendu. Ce jeune homme eĂ»t assez bien reprĂ©sentĂ©, pour les gens Ă qui lâhistoire de France est familiĂšre, la royale et inconcevable figure de Louis XIII, mĂ©lancolique modestie, sans cause connue, pĂąle sous la couronne, aimant les fatigues de la chasse et haĂŻssant le travail, timide avec sa maĂźtresse au point de la respecter, indiffĂ©rent jusquâĂ laisser trancher la tĂȘte Ă son ami, et que le remords dâavoir vengĂ© son pĂšre sur sa mĂšre peut seul expliquer ou lâHamlet catholique, ou quelque maladie incurable. Mais le ver rongeur qui blĂ©missait Louis XIII et dĂ©tendait sa force, Ă©tait alors, chez Ernest, simple dĂ©fiance de soi-mĂȘme, la timiditĂ© de lâhomme Ă qui nulle femme nâa dit Comme je tâaime ! » et surtout le dĂ©vouement inutile. AprĂšs avoir entendu le glas dâune monarchie dans la chute dâun ministĂšre, ce pauvre garçon avait trouvĂ© dans Canalis un rocher cachĂ© sous dâĂ©lĂ©gantes mousses, il cherchait donc une domination Ă aimer ; et cette inquiĂ©tude du caniche en quĂȘte dâun maĂźtre lui donnait lâair du roi qui trouva le sien. Ces nuages, ces sentiments, cette teinte de souffrance rĂ©pandue sur cette physionomie la rendaient beaucoup plus belle que ne le croyait le RĂ©fĂ©rendaire, assez fĂąchĂ© de sâentendre classer par les femmes dans le genre des Beaux-TĂ©nĂ©breux ; genre passĂ© de mode par un temps oĂč chacun voudrait pouvoir garder pour lui seul les trompettes de lâAnnonce. Le dĂ©fiant Ernest avait donc demandĂ© tous ses prestiges au vĂȘtement alors Ă la mode. Il mit pour cette entrevue, oĂč tout dĂ©pendait du premier regard, un pantalon noir et des bottes soigneusement cirĂ©es, un gilet couleur soufre qui laissait voir une chemise dâune finesse remarquable et boutonnĂ©e dâopales, une cravate noire, une petite redingote bleue ornĂ©e de la rosette et qui semblait collĂ©e sur le dos et Ă la taille par un procĂ©dĂ© nouveau. Portant de jolis gants de chevreau, couleur bronze florentin, il tenait de la main gauche une petite canne et son chapeau par un geste assez Louis-Quatorzien, montrant ainsi, comme le lieu lâexigeait, sa chevelure massĂ©e avec art, et oĂč la lumiĂšre produisait des luisants satinĂ©s. CampĂ© dĂšs le commencement de la messe sous le porche, il examina lâĂ©glise en regardant tous les chrĂ©tiens, mais plus particuliĂšrement les chrĂ©tiennes qui trempaient leurs doigts dans lâeau sainte. Une voix intĂ©rieure cria â Le voilĂ ! Ă Modeste quand elle arriva. Cette redingote et cette tournure essentiellement parisiennes, cette rosette, ces gants, cette canne, le parfum des cheveux, rien nâĂ©tait du Havre. Aussi, quand La BriĂšre se retourna pour examiner la grande et fiĂšre notaresse, le petit notaire et le paquet expression consacrĂ©e entre femmes, sous la forme duquel Modeste sâĂ©tait mise, la pauvre enfant, quoique bien prĂ©parĂ©e, reçut-elle un coup violent au cĆur en voyant cette poĂ©tique figure, illuminĂ©e en plein par le jour de la porte. Elle ne pouvait pas se tromper une petite rose blanche cachait presque la rosette. Ernest reconnaĂźtrait-il son inconnue affublĂ©e dâun vieux chapeau garni dâun voile mis en double ?⊠Modeste eut si peur de la seconde vue de lâamour, quâelle se fit une dĂ©marche de vieille femme. â Ma femme, dit le petit Latournelle en allant Ă sa place, ce monsieur nâest pas du Havre. â Il vient tant dâĂ©trangers, rĂ©pondit la notaresse. â Mais les Ă©trangers, dit le notaire, viennent-ils jamais voir notre Ă©glise qui nâest pas ĂągĂ©e de plus de deux siĂšcles ? Ernest resta pendant toute la messe Ă la porte, sans avoir vu parmi les femmes personne qui rĂ©alisĂąt ses espĂ©rances. Modeste, elle, ne put maĂźtriser son tremblement que vers la fin du service. Elle Ă©prouva des joies quâelle seule pouvait dĂ©peindre. Elle entendit enfin sur les dalles le bruit dâun pas dâhomme comme il faut ; car la messe Ă©tait dite, Ernest faisait le tour de lâĂ©glise oĂč il ne se trouvait plus que les dilettanti de la dĂ©votion qui devinrent lâobjet dâune savante et perspicace analyse. Ernest remarqua le tremblement excessif du paroissien dans les mains de la personne voilĂ©e Ă son passage ; et, comme elle Ă©tait la seule qui cachĂąt sa figure, il eut des soupçons que confirma la mise de Modeste, Ă©tudiĂ©e avec un soin dâamant curieux. Il sortit quand madame Latournelle quitta lâĂ©glise, il la suivit Ă une distance honnĂȘte, et la vit rentrant avec Modeste, rue Royale, oĂč, selon son habitude, mademoiselle Mignon attendait lâheure des vĂȘpres. AprĂšs avoir toisĂ© la maison ornĂ©e de panonceaux, Ernest demanda le nom du notaire Ă un passant, qui lui nomma presque orgueilleusement monsieur Latournelle, le premier notaire du Havre⊠Quand il longea la rue Royale pour essayer de plonger dans lâintĂ©rieur de la maison, Modeste aperçut son amant, elle se dit alors si malade quâelle nâalla pas Ă vĂȘpres, et madame Latournelle lui tint compagnie. Ainsi le pauvre Ernest en fut pour ses frais de croisiĂšre. Il nâosa pas flĂąner Ă Ingouville, il se fit un point dâhonneur dâobĂ©ir, et revint Ă Paris aprĂšs avoir Ă©crit, en attendant le dĂ©part de la voiture, une lettre que Françoise Cochet devait recevoir le lendemain, timbrĂ©e du Havre. Tous les dimanches, monsieur et madame Latournelle dĂźnaient au Chalet, oĂč ils reconduisaient Modeste aprĂšs vĂȘpres. Aussi, dĂšs que la jeune malade se trouva mieux, remontĂšrent-ils Ă Ingouville accompagnĂ©s de Butscha. Lâheureuse Modeste fit alors une charmante toilette. Quand elle descendit pour dĂźner, elle oublia son dĂ©guisement du matin, sa prĂ©tendue fluxion, et fredonna Rien ne dort plus, mon cĆur ! la violetteĂlĂšve Ă Dieu lâencens de son rĂ©veil. Butscha ressentit un lĂ©ger frisson Ă lâaspect de Modeste, tant elle lui parut changĂ©e, car les ailes de lâamour Ă©taient comme attachĂ©es Ă ses Ă©paules, elle avait lâair dâune sylphide, elle montrait sur ses joues le divin coloris du plaisir. â De qui donc sont les paroles sur lesquelles tu as fait une si jolie musique ? demanda madame Mignon Ă sa fille. â De Canalis, maman, rĂ©pondit-elle en devenant Ă lâinstant du plus beau cramoisi depuis le cou jusquâau front. â Canalis ! sâĂ©cria le nain Ă qui lâaccent de Modeste et sa rougeur apprirent la seule chose quâil ignorĂąt encore du secret. Lui, le grand poĂ«te, faire des romances ?⊠â Câest, dit-elle, de simples stances sur lesquelles jâai osĂ© plaquer des rĂ©miniscences dâairs allemands⊠â Non, non, reprit madame Mignon, câest de la musique Ă toi, ma fille ! Modeste, se sentant devenir de plus en plus cramoisie, sortit en entraĂźnant Butscha dans le petit jardin. â Vous pouvez, lui dit-elle Ă voix basse, me rendre un grand service. Dumay fait le discret avec ma mĂšre et avec moi sur la fortune que mon pĂšre rapporte, je voudrais savoir ce qui en est. Dumay, dans le temps, nâa-t-il pas envoyĂ© cinq cent et quelques mille francs Ă papa ? Mon pĂšre nâest pas homme Ă sâabsenter pendant quatre ans pour seulement doubler ses capitaux. Or, il revient sur un navire Ă lui, et la part quâil a faite Ă Dumay sâĂ©lĂšve Ă prĂ©s de six cent mille francs. â Ce nâest pas la peine de questionner Dumay, dit Butscha. Monsieur votre pĂšre avait perdu, comme vous savez, quatre millions au moment de son dĂ©part, il les a sans doute regagnĂ©s ; mais il aura dĂ» donner Ă Dumay dix pour cent de ses bĂ©nĂ©fices, et, par la fortune que le digne Breton avoue avoir, nous supposons, mon patron et moi, que celle du colonel monte Ă six ou sept millions⊠â Ă mon pĂšre ! dit Modeste en se croisant les bras sur la poitrine et levant les yeux au ciel, tu mâauras donnĂ© deux fois la vie !⊠â Ah ! mademoiselle, dit Butscha, vous aimez un poĂ«te ! Ce genre dâhomme est plus ou moins Narcisse ! saura-t-il vous bien aimer ? Un ouvrier en phrases occupĂ© dâajuster des mots est bien ennuyeux. Un poĂ«te, mademoiselle, nâest pas plus la poĂ©sie que la graine nâest la fleur. â Butscha, je nâai jamais vu dâhomme si beau ! â La beautĂ©, mademoiselle, est un voile qui sert souvent Ă cacher bien des imperfections⊠â Câest le cĆur le plus angĂ©lique du ciel⊠â Fasse Dieu que vous ayez raison, dit le nain en joignant les mains, et soyez heureuse ! Cet homme aura comme vous, un serviteur dans Jean Butscha. Je ne serai plus notaire alors, je vais me jeter dans lâĂ©tude, dans les sciences⊠â Et pourquoi ? â Eh ! mademoiselle, pour Ă©lever vos enfants, si vous daignez me permettre dâĂȘtre leur prĂ©cepteur⊠Ah ! si vous vouliez agrĂ©er un conseil ? Tenez, laissez-moi faire je saurai pĂ©nĂ©trer la vie et les mĆurs de cet homme, dĂ©couvrir sâil est bon, sâil est colĂšre, sâil est doux, sâil aura ce respect que vous mĂ©ritez, sâil est capable dâaimer absolument, en vous prĂ©fĂ©rant Ă tout, mĂȘme Ă son talent⊠â Quâest-ce que cela fait, si je lâaime ? dit-elle naĂŻvement. â Eh ! câest vrai, sâĂ©cria le bossu. En ce moment madame Mignon disait Ă ses amis â Ma fille a vu ce matin celui quâelle aime ! â Ce serait donc ce gilet soufre qui tâa tant intriguĂ©, Latournelle, sâĂ©cria la notaresse. Ce jeune homme avait une jolie petite rose blanche Ă sa boutonniĂšre⊠â Ah ! dit la mĂšre, le signe de reconnaissance. â Il avait, reprit la notaresse, la rosette dâofficier de la LĂ©gion dâHonneur. Câest un homme charmant ! mais nous nous trompons ! Modeste nâa pas relevĂ© son voile, elle Ă©tait fagotĂ©e comme une pauvresse, et⊠â Et, dit le notaire, elle se disait malade, mais elle vient dâĂŽter sa marmotte et se porte comme un charme⊠â Câest incomprĂ©hensible ! sâĂ©cria Dumay. â HĂ©las ! câest maintenant clair comme le jour, dit le notaire. â Mon enfant, dit madame Mignon Ă Modeste qui rentra suivie de Butscha, nâas-tu pas vu ce matin Ă lâĂ©glise un petit jeune homme bien mis, qui portait une rose blanche Ă sa boutonniĂšre, dĂ©coré⊠â Je lâai vu, dit Butscha vivement en apercevant Ă lâattention de chacun le piĂ©ge oĂč Modeste pouvait tomber, câest Grindot, le fameux architecte avec qui la ville est en marchĂ© pour la restauration de lâĂ©glise il est venu de Paris, je lâai trouvĂ© ce matin examinant lâextĂ©rieur, quand je suis parti pour Sainte-Adresse. â Ah ! câest un architecte⊠il mâa bien intriguĂ©e, dit Modeste Ă qui le nain avait ainsi donnĂ© le temps de se remettre. Dumay regarda Butscha de travers. Modeste avertie se composa un maintien impĂ©nĂ©trable. La dĂ©fiance de Dumay fut excitĂ©e au plus haut point, et il se proposa dâaller le lendemain Ă la mairie afin de savoir si lâarchitecte attendu sâĂ©tait en effet montrĂ© au Havre. De son cĂŽtĂ©, Butscha, trĂšs inquiet de lâavenir de Modeste, prit le parti dâaller Ă Paris espionner Canalis. Gobenheim vint faire le wist et comprima par sa prĂ©sence tous les sentiments en fermentation. Modeste attendait avec une sorte dâimpatience lâheure du coucher de sa mĂšre ; elle voulait Ă©crire, elle nâĂ©crivait jamais que pendant la nuit, et voici la lettre que lui dicta lâamour, quand elle crut tout le monde endormi. XXIV. Ă monsieur de canalis. Ah ! mon ami bien-aimĂ© ! quels atroces mensonges que vos portraits exposĂ©s aux vitres des marchands de gravures ? Et moi qui faisais mon bonheur de cette horrible lithographie ! Je suis honteuse dâaimer un homme si beau. Non, je ne saurais imaginer que les Parisiennes soient assez stupides pour ne pas avoir vu toutes que vous Ă©tiez leur rĂȘve accompli. Vous dĂ©laissĂ© ! vous sans amour !⊠Je ne crois plus un mot de ce que vous mâavez Ă©crit sur votre vie obscure et travailleuse, sur votre dĂ©vouement Ă une idole, cherchĂ©e en vain jusquâaujourdâhui. Vous avez Ă©tĂ© trop aimĂ©, monsieur ; votre front, pĂąle et suave comme la fleur dâun magnolia, le dit assez, et je serai malheureuse. Que suis-je, moi, maintenant ?⊠Ah ! pourquoi mâavoir appelĂ©e Ă la vie ! En un moment jâai senti que ma pesante enveloppe me quittait ! Mon Ăąme a brisĂ© le cristal qui la retenait captive, elle a circulĂ© dans mes veines ! Enfin, le froid silence des choses a cessĂ© tout Ă coup pour moi. Tout, dans la nature, mâa parlĂ©. La vieille Ă©glise mâa semblĂ© lumineuse ; ses voĂ»tes, brillant dâor et dâazur comme celles dâune cathĂ©drale italienne, ont scintillĂ© sur ma tĂȘte. Les sons mĂ©lodieux que les anges chantent aux martyrs et qui leur font oublier les souffrances ont accompagnĂ© lâorgue ! Les horribles pavĂ©s du Havre mâont paru comme un chemin fleuri. Jâai reconnu dans la mer une vieille amie dont le langage plein de sympathies pour moi ne mâĂ©tait pas assez connu. Jâai vu clairement que les roses de mon jardin et de ma serre mâadorent depuis longtemps et me disaient tout bas dâaimer ; elles ont souri toutes Ă mon retour de lâĂ©glise, et jâai enfin entendu votre nom de Melchior murmurĂ© par les cloches des fleurs, je lâai lu Ă©crit sur les nuages ! Oui, me voilĂ vivante, grĂące Ă toi ! poĂ«te plus beau que ce froid et compassĂ© lord Byron, dont le visage est aussi terne que le climat anglais. ĂpousĂ©e par un seul de tes regards dâOrient qui a percĂ© mon voile noir, tu mâas jetĂ© ton sang au cĆur, il mâa rendue brĂ»lante de la tĂȘte aux pieds ! Ah ! nous ne sentons pas la vie ainsi, quand notre mĂšre nous la donne. Un coup que tu recevrais mâatteindrait au moment mĂȘme, et mon existence ne sâexplique plus que par ta pensĂ©e. Je sais Ă quoi sert la divine harmonie de la musique, elle fut inventĂ©e par les anges pour exprimer lâamour. Avoir du gĂ©nie et ĂȘtre beau, mon Melchior, câest trop ! Ă sa naissance, un homme devrait opter. Mais quand je songe aux trĂ©sors de tendresse et dâaffection que vous mâavez montrĂ©s depuis un mois surtout, je me demande si je rĂȘve ! Non, vous me cachez un mystĂšre ! Quelle femme vous cĂ©dera sans mourir ? Ah ! la jalousie est entrĂ©e dans mon cĆur avec un amour auquel je ne croyais pas ! Pouvais-je imaginer un pareil incendie ? Quelle inconcevable et nouvelle fantaisie ! je te voudrais laid, maintenant ! Quelles folies ai-je faites en rentrant ! Tous les dahlias jaunes mâont rappelĂ© votre joli gilet, toutes les roses blanches ont Ă©tĂ© mes amies, et je les ai saluĂ©es par un regard qui vous appartenait, comme tout moi ! La couleur des gants qui moulaient les mains du gentilhomme, tout, jusquâau bruit des pas sur les dalles, tout se reprĂ©sente Ă mon souvenir avec tant de fidĂ©litĂ© que, dans soixante ans, je reverrai les moindres choses de cette fĂȘte, telles que la couleur particuliĂšre de lâair, le reflet du soleil qui miroitait sur un pilier, jâentendrai la priĂšre que vous avez interrompue, je respirerai lâencens de lâautel, et je croirai sentir au-dessus de nos tĂȘtes les mains du curĂ© qui nous a bĂ©nis tous deux au moment oĂč tu passais, en donnant sa derniĂšre bĂ©nĂ©diction ! Ce bon abbĂ© Marcellin nous a mariĂ©s dĂ©jĂ ! Le plaisir surhumain de ressentir ce monde nouveau dâĂ©motions inattendues ne peut ĂȘtre Ă©galĂ© que par la joie que jâĂ©prouve Ă vous les dire, Ă renvoyer tout mon bonheur Ă celui qui le verse dans mon Ăąme avec la libĂ©ralitĂ© dâun Soleil. Aussi plus de voiles, mon bien aimĂ© ! Tenez ! oh ! revenez promptement. Je me dĂ©masque avec plaisir. » Vous avez dĂ» sans doute entendre parler de la maison Mignon du Havre ? Eh ! bien, jâen suis, par lâeffet dâun irrĂ©parable malheur, lâunique hĂ©ritiĂšre. Ne faites pas fi de nous, descendant dâun preux de lâAuvergne ! les armes des Mignon de La Bastie ne dĂ©shonoreront pas celles des Canalis. Nous portons de gueules Ă une bande de sable chargĂ©e de quatre besants dâor, et Ă chaque quartier une croix dâor patriarcale, avec un chapeau de cardinal pour cimier et les fiocchi pour supports. Cher, je serai fidĂšle Ă notre devise Una fides, unus Dominus ! La vraie foi, et un seul maĂźtre. » Peut-ĂȘtre, mon ami, trouverez-vous quelque sarcasme dans mon nom, aprĂšs tout ce que je viens de faire et ce que je vous avoue ici. Je me nomme Modeste. Ainsi je ne vous ai jamais trompĂ© en signant O. dâEsteâM. » Je ne vous ai point abusĂ© davantage en vous parlant de ma fortune ; elle atteindra, je crois, Ă ce chiffre qui vous a rendu si vertueux. Et je sais si bien que, pour vous, la fortune est une considĂ©ration sans importance, que je vous en parle avec simplicitĂ©. NĂ©anmoins, laissez-moi vous dire combien je suis heureuse de pouvoir donner Ă notre bonheur la libertĂ© dâaction et de mouvements que procure la fortune, de pouvoir dire â Allons ! quand la fantaisie de voir un pays nous prendra, de voler dans une bonne calĂšche, assis Ă cĂŽtĂ© lâun de lâautre, sans nul souci dâargent ; enfin heureuse de pouvoir vous donner le droit de dire au roi â Jâai la fortune que vous voulez Ă vos pairs !⊠En ceci, Modeste Mignon vous sera bonne Ă quelque chose, et son or aura la plus noble des destinations. » Quant Ă votre servante, vous lâavez vue une fois, Ă sa fenĂȘtre, en dĂ©shabillé⊠Oui, la blonde fille dâĂve la blonde Ă©tait votre inconnue ; mais combien la Modeste dâaujourdâhui ressemble peu Ă celle de ce jour-lĂ ! Lâune Ă©tait dans un linceul, et lâautre vous lâai-je bien dit ? a reçu de vous la vie de la vie. Lâamour pur et permis, lâamour, que mon pĂšre enfin revenu de voyage et riche autorisera, mâa relevĂ©e de sa main, Ă la fois enfantine et puissante, du fond de cette tombe oĂč je dormais ! Vous mâavez Ă©veillĂ©e comme le soleil Ă©veille les fleurs. Le regard de votre aimĂ©e nâest plus le regard de cette petite Modeste si hardie ? oh ! non, il est confus, il entrevoit le bonheur et il se voile sous de chastes paupiĂšres. Aujourdâhui jâai peur de ne pas mĂ©riter mon sort ! Le roi sâest montrĂ© dans sa gloire, mon seigneur nâa plus quâune sujette qui lui demande pardon de ses libertĂ©s grandes, comme le joueur aux dĂ©s pipĂ©s aprĂšs avoir escroquĂ© le chevalier de Grammont. Va, poĂ«te chĂ©ri, je serai ta Mignon ; mais une Mignon plus heureuse que celle de GĆthe, car tu me laisseras dans ma patrie, nâest-ce pas ? dans ton cĆur. Au moment oĂč je trace ce vĆu de fiancĂ©e, un rossignol du parc Vilquin vient de me rĂ©pondre pour toi. Oh ! dis-moi bien vite que le rossignol, en filant sa note si pure, si nette, si pleine, qui mâa rempli le cĆur de joie et dâamour, comme une Annonciation, nâa pas menti ?⊠» Mon pĂšre passera par Paris, il viendra de Marseille ; la maison Mongenod, dont il a Ă©tĂ© le correspondant, saura son adresse ; allez le voir, mon Melchior aimĂ©, dites-lui que vous mâaimez, et nâessayez pas de lui dire combien je vous aime, faites que ce soit toujours un secret entre nous et Dieu ! Moi, cher adorĂ©, je vais tout dire Ă ma mĂšre. La fille des Wallenrod Tustall-Bartenstild me donnera raison par des caresses, elle sera tout heureuse de notre poĂ«me si secret, si romanesque, humain et divin tout ensemble ! Vous avez lâaveu de la fille, ayez le consentement du comte de La Bastie, pĂšre de » Votre Modeste. » P. S. â Surtout ne venez pas au Havre sans avoir obtenu lâagrĂ©ment de mon pĂšre ; et, si vous mâaimez, vous saurez le trouver Ă son passage Ă Paris. » â Que faites-vous donc Ă cette heure, mademoiselle Modeste ? demanda Dumay. â JâĂ©cris Ă mon pĂšre, rĂ©pondit-elle au vieux soldat ; nâavez-vous pas dit que vous partiez demain ? Dumay nâeut rien Ă rĂ©pondre, il rentra se coucher, et Modeste se mit Ă Ă©crire une longue lettre Ă son pĂšre. Le lendemain, Françoise Cochet, tout effrayĂ©e en voyant le timbre du Havre, vint au chalet remettre Ă sa jeune maĂźtresse la lettre suivante, en emportant celle que Modeste avait Ă©crite. Ă mademoiselle O. dâEste-M. Mon cĆur mâa dit que vous Ă©tiez la femme si soigneusement voilĂ©e et dĂ©guisĂ©e, placĂ©e entre monsieur et madame Latournelle qui nâont quâun enfant, un fils. Ah ! chĂšre aimĂ©e, si vous ĂȘtes dans une condition modeste, sans Ă©clat, sans illustration, sans fortune mĂȘme, vous ne savez pas quelle serait ma joie ! Vous devez me connaĂźtre maintenant, pourquoi ne me diriez-vous pas la vĂ©ritĂ© ? Moi, je ne suis poĂ«te que par lâamour, par le cĆur, par vous. Oh ! quelle puissance dâaffection ne me faut-il pas pour rester ici, dans cet hĂŽtel de Normandie, et ne pas monter Ă Ingouville que je vois de mes fenĂȘtres ! Mâaimerez-vous comme je vous aime ? Sâen aller du Havre Ă Paris dans cette incertitude, nâest-ce pas ĂȘtre puni dâaimer, autant que si lâon avait commis un crime ? Jâai obĂ©i aveuglĂ©ment. Oh ! que jâaie promptement une lettre, car, si vous avez Ă©tĂ© mystĂ©rieuse, je vous ai rendu mystĂšre pour mystĂšre, et je dois enfin jeter le masque de lâincognito, vous dire le poĂ«te que je suis et abdiquer la gloire qui me fut prĂȘtĂ©e. » Cette lettre inquiĂ©ta vivement Modeste, elle ne put reprendre la sienne que Françoise avait dĂ©jĂ mise Ă la poste quand elle chercha la signification des derniĂšres lignes en les relisant ; mais elle monta chez elle, et fit une rĂ©ponse oĂč elle demandait des explications. Pendant ces petits Ă©vĂ©nements, il sâen passait dâaussi petits au Havre, et qui devaient faire oublier cette inquiĂ©tude Ă Modeste. Dumay, descendu de bonne heure en ville, y sut promptement que nul architecte nâĂ©tait arrivĂ© lâavant-veille. Furieux du mensonge de Butscha qui rĂ©vĂ©lait une complicitĂ© dont il lui fallait raison, il courut de la Mairie chez les Latournelle. â OĂč donc est votre sieur Butscha ?⊠demanda-t-il Ă son ami le notaire en ne trouvant pas le clerc Ă lâĂtude. â Butscha, mon cher, il est sur la route de Paris, la vapeur lâemmĂšne. Il a rencontrĂ© ce matin, de grand matin, sur le port, un matelot qui lui a dit que son pĂšre, ce matelot suĂ©dois, est riche. Le pĂšre de Butscha serait allĂ© dans les Indes, il aurait servi un prince, les Marattes, et il est Ă Paris⊠â Des contes ! des infamies ! des farces ! Oh ! je trouverai ce damnĂ© bossu, je vais alors exprĂšs Ă Paris pour ça ! sâĂ©cria Dumay. Butscha nous trompe ! il sait quelque chose de Modeste, et ne nous en a rien dit. Sâil trempe lĂ -dedans !⊠il ne sera jamais notaire, je le rendrai Ă sa mĂšre, Ă la boue, en le⊠â Voyons, mon ami, ne pendons jamais personne sans procĂšs, rĂ©pliqua Latournelle, effrayĂ© de lâexaspĂ©ration de Dumay. AprĂšs avoir expliquĂ© sur quoi ses soupçons Ă©taient fondĂ©s, Dumay pria madame Latournelle de tenir compagnie Ă Modeste au Chalet pendant son absence. â Vous trouverez le colonel Ă Paris, dit le notaire. Au mouvement des ports, ce matin dans le journal du Commerce, il y a, sous la rubrique de Marseille⊠Tenez, voyez ? dit-il en prĂ©sentant la feuille Le Bettina-Mignon, capitaine Mignon, entrĂ© du 6 octobre, » et nous sommes aujourdâhui le 17 ; le Havre sait en ce moment lâarrivĂ©e du patron⊠Dumay pria Gobenheim de se passer de lui dĂ©sormais, il remonta sur-le-champ au Chalet, et il entrait au moment oĂč Modeste venait de cacheter la lettre Ă son pĂšre et celle Ă Canalis. Hormis lâadresse, ces deux lettres Ă©taient exactement pareilles, comme enveloppe et comme volume. Modeste crut avoir posĂ© celle de son pĂšre sur celle de son Melchior et avait fait tout le contraire. Cette erreur, si commune dans le cours des petites choses de la vie, occasionna la dĂ©couverte de son secret par sa mĂšre et par Dumay. Le lieutenant parlait avec chaleur Ă madame Mignon dans le salon, en lui confiant les nouvelles craintes engendrĂ©es par la duplicitĂ© de Modeste et par la complicitĂ© de Butscha. â Allez, madame, sâĂ©criait-il, câest un serpent que nous avons rĂ©chauffĂ© dans notre sein, il nây a pas de place pour une Ăąme chez ces bouts dâhommes-lĂ !⊠Modeste mit dans la poche de son tablier la lettre pour son pĂšre en croyant y mettre celle destinĂ©e Ă son amant, et descendit avec celle de Canalis Ă la main, en entendant Dumay parler de son dĂ©part immĂ©diat pour Paris. â Quâavez-vous donc contre mon pauvre nain mystĂ©rieux, et pourquoi criez-vous ? dit Modeste en se montrant Ă la porte du salon. â Butscha, mademoiselle, est parti pour Paris ce matin, et vous savez sans doute pourquoi !⊠Ce sera pour y aller intriguer avec ce soi-disant petit architecte Ă gilet jaune-soufre qui, par malheur pour le mensonge du bossu, nâest pas encore arrivĂ©. Modeste fut saisie, elle devina que le nain Ă©tait parti pour procĂ©der Ă une enquĂȘte sur les mĆurs de Canalis ; elle pĂąlit, et sâassit. â Je le rejoindrai, je le trouverai, dit Dumay. Câest sans doute la lettre pour monsieur votre pĂšre, dit-il en tendant la main, je lâenverrai chez Mongenod, pourvu que nous ne nous croisions pas en route, mon colonel et moi !⊠Modeste donna la lettre. Le petit Dumay, qui lisait sans lunettes, regarda machinalement lâadresse. â Monsieur le baron de Canalis, rue de Paradis-PoissonniĂšre, n° 29 !⊠sâĂ©cria Dumay. Quâest ce que cela veut dire ?⊠â Ah ! ma fille, voilĂ lâhomme que tu aimes ! sâĂ©cria madame Mignon, les stances sur lesquelles tu as fait ta musique sont de lui⊠â Et câest son portrait que vous avez lĂ -haut, encadrĂ© ? dit Dumay. â Rendez-moi cette lettre, monsieur Dumay ?⊠dit Modeste qui se dressa comme une lionne dĂ©fendant ses petits. â La voici, mademoiselle, rĂ©pondit le lieutenant. Modeste remit la lettre dans son corset et tendit Ă Dumay celle destinĂ©e Ă son pĂšre. â Je sais ce dont vous ĂȘtes capable, Dumay, dit-elle ; mais si vous faites un seul pas vers monsieur Canalis, jâen fais un dehors la maison, oĂč je ne reviendrai jamais ! â Vous allez tuer votre mĂšre, mademoiselle, rĂ©pondit Dumay qui sortit et appela sa femme. La pauvre mĂšre sâĂ©tait Ă©vanouie, atteinte au cĆur par la fatale phrase de Modeste. â Adieu, ma femme, dit le Breton en embrassant la petite AmĂ©ricaine, sauve la mĂšre, je vais aller sauver la fille. Il laissa Modeste et madame Dumay prĂšs de madame Mignon ; fit ses prĂ©paratifs de dĂ©part en quelques instants et descendit au Havre. Une heure aprĂšs, il voyageait en poste avec cette rapiditĂ© que la passion ou la spĂ©culation impriment seules aux roues. BientĂŽt rappelĂ©e Ă la vie par les soins de Modeste, madame Mignon remonta chez elle sur le bras de sa fille, Ă qui, pour tout reproche, elle dit quand elles furent seules â Malheureuse enfant, quâas-tu fait ? pourquoi te cacher de moi ? Suis-je donc si sĂ©vĂšre ?⊠â Eh ! jâallais tout te dire naturellement, rĂ©pondit la jeune fille en pleurs. Elle raconta tout Ă sa mĂšre, elle lui lut les lettres et les rĂ©ponses, elle effeuilla dans le cĆur de la bonne Allemande, pĂ©tale Ă pĂ©tale, la rose de son poĂ«me, elle y passa la moitiĂ© de la journĂ©e. Quand la confidence fut achevĂ©e, quand elle aperçut presque un sourire sur les lĂšvres de la trop indulgente aveugle, elle se jeta sur elle tout en pleurs. â Ă ma mĂšre ! dit-elle au milieu de ses sanglots, vous dont le cĆur, tout or et tout poĂ©sie, est comme un vase dâĂ©lection pĂ©tri par Dieu pour contenir lâamour pur, unique et cĂ©leste qui remplit toute la vie !⊠vous que je veux imiter en nâaimant au monde que mon mari ! vous devez comprendre combien sont amĂšres les larmes que je rĂ©pands en ce moment et qui mouillent vos mains⊠Ce papillon, aux ailes diaprĂ©es, cette double et belle Ăąme Ă©levĂ©e avec des soins maternels par votre fille, mon amour, mon saint amour, ce mystĂšre animĂ©, vivant, tombe en des mains vulgaires qui vont dĂ©chirer ses ailes et ses voiles sous le triste prĂ©texte de mâĂ©clairer, de savoir si le gĂ©nie est correct comme un banquier, si mon Melchior est capable dâamasser des rentes, sâil a quelque passion Ă dĂ©nouer, sâil nâest pas coupable aux yeux des bourgeois de quelque Ă©pisode de jeunesse qui maintenant est Ă notre amour ce quâest un nuage au soleil⊠Que vont-ils faire ? Tiens, voilĂ ma main, jâai la fiĂšvre ! Ils me feront mourir. Modeste, prise dâun frisson mortel, fut obligĂ©e de se mettre au lit, et donna les plus vives inquiĂ©tudes Ă sa mĂšre, Ă madame Latournelle et Ă madame Dumay, qui la gardĂšrent pendant le voyage du lieutenant Ă Paris, oĂč la logique des Ă©vĂ©nements transporta le drame pour un instant. Les gens vĂ©ritablement modestes, comme lâest Ernest de La BriĂšre, mais surtout ceux qui, sachant leur valeur, ne sont ni aimĂ©s ni apprĂ©ciĂ©s, comprendront les jouissances infinies dans lesquelles le RĂ©fĂ©rendaire se complut en lisant la lettre de Modeste. AprĂšs lâavoir trouvĂ© spirituel et grand par lâĂąme, sa jeune, sa naĂŻve et rusĂ©e maĂźtresse le trouvait beau. Cette flatterie est la flatterie suprĂȘme. Et pourquoi ? La beautĂ©, sans doute, est la signature du maĂźtre sur lâĆuvre oĂč il a empreint son Ăąme, câest la divinitĂ© qui se manifeste ; et la voir lĂ oĂč elle nâest pas, la crĂ©er par la puissance dâun regard enchantĂ©, nâest-ce point le dernier mot de lâamour ? Aussi le pauvre RĂ©fĂ©rendaire, sâĂ©cria-t-il dans un ravissement dâauteur applaudi â Enfin, je suis aimĂ© ! Quand une femme, courtisane ou jeune fille, a laissĂ© Ă©chapper cette phrase Tu es beau ! » fut-ce un mensonge ; si un homme ouvre son crĂąne Ă©pais au subtil poison de ce mot, il est attachĂ© par des liens Ă©ternels Ă cette menteuse charmante, Ă cette femme vraie ou abusĂ©e ; elle devient alors son monde, il a soif de cette attestation, il ne sâen lassera jamais, fĂ»t-il prince ! Ernest se promena fiĂšrement dans sa chambre, il se mit de trois-quarts, de profil, de face devant la glace, il essaya de se critiquer ; mais une voix diaboliquement persuasive lui disait Modeste a raison ! Et il revint Ă la lettre, il la relut, il vit sa blonde cĂ©leste, il lui parla ! Puis, au milieu de son extase, il fut atteint par cette atroce pensĂ©e â Elle me croit Canalis, et elle est millionnaire ! Tout son bonheur tomba, comme tombe un homme qui, parvenu somnambuliquement sur la cime dâun toit, entend une voix, avance et sâĂ©crase sur le pavĂ©. â Sans lâaurĂ©ole de la gloire, je serais laid, sâĂ©cria-t-il. Dans quelle situation affreuse me suis-je mis ! La BriĂšre Ă©tait trop lâhomme de ses lettres, il Ă©tait trop le cĆur noble et pur quâil avait laissĂ© voir, pour hĂ©siter Ă la voix de lâhonneur. Il rĂ©solut aussitĂŽt dâaller tout avouer au pĂšre de Modeste sâil Ă©tait Ă Paris, et de mettre Canalis au fait du dĂ©noĂ»ment sĂ©rieux de leur plaisanterie parisienne. Pour ce dĂ©licat jeune homme, lâĂ©normitĂ© de la fortune fut une raison dĂ©terminante. Il ne voulut pas surtout ĂȘtre soupçonnĂ© dâavoir fait servir Ă lâescroquerie dâune dot les entraĂźnements de cette correspondance, si sincĂšre de son cĂŽtĂ©. Les larmes lui vinrent aux yeux pendant quâil allait de chez lui rue Chantereine, chez le banquier Mongenod dont la fortune, les alliances et les relations Ă©taient en partie lâouvrage du ministre, son protecteur Ă lui. Au moment oĂč La BriĂšre consultait le chef de la maison Mongenod, et prenait toutes les informations que nĂ©cessitait son Ă©trange position, il se passa chez Canalis une scĂšne que le brusque dĂ©part de lâancien lieutenant peut faire prĂ©voir. En vrai soldat de lâĂ©cole impĂ©riale, Dumay, dont le sang breton avait bouillonnĂ© pendant le voyage, se reprĂ©sentait un poĂ«te comme un drĂŽle sans consĂ©quence, un farceur Ă refrains, logĂ© dans une mansarde, vĂȘtu de drap noir blanchi sur toutes les coutures, dont les bottes ont quelquefois des semelles, dont le linge est anonyme, qui se rince le nez avec les doigts, ayant enfin toujours lâair de tomber de la lune quand il ne griffonne pas Ă la maniĂšre de Butscha. Mais lâĂ©bullition qui grondait dans sa cervelle et dans son cĆur reçut comme une application dâeau froide quand il entra dans le joli hĂŽtel habitĂ© par le poĂ«te, quand il vit dans la cour un valet nettoyant une voiture, quand il aperçut dans une magnifique salle Ă manger un valet vĂȘtu comme un banquier et Ă qui le groom lâavait adressĂ©, lequel lui rĂ©pondit, en le toisant, que monsieur le baron nâĂ©tait pas visible. â Il y a, dit-il en finissant, sĂ©ance pour monsieur le baron au Conseil dâĂtat aujourdâhui⊠â Suis-je bien, ici, dit Dumay, chez monsieur Canalis, auteur de quelques poĂ©sies ?⊠â Monsieur le baron de Canalis, rĂ©pondit le valet de chambre, est bien le grand poĂ«te dont vous parlez ; mais il est aussi MaĂźtre des RequĂȘtes au Conseil dâĂtat, et attachĂ© au MinistĂšre des Affaires ĂtrangĂšres. Dumay, qui venait pour souffleter un poĂącre, selon son expression mĂ©prisante, trouvait un haut fonctionnaire de lâĂtat. Le salon oĂč il attendit, remarquable par sa magnificence, offrit Ă ses mĂ©ditations la brochette de croix qui brille sur lâhabit noir de Canalis laissĂ© sur une chaise par le valet de chambre. BientĂŽt ses yeux furent attirĂ©s par lâĂ©clat et la façon dâune coupe de vermeil, oĂč ces mots DonnĂ© par Madame le frappĂšrent. Puis en regard, sur un socle, il vit un vase de porcelaine de SĂšvres sur lequel Ă©tait gravĂ© DonnĂ© par madame la Dauphine. Ces avertissements muets firent rentrer Dumay dans son bon sens, pendant que le valet de chambre demandait Ă son maĂźtre sâil voulait recevoir un inconnu, venu tout exprĂšs du Havre pour le voir, un nommĂ© Dumay. â Quâest-ce ? dit Canalis. â Un homme propre, dĂ©coré⊠Sur un signe dâassentiment, le valet de chambre sortit et revint, il annonça â Monsieur Dumay. Quand il sâentendit annoncer, quand il fut devant Canalis, au milieu dâun cabinet aussi riche quâĂ©lĂ©gant, les pieds sur un tapis tout aussi beau que le plus beau de la maison Mignon, et quâil reçut le regard apprĂȘtĂ© du poĂ«te qui jouait avec les glands de sa somptueuse robe de chambre, Dumay fut si complĂ©tement interdit quâil se laissa interpeller par le grand homme. â Ă quoi dois-je lâhonneur de votre visite, monsieur ? â Monsieur⊠dit Dumay qui resta debout. â Si vous en avez pour longtemps ? fit Canalis en interrompant, je vous prierai de vous asseoir⊠Et Canalis se plongea dans son fauteuil Ă la Voltaire, se croisa les jambes, Ă©leva la supĂ©rieure en la dandinant Ă la hauteur de lâĆil, regarda fixement Dumay qui se trouva, selon son expression soldatesque, entiĂšrement mĂ©canisĂ©. â Je vous Ă©coute, monsieur, dit le poĂ«te, mes moments sont prĂ©cieux, le ministre mâattend⊠â Monsieur, reprit Dumay, je serai bref. Vous avez sĂ©duit, je ne sais comment, une jeune demoiselle du Havre, belle et riche, le dernier, le seul espoir de deux nobles familles, et je viens vous demander quelles sont vos intentions ?⊠Canalis qui, depuis trois mois, sâoccupait dâaffaires graves, qui voulait ĂȘtre fait commandeur de la LĂ©gion-dâHonneur, et devenir ministre dans une cour dâAllemagne, avait complĂ©tement oubliĂ© la lettre du Havre. â Moi ! sâĂ©cria-t-il. â Vous, rĂ©pĂ©ta Dumay. â Monsieur, rĂ©pondit Canalis en souriant, je ne sais pas plus ce que vous voulez me dire que si vous me parliez hĂ©breu⊠Moi, sĂ©duire une jeune fille !⊠moi qui⊠â Un superbe sourire se dessina sur les lĂšvres de Canalis. â Allons donc, monsieur ! je ne suis pas assez enfant pour mâamuser Ă voler un petit fruit sauvage, quand jâai de beaux et bons vergers oĂč mĂ»rissent les plus belles pĂȘches du monde. Tout Paris sait oĂč mes affections sont placĂ©es. Quâil y ait, au Havre, une jeune fille prise de quelque admiration, dont je ne suis pas digne, pour les vers que jâai faits, mon cher monsieur, cela ne mâĂ©tonnerait pas ! Rien de plus ordinaire. Tenez ! voyez ! regardez ce beau coffre dâĂ©bĂšne incrustĂ© de nacre, et garni de fer travaillĂ© comme de la dentelle⊠Ce coffre vient du pape LĂ©on X, il me fut donnĂ© par la duchesse de Chaulieu qui le tenait du roi dâEspagne je lâai destinĂ© Ă contenir toutes les lettres que je reçois, de toutes les parties de lâEurope, de femmes ou de jeunes personnes inconnues⊠Jâai le plus profond respect pour ces bouquets de fleurs, coupĂ©es Ă mĂȘme lâĂąme, envoyĂ©s dans un moment dâexaltation vraiment respectable. Oui, pour moi, lâĂ©lan dâun cĆur est une noble et sublime chose !⊠Dâautres, des railleurs, roulent ces lettres pour en allumer leurs cigares, ou les donnent Ă leurs femmes qui sâen font des papillotes ; mais, moi, qui suis garçon, monsieur, je suis trop dĂ©licat pour ne pas conserver ces offrandes si naĂŻves, si dĂ©sintĂ©ressĂ©es, dans une espĂšce de tabernacle ; enfin, je les recueille avec une sorte de vĂ©nĂ©ration ; et, Ă ma mort, je les ferai brĂ»ler sous mes yeux. Tant pis pour ceux qui me trouveront ridicule ! Que voulez-vous, jâai de la reconnaissance, et ces tĂ©moignages-lĂ mâaident Ă supporter les critiques, les ennuis de la vie littĂ©raire. Quand je reçois dans le dos lâarquebusade dâun ennemi embusquĂ© dans un journal, je regarde cette cassette, et je me dis â Il est, çà et lĂ , quelques Ăąmes dont les blessures ont Ă©tĂ© guĂ©ries, ou amusĂ©es, ou pansĂ©es par moi⊠Cette poĂ©sie, dĂ©bitĂ©e avec le talent dâun grand acteur, pĂ©trifia le petit caissier dont les yeux sâagrandissaient, et dont lâĂ©tonnement amusa le grand poĂ«te. â Pour vous, dit ce paon qui faisait la roue, et par Ă©gard pour une position que jâapprĂ©cie, je vous offre dâouvrir ce trĂ©sor, vous verrez Ă y chercher votre jeune fille ; mais je sais mon compte, je retiens les noms, et vous ĂȘtes dans une erreur que⊠â Et voilĂ donc ce que devient, dans ce gouffre de Paris, une pauvre enfant ?⊠sâĂ©cria Dumay, lâamour de ses parents, la joie de ses amis, lâespĂ©rance de tous, caressĂ©e par tous, lâorgueil dâune maison, et Ă qui six personnes dĂ©vouĂ©es font de leurs cĆurs et de leurs fortunes un rempart contre tout malheur⊠Dumay reprit aprĂšs une pause. â Tenez, monsieur, vous ĂȘtes un grand poĂ«te, et je ne suis quâun pauvre soldat⊠Pendant quinze ans que jâai servi mon pays, et dans les derniers rangs, jâai reçu le vent de plus dâun boulet dans la figure, jâai traversĂ© la SibĂ©rie oĂč je suis restĂ© prisonnier, les Russes mâont jetĂ© sur un kitbit comme une chose, jâai tout souffert ; enfin jâai vu mourir des tas de camarades⊠Eh ! bien, vous venez de me donner froid dans mes os, ce que je nâai jamais senti !⊠Dumay crut avoir Ă©mu le poĂ«te, il lâavait flattĂ©, chose presque impossible, car lâambitieux ne se souvenait plus de la premiĂšre fiole embaumĂ©e que lâĂloge lui avait cassĂ©e sur la tĂȘte. â HĂ© ! mon brave ! dit solennellement le poĂ«te en posant sa main sur lâĂ©paule de Dumay et trouvant drĂŽle de faire frissonner un soldat impĂ©rial, cette jeune fille est tout pour vous⊠Mais dans la sociĂ©tĂ©, quâest-ce ?⊠Rien. En ce moment, le mandarin le plus utile Ă la Chine tourne lâĆil en dedans, et met lâempire en deuil ?⊠cela vous fait-il beaucoup de chagrin ? Les Anglais tuent dans lâInde des milliers de gens qui nous valent, et lâon y brĂ»le, Ă la minute oĂč je vous parle, la femme la plus ravissante ; mais vous nâen avez pas moins dĂ©jeunĂ© dâune tasse de cafĂ© ?⊠En ce moment mĂȘme, il se trouve dans Paris des mĂšres de famille qui sont sur la paille et qui mettent un enfant au monde sans linge pour le recevoir !⊠voici du thĂ© dĂ©licieux dans une tasse de cinq louis et jâĂ©cris des vers pour faire dire aux Parisiennes Charmant ! charmant ! divin ! dĂ©licieux ! cela va Ă lâĂąme. » La nature sociale, de mĂȘme que la nature elle-mĂȘme, est une grande oublieuse ! Vous vous Ă©tonnerez, dans dix ans, de votre dĂ©marche ! Vous ĂȘtes dans une ville oĂč lâon meurt, oĂč lâon se marie, oĂč lâon sâidolĂątre dans un rendez-vous, oĂč la jeune fille sâasphyxie, oĂč lâhomme de gĂ©nie et sa cargaison de thĂšmes gros de bienfaits humanitaires sombrent, les uns Ă cĂŽtĂ© des autres, souvent sous le mĂȘme toit, sans le savoir, en sâignorant ! Et vous venez nous demander de nous Ă©vanouir de douleur Ă cette question vulgaire Une jeune fille du Havre est-elle ou nâest-elle pas ?⊠Oh !⊠mais vous ĂȘtes⊠â Et vous vous dites poĂ«te, sâĂ©cria Dumay ; mais vous ne sentez donc rien !⊠â Eh ! si nous Ă©prouvions les misĂšres ou les joies que nous chantons, nous serions usĂ©s en quelques mois, comme de vieilles bottes !⊠dit le poĂ«te en souriant. Tenez, vous ne devez pas ĂȘtre venu du Havre Ă Paris, et chez Canalis, pour nâen rien rapporter. Soldat Canalis eut la taille et le geste dâun hĂ©ros dâHomĂšre ! apprenez ceci du poĂ«te Tout grand sentiment est un poĂ«me tellement individuel, que votre meilleur ami, lui-mĂȘme, ne sây intĂ©resse pas. Câest un trĂ©sor qui nâest quâĂ vous, câest⊠â Pardon de vous interrompre, dit Dumay qui contemplait Canalis avec horreur, ĂȘtes-vous venu au Havre ?⊠â Jây ai passĂ© une nuit et un jour, dans le printemps de 1824, en allant Ă Londres. â Vous ĂȘtes un homme dâhonneur, reprit Dumay, pouvez-vous me donner votre parole de ne pas connaĂźtre mademoiselle Modeste Mignon ?⊠â Voici la premiĂšre fois que ce nom frappe mon oreille, rĂ©pondit Canalis. â Ah ! monsieur, sâĂ©cria Dumay, dans quelle tĂ©nĂ©breuse intrigue vais-je donc mettre le pied ?⊠Puis-je compter sur vous pour ĂȘtre aidĂ© dans mes recherches, car on a, jâen suis sĂ»r, abusĂ© de votre nom ! Vous auriez dĂ» recevoir hier une lettre du Havre !⊠â Je nâai rien reçu ! Soyez sĂ»r que je ferai, monsieur, dit Canalis, tout ce qui dĂ©pendra de moi pour vous ĂȘtre utile⊠Dumay se retira, le cĆur plein dâanxiĂ©tĂ©, croyant que lâaffreux Butscha sâĂ©tait mis dans la peau de ce grand poĂ«te pour sĂ©duire Modeste ; tandis quâau contraire Butscha, spirituel et fin autant quâun prince qui se venge, plus habile quâun espion, fouillait la vie et les actions de Canalis, en Ă©chappant par sa petitesse Ă tous les yeux, comme un insecte qui fait son chemin dans lâaubier dâun arbre. Ă peine le Breton Ă©tait-il sorti que La BriĂšre entra dans le cabinet de son ami. Naturellement Canalis parla de la visite de cet homme du Havre⊠â Ah ! dit Ernest, Modeste Mignon, je viens exprĂšs Ă cause de cette aventure. â Ah ! bah ! sâĂ©cria Canalis, aurais-je donc triomphĂ© par procureur ?⊠â Eh ! oui, voilĂ le nĆud du drame. Mon ami, je suis aimĂ© par la plus charmante fille du monde, belle Ă briller parmi les plus belles Ă Paris, du cĆur et de la littĂ©rature autant quâune Clarisse Harlowe ; elle mâa vu, je lui plais, et elle me croit le grand Canalis !⊠Ce nâest pas tout. Modeste Mignon est de haute naissance, et Mongenod vient de me dire que le pĂšre, le comte de La Bastie, doit avoir quelque chose comme six millions⊠Ce pĂšre est arrivĂ© depuis trois jours, et je viens de lui faire demander un rendez-vous Ă deux heures par Mongenod, qui, dans son petit mot, lui dit quâil sâagit du bonheur de sa fille⊠Tu comprends, quâavant dâaller trouver le pĂšre, je devais tout tâavouer. â Dans le nombre de ces fleurs Ă©closes au soleil de la gloire, dit emphatiquement Canalis, il sâen trouve une magnifique, portant, comme lâoranger, ses fruits dâor parmi les mille parfums de lâesprit et de la beautĂ© rĂ©unis ! un Ă©lĂ©gant arbuste, une tendresse vraie, un bonheur entier, et il mâĂ©chappe !⊠â Canalis regarda son tapis, pour ne pas laisser lire dans ses yeux. â Comment, reprit-il aprĂšs une pause oĂč il reprit son sang-froid, comment deviner Ă travers les senteurs enivrantes de ces jolis papiers façonnĂ©s, de ces phrases qui portent Ă la tĂȘte, le cĆur vrai, la jeune fille, la jeune femme chez qui lâamour prend les livrĂ©es de la flatterie et qui nous aime pour nous, qui nous apporte la fĂ©licitĂ© ?⊠il faudrait ĂȘtre un ange ou un dĂ©mon, et je ne suis quâun ambitieux maĂźtre des requĂȘtes⊠Ah ! mon ami, la gloire fait de nous un but que mille flĂšches visent ! Lâun de nous a dĂ» son riche mariage Ă lâune des piĂšces hydrauliques de sa poĂ©sie, et moi, plus caressant, plus homme Ă femmes que lui, jâaurai manquĂ© le mien⊠car, lâaimes-tu, cette pauvre fille ?⊠dit-il en regardant La BriĂšre. â Oh ! fit La BriĂšre. â Eh bien, dit le poĂ«te en prenant le bras de son ami et sây appuyant, sois heureux, Ernest ! Par hasard, je nâaurai pas Ă©tĂ© ingrat avec toi ! Te voilĂ richement rĂ©compensĂ© de ton dĂ©vouement, car je me prĂȘterai gĂ©nĂ©reusement Ă ton bonheur. Canalis enrageait ; mais il ne pouvait se conduire autrement, et alors il tirait parti de son malheur en sâen faisant un piĂ©destal. Une larme mouilla les yeux du jeune RĂ©fĂ©rendaire, il se jeta dans les bras de Canalis et lâembrassa. â Ah ! Canalis, je ne te connaissais pas du tout !⊠â Que veux-tu ?⊠Pour faire le tour dâun monde, il faut du temps ! rĂ©pondit le poĂ«te avec son emphatique ironie. â Songes-tu, dit La BriĂšre, Ă cette immense fortune ?⊠â Eh ! mon ami, ne sera-t-elle pas bien placĂ©e ?⊠sâĂ©cria Canalis en accompagnant son effusion dâun geste charmant. â Melchior, dit La BriĂšre, câest entre nous Ă la vie et Ă la mort⊠Il serra les mains du poĂ«te et le quitta brusquement, il lui tardait de voir monsieur Mignon. En ce moment, le comte de La Bastie Ă©tait accablĂ© de toutes les douleurs qui lâattendaient comme une proie. Il avait appris par la lettre de sa fille, la mort de Bettina-Caroline, la cĂ©citĂ© de sa femme ; et Dumay venait de lui raconter le terrible imbroglio des amours de Modeste. â Laisse-moi seul, dit-il Ă son fidĂšle ami. Quand le lieutenant eut fermĂ© la porte, le malheureux pĂšre se jeta sur un divan, y resta la tĂȘte dans ses mains, pleurant de ces larmes rares, maigres, qui roulent entre les paupiĂšres des gens de cinquante-six ans, sans en sortir, qui les mouillent, qui se sĂšchent promptement et qui renaissent, une des derniĂšres rosĂ©es de lâautomne humain. â Avoir des enfants chĂ©ris, avoir une femme adorĂ©e, câest se donner plusieurs cĆurs et les tendre aux poignards ! sâĂ©cria-t-il en faisant un bond de tigre et se promenant par la chambre. Ătre pĂšre, câest se livrer pieds et poings liĂ©s au malheur. Si je rencontre ce dâEstourny, je le tuerai ! â Ayez donc des filles ?⊠Lâune met la main sur un escroc, et lâautre, ma Modeste, sur quoi ? sur un lĂąche qui lâabuse sous lâarmure en papier dorĂ© dâun poĂ«te. Encore si câĂ©tait Canalis ! il nây aurait pas grand mal. Mais ce Scapin dâamoureux ?⊠je lâĂ©tranglerai de mes deux mains⊠se disait-il en faisant involontairement un geste dâune atroce Ă©nergie⊠Et aprĂšs ?⊠se demanda-t-il, si ma fille meurt de chagrin ! Il regarda machinalement par les fenĂȘtres de lâhĂŽtel des Princes, et vint se rasseoir sur son divan oĂč il resta immobile. Les fatigues de six voyages aux Indes, les soucis de la spĂ©culation, les dangers courus, Ă©vitĂ©s, les chagrins avaient argentĂ© la chevelure de Charles Mignon. Sa belle figure militaire, dâun contour si pur, sâĂ©tait bronzĂ©e au soleil de la Malaisie, de la Chine et de lâAsie mineure, elle avait pris un caractĂšre imposant que la douleur rendit sublime en ce moment. â Et Mongenod qui me dit dâavoir confiance dans le jeune homme qui va venir me parler de ma fille⊠Ernest de La BriĂšre fut alors annoncĂ© par lâun des domestiques que le comte de La Bastie sâĂ©tait attachĂ©s pendant ces quatre annĂ©es et quâil avait triĂ©s dans le nombre de ses subordonnĂ©s. â Vous venez, monsieur, de la part de non ami Mongenod ? dit-il. â Oui, rĂ©pondit Ernest qui contempla timidement ce visage aussi sombre que celui dâOthello. Je me nomme Ernest de La BriĂšre, alliĂ©, monsieur, Ă la famille du dernier premier-ministre, et son secrĂ©taire particulier pendant son ministĂšre. Ă sa chute, son Excellence me mit Ă la Cour des Comptes, oĂč je suis RĂ©fĂ©rendaire de premiĂšre classe, et oĂč je puis devenir MaĂźtre des Comptes⊠â En quoi tout ceci peut-il concerner mademoiselle de La Bastie ? demanda Charles Mignon. â Monsieur, je lâaime, et jâai lâinespĂ©rĂ© bonheur dâĂȘtre aimĂ© dâelle⊠Ăcoutez-moi, monsieur, dit Ernest en arrĂȘtant un mouvement terrible du pĂšre irritĂ©, jâai la plus bizarre confession Ă vous faire, la plus honteuse pour un homme dâhonneur. La plus affreuse punition de ma conduite, naturelle peut-ĂȘtre, nâest pas dâavoir Ă vous la rĂ©vĂ©ler⊠je crains encore plus la fille que le pĂšre⊠Ernest raconta naĂŻvement et avec la noblesse que donne la sincĂ©ritĂ© lâavant-scĂšne de ce petit drame domestique, sans omettre les vingt et quelques lettres Ă©changĂ©es quâil avait apportĂ©es, ni lâentrevue quâil venait dâavoir avec Canalis. Quand le pĂšre eut fini la lecture de ces lettres, le pauvre amant, pĂąle et suppliant, trembla sous les regards de feu que lui jeta le Provençal. â Monsieur, dit Charles, il ne se trouve en tout ceci quâune erreur, mais elle est capitale. Ma fille nâa pas six millions, elle a tout au plus deux cent mille francs de dot et des espĂ©rances trĂšs douteuses. â Ah ! monsieur, dit Ernest en se levant, se jetant sur Charles Mignon et le serrant, vous mâĂŽtez un poids qui mâoppressait ! Rien ne sâopposera peut-ĂȘtre plus Ă mon bonheur !⊠Jâai des protecteurs, je serai MaĂźtre des Comptes. NâeĂ»t-elle que dix mille francs, fallĂ»t-il lui reconnaĂźtre une dot, mademoiselle Modeste serait encore ma femme ; et la rendre heureuse, comme vous avez rendu la vĂŽtre, ĂȘtre pour vous un vrai fils⊠oui, monsieur, je nâai plus mon pĂšre, voilĂ le fond de mon cĆur. Charles Mignon recula de trois pas, arrĂȘta sur La BriĂšre un regard qui pĂ©nĂ©tra dans les yeux du jeune homme comme un poignard dans sa gaĂźne, et il resta silencieux en trouvant la plus entiĂšre candeur, la vĂ©ritĂ© la plus pure sur cette physionomie Ă©panouie, dans ces yeux enchantĂ©s. â Le sort se lasserait-il donc !⊠se dit-il Ă demi-voix, et trouverais-je dans ce garçon la perle des gendres ? Il se promena trĂšs agitĂ© par la chambre. â Vous devez, monsieur, dit enfin Charles Mignon, la plus entiĂšre soumission Ă lâarrĂȘt que vous ĂȘtes venu chercher ; car, sans cela, vous joueriez en ce moment la comĂ©die. â Oh ! monsieur⊠â Ăcoutez-moi, dit le pĂšre en clouant sur place La BriĂšre par un regard. Je ne serai ni sĂ©vĂšre, ni dur, ni injuste. Vous subirez et les inconvĂ©nients et les avantages de la position fausse dans laquelle vous vous ĂȘtes mis. Ma fille croit aimer un des grands poĂ«tes de ce temps-ci, et dont la gloire, avant tout, lâa sĂ©duite. Eh bien ! moi, son pĂšre, ne dois-je pas la mettre Ă mĂȘme de choisir entre la CĂ©lĂ©britĂ© qui fut comme un phare pour elle, et la pauvre RĂ©alitĂ© que le hasard lui jette par une de ces railleries quâil se permet si souvent ? Ne faut-il pas quâelle puisse opter entre Canalis et vous ? Je compte sur votre honneur pour vous taire sur ce que je viens de vous dire relativement Ă lâĂ©tat de mes affaires. Vous viendrez, vous et votre ami le baron de Canalis, au Havre passer cette derniĂšre quinzaine du mois dâoctobre. Ma maison vous sera ouverte Ă tous deux, ma fille aura le loisir de vous observer. Songez que vous devez amener vous-mĂȘme votre rival et lui laisser croire tout ce quâon dira de fabuleux sur les millions du comte de La Bastie. Je serai demain au Havre, et vous y attends trois jours aprĂšs mon arrivĂ©e. Adieu, monsieur⊠Le pauvre La BriĂšre retourna dâun pied trĂšs lent chez Canalis. En ce moment, seul avec lui-mĂȘme, le poĂ«te pouvait sâabandonner au torrent de pensĂ©es que fait jaillir ce second mouvement si vantĂ© par le prince de Talleyrand. Le premier mouvement est la voix de la Nature, et le second est celle de la SociĂ©tĂ©. â Une fille riche de six millions ! et mes yeux nâont pas vu briller cet or Ă travers les tĂ©nĂšbres ! Avec une fortune si considĂ©rable, je serais pair de France, comte, ambassadeur. Jâai rĂ©pondu Ă des bourgeoises, Ă des sottes, Ă des intrigantes qui voulaient un autographe ! Et je me suis lassĂ© de ces intrigues de bal masquĂ©, prĂ©cisĂ©ment le jour oĂč Dieu mâenvoyait une Ăąme dâĂ©lite, un ange aux ailes dâor⊠Bah ! je vais faire un poĂ«me sublime, et ce hasard renaĂźtra ! Mais est-il heureux, ce petit niais de La BriĂšre, qui sâest pavanĂ© dans mes rayons ?⊠Quel plagiat ! Je suis le modĂšle, il sera la statue ! Nous avons jouĂ© la fable de Bertrand et Raton ! Six millions et un ange, une Mignon de La Bastie ! un ange aristocratique aimant la poĂ©sie et le poĂ«te⊠Et moi qui montre mes muscles dâhomme fort, qui fais des exercices dâAlcide pour Ă©tonner par la force morale ce champion de la force physique, ce brave soldat plein de cĆur, lâami de cette jeune fille Ă laquelle il dira que je suis une Ăąme de bronze ! Je joue au NapolĂ©on quand je devais me dessiner en sĂ©raphin !⊠Enfin jâaurai peut-ĂȘtre un ami, je lâaurai payĂ© cher ; mais lâamitiĂ©, câest si beau ! Six millions, voilĂ le prix dâun ami on ne peut pas en avoir beaucoup Ă ce prix-là ⊠La BriĂšre entra dans le cabinet de son ami sur ce dernier point dâexclamation. Il Ă©tait triste. â Eh bien ! quâas-tu ? lui dit Canalis. â Le pĂšre exige que sa fille soit mise Ă mĂȘme de choisir entre les deux Canalis⊠â Pauvre garçon, sâĂ©cria le poĂ«te en riant. Il est trĂšs spirituel, ce pĂšre-là ⊠â Je suis engagĂ© dâhonneur Ă tâamener au Havre, dit piteusement La BriĂšre. â Mon cher enfant, rĂ©pondit Canalis, du moment oĂč il sâagit de ton honneur, tu peux compter sur moi⊠Je vais aller demander un congĂ© dâun mois⊠â Ah ! Modeste est bien belle ! sâĂ©cria La BriĂšre au dĂ©sespoir, et tu mâĂ©craseras facilement ! JâĂ©tais aussi bien Ă©tonnĂ© de voir le bonheur sâoccupant de moi, et je me disais Il se trompe ! â Bah ! nous verrons ! dit Canalis avec une atroce gaietĂ©. Le soir, aprĂšs dĂźner, Charles Mignon et son caissier volaient, Ă raison de trois francs de guides, de Paris au Havre. Le pĂšre avait complĂ©tement rassurĂ© le chien de garde sur les amours de Modeste, en le relevant de sa consigne et le rassurant sur le compte de Butscha. â Tout est pour le mieux, mon vieux Dumay, dit Charles qui avait pris des renseignements auprĂšs de Mongenod et sur Canalis et sur La BriĂšre. Nous allons avoir deux personnages pour un rĂŽle, sâĂ©cria-t-il gaiement ! Il recommanda nĂ©anmoins Ă son vieux camarade une discrĂ©tion absolue sur la comĂ©die qui devait se jouer au Chalet, la plus douce des vengeances ou, si vous le voulez, des leçons dâun pĂšre Ă sa fille. De Paris au Havre, ce fut entre les deux amis une longue causerie qui mit le colonel au fait des plus lĂ©gers incidents arrivĂ©s Ă sa famille pendant ces quatre annĂ©es, et Charles apprit Ă Dumay que Desplein, le grand chirurgien, devait, avant la fin du mois, venir examiner la cataracte de la comtesse, afin de dire sâil Ă©tait possible de lui rendre la vue. Un moment avant lâheure Ă laquelle on dĂ©jeunait au Chalet, les claquements de fouet dâun postillon comptant sur un large pourboire apprirent le retour des deux soldats Ă leurs familles. La joie dâun pĂšre revenant aprĂšs une si longue absence pouvait seule avoir de tels Ă©clats ; aussi les femmes se trouvĂšrent-elles toutes Ă la petite porte. Il y a tant de pĂšres, tant dâenfants, et peut-ĂȘtre plus de pĂšres que dâenfants, pour comprendre lâivresse dâune pareille fĂȘte que la littĂ©rature nâa jamais eu besoin de la peindre, heureusement ! car les plus belles paroles, la poĂ©sie est au-dessous de ces Ă©motions. Peut-ĂȘtre les Ă©motions douces sont-elles peu littĂ©raires. Pas un mot qui pĂ»t troubler les joies de la famille Mignon ne fut prononcĂ© dans cette journĂ©e. Il y eut trĂȘve entre le pĂšre, la mĂšre et la fille relativement au soi-disant mystĂ©rieux amour qui pĂąlissait Modeste levĂ©e pour la premiĂšre fois. Le colonel, avec lâadmirable dĂ©licatesse qui distingue les vrais soldats, se tint pendant tout le temps Ă cĂŽtĂ© de sa femme dont la main ne quitta pas la sienne, et il regardait Modeste sans se lasser dâadmirer cette beautĂ© fine, Ă©lĂ©gante, poĂ©tique. Nâest-ce pas Ă ces petites choses que se reconnaissent les gens de cĆur ? Modeste, qui craignait de troubler la joie mĂ©lancolique de son pĂšre et de sa mĂšre, venait, de moment en moment, embrasser le front du voyageur ; et, en lâembrassant trop, elle semblait vouloir lâembrasser pour deux. â Oh ! chĂšre petite ! je te comprends ! dit le colonel en serrant la main de Modeste Ă un moment oĂč elle lâassaillait de caresses. â Chut ! lui rĂ©pondit Modeste Ă lâoreille en lui montrant sa mĂšre. Le silence un peu finaud de Dumay rendit Modeste inquiĂšte sur les rĂ©sultats du voyage Ă Paris, elle regardait parfois le lieutenant Ă la dĂ©robĂ©e, sans pouvoir pĂ©nĂ©trer au delĂ de ce dur Ă©piderme. Le colonel voulait, en pĂšre prudent, Ă©tudier le caractĂšre de sa fille unique, et consulter surtout sa femme avant dâavoir une confĂ©rence dâoĂč dĂ©pendait le bonheur de toute la famille. â Demain, mon enfant chĂ©ri, dit-il le soir, lĂšve-toi de bonne heure, nous irons ensemble, sâil fait beau, nous promener au bord de la mer⊠Nous avons Ă causer de vos poĂ«mes, mademoiselle de La Bastie. Ce mot, accompagnĂ© dâun sourire paternel qui reparut comme un Ă©cho sur les lĂšvres de Dumay, fut tout ce que Modeste put savoir ; mais ce fut assez, et pour calmer ses inquiĂ©tudes, et pour la rendre curieuse Ă ne sâendormir que tard, tant elle fit de suppositions ! Aussi, le lendemain Ă©tait-elle tout habillĂ©e et prĂȘte avant le colonel. â Vous savez tout, mon bon pĂšre, dit-elle aussitĂŽt quâelle se trouva sur le chemin de la mer. â Je sais tout, et encore bien des choses que tu ne sais pas, rĂ©pondit-il. Sur ce mot, le pĂšre et la fille firent quelques pas en silence. â Explique-moi, mon enfant, comment une fille adorĂ©e par sa mĂšre a pu faire une dĂ©marche aussi capitale que celle dâĂ©crire Ă un inconnu, sans la consulter ? â HĂ© ! papa, parce que maman ne lâaurait pas permis. â Crois-tu, ma fille, que ce soit raisonnable ? Si tu tâes fatalement instruite toute seule, comment ta raison ou ton esprit, Ă dĂ©faut de la pudeur, ne tâont-ils pas dit quâagir ainsi câĂ©tait te jeter Ă la tĂȘte dâun homme ? Ma fille, ma seule et unique enfant serait sans fiertĂ©, sans dĂ©licatesse ?⊠Oh ! Modeste, tu as fait passer Ă ton pĂšre deux heures dâenfer Ă Paris ; car enfin, tu as tenu moralement la mĂȘme conduite que Bettina, sans avoir lâexcuse de la sĂ©duction ; tu as Ă©tĂ© coquette Ă froid, et cette coquetterie-lĂ , câest lâamour de tĂȘte, le vice le plus affreux de la Française. â Moi, sans fiertĂ© ?⊠disait Modeste en pleurant, mais il ne mâa pas encore vue !⊠â Il sait ton nom⊠â Je ne lui ai dit quâau moment oĂč les yeux ont donnĂ© raison Ă trois mois de correspondance pendant lesquels nos Ăąmes se sont parlĂ© ! â Oui, mon cher ange Ă©garĂ©, vous avez mis une espĂšce de raison dans une folie qui compromettait et votre bonheur et votre famille⊠â Eh ! aprĂšs tout, papa, le bonheur est lâabsolution de cette tĂ©mĂ©ritĂ©, dit-elle avec un mouvement dâhumeur. â Ah ! câest de la tĂ©mĂ©ritĂ© seulement ? sâĂ©cria le pĂšre. â Une tĂ©mĂ©ritĂ© que ma mĂšre sâest permise, rĂ©pliqua-t-elle vivement. â Enfant mutinĂ© ! votre mĂšre, aprĂšs mâavoir vu pendant un bal, a dit le soir Ă son pĂšre, qui lâadorait, quâelle croyait devoir ĂȘtre heureuse avec moi⊠Sois franche, Modeste, y a-t-il quelque similitude entre un amour conçu rapidement, il est vrai, mais sous les yeux dâun pĂšre, et la folle action dâĂ©crire Ă un inconnu ?⊠â Un inconnu ?⊠dites, papa, lâun de nos plus grands poĂ«tes, dont le caractĂšre et la vie sont exposĂ©s au grand jour, Ă la mĂ©disance, Ă la calomnie, un homme vĂȘtu de gloire, et pour qui, mon cher pĂšre, je suis restĂ©e Ă lâĂ©tat de personnage dramatique et littĂ©raire, une fille de Shakspeare, jusquâau moment oĂč jâai voulu savoir si lâhomme est aussi bien que son Ăąme est belle⊠â Mon Dieu ! ma pauvre enfant, tu fais de la poĂ©sie Ă propos de mariage ; mais, si de tout temps on a cloĂźtrĂ© les filles dans lâintĂ©rieur de la famille ; si Dieu, si la loi sociale les mettent sous le joug sĂ©vĂšre du consentement paternel, câest prĂ©cisĂ©ment pour leur Ă©viter tous les malheurs de ces poĂ©sies qui vous charment, qui vous Ă©blouissent, et quâalors vous ne pouvez apprĂ©cier Ă leur juste valeur. La poĂ©sie est un des agrĂ©ments de la vie, elle nâest pas toute la vie. â Papa, câest un procĂšs encore pendant devant le tribunal des faits, car il y a lutte constante entre nos cĆurs et la famille. â Malheur Ă lâenfant qui serait heureuse par cette rĂ©sistance !⊠dit gravement le colonel. En 1813, jâai vu lâun de mes camarades, le marquis dâAiglemont, Ă©pousant sa cousine contre lâavis du pĂšre, et ce mĂ©nage a payĂ© cher lâentĂȘtement quâune jeune fille prenait pour de lâamour⊠La Famille est en ceci souveraine⊠â Mon fiancĂ© mâa dit tout cela, rĂ©pondit-elle. Il sâest fait Orgon pendant quelque temps, et il a eu le courage de me dĂ©nigrer le personnel des poĂ«tes. â Jâai lu vos lettres, dit Charles Mignon en laissant Ă©chapper un malicieux sourire, qui rendit Modeste inquiĂšte ; mais, Ă ce propos, je dois te faire observer que ta derniĂšre serait Ă peine permise Ă une fille sĂ©duite, Ă une Julie dâĂtanges ! Mon Dieu, quel mal nous font les romans !⊠â On ne les Ă©crirait pas, mon cher pĂšre, nous les ferions, il vaut mieux les lire⊠Il y a moins dâaventures dans ce temps-ci que sous Louis XIV et Louis XV, oĂč lâon publiait moins de romans⊠Dâailleurs, si vous avez lu les lettres, vous avez dĂ» voir que je vous ai trouvĂ© pour gendre le fils le plus respectueux, lâĂąme la plus angĂ©lique, la probitĂ© la plus sĂ©vĂšre, et que nous nous aimons au moins autant que vous et ma mĂšre vous vous aimiez⊠Eh bien ! je vous accorde que tout ne sâest pas exactement passĂ© selon lâĂ©tiquette ; jâai fait, si vous voulez, une faute⊠â Jâai lu vos lettres, rĂ©pĂ©ta le pĂšre en interrompant sa fille, ainsi je sais comment il tâa justifiĂ©e Ă tes propres yeux dâune dĂ©marche que pourrait se permettre une femme Ă qui la vie est connue et quâune passion entraĂźnerait, mais qui chez une jeune fille de vingt ans est une faute monstrueuse⊠â Une faute pour des bourgeois, pour des Gobenheim compassĂ©s, qui mesurent la vie Ă lâĂ©querre⊠Ne sortons pas du monde artiste et poĂ©tique, papa⊠Nous sommes, nous autres jeunes filles, entre deux systĂšmes laisser voir par des minauderies Ă un homme que nous lâaimons, ou aller franchement Ă lui⊠Ce dernier parti nâest-il pas bien grand, bien noble ? Nous autres jeunes filles françaises, nous sommes livrĂ©es par nos familles comme des marchandises, Ă trois mois, quelquefois fin courant, comme mademoiselle Vilquin ; mais en Angleterre, en Suisse, en Allemagne, on se marie Ă peu prĂšs dâaprĂšs le systĂšme que jâai suivi⊠Quâavez-vous Ă rĂ©pondre ? Ne suis-je pas un peu Allemande ? â Enfant ! sâĂ©cria le colonel en regardant sa fille, la supĂ©rioritĂ© de la France vient de son bon sens, de la logique Ă laquelle sa belle langue y condamne lâesprit ; elle est la Raison du monde ! lâAngleterre et lâAllemagne sont romanesques en ce point de leurs mĆurs ; et, encore, les grandes familles y suivent-elles nos lois. Vous ne voudrez donc jamais penser que vos parents, Ă qui la vie est bien connue, ont la charge de vos Ăąmes et de votre bonheur, quâils doivent vous faire Ă©viter les Ă©cueils du monde !⊠Mon Dieu ! dit-il, est-ce leur faute, est-ce la nĂŽtre ? Doit-on tenir ses enfants sous un joug de fer ? Devons-nous ĂȘtre punis de cette tendresse qui nous les fait rendre heureux, qui les met malheureusement Ă mĂȘme notre cĆur ?⊠Modeste observa son pĂšre du coin de lâĆil, en entendant cette espĂšce dâinvocation dite avec des larmes dans la voix. â Est-ce une faute, Ă une fille libre de son cĆur, de se choisir pour mari, non seulement un charmant garçon, mais encore un homme de gĂ©nie, noble, et dans une belle position ?⊠Un gentilhomme doux comme moi, dit-elle. â Tu lâaimes ?⊠demanda le pĂšre. â Tenez, mon pĂšre, dit-elle en posant sa tĂȘte sur le sein du colonel, si vous ne voulez pas me voir mourir⊠â Assez, dit le vieux soldat, ta passion est, je le vois, inĂ©branlable ! â InĂ©branlable. â Rien ne peut te faire changer ?⊠â Rien au monde ! â Tu ne supposes aucun Ă©vĂ©nement, aucune trahison, reprit le vieux soldat, tu lâaimes quand mĂȘme, Ă cause de son charme personnel, et ce serait un dâEstourny, tu lâaimerais encore ?⊠â Oh ! mon pĂšre⊠vous ne connaissez pas votre fille. Pourrais-je aimer un lĂąche, un homme sans foi, sans honneur, un gibier de potence ?⊠â Et si tu avais Ă©tĂ© trompĂ©e ?⊠â Par ce charmant et candide garçon, presque mĂ©lancolique ?⊠Vous riez, ou vous ne lâavez pas vu. â Enfin, fort heureusement ton amour nâest plus absolu, comme tu le disais. Je te fais apercevoir des circonstances qui modifieraient ton poĂ«me⊠Eh bien ! comprends-tu que les pĂšres soient bons Ă quelque chose⊠â Vous voulez donner une leçon Ă votre enfant, papa. Ceci tourne au Berquin⊠â Pauvre Ă©garĂ©e ! reprit sĂ©vĂšrement le pĂšre, la leçon ne vient pas de moi, je nây suis pour rien, si ce nâest pour tâadoucir le coup⊠â Assez, mon pĂšre ne jouez pas avec ma vie⊠dit Modeste en pĂąlissant. â Allons, ma fille, rassemble ton courage. Câest toi qui as jouĂ© avec la vie, et la vie se joue de toi. Modeste regarda son pĂšre dâun air hĂ©bĂ©tĂ©. â Voyons, si le jeune homme que tu aimes, que tu as vu dans lâĂ©glise du Havre, il y a quatre jours, Ă©tait un misĂ©rable⊠â Cela nâest pas ! dit-elle, cette tĂȘte brune et pĂąle, cette noble figure pleine de poĂ©sie⊠â Est un mensonge ! dit le colonel en interrompant sa fille. Ce nâest pas plus monsieur de Canalis que je ne suis ce pĂȘcheur qui lĂšve sa voile pour partir⊠â Savez-vous ce que vous tuez en moi ?⊠dit-elle. â Rassure-toi, mon enfant, si le hasard a mis ta punition dans ta faute mĂȘme, le mal nâest pas irrĂ©parable. Le garçon que tu as vu, avec qui tu as Ă©changĂ© ton cĆur par correspondance, est un loyal garçon, il est venu me confier son embarras ; il tâaime et je ne le dĂ©savouerais pas pour gendre. â Si ce nâest pas Canalis, qui est-ce donc ?⊠dit Modeste dâune voix profondĂ©ment altĂ©rĂ©e. â Le secrĂ©taire !⊠Il se nomme Ernest de La BriĂšre. Il nâest pas gentilhomme ; mais câest un de ces hommes ordinaires, Ă vertus positives, dâune moralitĂ© sĂ»re, qui plaisent aux parents. Quâest-ce que cela nous fait, dâailleurs, tu lâas vu, rien ne peut changer ton cĆur, tu lâas choisi, tu connais son Ăąme, elle est aussi belle quâil est joli garçon !⊠Le comte de La Bastie eut la parole coupĂ©e par un soupir de Modeste. La pauvre fille, pĂąle, les yeux attachĂ©s sur la mer, roide comme une morte, fut atteinte, comme dâun coup de pistolet, par ces mots câest un de ces hommes ordinaires, Ă vertus positives, dâune moralitĂ© sĂ»re, qui plaisent aux parents. â TrompĂ©e !⊠dit-elle enfin. â Comme ta pauvre sĆur, mais moins gravement. â Retournons, mon pĂšre ! dit-elle en se levant du tertre oĂč tous deux ils sâĂ©taient assis. Tiens, papa, je te jure, devant Dieu, de suivre ta volontĂ©, quelle quâelle soit, dans lâaffaire de mon mariage. â Tu nâaimes donc dĂ©jĂ plus ?⊠demanda railleusement le pĂšre. â Jâaimais un homme vrai, sans mensonge au front, probe comme vous lâĂȘtes, incapable de se dĂ©guiser comme un acteur, de se mettre Ă la joue le fard de la gloire dâun autre⊠â Tu disais que rien ne pouvait te faire changer ? dit ironiquement le colonel. â Oh ! ne vous jouez pas de moi ?⊠dit-elle en joignant les mains et regardant son pĂšre dans une anxiĂ©tĂ© cruelle, vous ne savez pas que vous maniez mon cĆur et mes plus chĂšres croyances avec vos plaisanteries⊠â Dieu mâen garde ! je tâai dit lâexacte vĂ©ritĂ©. â Vous ĂȘtes bien bon, mon pĂšre ! rĂ©pondit-elle aprĂšs une pause et avec une sorte de solennitĂ©. â Et il a tes lettres ! reprit Charles Mignon. Hein ?⊠Si ces folles caresses de ton Ăąme Ă©taient tombĂ©es entre les mains de ces poĂ«tes qui, selon Dumay, en font des allumettes Ă cigare ! â Oh !⊠vous allez trop loin⊠â Canalis le lui a dit⊠â Il a vu Canalis ?⊠â Oui, rĂ©pondit le colonel. Ils marchĂšrent tous les deux en silence. â VoilĂ donc pourquoi, reprit Modeste aprĂšs quelques pas, ce monsieur me disait tant de mal de la poĂ©sie et des poĂ«tes ? pourquoi ce petit secrĂ©taire parlait de⊠Mais, dit-elle en sâinterrompant, ses vertus, ses qualitĂ©s, ses beaux sentiments ne sont-ils pas un costume Ă©pistolaire ?⊠Celui qui vole une gloire et un nom peut bien⊠â Crocheter des serrures, voler le TrĂ©sor, assassiner sur le grand chemin !⊠sâĂ©cria Charles Mignon en souriant. Vous voilĂ bien, vous autres jeunes filles avec vos sentiments absolus et votre ignorance de la vie ! un homme capable de tromper une femme descend nĂ©cessairement de lâĂ©chafaud ou doit y monter⊠Cette raillerie arrĂȘta lâeffervescence de Modeste ; et, de nouveau le silence rĂ©gna. â Mon enfant, reprit le colonel, les hommes dans la sociĂ©tĂ©, comme dans la nature dâailleurs, doivent chercher Ă sâemparer de vos cĆurs, et vous devez vous dĂ©fendre. Tu as interverti les rĂŽles. Est-ce bien ? Tout est faux dans une fausse position. Ă toi donc le premier tort. Non, un homme nâest pas un monstre quand il essaie de plaire Ă une femme, et notre droit, Ă nous, nous permet lâagression dans toutes ses consĂ©quences, hors le crime et la lĂąchetĂ©. Un homme peut avoir encore des vertus, aprĂšs avoir trompĂ© une femme, ce qui veut tout bonnement dire quâil ne reconnaĂźt pas en elle les trĂ©sors quâil y cherchait ; tandis quâil nây a quâune reine, une actrice, ou une femme placĂ©e tellement au-dessus dâun homme quâelle soit pour lui comme une reine, qui puissent aller au-devant de lui, sans trop de blĂąme. Mais une jeune fille !⊠elle ment alors Ă tout ce que Dieu a fait fleurir de saint, de beau, de grand en elle, quelque grĂące, quelque poĂ©sie, quelques prĂ©cautions quâelle mette Ă cette faute. â Rechercher le maĂźtre et trouver le domestique !⊠Avoir rejouĂ© les Jeux de lâAmour et du Hasard de mon cĂŽtĂ© seulement ! dit-elle avec amertume oh ! je ne mâen relĂšverai jamais⊠â Folle !⊠Monsieur Ernest de La BriĂšre est, Ă mes yeux, un personnage au moins Ă©gal Ă monsieur le baron de Canalis il a Ă©tĂ© le secrĂ©taire particulier dâun premier ministre, il est Conseiller rĂ©fĂ©rendaire Ă la Cour des Comptes, il a du cĆur, il tâadore ; mais il ne compose pas de vers⊠Non, jâen conviens, il nâest pas poĂ«te ; mais il peut avoir le cĆur plein de poĂ©sie. Enfin, ma pauvre enfant, dit-il Ă un geste de dĂ©goĂ»t que fit Modeste, tu les verras lâun et lâautre, le faux et le vrai Canalis⊠â Oh ! papa ! â Ne mâas-tu pas jurĂ© de mâobĂ©ir en tout, dans lâaffaire de ton mariage ? Eh bien ! tu pourras choisir entre eux celui qui te plaira pour mari. Tu as commencĂ© par un poĂ«me, tu finiras par une idylle bucolique en essayant de surprendre le vrai caractĂšre de ces messieurs dans quelques aventures champĂȘtres, la chasse ou la pĂȘche ! Modeste baissa la tĂȘte, elle revint au Chalet avec son pĂšre en lâĂ©coutant, en rĂ©pondant par des monosyllabes. Elle Ă©tait tombĂ©e au fond de la boue, et humiliĂ©e, de cette alpe oĂč elle avait cru voler jusquâau nid dâun aigle. Pour employer les poĂ©tiques expressions dâun auteur de ce temps aprĂšs sâĂȘtre senti la plante des pieds trop tendre pour cheminer sur les tessons de verre de la RĂ©alitĂ©, la Fantaisie, qui, dans cette frĂȘle poitrine rĂ©unissait tout de la femme, depuis les rĂȘveries semĂ©es de violettes de la jeune fille pudique jusquâaux dĂ©sirs insensĂ©s de la courtisane, lâavait amenĂ©e au milieu de ses jardins enchantĂ©s, oĂč, surprise amĂšre ! elle voyait au lieu de sa fleur sublime, sortir de terre les jambes velues et entortillĂ©es de la noire mandragore. » Des hauteurs mystiques de son amour, Modeste se trouvait dans le chemin uni, plat, bordĂ© de fossĂ©s et de labours, sur la route pavĂ©e de la VulgaritĂ© ! Quelle fille Ă lâĂąme ardente ne se serait brisĂ©e dans une chute pareille ? Aux pieds de qui donc avait-elle semĂ© ses paroles ? La Modeste qui revint au Chalet ne ressemblait pas plus Ă celle qui sortit deux heures auparavant que lâactrice dans la rue ne ressemble Ă lâhĂ©roĂŻne en scĂšne. Elle tomba dans un engourdissement pĂ©nible Ă voir. Le soleil Ă©tait obscur, la nature se voilait, les fleurs ne lui disaient plus rien. Comme toutes les filles Ă caractĂšre extrĂȘme, elle but quelques gorgĂ©es de trop Ă la coupe du DĂ©senchantement. Elle se dĂ©battit avec la RĂ©alitĂ© sans vouloir tendre encore le cou au joug de la Famille et de la SociĂ©tĂ©, elle le trouvait lourd, dur, pesant ! Elle nâĂ©couta mĂȘme pas les consolations de son pĂšre et de sa mĂšre, elle goĂ»ta je ne sais quelle sauvage voluptĂ© Ă se laisser aller Ă ses souffrances dâĂąme. â Le pauvre Butscha, dit-elle un soir, a donc raison ! Ce mot indique le chemin quâelle fit en peu de temps dans les plaines arides du RĂ©el, conduite par une morne tristesse. La tristesse, engendrĂ©e par le renversement de toutes nos espĂ©rances, est une maladie ; elle donne souvent la mort. Ce ne sera pas une des moindres occupations de la Physiologie actuelle que de rechercher par quelles voies, par quels moyens une pensĂ©e arrive Ă produire la mĂȘme dĂ©sorganisation quâun poison ; comment le dĂ©sespoir ĂŽte lâappĂ©tit, dĂ©truit le pylore, et change toutes les conditions de la plus forte vie. Telle fut Modeste. En trois jours, elle offrit le spectacle dâune mĂ©lancolie morbide, elle ne chantait plus, on ne pouvait pas la faire sourire ; elle effraya ses parents et ses amis. Charles Mignon, inquiet de ne pas voir arriver les deux amis, pensait Ă les aller chercher ; mais le quatriĂšme jour, monsieur Latournelle en eut des nouvelles. Voici comment. Canalis, excessivement allĂ©chĂ© par un si riche mariage, ne voulut rien nĂ©gliger pour lâemporter sur La BriĂšre, sans que La BriĂšre pĂ»t lui reprocher dâavoir violĂ© les lois de lâamitiĂ©. Le poĂ«te pensa que rien ne dĂ©considĂ©rait plus un amant aux yeux dâune jeune fille que de le lui montrer dans une situation subalterne, et il proposa, de la maniĂšre la plus simple Ă La BriĂšre, de faire mĂ©nage ensemble et de prendre pour un mois, Ă Ingouville, une petite maison de campagne oĂč ils se logeraient tous deux sous prĂ©texte de santĂ© dĂ©labrĂ©e. Une fois que La BriĂšre, qui dans le premier moment nâaperçut rien que de naturel Ă cette proposition, y eut consenti, Canalis se chargea de mener son ami gratuitement et fit Ă lui seul les prĂ©paratifs du voyage ; il envoya son valet de chambre au Havre, et lui recommanda de sâadresser Ă monsieur Latournelle pour la location dâune maison de campagne Ă Ingouville en pensant que le notaire serait bavard avec la famille Mignon. Ernest et Canalis avaient, chacun le prĂ©sume, causĂ© de toutes les circonstances de cette aventure, et le prolixe La BriĂšre avait donnĂ© mille renseignements Ă son rival. Le valet de chambre, au fait des intentions de son maĂźtre, les remplit Ă merveille ; il trompetta lâarrivĂ©e au Havre du grand poĂ«te Ă qui les mĂ©decins ordonnaient quelques bains de mer pour rĂ©parer ses forces Ă©puisĂ©es dans les doubles travaux de la politique et de la littĂ©rature. Ce grand personnage voulait une maison composĂ©e dâau moins tant de piĂšces, car il amenait son secrĂ©taire, un cuisinier, deux domestiques et un cocher, sans compter monsieur Germain Bonnet, son valet de chambre. La calĂšche choisie par le poĂ«te et louĂ©e pour un mois, Ă©tait assez jolie, elle pouvait servir Ă quelques promenades ; aussi Germain chercha-t-il Ă louer dans les environs du Havre deux chevaux Ă deux fins, monsieur le baron et son secrĂ©taire aimant lâexercice du cheval. Devant le petit Latournelle, Germain, en visitant les maisons de campagne, appuyait beaucoup sur le secrĂ©taire, et il en refusa deux, en objectant que monsieur La BriĂšre nây serait pas convenablement logĂ©. â Monsieur le baron, disait-il, a fait de son secrĂ©taire son meilleur ami. Ah ! je serais joliment grondĂ© si monsieur de La BriĂšre nâĂ©tait pas traitĂ© comme monsieur le baron lui-mĂȘme ! Et, aprĂšs tout, monsieur de La BriĂšre est RĂ©fĂ©rendaire Ă la Cour des Comptes. » Germain ne se montra jamais que vĂȘtu tout de drap noir, des gants propres aux mains, des bottes, et costumĂ© comme un maĂźtre. Jugez quel effet il produisit, et quelle idĂ©e on prit du grand poĂ«te, sur cet Ă©chantillon ? Le valet dâun homme dâesprit finit par avoir de lâesprit, car lâesprit de son maĂźtre finit par dĂ©teindre sur lui. Germain ne chargea pas son rĂŽle, il fut simple, il fut bonhomme, selon la recommandation de Canalis. Le pauvre La BriĂšre ne se doutait pas du tort que lui faisait Germain, et de la dĂ©prĂ©ciation Ă laquelle il avait consenti ; car, des sphĂšres infĂ©rieures, il remonta vers Modeste quelques Ă©clats de la rumeur publique. Ainsi, Canalis allait mener son ami Ă sa suite, dans sa voiture, et le caractĂšre dâErnest ne lui permettait pas de reconnaĂźtre la faussetĂ© de sa position assez Ă temps pour y remĂ©dier. Le retard contre lequel pestait Charles Mignon provenait de la peinture des armes de Canalis sur les panneaux de la calĂšche et des commandes au tailleur, car le poĂ«te embrassa le monde immense de ces dĂ©tails dont le moindre influence une jeune fille. â Soyez tranquille, dit Latournelle Ă Charles Mignon le cinquiĂšme jour, le valet de chambre de monsieur Canalis a terminĂ© ce matin ; il a louĂ© le pavillon de madame Amaury Ă Sanvic, tout meublĂ©, pour sept cents francs, et il a Ă©crit Ă son maĂźtre quâil pouvait partir, il trouverait tout prĂȘt Ă son arrivĂ©e. Ainsi, ces messieurs seront ici dimanche. Jâai mĂȘme reçu la lettre que voici de Butscha⊠Tenez, elle nâest pas longue Mon cher patron, je ne puis ĂȘtre de retour avant dimanche. Jâai, dâici lĂ , quelques renseignements extrĂȘmement importants Ă prendre, et qui concernent le bonheur dâune personne Ă qui vous vous intĂ©ressez. » Lâannonce de lâarrivĂ©e de ces deux personnages ne rendit pas Modeste moins triste le sentiment de sa chute, sa confusion, la dominaient encore, et elle nâĂ©tait pas si coquette que son pĂšre le croyait. Il est une charmante coquetterie permise, celle de lâĂąme, et qui peut sâappeler la politesse de lâamour ; or, Charles Mignon, en grondant sa fille, nâavait pas distinguĂ© entre le dĂ©sir de plaire et lâamour de tĂȘte, entre la soif dâaimer et le calcul. En vrai colonel de lâEmpire, il avait vu dans cette correspondance, rapidement lue, une fille qui se jetait Ă la tĂȘte dâun poĂ«te ; mais, dans les lettres supprimĂ©es pour Ă©viter les longueurs, un connaisseur eĂ»t admirĂ© la rĂ©serve pudique et gracieuse que Modeste avait promptement substituĂ©e au ton agressif et lĂ©ger de ses premiĂšres lettres, par une transition assez naturelle Ă la femme. Le pĂšre avait eu cruellement raison sur un point. La derniĂšre lettre oĂč Modeste, saisie par un triple amour, avait parlĂ© comme si dĂ©jĂ le mariage Ă©tait conclu, cette lettre causait sa honte ; aussi trouvait-elle son pĂšre bien dur, bien cruel de la forcer Ă recevoir un homme indigne dâelle, vers qui son Ăąme avait volĂ© presque Ă nu. Elle avait questionnĂ© Dumay sur son entrevue avec le poĂ«te ; elle lui en avait finement fait raconter les moindres dĂ©tails, et elle ne trouvait pas Canalis si barbare que le disait le lieutenant. Elle souriait Ă cette belle cassette papale qui contenait les lettres des mille et trois femmes de ce don Juan littĂ©raire. Elle fut plusieurs fois tentĂ©e de dire Ă son pĂšre â Je ne suis pas la seule Ă lui Ă©crire, et lâĂ©lite des femmes envoie des feuilles Ă la couronne de laurier du poĂ«te ! Le caractĂšre de Modeste subit pendant cette semaine une transformation. Cette catastrophe, et câen fut une grande chez une nature si poĂ©tique, Ă©veilla la perspicacitĂ©, la malice, latentes chez cette jeune fille en qui ses prĂ©tendus allaient rencontrer un terrible adversaire. En effet, quand, chez une jeune personne, le cĆur se refroidit, la tĂȘte devient saine ; elle observe alors tout avec une certaine rapiditĂ© de jugement, avec un ton de plaisanterie que Shakspeare a trĂšs admirablement peint dans son personnage de BĂ©atrix de Beaucoup de bruit pour rien. Modeste fut saisie dâun profond dĂ©goĂ»t pour les hommes dont les plus distinguĂ©s trompaient ses espĂ©rances. En amour ce que la femme prend pour le dĂ©goĂ»t, câest tout simplement voir juste ; mais, en fait de sentiment, elle nâest jamais, surtout la jeune fille, dans le vrai. Si elle nâadmire pas, elle mĂ©prise. Or, aprĂšs avoir subi des douleurs dâĂąme inouĂŻes, Modeste arriva nĂ©cessairement Ă revĂȘtir cette armure sur laquelle elle avait dit avoir gravĂ© le mot mĂ©pris ; et elle pouvait dĂšs lors assister, en personne dĂ©sintĂ©ressĂ©e, Ă ce quâelle nommait le vaudeville des prĂ©tendus, quoiquâelle y jouĂąt le rĂŽle de la jeune premiĂšre. Elle se proposait surtout dâhumilier constamment monsieur de La BriĂšre. â Modeste est sauvĂ©e, dit en souriant madame Mignon Ă son mari. Elle veut se venger du faux Canalis, en essayant dâaimer le vrai. Tel fut en effet le plan de Modeste. CâĂ©tait si vulgaire, que sa mĂšre, Ă qui elle confia ses chagrins, lui conseilla de ne marquer Ă monsieur de La BriĂšre que la plus accablante bontĂ©. â VoilĂ deux garçons, dit madame Latournelle le samedi soir, qui ne se doutent pas du nombre dâespions quâils auront Ă leurs trousses, car nous serons huit Ă les dĂ©visager. â Que dis-tu, deux, bonne amie ? sâĂ©cria le petit Latournelle, ils seront trois. Gobenheim nâest pas encore venu, je puis parler. Modeste avait levĂ© la tĂȘte, et tout le monde, imitant Modeste, regardait le petit notaire. â Un troisiĂšme amoureux, et il lâest, se met sur les rangs⊠â Ah ! bah !⊠dit Charles Mignon. â Mais il ne sâagit de rien moins, reprit fastueusement le notaire, que de Sa Seigneurie monsieur le duc dâHĂ©rouville, marquis de Saint-Sever, duc de Nivron, comte de Bayeux, vicomte dâEssigny, Grand-Ăcuyer de France et Pair, chevalier de lâOrdre de lâĂperon et de la Toison dâor, Grand dâEspagne, fils du dernier gouverneur de Normandie. Il a vu mademoiselle Modeste pendant son sĂ©jour chez les Vilquin, et il regrettait alors, dit son notaire arrivĂ© de Bayeux hier, quâelle ne fĂ»t pas assez riche pour lui, dont le pĂšre nâa retrouvĂ© que son chĂąteau dâHĂ©rouville, ornĂ© dâune sĆur, Ă son retour en France. Le jeune duc a trente-trois ans. Je suis chargĂ© positivement de vous faire des ouvertures, monsieur le comte, dit le notaire en se tournant respectueusement vers le colonel. â Demandez Ă Modeste, rĂ©pondit le pĂšre, si elle veut avoir un oiseau de plus dans sa voliĂšre ; car, en ce qui me concerne, je consens Ă ce que monssu le Grand-Ăcuyer lui rende des soins⊠MalgrĂ© le soin que Charles Mignon mettait Ă ne voir personne, Ă rester au Chalet, Ă ne jamais sortir sans Modeste, Gobenheim, quâil eĂ»t Ă©tĂ© difficile de ne plus recevoir au Chalet, avait parlĂ© de la fortune de Dumay, car Dumay, ce second pĂšre de Modeste, avait dit Ă Gobenheim, en le quittant â Je serai lâintendant de mon colonel, et toute ma fortune, hormis ce quâen gardera ma femme, sera pour les enfants de ma petite Modeste⊠Chacun, au Havre, avait donc rĂ©pĂ©tĂ© cette question si simple que dĂ©jĂ Latournelle sâĂ©tait faite â Ne faut-il pas que monsieur Charles Mignon ait une fortune colossale pour que la part de Dumay soit de six cent mille francs, et pour que Dumay se fasse son intendant ? â Monsieur Mignon est arrivĂ© sur un vaisseau Ă lui, chargĂ© dâindigo, disait-on Ă la Bourse. Ce chargement vaut dĂ©jĂ plus ; sans compter le navire, que ce quâil se donne de fortune. » Le colonel ne voulut pas renvoyer ses domestiques, choisis avec tant de soin pendant ses voyages, et il fut obligĂ© de louer pour six mois une maison au bas dâIngouville, car il avait un valet de chambre, un cuisinier et un cocher, nĂšgres tous deux, une mulĂątresse et deux mulĂątres sur la fidĂ©litĂ© desquels il pouvait compter. Le cocher cherchait des chevaux de selle pour mademoiselle, pour son maĂźtre, et des chevaux pour la calĂšche dans laquelle le colonel et le lieutenant Ă©taient revenus. Cette voiture, achetĂ©e Ă Paris, Ă©tait Ă la derniĂšre mode, et portait les armes de La Bastie, surmontĂ©es dâune couronne comtale. Ces choses, minimes aux yeux dâun homme qui, depuis quatre ans, vivait au milieu du luxe effrĂ©nĂ© des Indes, des marchands hongs et des Anglais de Canton, furent commentĂ©es par les nĂ©gociants du Havre, par les gens de Graville et dâIngouville. En cinq jours, ce fut une rumeur Ă©clatante qui fit en Normandie lâeffet dâune traĂźnĂ©e de poudre quand elle prend feu. â Monsieur Mignon est revenu de la Chine avec des millions, disait-on Ă Rouen, et il paraĂźt quâil est devenu comte en voyage ? â Mais il Ă©tait comte de La Bastie avant la RĂ©volution, rĂ©pondait un interlocuteur. â Ainsi, on appelle monsieur le comte un libĂ©ral qui sâest nommĂ© pendant vingt-cinq ans Charles Mignon oĂč allons-nous ? » Modeste passa donc, malgrĂ© le silence de ses parents et de ses amis, pour ĂȘtre la plus riche hĂ©ritiĂšre de la Normandie, et tous les yeux aperçurent alors ses mĂ©rites. La tante et la sĆur de monsieur le duc dâHĂ©rouville confirmĂšrent, en plein salon, Ă Bayeux, le droit de monsieur Charles Mignon au titre et aux armes de comte dus au cardinal Mignon dont, par reconnaissance, les glands et le chapeau furent pris pour sommier et pour supports. Elles avaient entrevu, de chez les Vilquin, mademoiselle de La Bastie, et leur sollicitude pour le chef de leur maison appauvrie fut aussitĂŽt rĂ©veillĂ©e. â Si mademoiselle de La Bastie est aussi riche quâelle est belle, dit la tante du jeune duc, ce serait le plus beau parti de la province. Et, elle est noble, au moins, celle-lĂ ! » Ce dernier mot fut dit contre les Vilquin avec lesquels on nâavait pas pu sâentendre, aprĂšs avoir eu lâhumiliation dâaller chez eux. Tels sont les petits Ă©vĂ©nements qui devaient introduire un personnage de plus dans cette scĂšne domestique, contrairement aux lois dâAristote et dâHorace ; mais le portrait et la biographie de ce personnage, si tardivement venu, nây causeront pas de longueur, vu son exiguĂŻtĂ©. Monsieur le duc ne tiendra pas plus de place ici quâil nâen tiendra dans lâHistoire. Sa Seigneurie monsieur le duc dâHĂ©rouville, un fruit de lâautomne matrimonial du dernier gouverneur de Normandie, est nĂ© pendant lâĂ©migration, en 1796, Ă Vienne. Revenu avec le Roi en 1814, le vieux marĂ©chal, pĂšre du duc actuel, mourut en 1819 sans avoir pu marier son fils, quoiquâil fĂ»t duc de Nivron ; il ne lui laissa que lâimmense chĂąteau dâHĂ©rouville, le parc, quelques dĂ©pendances et une ferme assez pĂ©niblement rachetĂ©e, en tout quinze mille francs de rente. Louis XVIII donna la charge de Grand-Ăcuyer au fils, qui, sous Charles X, eut les douze mille francs de pension accordĂ©s aux pairs de France pauvres. QuâĂ©taient les appointements de Grand-Ăcuyer et vingt-sept mille francs de rente pour cette famille ? Ă Paris, le jeune duc avait, il est vrai, les voitures du Roi, son hĂŽtel rue Saint-Thomas-du-Louvre, Ă la Grande Ăcurie ; mais ses appointements dĂ©frayaient son hiver et les vingt-sept mille francs dĂ©frayaient lâĂ©tĂ© dans la Normandie. Si ce grand seigneur restait encore garçon, il y avait moins de sa faute que de celle de sa tante, qui ne connaissait pas les fables de La Fontaine. Mademoiselle dâHĂ©rouville eut des prĂ©tentions Ă©normes, en dĂ©saccord avec lâesprit du siĂšcle, car les grands noms sans argent ne pouvaient guĂšre trouver de riches hĂ©ritiĂšres dans la haute noblesse française, dĂ©jĂ bien embarrassĂ©e dâenrichir ses fils ruinĂ©s par le partage Ă©gal des biens. Pour marier avantageusement le jeune duc dâHĂ©rouville, il aurait fallu caresser les grandes maisons de Banque, et la hautaine fille des dâHĂ©rouville les froissa toutes par des mots sanglants. Pendant les premiĂšres annĂ©es de la Restauration, de 1817 Ă 1825, tout en cherchant des millions, mademoiselle dâHĂ©rouville refusa mademoiselle Mongenod, fille du banquier, de qui se contenta monsieur de Fontaine. Enfin, aprĂšs de belles occasions manquĂ©es par sa faute, elle trouvait en ce moment la fortune des Nucingen trop turpidement ramassĂ©e pour se prĂȘter Ă lâambition de madame de Nucingen, qui voulait faire de sa fille une duchesse. Le Roi, dans le dĂ©sir de rendre aux dâHĂ©rouville leur splendeur, avait presque mĂ©nagĂ© ce mariage, et il taxa publiquement mademoiselle dâHĂ©rouville de folie. La tante rendit ainsi son neveu ridicule, et le duc prĂȘtait au ridicule. En effet, quand les grandes choses humaines sâen vont, elles laissent des miettes, des frusteaux, dirait Rabelais, et la Noblesse française nous montre en ce siĂšcle beaucoup trop de restes. Certes, dans cette longue histoire des mĆurs, ni le ClergĂ© ni la Noblesse nâont Ă se plaindre. Ces deux grandes et magnifiques nĂ©cessitĂ©s sociales y sont bien reprĂ©sentĂ©es ; mais ne serait-ce pas renoncer au beau titre dâhistorien que de nâĂȘtre pas impartial, que de ne pas montrer ici la dĂ©gĂ©nĂ©rescence de la race, comme vous trouverez ailleurs la figure de lâĂmigrĂ© dans le comte de Mortsauf Voyez le Lis dans la VallĂ©e, et toutes les noblesses de la Noblesse dans le marquis dâEspard Voyez lâInterdiction. Comment la race des forts et des vaillants, comment la maison de ces fiers dâHĂ©rouville, qui donnĂšrent le fameux marĂ©chal Ă la RoyautĂ©, des cardinaux Ă lâĂglise, des capitaines aux Valois, des preux Ă Louis XIV, aboutissait-elle Ă un ĂȘtre frĂȘle, et plus petit que Butscha ? Câest une question quâon peut se faire dans plus dâun salon de Paris, en entendant annoncer plus dâun grand nom de France et voyant entrer un homme petit, fluet, mince ; qui semble nâavoir que le souffle, ou de hĂątifs vieillards, ou quelque crĂ©ation bizarre chez qui lâobservateur recherche Ă grandâpeine un trait oĂč lâimagination puisse retrouver les signes dâune ancienne grandeur. Les dissipations du rĂšgne de Louis XV, les orgies de ce temps Ă©goĂŻste et funeste, ont produit la gĂ©nĂ©ration Ă©tiolĂ©e chez laquelle les maniĂšres seules survivent aux grandes qualitĂ©s Ă©vanouies. Les formes, voilĂ le seul hĂ©ritage que conservent les nobles. Aussi, Ă part quelques exceptions, peut-on expliquer lâabandon dans lequel Louis XVI a pĂ©ri, par le pauvre reliquat du rĂšgne de madame de Pompadour. Blond, pĂąle et mince, le Grand-Ăcuyer, jeune homme aux yeux bleus, ne manquait pas dâune certaine dignitĂ© dans la pensĂ©e ; mais sa petite taille et les fautes de sa tante qui lâavaient conduit Ă courtiser vainement les Vilquin, lui donnaient une excessive timiditĂ©. DĂ©jĂ la famille dâHĂ©rouville avait failli pĂ©rir par le fait dâun avorton voyez lâEnfant Maudit, Ătudes philosophiques. Le Grand-MarĂ©chal, car on appelait ainsi dans la famille celui que Louis XIII avait fait duc, sâĂ©tait mariĂ© Ă quatre-vingt-deux ans, et naturellement la famille avait continuĂ©. NĂ©anmoins le jeune duc aimait les femmes ; mais il les mettait trop haut, il les respectait trop, il les adorait, et il nâĂ©tait Ă son aise quâavec celles quâon ne respecte pas. Ce caractĂšre lâavait conduit Ă mener une vie en partie double. Il prenait sa revanche avec les femmes faciles des adorations auxquelles il se livrait dans les salons, ou, si vous voulez, dans les boudoirs du faubourg Saint-Germain. Ces mĆurs et sa petite taille, sa figure souffrante, ses yeux bleus tournĂ©s Ă lâextase, avaient ajoutĂ©, trĂšs injustement dâailleurs, au ridicule versĂ© sur sa personne, car il Ă©tait plein de dĂ©licatesse et dâesprit ; mais son esprit sans petillement ne se manifestait que quand il se sentait Ă lâaise. Aussi Fanny-BeauprĂ©, lâactrice qui passait pour ĂȘtre Ă prix dâor sa meilleure amie, disait-elle de lui â Câest un bon vin, mais si bien bouchĂ©, quâon y casse ses tire-bouchons ! » La belle duchesse de Maufrigneuse, que le Grand-Ăcuyer ne pouvait quâadorer, lâaccabla par un mot qui, malheureusement, se rĂ©pĂ©ta comme toutes les jolies mĂ©disances. â Il me fait lâeffet, dit-elle, dâun bijou finement travaillĂ© quâon montre beaucoup plus quâon ne sâen sert, et qui reste dans du coton. » Il nây eut pas jusquâau nom de la charge de Grand-Ăcuyer qui ne fit rire, par le contraste, le bon Charles X, quoique le duc dâHĂ©rouville fĂ»t un excellent cavalier. Les hommes sont comme les livres, ils sont quelquefois apprĂ©ciĂ©s trop tard. Modeste avait entrevu le duc dâHĂ©rouville pendant le sĂ©jour infructueux quâil fit chez les Vilquin ; et, en le voyant passer, toutes ces rĂ©flexions lui vinrent presque involontairement Ă lâesprit. Mais, dans les circonstances oĂč elle se trouvait, elle comprit combien la recherche du duc dâHĂ©rouville Ă©tait importante pour nâĂȘtre Ă la merci dâaucun Canalis. â Je ne vois pas pourquoi, dit-elle Ă Latournelle, le duc dâHĂ©rouville ne serait pas admis ? Je passe, malgrĂ© notre indigence, reprit-elle en regardant son pĂšre avec malice, Ă lâĂ©tat dâhĂ©ritiĂšre. Aussi finirai-je par publier un programme⊠Nâavez-vous pas vu combien les regards de Gobenheim ont changĂ© depuis une semaine ? il est au dĂ©sespoir de ne pas pouvoir mettre ses parties de whist sur le compte dâune adoration muette de ma personne. â Chut ! mon cĆur, dit madame Latournelle, le voici. â Le pĂšre Althor est au dĂ©sespoir, dit Gobenheim Ă monsieur Mignon en entrant. â Et pourquoi ?⊠demanda le comte de La Bastie. â Vilquin, dit-on, va manquer, et la Bourse vous croit riche de plusieurs millions⊠â On ne sait pas, rĂ©pliqua Charles Mignon trĂšs sĂšchement, quels sont mes engagements aux Indes, et je ne me soucie pas de mettre le public dans la confidence de mes affaires. â Dumay, dit-il Ă lâoreille de son ami, si Vilquin est gĂȘnĂ©, nous pourrions rentrer dans ma campagne, en lui rendant le prix quâil en a donnĂ©, comptant. Telles furent les prĂ©parations dues au hasard, au milieu desquelles, le dimanche matin, Canalis et La BriĂšre arrivĂšrent, un courrier en avant, au pavillon de madame Amaury. On apprit que le duc dâHĂ©rouville, sa sĆur et sa tante devaient arriver le mardi, sous prĂ©texte de santĂ©, dans une maison louĂ©e Ă Graville. Ce concours fit dire Ă la Bourse que, grĂące Ă mademoiselle Mignon, les loyers allaient hausser Ă Ingouville. â Elle en fera, si cela continue, un hĂŽpital, dit mademoiselle Vilquin la cadette, au dĂ©sespoir de ne pas ĂȘtre duchesse. LâĂ©ternelle comĂ©die de lâHĂ©ritiĂšre, qui devait se jouer au Chalet, pourrait certes, dans les dispositions oĂč se trouvait Modeste, et dâaprĂšs sa plaisanterie, se nommer le programme dâune jeune fille, car elle Ă©tait bien dĂ©cidĂ©e, aprĂšs la perte de ses illusions, Ă ne donner sa main quâĂ lâhomme dont les qualitĂ©s la satisferaient pleinement. Le lendemain de leur arrivĂ©e, les deux rivaux, encore amis intimes, se prĂ©parĂšrent Ă faire leur entrĂ©e, le soir, au Chalet. Ils avaient donnĂ© tout leur dimanche et le lundi matin Ă leurs dĂ©ballages, Ă la prise de possession du pavillon de madame Amaury et aux arrangements que nĂ©cessite un sĂ©jour dâun mois. Dâailleurs, autorisĂ© par son Ă©tat dâapprenti ministre Ă se permettre bien des roueries, le poĂ«te calculait tout ; il voulut donc mettre Ă profit le tapage probable que devait faire son arrivĂ©e au Havre, et dont quelques Ă©chos retentiraient au Chalet. En sa qualitĂ© dâhomme fatiguĂ©, Canalis ne sortit pas. La BriĂšre alla deux fois se promener devant le Chalet, car il aimait avec une sorte de dĂ©sespoir, il avait une terreur profonde dâavoir dĂ©plu, son avenir lui semblait couvert de nuages Ă©pais. Les deux amis descendirent pour dĂźner le lundi, tous deux habillĂ©s pour la premiĂšre visite, la plus importante de toutes. La BriĂšre sâĂ©tait mis comme il lâĂ©tait le fameux dimanche Ă lâĂ©glise ; mais il se regardait comme le satellite dâun astre, et sâabandonnait aux hasards de sa situation. Canalis, lui, nâavait pas nĂ©gligĂ© lâhabit noir, ni ses ordres, ni cette Ă©lĂ©gance de salon, perfectionnĂ©e dans ses relations avec la duchesse de Chaulieu, sa protectrice, et avec le plus beau monde du faubourg Saint-Germain. Toutes les minuties du dandysme, Canalis les avait observĂ©es, tandis que le pauvre La BriĂšre allait se montrer dans le laissez-aller de lâhomme sans espĂ©rance. En servant ses deux maĂźtres Ă table, Germain ne put sâempĂȘcher de sourire de ce contraste. Au second service, il entra dâun air assez diplomatique, ou, pour mieux dire, inquiet. â Monsieur le baron, dit-il Ă Canalis et Ă demi-voix, sait-il que monsieur le Grand-Ăcuyer arrive Ă Graville pour se guĂ©rir de la mĂȘme maladie qui tient monsieur de La BriĂšre et monsieur le baron ? â Le petit duc dâHĂ©rouville ? sâĂ©cria Canalis. â Oui, monsieur. â Il viendrait pour mademoiselle de La Bastie ? demanda La BriĂšre en rougissant. â Pour mademoiselle Mignon ! rĂ©pondit Germain. â Nous sommes jouĂ©s ! sâĂ©cria Canalis en regardant La BriĂšre. â Ah ! rĂ©pliqua vivement Ernest, voilĂ le premier nous que tu dis depuis notre dĂ©part. JusquâĂ prĂ©sent tu disais, je ! â Tu me connais, rĂ©pondit Melchior en laissant Ă©chapper un Ă©clat de rire. Mais nous ne sommes pas en Ă©tat de lutter contre une Charge de la couronne, contre le titre de duc et pair, ni contre les marais que le Conseil dâĂtat vient dâattribuer, sur mon rapport, Ă la maison dâHĂ©rouville. â Sa Seigneurie, dit La BriĂšre avec une malice pleine de sĂ©rieux, tâoffre une fiche de consolation dans la personne de sa sĆur. En ce moment on annonça monsieur le comte de La Bastie les deux jeunes gens se levĂšrent en lâentendant, et La BriĂšre alla vivement au-devant de lui pour lui prĂ©senter Canalis. â Jâavais Ă vous rendre la visite que vous mâavez faite Ă Paris, dit Charles Mignon au jeune RĂ©fĂ©rendaire, et je savais en venant ici que jâaurais le double plaisir de voir lâun de nos grands poĂ«tes actuels. â Grand ?⊠Monsieur, rĂ©pondit le poĂ«te en souriant, il ne peut plus y avoir rien de grand dans un siĂšcle Ă qui le rĂšgne de NapolĂ©on sert de prĂ©face. Nous sommes dâabord une peuplade de soi-disant grands poĂ«tes !⊠Puis, les talents secondaires jouent si bien le gĂ©nie, quâils ont rendu toute grande illustration impossible. â Est-ce la raison qui vous jette dans la politique ? demanda le comte de La Bastie. â MĂȘme chose dans cette sphĂšre, dit le poĂ«te. Il nây aura plus de grands hommes dâĂtat, il y aura seulement des hommes qui toucheront plus ou moins aux Ă©vĂ©nements. Tenez, monsieur, sous le rĂ©gime que nous a fait la Charte qui prend la cote des contributions pour une cotte dâarmes, il nây a de solide que ce que vous ĂȘtes allĂ© chercher en Chine, la fortune ! Satisfait de lui-mĂȘme et content de lâimpression quâil faisait sur le futur beau-pĂšre, Melchior se tourna vers Germain. â Vous servirez le cafĂ© dans le salon, dit-il en invitant le nĂ©gociant Ă quitter la salle Ă manger. â Je vous remercie, monsieur le comte, dit alors La BriĂšre, de me sauver ainsi lâembarras oĂč jâĂ©tais pour introduire chez vous mon ami. Avec beaucoup dâĂąme, vous avez encore de lâesprit⊠â Bah ! lâesprit quâont tous les Provençaux, dit Charles Mignon. â Ah ! vous ĂȘtes de la Provence ?⊠sâĂ©cria Canalis. â Excusez mon ami, dit La BriĂšre, il nâa pas, comme moi, Ă©tudiĂ© lâhistoire des La Bastie. Ă cette observation dâami, Canalis jeta sur Ernest un regard profond. â Si votre santĂ© vous le permet, dit le Provençal au grand poĂ«te, je rĂ©clame lâhonneur de vous recevoir ce soir sous mon toit, ce sera une journĂ©e Ă marquer, comme dit lâancien, albo notanda lapillo. Quoique nous soyons assez embarrassĂ©s de recevoir une si grande gloire dans une si petite maison, vous satisferez lâimpatience de ma fille dont lâadmiration pour vous va jusquâĂ mettre vos vers en musique. â Vous avez mieux que la gloire, dit Canalis, vous y possĂ©dez la beautĂ©, sâil faut en croire Ernest. â Oh ! une bonne fille que vous trouverez bien provinciale, dit Charles. â Une provinciale recherchĂ©e, dit-on, par le duc dâHĂ©rouville, sâĂ©cria Canalis dâun ton sec. â Oh ! reprit monsieur Mignon avec la perfide bonhomie du mĂ©ridional, je laisse ma fille libre. Les ducs, les princes, les simples particuliers, tout mâest indiffĂ©rent, mĂȘme un homme de gĂ©nie. Je ne veux prendre aucun engagement, et le garçon que ma Modeste choisira sera mon gendre, ou, plutĂŽt, mon fils, dit-il en regardant La BriĂšre. Que voulez-vous ? madame de La Bastie est Allemande, elle nâadmet pas notre Ă©tiquette, et moi je me laisse mener par mes deux femmes. Jâai toujours aimĂ© mieux ĂȘtre dans la voiture que sur le siĂ©ge. Nous pouvons parler de ces choses sĂ©rieuses en riant, car nous nâavons pas encore vu le duc dâHĂ©rouville, et je ne crois pas plus aux mariages faits par procuration quâaux prĂ©tendus imposĂ©s par les parents. â Câest une dĂ©claration aussi dĂ©sespĂ©rante quâencourageante pour deux jeunes gens qui veulent chercher la pierre philosophale du bonheur dans le mariage, dit Canalis. â Ne croyez-vous pas utile, nĂ©cessaire et politique, de stipuler la parfaite libertĂ© des parents, de la fille et des prĂ©tendus ? demanda Charles Mignon. Canalis, sur un regard de La BriĂšre, garda le silence, la conversation devint banale ; et, aprĂšs quelques tours de jardin, le pĂšre se retira, comptant sur la visite des deux amis. â Câest notre congĂ©, sâĂ©cria Canalis, tu lâas compris comme moi. Dâailleurs, Ă sa place, moi je ne balancerais pas entre le Grand-Ăcuyer et nous deux, quelque charmants que nous puissions ĂȘtre. â Je ne le pense pas, rĂ©pondit La BriĂšre. Je crois que ce brave soldat est venu pour satisfaire son impatience de te voir, et nous dĂ©clarer sa neutralitĂ©, tout en nous ouvrant sa maison. Modeste, Ă©prise de ta gloire et trompĂ©e par ma personne, se trouve tout simplement entre la PoĂ©sie et le Positif. Jâai le malheur dâĂȘtre le Positif. â Germain, dit Canalis au valet de chambre qui vint desservir le cafĂ©, faites atteler. Dans une demi-heure nous partons, nous nous promĂšnerons avant dâaller au Chalet. Les deux jeunes gens Ă©taient aussi impatients lâun que lâautre de voir Modeste, mais La BriĂšre redoutait cette entrevue, et Canalis y marchait avec une confiance pleine de fatuitĂ©. LâĂ©lan dâErnest vers le pĂšre et la flatterie par laquelle il venait de caresser lâorgueil nobiliaire du nĂ©gociant en faisant apercevoir la maladresse de Canalis, dĂ©terminĂšrent le poĂ«te Ă prendre un rĂŽle. Melchior rĂ©solut, tout en dĂ©ployant ses sĂ©ductions, de jouer lâindiffĂ©rence, de paraĂźtre dĂ©daigner Modeste, et de piquer ainsi lâamour-propre de la jeune fille. ĂlĂšve de la belle duchesse de Chaulieu, il se montrait en ceci digne de sa rĂ©putation dâhomme connaissant bien les femmes, quâil ne connaissait pas, comme il arrive Ă ceux qui sont les heureuses victimes dâune passion exclusive. Pendant que le pauvre Ernest, confinĂ© dans son coin de calĂšche, abĂźmĂ© dans les terreurs du vĂ©ritable amour et pressentant la colĂšre, le mĂ©pris, le dĂ©dain, toutes les foudres dâune jeune fille blessĂ©e et offensĂ©e, gardait un morne silence. Canalis se prĂ©parait non moins silencieusement, comme un acteur prĂȘt Ă jouer un rĂŽle important dans quelque piĂšce nouvelle. Certes ni lâun ni lâautre, ils ne ressemblaient Ă deux hommes heureux. Il sâagissait dâailleurs pour Canalis dâintĂ©rĂȘts graves. Pour lui, la seule vellĂ©itĂ© du mariage emportait la rupture de lâamitiĂ© sĂ©rieuse qui le liait, depuis dix ans bientĂŽt, Ă la duchesse de Chaulieu. Quoiquâil eĂ»t colorĂ© son voyage par le vulgaire prĂ©texte de ses fatigues auquel les femmes ne croient jamais, mĂȘme quand il est vrai, sa conscience le tourmentait un peu ; mais le mot conscience parut si jĂ©suitique Ă La BriĂšre, quâil haussa les Ă©paules quand le poĂ«te lui fit part de ses scrupules. â Ta conscience, mon ami, me semble tout bonnement la crainte de perdre des plaisirs de vanitĂ©, des avantages trĂšs rĂ©els et une habitude, en perdant lâaffection de madame de Chaulieu ; car, si tu rĂ©ussis auprĂšs de Modeste, tu renonceras sans regret aux fades regains dâune passion trĂšs fauchĂ©e depuis huit ans. Dis que tu trembles de dĂ©plaire Ă ta protectrice, si elle apprend le motif de ton sĂ©jour ici, je te croirai facilement. Renoncer Ă la duchesse et ne pas rĂ©ussir au Chalet câest jouer trop gros jeu. Tu prends lâeffet de cette alternative pour des remords. â Tu ne comprends rien aux sentiments, dit Canalis impatientĂ© comme un homme Ă qui lâon dit la vĂ©ritĂ© quand il demande un compliment. â Câest ce quâun bigame devrait rĂ©pondre Ă douze jurĂ©s, rĂ©pliqua La BriĂšre en riant. Cette Ă©pigramme fit encore une impression dĂ©sagrĂ©able sur Canalis ; il trouva La BriĂšre trop spirituel et trop libre pour un secrĂ©taire. LâarrivĂ©e dâune calĂšche splendide, conduite par un cocher Ă la livrĂ©e de Canalis, fit dâautant plus de sensation au Chalet que lâon attendait les deux prĂ©tendants, et que tous les personnages de cette histoire, moins le duc et Butscha, sây trouvaient. â Lequel est le poĂ«te ? demanda madame Latournelle Ă Dumay dans lâembrasure de la croisĂ©e oĂč elle vint se poster au bruit de la voiture. â Celui qui marche en tambour-major, rĂ©pondit le caissier. â Ah ! dit la notaresse en examinant Melchior qui se balançait en homme regardĂ©. Quoique trop sĂ©vĂšre, lâapprĂ©ciation de Dumay, homme simple sâil en fut jamais, a quelque justesse. Par la faute de la grande dame qui le flattait excessivement et le gĂątait comme toutes les femmes plus ĂągĂ©es que leurs adorateurs les flatteront et les gĂąteront toujours, Canalis Ă©tait alors au moral une espĂšce de Narcisse. Une femme dâun certain Ăąge, qui veut sâattacher Ă jamais un homme, commence par en diviniser les dĂ©fauts, afin de rendre impossible toute rivalitĂ© ; car une rivale nâest pas de prime abord dans le secret de cette superfine flatterie Ă laquelle un homme sâhabitue assez facilement. Les fats sont le produit de ce travail fĂ©minin, quand ils ne sont pas fats de naissance. Canalis, pris jeune par la belle duchesse de Chaulieu, se justifia donc Ă lui-mĂȘme ses affectations en se disant quâelles plaisaient Ă cette femme dont le goĂ»t faisait loi. Quoique ces nuances soient dâune excessive dĂ©licatesse, il nâest pas impossible de les indiquer. Ainsi, Melchior possĂ©dait un talent de lecture fort admirĂ© que de trop complaisants Ă©loges avaient amenĂ© dans une voie dâexagĂ©ration oĂč ni le poĂ«te ni lâacteur ne sâarrĂȘtent, et qui fit dire de lui toujours par de Marsay quâil ne dĂ©clamait pas, mais quâil bramait ses vers, tant il allongeait les sons en sâĂ©coutant lui-mĂȘme. En argot de coulisse, Canalis prenait des temps un peu longuets. Il se permettait des Ćillades interrogatives Ă son public, des poses de satisfaction, et ces ressources de jeu appelĂ©es par les acteurs des balançoires, expression pittoresque comme tout ce que crĂ©e le peuple artiste. Canalis eut dâailleurs des imitateurs et fut chef dâĂ©cole en ce genre. Cette emphase de mĂ©lopĂ©e avait lĂ©gĂšrement atteint sa conversation, il y portait un ton dĂ©clamatoire, ainsi quâon lâa vu dans son entretien avec Dumay. Une fois lâesprit devenu comme ultra coquet, les maniĂšres sâen ressentirent. Aussi Canalis avait-il fini par scander sa dĂ©marche, inventer des attitudes, se regarder Ă la dĂ©robĂ©e dans les glaces, et faire concorder ses discours Ă la façon dont il se campait. Il se prĂ©occupait tant de lâeffet Ă produire, que plus dâune fois, un railleur, Blondet, avait pariĂ© lâinterloquer, et avec succĂšs, en dirigeant un regard obstinĂ© sur la frisure du poĂ«te, sur ses bottes ou sur les basques de son habit. AprĂšs dix annĂ©es, ces grĂąces, qui commencĂšrent par avoir pour passe-port une jeunesse florissante, Ă©taient devenues dâautant plus vieillottes que Melchior paraissait usĂ©. La vie du monde est aussi fatigante pour les hommes que pour les femmes, et peut-ĂȘtre les vingt annĂ©es que la duchesse avait de plus que Canalis pesaient-elles plus sur lui que sur elle, car le monde la voyait toujours belle, sans rides, sans rouge et sans cĆur. HĂ©las ! ni les hommes ni les femmes nâont dâami pour les avertir au moment oĂč le parfum de leur modestie se rancit, oĂč la caresse de leur regard est comme une tradition de théùtre, oĂč lâexpression de leur visage se change en minauderie, et oĂč les artifices de leur esprit laissent apercevoir leurs carcasses roussies. Il nây a que le gĂ©nie qui sache se renouveler comme le serpent ; et, en fait de grĂące comme en tout, il nây a que le cĆur qui ne vieillisse pas. Les gens de cĆur sont simples. Or, Canalis, vous le savez, a le cĆur sec. Il abusait de la beautĂ© de son regard en lui donnant, hors de propos, la fixitĂ© que la mĂ©ditation prĂȘte aux yeux. Enfin, pour lui, les Ă©loges Ă©taient un commerce oĂč il voulait trop gagner. Sa maniĂšre de complimenter, charmante pour les gens superficiels, pouvait aux gens dĂ©licats paraĂźtre insultante par sa banalitĂ©, par lâaplomb dâune flatterie oĂč lâon devinait un parti pris. En effet, Melchior mentait comme un courtisan. Il avait dit sans pudeur au duc de Chaulieu qui fit peu dâeffet Ă la tribune quand il fut obligĂ© dây monter comme ministre des Affaires ĂtrangĂšres â Votre Excellence a Ă©tĂ© sublime ! Combien dâhommes eussent Ă©tĂ©, comme Canalis, opĂ©rĂ©s de leurs affectations par lâinsuccĂšs administrĂ© par petites doses !⊠Ces dĂ©fauts, assez lĂ©gers dans les salons dorĂ©s du faubourg Saint-Germain, oĂč chacun apporte avec exactitude sa quote part de ridicules, et oĂč cette espĂšce de jactance, dâapprĂȘt, de tension, si vous voulez, a pour cadre un luxe excessif, des toilettes somptueuses qui peut-ĂȘtre en sont lâexcuse, devait trancher Ă©normĂ©ment au fond de la province dont les ridicules appartiennent Ă un genre opposĂ©. Canalis, Ă la fois tendu et maniĂ©rĂ©, ne pouvait dâailleurs point se mĂ©tamorphoser, il avait eu le temps de se refroidir dans le moule oĂč lâavait jetĂ© la duchesse ; et, de plus, il Ă©tait trĂšs Parisien, ou, si vous voulez, trĂšs Français. Le Parisien sâĂ©tonne que tout ne soit pas partout comme Ă Paris, et le Français, comme en France. Le bon goĂ»t consiste Ă se conformer aux maniĂšres des Ă©trangers sans nĂ©anmoins trop perdre de son caractĂšre propre, comme le faisait Alcibiade, ce modĂšle des gentlemen. La vĂ©ritable grĂące est Ă©lastique. Elle se prĂȘte Ă toutes les circonstances, elle est en harmonie avec tous les milieux sociaux, elle sait mettre une robe de petite Ă©toffe, remarquable seulement par la façon, pour aller dans la rue, au lieu dây traĂźner les plumes et les ramages Ă©clatants que certaines bourgeoises y promĂšnent. Or, Canalis, conseillĂ© par une femme qui lâaimait plus pour elle que pour lui-mĂȘme, voulait faire loi, ĂȘtre partout ce quâil Ă©tait. Il croyait, erreur que partagent quelques-uns des grands hommes de Paris, porter son public particulier avec lui. Tandis que le poĂ«te accomplissait au salon une entrĂ©e Ă©tudiĂ©e, La BriĂšre sây glissa comme un chien qui craint de recevoir des coups. â Eh ! voilĂ mon soldat ! dit Canalis en apercevant Dumay aprĂšs avoir adressĂ© un compliment Ă madame Mignon et saluĂ© les femmes. Vos inquiĂ©tudes sont calmĂ©es, nâest-ce pas ? reprit-il en lui tendant la main avec emphase ; mais Ă lâaspect de mademoiselle, on les conçoit dans toute leur Ă©tendue. Je parlais des crĂ©atures terrestres, et non des anges. Chacun, par son attitude, demandait le mot de cette Ă©nigme. â Ah ! je compterai comme un triomphe, reprit le poĂ«te en comprenant lâexplication que chacun dĂ©sirait, dâavoir Ă©mu lâun de ces hommes de fer que NapolĂ©on avait su trouver pour en faire le pilotis sur lequel il essaya de fonder un empire trop colossal pour ĂȘtre durable. Ă de telles choses, le temps seul peut servir de ciment ! Mais est-ce bien un triomphe dont je doive mâenorgueillir ? Je nây suis pour rien. Ce fut le triomphe de lâidĂ©e sur le fait. Vos batailles, mon cher monsieur Dumay, vos charges hĂ©roĂŻques, monsieur le comte, enfin la guerre fut la forme quâempruntait la pensĂ©e de NapolĂ©on. De toutes ces choses, quâen reste-t-il ? lâherbe qui les couvre nâen sait rien, les moissons nâen diraient pas la place ; et, sans lâhistorien, sans notre Ă©criture, lâavenir ignorerait ce temps hĂ©roĂŻque ! Ainsi vos quinze ans de luttes ne sont plus que des idĂ©es, et câest ce qui sauvera lâEmpire, les poĂ«tes en feront un poĂ«me ! Un pays qui sait gagner de telles batailles doit savoir les chanter ! Canalis sâarrĂȘta pour recueillir, par un regard jetĂ© sur les figures, le tribut dâĂ©tonnement que lui devaient des provinciaux. â Vous ne pouvez pas douter, monsieur, du chagrin que jâai de ne pas vous voir, dit madame Mignon, Ă la maniĂšre dont vous me dĂ©dommagez par le plaisir que vous me donnez Ă vous Ă©couter. DĂ©cidĂ©e Ă trouver Canalis sublime, Modeste, mise comme elle lâĂ©tait le jour oĂč cette histoire commença, restait Ă©bahie, et avait lĂąchĂ© sa broderie qui ne tenait plus Ă ses doigts que par lâaiguillĂ©e de coton. â Modeste, voici monsieur de La BriĂšre. Monsieur Ernest, voici ma fille, dit Charles en trouvant le secrĂ©taire un peu trop humblement placĂ©. La jeune fille salua froidement Ernest, en lui jetant un regard qui devait prouver Ă tout le monde quâelle le voyait pour la premiĂšre fois. â Pardon monsieur, lui dit-elle sans rougir, la vive admiration que je professe pour le plus grand de nos poĂ«tes est, aux yeux de mes amis, une excuse suffisante de nâavoir aperçu que lui. Cette voix fraĂźche et accentuĂ©e comme celle, si cĂ©lĂšbre, de mademoiselle Mars, charma le pauvre RĂ©fĂ©rendaire, dĂ©jĂ Ă©bloui de la beautĂ© de Modeste, et il rĂ©pondit dans sa surprise un mot sublime, sâil eĂ»t Ă©tĂ© vrai â Mais câest mon ami, dit-il. â Alors, vous mâavez pardonnĂ©, rĂ©pliqua-t-elle. â Câest plus quâun ami, sâĂ©cria Canalis en prenant Ernest par lâĂ©paule et sây appuyant comme Alexandre sur Ăphestion, nous nous aimons comme deux frĂšres⊠Madame Latournelle coupa net la parole au grand poĂ«te, en montrant Ernest au petit notaire, et lui disant â Monsieur nâest-il pas lâinconnu que nous avons vu Ă lâĂ©glise ? â Et pourquoi pas ?⊠rĂ©pliqua Charles Mignon en voyant rougir Ernest. Modeste demeura froide, et reprit sa broderie. â Madame peut avoir raison, je suis venu deux fois au Havre, rĂ©pondit La BriĂšre qui sâassit Ă cĂŽtĂ© de Dumay. Canalis, Ă©merveillĂ© de la beautĂ© de Modeste, se mĂ©prit Ă lâadmiration quâelle exprimait, et se flatta dâavoir complĂ©tement rĂ©ussi dans ses effets. â Je croirais un homme de gĂ©nie sans cĆur sâil nâavait pas auprĂšs de lui quelque amitiĂ© dĂ©vouĂ©e, dit Modeste pour relever la conversation interrompue par la maladresse de madame Latournelle. â Mademoiselle, le dĂ©vouement dâErnest pourrait me faire croire que je vaux quelque chose, dit Canalis, car ce cher Pylade est rempli de talent, il a Ă©tĂ© la moitiĂ© du plus grand ministre que nous ayons eu depuis la paix. Quoiquâil occupe une magnifique position, il a consenti Ă ĂȘtre mon prĂ©cepteur en politique ; il mâapprend les affaires, il me nourrit de son expĂ©rience, tandis quâil pourrait aspirer Ă de plus hautes destinĂ©es. Oh ! il vaut mieux que moi⊠à un geste que fit Modeste, Melchior dit avec grĂące â La poĂ©sie que jâexprime, il lâa dans le cĆur ; et si je parle ainsi devant lui, câest quâil a la modestie dâune religieuse. â Assez, assez, dit La BriĂšre qui ne savait quelle contenance tenir, tu as lâair, mon cher, dâune mĂšre qui veut marier sa fille. â Et comment, monsieur, dit Charles Mignon en sâadressant Ă Canalis, pouvez-vous penser Ă devenir un homme politique ? â Pour un poĂ«te, câest abdiquer, dit Modeste, la politique est la ressource des hommes positifs⊠â Ah ! mademoiselle, aujourdâhui la tribune est le plus grand théùtre du monde, elle a remplacĂ© le champ clos de la chevalerie ; elle sera le rendez-vous de toutes les intelligences, comme lâarmĂ©e Ă©tait naguĂšre celui de tous les courages. Canalis enfourcha son cheval de bataille, il parla pendant dix minutes sur la vie politique â La poĂ©sie Ă©tait la prĂ©face de lâhomme dâĂtat. â Aujourdâhui, lâorateur devenait un gĂ©nĂ©ralisateur sublime, le pasteur des idĂ©es. â Quand le poĂ«te pouvait indiquer Ă son pays le chemin de lâavenir, cessait-il donc dâĂȘtre lui-mĂȘme ? â Il cita Chateaubriand, en prĂ©tendant quâil serait un jour plus considĂ©rable par le cĂŽtĂ© politique que par le cĂŽtĂ© littĂ©raire. â La tribune française allait ĂȘtre le phare de lâHumanitĂ©. â Maintenant les luttes orales avaient remplacĂ© celles du champ du bataille. â Telle sĂ©ance de la Chambre valait Austerlitz, et les orateurs sây montraient Ă la hauteur des gĂ©nĂ©raux, ils y perdaient autant dâexistence, de courage, de force, ils sây usaient autant que ceux-ci Ă faire la guerre. â La parole nâĂ©tait-elle pas une des plus effrayantes prodigalitĂ©s de fluide vital que lâhomme pouvait se permettre etc, etc. Cette improvisation composĂ©e des lieux communs modernes, mais revĂȘtus dâexpressions sonores, de mots nouveaux, et destinĂ©e Ă prouver que le baron de Canalis devait ĂȘtre un jour une des gloires de la tribune, produisit une profonde impression sur le notaire, sur Gobenbeim, sur madame de la Tournelle et sur madame Mignon. Modeste Ă©tait comme Ă un spectacle et enthousiaste de lâacteur, absolument comme Ernest devant elle ; car, si le RĂ©fĂ©rendaire savait toutes ces phrases par cĆur, il Ă©coutait par les yeux de la jeune fille en sâen Ă©prenant Ă devenir fou. Pour cet amoureux vrai, Modeste venait dâĂ©clipser les diffĂ©rentes Modestes quâil avait créées en lisant ses lettres ou en y rĂ©pondant. Cette visite, dont la durĂ©e fut dĂ©terminĂ©e Ă lâavance par Canalis, qui ne voulait pas laisser Ă ses admirateurs le temps de se blaser, finit par une invitation Ă dĂźner pour le lundi suivant. â Nous ne serons plus au Chalet, dit le comte de La Bastie, il redevient lâhabitation de Dumay. Je rentre dans mon ancienne maison par un contrat Ă rĂ©mĂ©rĂ©, de six mois de durĂ©e, que jâai signĂ© tout Ă lâheure avec monsieur Vilquin, chez mon ami Latournelle⊠â Je souhaite, dit Dumay, que Vilquin ne puisse pas vous rendre la somme que vous venez de lui prĂȘter⊠â Vous serez lĂ , dit Canalis dans une demeure en harmonie avec votre fortune⊠â Avec la fortune quâon me suppose, rĂ©pondit vivement Charles Mignon. â Il serait malheureux, dit Canalis en se retournant vers Modeste et en faisant un salut charmant, que cette madone nâeĂ»t pas un cadre digne de ses divines perfections. Ce fut tout ce que Canalis dit de Modeste, car il avait affectĂ© de ne pas la regarder, et de se comporter en homme Ă qui toute idĂ©e de mariage Ă©tait interdite. â Ah ! ma chĂšre madame Mignon, il a bien de lâesprit, dit la notaresse au moment oĂč les deux Parisiens faisaient crier le sable du jardinet sous leurs pieds. â Est-il riche ? voilĂ la question, rĂ©pondit Gobenheim. Modeste Ă©tait Ă la fenĂȘtre, ne perdant pas un seul des mouvements du grand poĂ«te, et nâayant pas un regard pour Ernest de La BriĂšre. Quand monsieur Mignon rentra, quand Modeste, aprĂšs avoir reçu le dernier salut des deux amis lorsque la calĂšche tourna, se fut remise Ă sa place, il y eut une de ces profondes discussions comme en font les gens de la province sur les gens de Paris, Ă une premiĂšre entrevue. Gobenheim rĂ©pĂ©ta son mot â Est-il riche ? au concert dâĂ©loges que firent madame Latournelle, Modeste et sa mĂšre. â Riche ? rĂ©pondit Modeste. Et quâimporte ! ne voyez-vous pas que monsieur de Canalis est un de ces hommes destinĂ©s Ă occuper les plus hautes places dans lâĂtat ; il a plus que de la fortune, il possĂšde les moyens de la fortune. â Il sera ministre ou ambassadeur, dit monsieur Mignon. â Les contribuables pourraient tout de mĂȘme avoir Ă payer les frais de son enterrement, dit le petit Latournelle. â Eh ! pourquoi ? dit Charles Mignon. â Il me paraĂźt homme Ă manger toutes les fortunes dont les moyens lui sont si libĂ©ralement accordĂ©s par mademoiselle Modeste. â Comment Modeste ne serait-elle pas libĂ©rale envers un poĂ«te qui la traite de madone ? dit le petit Dumay, fidĂšle Ă la rĂ©pulsion que Canalis lui avait inspirĂ©e. Gobenheim apprĂȘtait la table de whist avec dâautant plus de persistance que, depuis le retour de monsieur Mignon, Latournelle et Dumay sâĂ©taient laissĂ©s aller Ă jouer dix sous la fiche. â Eh bien ! mon petit ange, dit le pĂšre Ă sa fille dans lâembrasure dâune fenĂȘtre, avoue que papa pense Ă tout. En huit jours, si tu donnes tes ordres ce soir Ă ton ancienne couturiĂšre de Paris et Ă tous tes fournisseurs, tu pourras te montrer dans toute la splendeur dâune hĂ©ritiĂšre, de mĂȘme que jâaurai le temps de nous installer dans notre maison. Tu as un joli poney, songe Ă te faire faire un costume de cheval, le Grand-Ăcuyer mĂ©rite cette attention⊠â Dâautant plus que nous avons du monde Ă promener, dit Modeste sur les joues de qui reparaissaient les couleurs de la santĂ©. â Le secrĂ©taire, dit madame Mignon, nâa pas dit grandâchose. â Câest un petit sot, rĂ©pondit madame Latournelle. Le poĂ«te a eu des attentions pour tout le monde. Il a su remercier Latournelle de ses soins pour la location de son pavillon en me disant quâil semblait avoir consultĂ© le goĂ»t dâune femme. Et lâautre restait lĂ , sombre comme un Espagnol, les yeux fixes, avant lâair de vouloir avaler Modeste. Sâil mâavait regardĂ©e il mâaurait fait peur. â Il a un joli son de voix, rĂ©pondit madame Mignon. â Il sera sans doute venu prendre des renseignements sur la maison Mignon, pour le compte du poĂ«te, dit Modeste en guignant son pĂšre, car câest bien lui que nous avons vu dans lâĂ©glise. Madame Dumay, madame et monsieur Latournelle, acceptĂšrent cette façon dâexpliquer le voyage dâErnest. â Sais-tu, Ernest, sâĂ©cria Canalis Ă vingt pas du Chalet, que je ne vois pas dans le monde, Ă Paris, une seule personne Ă marier comparable Ă cette adorable fille ! â Eh ! tout est dit, rĂ©pliqua La BriĂšre avec une amertume concentrĂ©e, elle tâaime, ou, si tu le veux, elle tâaimera. Ta gloire a fait la moitiĂ© du chemin. Bref, tout est Ă ta disposition. Tu retourneras lĂ seul. Modeste a pour moi le plus profond mĂ©pris, elle a raison, et je ne vois pas pourquoi je me condamnerais au supplice dâaller admirer, dĂ©sirer, adorer ce que je ne puis jamais possĂ©der. AprĂšs quelques propos de condolĂ©ance oĂč perçait la satisfaction dâavoir fait une nouvelle Ă©dition de la phrase de CĂ©sar, Canalis laissa voir le dĂ©sir dâen finir avec la duchesse de Chaulieu. La BriĂšre, ne pouvant supporter cette conversation, allĂ©gua la beautĂ© dâune nuit douteuse pour se faire mettre Ă terre, et courut comme un insensĂ© vers la cĂŽte oĂč il resta jusquâĂ dix heures et demie, en proie Ă une espĂšce de dĂ©mence, tantĂŽt marchant pas prĂ©cipitĂ©s et se livrant Ă des monologues, tantĂŽt restant debout ou sâasseyant, sans sâapercevoir de lâinquiĂ©tude quâil donnait Ă deux douaniers en observation. AprĂšs avoir aimĂ© la spirituelle instruction et la candeur agressive de Modeste, il venait de joindre lâadoration de la beautĂ©, câest-Ă -dire lâamour sans raison, lâamour inexplicable, Ă toutes les raisons qui lâavaient amenĂ©, dix jours auparavant, dans lâĂ©glise du Havre. Il revint au Chalet, oĂč les chiens des PyrĂ©nĂ©es aboyĂšrent tellement aprĂšs lui quâil ne put sâadonner au plaisir de contempler les fenĂȘtres de Modeste. En amour, toutes ces choses ne comptent pas plus Ă lâamant que les travaux couverts par la derniĂšre couche ne comptent au peintre ; mais elles sont tout lâamour, comme les peines enfouies sont lâart tout entier ; il en sort un grand peintre et un amant vĂ©ritable que la femme et le public finissent, souvent trop tard, par adorer. â Eh bien ! sâĂ©cria-t-il, je resterai, je souffrirai, je la verrai, je lâaimerai pour moi seul, Ă©goĂŻstement ! Modeste sera mon soleil, ma vie, je respirerai par son souffle, je jouirai de ses joies, je maigrirai de ses chagrins, fĂ»t-elle la femme de cet Ă©goĂŻste de Canalis⊠â VoilĂ ce qui sâappelle aimer ! monsieur, dit une voix qui partit dâun buisson sur le bord du chemin. Ah çà ! tout le monde aime donc mademoiselle de La Bastie ?⊠Et Butscha se montra soudain, il regarda La BriĂšre. La BriĂšre rengaĂźna sa colĂšre en toisant le nain Ă la clartĂ© de la lune, et il fit quelques pas sans lui rĂ©pondre. â Entre soldats qui servent dans la mĂȘme compagnie, on devrait ĂȘtre un peu plus camarades que ça ! dit Butscha. Si vous nâaimez pas Canalis, je nâen suis pas fou non plus. â Câest mon ami, rĂ©pondit Ernest. â Ah ! vous ĂȘtes le petit secrĂ©taire, rĂ©pliqua le nain. â Sachez, monsieur, rĂ©pliqua La BriĂšre, que je ne suis le secrĂ©taire de personne ; jâai lâhonneur dâĂȘtre Conseiller Ă lâune des Cours suprĂȘmes du royaume. â Jâai lâhonneur de saluer monsieur de La BriĂšre, fit Butscha. Moi, jâai lâhonneur dâĂȘtre premier clerc de maĂźtre Latournelle, conseiller suprĂȘme du Havre, et jâai certes une plus belle position que la vĂŽtre. Oui, jâai eu le bonheur de voir mademoiselle Modeste de La Bastie presque tous les soirs, depuis quatre ans, et je compte vivre auprĂšs dâelle comme un domestique du roi vit aux Tuileries. On mâoffrirait le trĂŽne de Russie, je dirais â Jâaime trop le soleil ! Nâest-ce pas vous dire, monsieur, que je mâintĂ©resse Ă elle plus quâĂ moi-mĂȘme, en tout bien, tout honneur. Croyez-vous que lâaltiĂšre duchesse de Chaulieu verra dâun bon Ćil le bonheur de madame de Canalis, quand sa femme de chambre, amoureuse de monsieur Germain, inquiĂšte dĂ©jĂ du sĂ©jour que fait au Havre ce charmant valet de chambre, se plaindra, tout en coiffant sa maĂźtresse, de⊠â Comment savez-vous ces choses-lĂ ? dit La BriĂšre en interrompant Butscha. â Dâabord, je suis clerc de notaire, rĂ©pondit Butscha ; mais vous nâavez donc pas vu ma bosse ? elle est pleine dâinventions, monsieur. Je me suis fait le cousin de mademoiselle PhiloxĂšne Jacmin, nĂ©e Ă Honfleur, oĂč naquit ma mĂšre, une Jacmin⊠il y a onze branches de Jacmin Ă Honfleur. Donc, ma cousine, allĂ©chĂ©e par un hĂ©ritage improbable, mâa racontĂ© bien des choses⊠â La duchesse est vindicative !⊠dit La BriĂšre. â Comme une reine, mâa dit PhiloxĂšne ; elle nâa pas encore pardonnĂ© Ă monsieur le duc de nâĂȘtre que son mari, rĂ©pliqua Butscha. Elle hait comme elle aime. Je suis au fait de son caractĂšre, de sa toilette, de ses goĂ»ts, de sa religion et de ses petitesses, car PhiloxĂšne me lâa dĂ©shabillĂ©e, Ăąme et corset. Je suis allĂ© Ă lâOpĂ©ra pour voir madame de Chaulieu, je nâai pas regrettĂ© mes dix francs je ne parle pas du spectacle ! Si ma prĂ©tendue cousine ne mâavait pas dit que sa maĂźtresse comptait cinquante printemps, jâaurais cru ĂȘtre bien gĂ©nĂ©reux en lui en donnant trente elle nâa pas connu dâhiver, cette duchesse-lĂ ! â Oui, reprit La BriĂšre, câest un camĂ©e conservĂ© par son caillou⊠Canalis serait bien embarrassĂ© si la duchesse savait ses projets, et jâespĂšre, monsieur, que vous en resterez lĂ de cet espionnage indigne dâun honnĂȘte homme⊠â Monsieur, reprit Butscha fiĂšrement, pour moi, Modeste, câest lâĂtat ! Je nâespionne pas, je prĂ©vois ! La duchesse viendra, sâil le faut, ou restera dans sa tranquillitĂ©, si je le juge convenable⊠â Vous ? â Moi !⊠â Et par quel moyen ?⊠dit La BriĂšre. â Ah ! voilĂ ! dit le petit bossu qui prit un brin dâherbe. Tenez, voyez !⊠Ce gramen prĂ©tend que lâhomme construit ses palais pour le loger, et il fait choir un jour les marbres les plus solidement assemblĂ©s, comme le peuple, introduit dans lâĂ©difice de la FĂ©odalitĂ©, lâa jetĂ© par terre. La puissance du faible qui peut se glisser partout est plus grande que celle du fort qui se repose sur ses canons. Nous sommes trois Suisses qui avons jurĂ© que Modeste serait heureuse et qui vendrions notre honneur pour elle. Adieu, monsieur. Si vous aimez mademoiselle de La Bastie, oubliez cette conversation, et donnez-moi une poignĂ©e de main, car vous me semblez avoir du cĆur !⊠Il me tardait de voir le Chalet, jây suis arrivĂ© comme elle soufflait sa bougie, je vous ai vu signalĂ© par les chiens, je vous ai entendu rageant ; aussi ai-je pris la libertĂ© de vous dire que nous servons dans le mĂȘme rĂ©giment, celui de Royal-DĂ©vouement ! â Eh bien ! rĂ©pondit La BriĂšre en serrant la main du bossu, faites-moi lâamitiĂ© de me dire si mademoiselle Modeste a jamais aimĂ© quelquâun dâamour avant sa correspondance secrĂšte avec Canalis⊠â Oh ! sâĂ©cria sourdement Butscha. Mais le doute est une injure ?⊠Et, maintenant encore, qui sait si elle aime ? le sait-elle elle-mĂȘme ? Elle sâest passionnĂ©e pour lâesprit, pour le gĂ©nie, pour lâĂąme de ce marchand de stances, de ce vendeur dâorviĂ©tan littĂ©raire ; mais elle lâĂ©tudiera, nous lâĂ©tudierons, je saurai bien faire sortir le caractĂšre vrai de dessous la carapace de lâhomme Ă belles maniĂšres, et nous verrons la tĂȘte menue de son ambition, de sa vanitĂ©, dit Butscha qui se frotta les mains. Or, Ă moins que mademoiselle nâen soit folle Ă en mourir⊠â Oh ! elle est restĂ©e en admiration devant lui comme devant une merveille ! sâĂ©cria La BriĂšre en laissant Ă©chapper le secret de sa jalousie. â Si câest un brave garçon, loyal, et sâil aime, sâil est digne dâelle, reprit Butscha, sâil renonce Ă la duchesse, câest la duchesse que jâentortillerai !⊠Tenez, mon cher monsieur, suivez ce chemin, vous allez ĂȘtre chez vous en dix minutes. Butscha revint sur ses pas, et hĂ©la le pauvre Ernest qui, en sa qualitĂ© dâamoureux vĂ©ritable, serait restĂ© pendant toute la nuit Ă causer de Modeste. â Monsieur, lui dit Butscha, je nâai pas eu lâhonneur de voir encore notre grand poĂ«te, je suis curieux dâobserver ce magnifique phĂ©nomĂšne dans lâexercice de ses fonctions, rendez-moi le service de venir passer la soirĂ©e aprĂšs demain au Chalet, restez-y longtemps, car ce nâest pas en une heure quâun homme se dĂ©veloppe. Je saurai, moi le premier, sâil aime, ou sâil peut aimer, ou sâil aimera mademoiselle Modeste. â Vous ĂȘtes bien jeune pour⊠â Pour ĂȘtre professeur, reprit Butscha qui coupa la parole Ă La BriĂšre. Eh ! monsieur, les avortons naissent tous centenaires. Puis, tenez !⊠un malade, quand il est longtemps malade, devient plus fort que son mĂ©decin, il sâentend avec la maladie, ce qui nâarrive pas toujours aux docteurs consciencieux. Eh bien ! de mĂȘme un homme qui chĂ©rit la femme, et que la femme doit mĂ©priser sous prĂ©texte de laideur ou de gibbositĂ©, finit par si bien se connaĂźtre en amour, quâil passe sĂ©ducteur, comme le malade finit par recouvrer la santĂ©. La sottise seule est incurable⊠Depuis lâĂąge de six ans jâen ai vingt-cinq, je nâai ni pĂšre ni mĂšre ; jâai la charitĂ© publique pour mĂšre, et le procureur du roi pour pĂšre. â Soyez tranquille, dit-il Ă un geste dâErnest, je suis plus gai que ma position⊠Eh bien ! depuis six ans que le regard insolent dâune bonne de madame Latournelle mâa dit que jâavais tort de vouloir aimer, jâaime, et jâĂ©tudie les femmes ! Jâai commencĂ© par les laides, il faut toujours attaquer le taureau par les cornes. Aussi ai-je pris pour premier objet dâĂ©tude ma patronne qui, certes, est un ange pour moi. Jâai peut-ĂȘtre eu tort ; mais, que voulez-vous, je lâai passĂ©e Ă mon alambic, et jâai fini par dĂ©couvrir, tapie au fond de son cĆur, cette pensĂ©e â Je ne suis pas si mal quâon le croit ! Et, malgrĂ© sa piĂ©tĂ© profonde, en exploitant cette idĂ©e, jâaurais pu la conduire jusquâau bord de lâabĂźme⊠pour lây laisser ! â Et avez-vous Ă©tudiĂ© Modeste ? â Je croyais vous avoir dit, rĂ©pliqua le bossu, que ma vie est Ă elle, comme la France est au roi ! Comprenez-vous mon espionnage Ă Paris, maintenant ? Personne que moi ne sait tout ce quâil y a de noblesse, de fiertĂ©, de dĂ©vouement, de grĂące imprĂ©vue, dâinfatigable bontĂ©, de vraie religion, de gaietĂ©, dâinstruction, de finesse, dâaffabilitĂ© dans lâĂąme, dans le cĆur, dans lâesprit de cette adorable crĂ©ature !⊠Butscha tira son mouchoir pour Ă©tancher deux larmes, et La BriĂšre lui serra la main longtemps. â Je vivrai dans son rayonnement ! ça commence Ă elle, et ça finit en moi, voilĂ comment nous sommes unis, Ă peu prĂšs comme lâest la nature Ă Dieu, par la lumiĂšre et le verbe. Adieu, monsieur ! je nâai jamais de ma vie tant bavardĂ© ; mais, en vous voyant devant ses fenĂȘtres, jâai devinĂ© que vous lâaimiez Ă ma maniĂšre ! Sans attendre la rĂ©ponse, Butscha quitta le pauvre amant Ă qui cette conversation avait mis je ne sais quel baume au cĆur. Ernest rĂ©solut de se faire un ami de Butscha, sans se douter que la loquacitĂ© du clerc avait eu pour but principal de se mĂ©nager des intelligences chez Canalis. Dans quel flux et reflux de pensĂ©es, de rĂ©solutions, de plans de conduite, Ernest ne fut-il pas bercĂ© avant de sommeiller !⊠Et son ami Canalis dormait, lui, du sommeil des triomphateurs, le plus doux des sommeils aprĂšs celui des justes. Au dĂ©jeuner, les deux amis convinrent dâaller ensemble passer, le lendemain, la soirĂ©e au Chalet, et de sâinitier aux douceurs dâun whist de province ; mais pour brĂ»ler la journĂ©e, ils firent seller les chevaux, tous les deux pris Ă deux fins, et ils sâaventurĂšrent dans le pays qui, certes, leur Ă©tait inconnu autant que la Chine car ce quâil y a de plus Ă©tranger en France, pour les Français, câest la France. En rĂ©flĂ©chissant Ă sa position dâamant malheureux et mĂ©prisĂ©, le RĂ©fĂ©rendaire fit alors sur lui-mĂȘme un travail quasi semblable Ă celui que lui avait fait faire la question posĂ©e par Modeste au commencement de leur correspondance. Quoique le malheur passe pour dĂ©velopper les vertus, il ne les dĂ©veloppe que chez les gens vertueux ; car ces sortes de nettoyages de conscience nâont lieu que chez les gens naturellement propres. La BriĂšre se promit de dĂ©vorer Ă la spartiate ses douleurs, de rester digne, et de ne se laisser aller Ă aucune lĂąchetĂ© ; tandis que Canalis, fascinĂ© par lâĂ©normitĂ© de la dot, sâengageait lui-mĂȘme Ă ne rien nĂ©gliger pour captiver Modeste. LâĂ©goĂŻsme et le dĂ©vouement, le mot de ces deux caractĂšres, arrivĂšrent, par une loi morale assez bizarre dans ses effets, Ă des moyens contraires Ă leur nature. Lâhomme personnel allait jouer lâabnĂ©gation, lâhomme tout complaisance allait se rĂ©fugier sur le mont Aventin de lâOrgueil. Ce phĂ©nomĂšne sâobserve Ă©galement en politique. On y met frĂ©quemment son caractĂšre Ă lâenvers, et il arrive souvent que le public ne sait plus quel est lâendroit. AprĂšs dĂźner, les deux amis apprirent par Germain lâarrivĂ©e du Grand-Ăcuyer, qui fut prĂ©sentĂ© dans cette soirĂ©e au Chalet, par monsieur Latournelle. Mademoiselle dâHĂ©rouville trouva moyen de blesser une premiĂšre fois ce digne homme en le faisant prier de venir chez elle par un valet de pied, au lieu dâenvoyer son neveu simplement chez le notaire, qui, certes, aurait parlĂ© pendant le reste de ses jours de la visite du Grand-Ăcuyer. Aussi le petit notaire fit-il observer Ă Sa Seigneurie, quand elle lui proposa de le conduire en voiture Ă Ingouville, quâil devait y mener madame Latournelle. Devinant Ă lâair gourmĂ© du notaire quâil y avait quelque faute Ă rĂ©parer, le duc lui dit gracieusement â Jâaurai lâhonneur dâaller prendre, si vous le permettez, madame de Latournelle. MalgrĂ© un haut-le-corps de la despotique mademoiselle dâHĂ©rouville, le duc sortit avec le petit notaire. Ivre de joie en voyant Ă sa porte une calĂšche magnifique dont le marchepied fut abaissĂ© par des gens Ă la livrĂ©e royale, la notaresse ne sut plus oĂč prendre ses gants, son ombrelle, son ridicule et son air digne en apprenant que le Grand-Ăcuyer la venait chercher. Une fois dans la voiture, tout en se confondant de politesse auprĂšs du petit duc, elle sâĂ©cria par un mouvement de bontĂ© â Eh bien ! et Butscha ? â Prenons Butscha, dit le duc en souriant. Quand les gens du port attroupĂ©s par lâĂ©clat de cet Ă©quipage virent ces trois petits hommes avec cette grande femme sĂšche, ils se regardĂšrent tous en riant. â En les soudant au bout les uns des autres, ce ferait peut-ĂȘtre un mĂąle pour câte grande perche ! dit un marin bordelais. â Avez-vous encore quelque chose Ă emporter, madame ? demanda plaisamment le duc au moment oĂč le valet attendit lâordre. â Non, monseigneur, rĂ©pondit la notaresse qui devint rouge et qui regarda son mari comme pour lui dire Quâai-je fait de si mal ? â Sa Seigneurie, dit Butscha, me fait beaucoup dâhonneur en me prenant pour une chose. Un pauvre clerc comme moi nâest quâun machin ! Quoique ce fĂ»t dit en riant, le duc rougit et ne rĂ©pondit rien. Les grands ont toujours tort de plaisanter avec leurs infĂ©rieurs. La plaisanterie est un jeu, le jeu suppose lâĂ©galitĂ©. Aussi est-ce pour obvier aux inconvĂ©nients de cette Ă©galitĂ© passagĂšre que, la partie finie, les joueurs ont le droit de ne se plus connaĂźtre. La visite du Grand-Ăcuyer avait pour raison ostensible une affaire colossale, la mise en valeur dâun espace immense laissĂ© par la mer, entre lâembouchure de deux riviĂšres, et dont la propriĂ©tĂ© venait dâĂȘtre adjugĂ©e par le Conseil dâĂtat Ă la maison dâHĂ©rouville. Il ne sâagissait de rien moins que dâappliquer des portes de flot et dâebbe Ă deux ponts, de dessĂ©cher un kilomĂštre de tangue sur une largeur de trois ou quatre cents arpents, dây creuser des canaux, et dây pratiquer des chemins. Quand le duc dâHĂ©rouville eut expliquĂ© les dispositions du terrain, Charles Mignon fit observer quâil fallait attendre que la nature eĂ»t consolidĂ© ce sol encore mouvant par ses productions spontanĂ©es. â Le temps qui a providentiellement enrichi votre maison, monsieur le duc, peut seul achever son Ćuvre, dit-il en terminant. Il serait prudent de laisser une cinquantaine dâannĂ©es avant de se mettre Ă lâouvrage. â Que ce ne soit pas lĂ votre dernier mot, monsieur le comte, dit le duc, venez Ă HĂ©rouville, et voyez-y les choses par vous-mĂȘme. Charles Mignon rĂ©pondit que tout capitaliste devrait examiner cette affaire Ă tĂȘte reposĂ©e, et donna par cette observation au duc dâHĂ©rouville un prĂ©texte pour venir au Chalet. La vue de Modeste fit une vive impression sur le duc, il demanda la faveur de la recevoir en disant que sa sĆur et sa tante avaient entendu parler dâelle et seraient heureuses de faire sa connaissance. Ă cette phrase, Charles Mignon proposa de prĂ©senter lui-mĂȘme sa fille en allant inviter les deux demoiselles Ă dĂźner pour le jour de sa rĂ©intĂ©gration Ă la villa, ce que le duc accepta. Lâaspect du cordon bleu, le titre et surtout les regards extatiques du gentilhomme agirent sur Modeste ; mais elle se montra parfaite de discours, de tenue et de noblesse. Le duc se retira comme Ă regret en emportant une invitation de venir au Chalet tous les soirs, fondĂ©e sur lâimpossibilitĂ© reconnue Ă un courtisan de Charles X de passer une soirĂ©e sans faire son whist. Ainsi le lendemain soir, Modeste allait voir ses trois amants rĂ©unis. AssurĂ©ment, quoi quâen disent les jeunes filles, et quoiquâil soit dans la logique du cĆur de tout sacrifier Ă la prĂ©fĂ©rence, il est excessivement flatteur de voir autour de soi plusieurs prĂ©tentions rivales, des hommes remarquables ou cĂ©lĂšbres, ou dâun grand nom, tĂąchant de briller ou de plaire. DĂ»t Modeste y perdre, elle avoua plus tard que les sentiments exprimĂ©s dans ses lettres avaient flĂ©chi devant le plaisir de mettre aux prises trois esprits si diffĂ©rents, trois hommes dont chacun, pris sĂ©parĂ©ment, aurait certainement fait honneur Ă la famille la plus exigeante. NĂ©anmoins cette voluptĂ© dâamour-propre fut dominĂ©e chez elle par la misanthropique malice quâavait engendrĂ©e la blessure affreuse qui dĂ©jĂ lui semblait seulement un mĂ©compte. Aussi lorsque le pĂšre fit en souriant â Eh bien ! Modeste, veux-tu devenir duchesse ? â Le malheur mâa rendue philosophe, rĂ©pondit-elle en faisant une rĂ©vĂ©rence moqueuse. â Vous ne serez que baronne ?⊠lui demanda Butscha. â Ou vicomtesse, rĂ©pliqua le pĂšre. â Comment cela ? dit vivement Modeste. â Mais si tu agrĂ©ais monsieur de la BriĂšre, il aurait bien assez de crĂ©dit pour obtenir du Roi la succession de mes titres et de mes armes⊠â Oh ! dĂšs quâil sâagit de se dĂ©guiser, celui-lĂ ne fera pas de façons, rĂ©pondit amĂšrement Modeste. Butscha ne comprit rien Ă cette Ă©pigramme dont le sens ne pouvait ĂȘtre devinĂ© que par madame et monsieur Mignon et par Dumay. â DĂšs quâil sâagit de mariage, tous les hommes se dĂ©guisent, rĂ©pondit madame Latournelle, et les femmes leur en donnent lâexemple. Jâentends dire depuis que je suis au monde Monsieur ou mademoiselle une telle a fait un bon mariage ; » il faut donc que lâautre lâait fait mauvais ? â Le mariage, dit Butscha, ressemble Ă un procĂšs, il sây trouve toujours une partie de mĂ©contente ; et si lâune dupe lâautre, la moitiĂ© des mariĂ©s joue certainement la comĂ©die aux dĂ©pens de lâautre. â Et vous concluez, sire Butscha ? dit Modeste. â Ă lâattention la plus sĂ©vĂšre sur les manĆuvres de lâennemi, rĂ©pondit le clerc. â Que tâai-je dit, ma mignonne ? dit Charles Mignon en faisant allusion Ă sa scĂšne avec sa fille au bord de la mer. â Les hommes, pour se marier, dit Latournelle, jouent autant de rĂŽles que les mĂšres en font jouer Ă leurs filles pour sâen dĂ©barrasser. â Vous permettez alors le stratagĂšme, dit Modeste. â De part et dâautre, sâĂ©cria Gobenheim, la partie est alors Ă©gale. Cette conversation se faisait, comme on dit familiĂšrement, Ă bĂątons rompus, Ă travers la partie et au milieu des apprĂ©ciations que chacun se permettait de monsieur dâHĂ©rouville qui fut trouvĂ© trĂšs bien par le petit notaire, par le petit Dumay, par le petit Butscha. â Je vois, dit madame Mignon avec un sourire, que madame Latournelle et mon pauvre mari sont ici les monstruositĂ©s. â Heureusement pour lui, le colonel nâest pas dâune haute taille, rĂ©pondit Butscha pendant que son patron donnait les cartes, car un homme grand et spirituel est toujours une exception. Sans cette petite discussion sur la lĂ©galitĂ© des ruses matrimoniales, peut-ĂȘtre taxerait-on de longueur le rĂ©cit de la soirĂ©e impatiemment attendue par Butscha ; mais, la fortune pour laquelle tant de lĂąchetĂ©s secrĂštes se commirent prĂȘtera peut-ĂȘtre aux minuties de la vie privĂ©e lâimmense intĂ©rĂȘt que dĂ©veloppera toujours le sentiment social si franchement dĂ©fini par Ernest dans sa rĂ©ponse Ă Modeste. Dans la matinĂ©e, arriva Desplein qui ne resta que le temps dâenvoyer chercher les chevaux de la poste du Havre et de les atteler, environ une heure. AprĂšs avoir examinĂ© madame Mignon, il dĂ©cida que la malade recouvrerait la vue, et il fixa le moment opportun pour lâopĂ©ration Ă un mois de lĂ . Naturellement cette importante consultation eut lieu devant les habitants du Chalet, tous palpitants et attendant lâarrĂȘt du prince de la science. Lâillustre membre de lâAcadĂ©mie des Sciences fit Ă lâaveugle une dizaine de questions brĂšves en Ă©tudiant les yeux au grand jour de la fenĂȘtre. ĂtonnĂ©e de la valeur que le temps avait pour cet homme si cĂ©lĂšbre, Modeste aperçut la calĂšche de voyage pleine de livres que le savant se proposait de lire en retournant Ă Paris, car il Ă©tait parti la veille au soir, employant ainsi la nuit et Ă dormir et Ă voyager. La rapiditĂ©, la luciditĂ© des jugements que Desplein portait sur chaque rĂ©ponse de madame Mignon, son ton bref, ses maniĂšres, tout donna pour la premiĂšre fois Ă Modeste des idĂ©es justes sur les hommes de gĂ©nie. Elle entrevit dâĂ©normes diffĂ©rences entre Canalis, homme secondaire, et Desplein, homme plus que supĂ©rieur. Lâhomme de gĂ©nie a dans la conscience de son talent et dans la soliditĂ© de la gloire comme une garenne oĂč son orgueil lĂ©gitime sâexerce et prend lâair sans gĂȘner personne. Puis, sa lutte constante avec les hommes et les choses ne lui laisse pas le temps de se livrer aux coquetteries que se permettent les hĂ©ros de la mode qui se hĂątent de rĂ©colter les moissons dâune saison fugitive, et dont la vanitĂ©, lâamour-propre ont lâexigence et les taquineries dâune douane Ăąpre Ă percevoir ses droits sur tout ce qui passe Ă sa portĂ©e. Modeste fut dâautant plus enchantĂ©e de ce grand praticien quâil parut frappĂ© de lâexquise beautĂ© de Modeste, lui entre les mains de qui tant de femmes passaient et qui, depuis longtemps les examinait en quelque sorte Ă la loupe et au scalpel. â Ce serait en vĂ©ritĂ© bien dommage, dit-il avec ce ton de galanterie quâil savait prendre et qui contrastait avec sa prĂ©tendue brusquerie, quâune mĂšre fĂ»t privĂ©e de voir une si charmante fille. Modeste voulut servir elle-mĂȘme le simple dĂ©jeuner que le grand chirurgien accepta. Elle accompagna, de mĂȘme que son pĂšre et Dumay, le savant attendu par tant de malades jusquâĂ la calĂšche qui stationnait Ă la petite porte, et lĂ , lâĆil dorĂ© par lâespĂ©rance, elle dit encore Ă Desplein â Ainsi, ma chĂšre maman me verra ! â Oui, mon petit feu follet, je vous le promets, rĂ©pondit-il en souriant, et je suis incapable de vous tromper, car moi aussi jâai une fille !⊠Les chevaux emportĂšrent Desplein sur ce mot qui fut plein dâune grĂące inattendue. Rien ne charme plus que lâimprĂ©vu particulier aux gens de talent. Cette visite fut lâĂ©vĂ©nement du jour, elle laissa dans lâĂąme de Modeste une trace lumineuse. La jeune enthousiaste admira naĂŻvement cet homme dont la vie appartenait Ă tous, et chez qui lâhabitude de sâoccuper des douleurs physiques avait dĂ©truit les manifestations de lâĂ©goĂŻsme. Le soir, quand Gobenheim, les Latournelle et Butscha, Canalis, Ernest et le duc dâHĂ©rouville furent rĂ©unis, chacun complimenta la famille Mignon de la bonne nouvelle donnĂ©e par Desplein. Naturellement alors la conversation, oĂč domina la Modeste que ses lettres ont rĂ©vĂ©lĂ©e, se porta sur cet homme dont le gĂ©nie Ă©tait, malheureusement pour sa gloire, apprĂ©ciable seulement par la tribu des savants et de la FacultĂ©. Gobenheim laissa Ă©chapper cette phrase qui, de nos jours, est la Sainte-Ampoule du gĂ©nie au sens des Ă©conomistes et des banquiers â Il gagne un argent fou ! â On le dit trĂšs intĂ©ressĂ©, rĂ©pondit Canalis. Les louanges donnĂ©es Ă Desplein par Modeste incommodaient le poĂ«te. La VanitĂ© procĂšde comme la Femme. Toutes deux elles croient perdre quelque chose Ă lâĂ©loge et Ă lâamour accordĂ©s Ă autrui. Voltaire Ă©tait jaloux de lâesprit dâun rouĂ© que Paris admira deux jours, de mĂȘme quâune duchesse sâoffense dâun regard jetĂ© sur sa femme de chambre. Lâavarice de ces deux sentiments est telle quâils se trouvent volĂ©s de la part faite Ă un pauvre. â Croyez-vous, monsieur, demanda Modeste en souriant, quâon doive juger le gĂ©nie avec la mesure ordinaire ? â Il faudrait peut-ĂȘtre avant tout, rĂ©pondit Canalis, dĂ©finir lâhomme de gĂ©nie, et lâune de ses conditions est lâinvention invention dâune forme, dâun systĂšme ou dâune force. Ainsi NapolĂ©on fut inventeur, Ă part ses autres conditions de gĂ©nie. Il a inventĂ© sa mĂ©thode de faire la guerre. Walter Scott est un inventeur, LinnĂ© est un inventeur, Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier sont des inventeurs. De tels hommes sont hommes de gĂ©nie au premier chef. Ils renouvellent, augmentent ou modifient la science ou lâart. Mais Desplein est un homme dont lâimmense talent consiste Ă bien appliquer des lois dĂ©jĂ trouvĂ©es, Ă observer, par un don naturel, les dĂ©sinences de chaque tempĂ©rament et lâheure marquĂ©e par la nature pour faire une opĂ©ration. Il nâa pas fondĂ©, comme Hippocrate, la science elle-mĂȘme. Il nâa pas trouvĂ© de systĂšme comme Galien, Broussais ou Rasori. Câest un gĂ©nie exĂ©cutant comme MoschelĂšs sur le piano, Paganini sur le violon, comme Farinelli sur son larynx ! gens qui dĂ©veloppent dâimmenses facultĂ©s, mais qui ne crĂ©ent pas de musique. Entre Beethowen et la Catalani, vous me permettrez de dĂ©cerner Ă lâun lâimmortelle couronne du gĂ©nie et du martyre, et Ă lâautre beaucoup de piĂšces de cent sous ; avec lâune nous sommes quittes, tandis que le monde reste toujours le dĂ©biteur de lâautre ! Nous nous endettons chaque jour avec MoliĂšre, et nous avons trop payĂ© Baron. â Je crois, mon ami, que tu fais la part des idĂ©es trop belle, dit La BriĂšre dâune voix douce et mĂ©lodieuse qui produisit un soudain contraste avec le ton pĂ©remptoire du poĂ«te dont lâorgane flexible avait quittĂ© le ton de la cĂąlinerie pour le ton magistral de la Tribune. Le gĂ©nie doit ĂȘtre estimĂ©, surtout, en raison de son utilitĂ©. Parmentier, Jacquart et Papin, Ă qui lâon Ă©lĂšvera des statues quelque jour, sont aussi des gens de gĂ©nie. Ils ont changĂ© ou changeront la face des Ătats en un sens. Sous ce rapport, Desplein se prĂ©sentera toujours aux yeux des penseurs, accompagnĂ© dâune gĂ©nĂ©ration tout entiĂšre dont les larmes, dont les souffrances auront cessĂ© sous sa main puissante. Il suffisait que cette opinion fĂ»t Ă©mise par Ernest pour que Modeste voulĂ»t la combattre. â Ă ce compte, dit-elle, monsieur, celui qui trouverait le moyen de faucher le blĂ© sans gĂąter la paille, par une machine qui ferait lâouvrage de dix moissonneurs, serait un homme de gĂ©nie ? â Oh ! oui, ma fille, dit madame Mignon, il serait bĂ©ni du pauvre dont le pain coĂ»terait alors moins cher, et celui que bĂ©nissent les pauvres est bĂ©ni de Dieu ! â Câest donner le pas Ă lâutile sur lâart, rĂ©pondit Modeste en hochant la tĂȘte. â Sans lâutile, dit Charles Mignon, oĂč prendrait-on lâart ? sur quoi sâappuierait, de quoi vivrait, oĂč sâabriterait et qui payerait le poĂ«te ? â Oh ! mon cher pĂšre, cette opinion est bien capitaine au long cours, Ă©picier, bonnet de coton !⊠Que Gobenheim et monsieur le RĂ©fĂ©rendaire, dit-elle en montrant La BriĂšre, qui sont intĂ©ressĂ©s Ă la solution de ce problĂšme social, le soutiennent, je le conçois ; mais vous, dont la vie a Ă©tĂ© la poĂ©sie la plus inutile de ce siĂšcle, puisque votre sang rĂ©pandu sur lâEurope, et vos Ă©normes souffrances exigĂ©es par un colosse, nâont pas empĂȘchĂ© la France de perdre dix dĂ©partements acquis par la RĂ©publique, comment donnez-vous dans ce raisonnement excessivement perruque, comme disent les romantiques ?⊠On voit bien que vous revenez de la Chine. LâirrĂ©vĂ©rence des paroles de Modeste fut aggravĂ©e par un petit ton mĂ©prisant et dĂ©daigneux quâelle prit Ă dessein et dont sâĂ©tonnĂšrent Ă©galement madame Latournelle, madame Mignon et Dumay. Madame Latournelle nây voyait pas clair tout en ouvrant les yeux. Butscha, dont lâattention Ă©tait comparable Ă celle dâun espion, regarda dâune maniĂšre significative monsieur Mignon en lui voyant le visage colorĂ© par une vive et soudaine indignation. â Encore un peu, mademoiselle, et vous alliez manquer de respect Ă votre pĂšre, dit en souriant le colonel Ă©clairĂ© par le regard de Butscha. VoilĂ ce que câest que de gĂąter ses enfants. â Je suis fille unique !⊠rĂ©pondit-elle insolemment. â Unique ! rĂ©pĂ©ta le notaire en accentuant ce mot. â Monsieur, rĂ©pondit sĂšchement Modeste Ă Latournelle, mon pĂšre est trĂšs heureux que je me fasse son prĂ©cepteur ; il mâa donnĂ© la vie, je lui donne le savoir, il me redevra quelque chose. â Il y a maniĂšre, et surtout lâoccasion, dit madame Mignon. â Mais mademoiselle a raison, reprit Canalis en se levant et se posant Ă la cheminĂ©e dans lâune des plus belles attitudes de sa collection de mines. Dieu, dans sa prĂ©voyance, a donnĂ© des aliments et des vĂȘtements Ă lâhomme, et il ne lui a pas directement donnĂ© lâart ! Il a dit Ă lâhomme â Pour vivre, tu te courberas vers la terre ; pour penser, tu tâĂ©lĂšveras vers moi ! » Nous avons autant besoin de la vie de lâĂąme que de celle du corps. De lĂ , deux utilitĂ©s. Ainsi, bien certainement on ne se chausse pas dâun livre. Un chant dâĂ©popĂ©e ne vaut pas, au point de vue utilitaire, une soupe Ă©conomique du bureau de bienfaisance. La plus belle idĂ©e remplacerait difficilement la voile dâun vaisseau. Certes, une marmite autoclave, en se soulevant de deux pouces sur elle-mĂȘme, nous procure le calicot Ă cinq sous le mĂštre meilleur marchĂ© ; mais cette machine et les perfections de lâindustrie ne soufflent pas la vie Ă un peuple, et ne diront pas Ă lâavenir quâil a existĂ© ; tandis que lâart Ă©gyptien, lâart mexicain, lâart grec, lâart romain avec leurs chefs-dâĆuvre taxĂ©s dâinutiles, ont attestĂ© lâexistence de ces peuples dans le vaste espace du temps, lĂ oĂč de grandes nations intermĂ©diaires dĂ©nuĂ©es dâhommes de gĂ©nie ont disparu, sans laisser sur le globe leur carte de visite ! Toutes les Ćuvres du gĂ©nie sont le summum dâune civilisation, et prĂ©supposent une immense utilitĂ©. Certes, une paire de bottes ne lâemporte pas Ă vos yeux sur une piĂšce de théùtre, et vous ne prĂ©fĂ©rerez pas un moulin Ă lâĂ©glise de Saint-Ouen ? Eh bien, un peuple est animĂ© du mĂȘme sentiment quâun homme, et lâhomme a pour idĂ©e favorite de se survivre Ă lui-mĂȘme moralement comme il se reproduit physiquement. La survie dâun peuple est lâĆuvre de ses hommes de gĂ©nie. En ce moment, la France prouve Ă©nergiquement la vĂ©ritĂ© de cette thĂšse. AssurĂ©ment, elle est primĂ©e en industrie, en commerce, en navigation par lâAngleterre ; et, nĂ©anmoins, elle est, je le crois, Ă la tĂȘte du monde par ses artistes, par ses hommes de talent, par le goĂ»t de ses produits. Il nâest pas dâartiste ni dâintelligence qui ne vienne demander Ă Paris ses lettres de maĂźtrise. Il nây a dâĂ©cole de peinture en ce moment quâen France, et nous rĂšgnerons par le Livre peut-ĂȘtre plus sĂ»rement, plus longtemps que par le Glaive. Dans le systĂšme dâErnest, on supprimerait les fleurs de luxe, la beautĂ© de la femme, la musique, la peinture et la poĂ©sie, assurĂ©ment la SociĂ©tĂ© ne serait pas renversĂ©e, mais je demande qui voudrait accepter la vie ainsi ? Tout ce qui est utile est affreux et laid. La cuisine est indispensable dans une maison ; mais vous vous gardez bien dây sĂ©journer, et vous vivez dans un salon que vous ornez, comme lâest celui-ci, de choses parfaitement superflues. Ă quoi ces charmantes peintures, ces bois façonnĂ©s servent-ils ? Il nây a de beau que ce qui nous semble inutile ! Nous avons nommĂ© le SeiziĂšme siĂšcle, la Renaissance, avec une admirable justesse dâexpression. Ce siĂšcle fut lâaurore dâun monde nouveau, les hommes en parleront encore quâon ne se souviendra plus de quelques siĂšcles antĂ©rieurs, dont tout le mĂ©rite sera dâavoir existĂ©, comme ces millions dâĂȘtres qui ne comptent pas dans une gĂ©nĂ©ration ! â Guenille, soit ! ma guenille mâest chĂšre ! rĂ©pondit assez plaisamment le duc dâHĂ©rouville pendant le silence qui suivit cette prose pompeusement dĂ©bitĂ©e. â Lâart qui, selon vous, dit Butscha en sâattaquant Ă Canalis, serait la sphĂšre dans laquelle le gĂ©nie est appelĂ© Ă faire ses Ă©volutions, existe-t-il ? Nâest-ce pas un magnifique mensonge auquel lâhomme social a la manie de croire ? Quâai-je besoin dâavoir un paysage de Normandie dans ma chambre quand je puis lâaller voir trĂšs bien rĂ©ussi par Dieu ? Nous avons dans nos rĂȘves des poĂ«mes plus beaux que lâIliade. Pour une somme peu considĂ©rable, je puis trouver Ă Valognes, Ă Carentan, comme en Provence, Ă Arles, des VĂ©nus tout aussi belles que celles de Titien. La Gazette des Tribunaux publie des romans autrement faits que ceux de Walter Scott, qui se dĂ©nouent terriblement, avec du vrai sang et non avec de lâencre. Le bonheur et la vertu sont au-dessus de lâart et du gĂ©nie. â Bravo ! Butscha, sâĂ©cria madame Latournelle. â Quâa-t-il dit ? demanda Canalis Ă La BriĂšre en cessant de recueillir dans les yeux et dans lâattitude de Modeste les charmants tĂ©moignages dâune admiration naĂŻve. Le mĂ©pris quâavait essuyĂ© La BriĂšre, et surtout lâirrespectueux discours de la fille au pĂšre, contristaient tellement ce pauvre jeune homme, quâil ne rĂ©pondit pas Ă Canalis ; ses yeux, douloureusement attachĂ©s sur Modeste, accusaient une mĂ©ditation profonde. Lâargumentation du clerc fut reproduite avec esprit par le duc dâHĂ©rouville, qui finit en disant que les extases de sainte ThĂ©rĂšse Ă©taient bien supĂ©rieures aux crĂ©ations de lord Byron. â Oh ! monsieur le duc, rĂ©pondit Modeste, câest une poĂ©sie entiĂšrement personnelle, tandis que le gĂ©nie de Byron ou celui de MoliĂšre profite au monde⊠â Mets-toi donc dâaccord avec monsieur le baron, rĂ©pondit vivement Charles Mignon. Tu veux maintenant que le gĂ©nie soit utile, absolument comme le coton ; mais tu trouveras peut-ĂȘtre la logique aussi perruque, aussi vieille que ton pauvre bonhomme de pĂšre. Butscha, La BriĂšre et madame de Latournelle Ă©changĂšrent des regards Ă demi moqueurs qui poussĂšrent Modeste dâautant plus avant dans la voie de lâirritation quâelle resta court pendant un moment. â Mademoiselle, rassurez-vous, dit Canalis en lui souriant, nous ne sommes ni battus ni pris en contradiction. Toute Ćuvre dâart, quâil sâagisse de la littĂ©rature, de la musique, de la peinture, de la sculpture ou de lâarchitecture, implique une utilitĂ© sociale positive, Ă©gale Ă celle de tous les autres produits commerciaux. Lâart est le commerce par excellence, il le sous-entend. Un livre, aujourdâhui, fait empocher Ă son auteur quelque chose comme dix mille francs, et sa fabrication suppose lâimprimerie, la papeterie, la librairie, la fonderie, câest-Ă -dire des milliers de bras en action. LâexĂ©cution dâune symphonie de Beethoven ou dâun opĂ©ra de Rossini demande tout autant de bras, de machines et de fabrications. Le prix dâun monument rĂ©pond encore plus brutalement Ă lâobjection. Aussi peut-on dire que les Ćuvres du gĂ©nie ont une base extrĂȘmement coĂ»teuse, et nĂ©cessairement profitable Ă lâouvrier. Ătabli sur cette thĂšse, Canalis parla pendant quelques instants avec un grand luxe dâimages et en se complaisant dans sa phrase ; mais il lui arriva, comme Ă beaucoup de grands parleurs, de se trouver dans sa conclusion au point de dĂ©part de la conversation, et du mĂȘme avis que La BriĂšre, sans sâen apercevoir. â Je vois avec plaisir, mon cher baron, dit finement le petit duc dâHĂ©rouville, que vous serez un grand ministre constitutionnel. â Oh ! dit Canalis avec un geste de grand homme, que prouvons-nous dans toutes nos discussions ? lâĂ©ternelle vĂ©ritĂ© de cet axiome Tout est vrai et tout est faux ! Il y a pour les vĂ©ritĂ©s morales, comme pour les crĂ©atures, des milieux oĂč elles changent dâaspect au point dâĂȘtre mĂ©connaissables. â La sociĂ©tĂ© vit de choses jugĂ©es, dit le duc dâHĂ©rouville. â Quelle lĂ©gĂšretĂ© ! dit tout bas madame Latournelle Ă son mari. â Câest un poĂ«te, rĂ©pondit Gobenheim qui entendit le mot. Canalis, qui se trouvait Ă dix lieues au-dessus de ses auditeurs et qui peut-ĂȘtre avait raison dans son dernier mot philosophique, prit pour des symptĂŽmes dâignorance lâespĂšce de froid peint sur toutes les figures ; mais il se vit compris par Modeste, et il resta content, sans deviner combien le monologue est blessant pour des provinciaux dont la principale occupation est de dĂ©montrer aux Parisiens lâexistence, lâesprit et la sagesse de la province. â Y a-t-il longtemps que vous nâavez vu la duchesse de Chaulieu ? demanda le duc Ă Canalis pour changer de conversation. â Je lâai quittĂ©e il y a six jours, rĂ©pondit Canalis. â Elle va bien ? reprit le duc. â Parfaitement bien. â Ayez la bontĂ© de me rappeler Ă son souvenir quand vous lui Ă©crirez. â On la dit charmante ? reprit Modeste en sâadressant au duc. â Monsieur le baron, rĂ©pondit le Grand-Ăcuyer, peut en parler plus savamment que moi. â Plus que charmante, dit Canalis en acceptant la perfidie de monsieur dâHĂ©rouville ; mais je suis partial, mademoiselle, câest mon amie depuis dix ans ; je lui dois tout ce que je puis avoir de bon, elle mâa prĂ©servĂ© des dangers du monde. Enfin, monsieur le duc de Chaulieu lui-mĂȘme mâa fait entrer dans la voie oĂč je suis. Sans la protection de cette famille, le roi, les princesses auraient pu souvent oublier un pauvre poĂ«te comme moi ; aussi mon affection sera-t-elle toujours pleine de reconnaissance. Ceci fut dit avec des larmes dans la voix. â Combien nous devons aimer celle qui vous a dictĂ© tant de chants sublimes, et qui vous inspire un si beau sentiment, dit Modeste attendrie. Peut-on concevoir un poĂ«te sans muse ? â Il serait sans cĆur, il ferait des vers secs comme ceux de Voltaire qui nâa jamais aimĂ© que Voltaire, rĂ©pondit Canalis. â Ne mâavez-vous pas fait lâhonneur de me dire Ă Paris, demanda le Breton Ă Canalis, que vous nâĂ©prouviez aucun des sentiments que vous exprimez ? â La botte est droite, mon brave soldat, rĂ©pondit le poĂ«te en souriant, mais apprenez quâil est permis dâavoir Ă la fois beaucoup de cĆur et dans la vie intellectuelle et dans la vie rĂ©elle. On peut exprimer de beaux sentiments sans les Ă©prouver, et les Ă©prouver sans pouvoir les exprimer. La BriĂšre, mon ami que voici, aime Ă en perdre lâesprit, dit-il avec gĂ©nĂ©rositĂ© en regardant Modeste ; moi, qui certes aime autant que lui, je crois, Ă moins de me faire illusion, que je pourrais donner Ă mon amour une forme littĂ©raire en harmonie avec sa puissance ; mais je ne rĂ©ponds pas, mademoiselle, dit-il en se tournant vers Modeste avec une grĂące un peu trop cherchĂ©e, de ne pas ĂȘtre demain sans esprit⊠Ainsi, le poĂ«te triomphait de tout obstacle ; il brĂ»lait en lâhonneur de son amour les bĂątons quâon lui jetait entre les jambes, et Modeste restait Ă©bahie de cet esprit parisien quâelle ne connaissait pas et qui brillantait les dĂ©clamations du discoureur. â Quel sauteur ! dit Butscha dans lâoreille du petit Latournelle aprĂšs avoir entendu la plus magnifique tirade sur la religion catholique et sur le bonheur dâavoir pour Ă©pouse une femme pieuse, servie en rĂ©ponse Ă un mot de madame Mignon. Modeste eut sur les yeux comme un bandeau ; le prestige du dĂ©bit et lâattention quâelle prĂȘtait Ă Canalis, par parti pris, lâempĂȘcha de voir ce que Butscha remarquait soigneusement, la dĂ©clamation, le dĂ©faut de simplicitĂ©, lâemphase substituĂ©e au sentiment et toutes les incohĂ©rences qui dictĂšrent au clerc son mot un peu trop cruel. LĂ oĂč monsieur Mignon, Dumay, Butscha, Latournelle sâĂ©tonnaient de lâinconsĂ©quence de Canalis sans tenir compte de lâinconsĂ©quence dâune conversation, toujours si capricieuse en France, Modeste admirait la souplesse du poĂ«te, et se disait en lâentraĂźnant avec elle dans les chemins tortueux de sa fantaisie Il mâaime ! » Butscha, comme tous les spectateurs de ce quâil faut appeler cette reprĂ©sentation, fut frappĂ© du dĂ©faut principal des Ă©goĂŻstes que Canalis laisse un peu trop voir, comme tous les gens habituĂ©s Ă pĂ©rorer dans les salons. Soit quâil comprĂźt dâavance ce que lâinterlocuteur voulait dire, soit quâil nâĂ©coutĂąt point, ou soit quâil eĂ»t la facultĂ© dâĂ©couter tout en pensant Ă autre chose, Melchior offrait ce visage distrait qui dĂ©concerte la parole autant quâil blesse la vanitĂ©. Ne pas Ă©couter est non-seulement un manque de politesse, mais encore une marque de mĂ©pris. Or Canalis pousse un peu loin cette habitude, car souvent il oublie de rĂ©pondre Ă un discours qui veut une rĂ©ponse, et passe sans aucune transition polie au sujet dont il se prĂ©occupe. Si dâun homme haut placĂ©, cette impertinence sâaccepte sans protĂȘt, elle engendre au fond des cĆurs un levain de haine et de vengeance ; mais dâun Ă©gal, elle va jusquâĂ dissoudre lâamitiĂ©. Quand, par hasard, Melchior se force Ă Ă©couter, il tombe dans un autre dĂ©faut, il ne fait que se prĂȘter, il ne se donne pas. Sans ĂȘtre aussi choquant, ce demi-sacrifice indispose tout autant lâĂ©couteur et le laisse mĂ©content. Rien ne rapporte plus dans le commerce du monde que lâaumĂŽne de lâattention. Ă bon entendeur, salut ! nâest pas seulement un prĂ©cepte Ă©vangĂ©lique, câest encore une excellente spĂ©culation ; observez-le, on vous passera tout, jusquâĂ des vices. Canalis prit beaucoup sur lui dans lâintention de plaire Ă Modeste ; mais, sâil fut complaisant pour elle, il redevint souvent lui-mĂȘme avec les autres. Modeste, impitoyable pour les dix martyrs quâelle faisait, pria Canalis de lire une de ses piĂšces de vers, elle voulait un Ă©chantillon du talent de lecture si vantĂ©. Canalis prit le volume que lui tendit Modeste et roucoula, tel est le mot propre, celle de ses poĂ©sies qui passe pour ĂȘtre la plus belle, une imitation des Amours des anges de Moore, intitulĂ©e Vitalis, que mesdames Latournelle et Dumay, Gobenheim et le caissier accueillirent par quelques bĂąillements. â Si vous jouez bien au whist, monsieur, dit Gobenheim en prĂ©sentant cinq cartes mises en Ă©ventail, je nâaurai jamais vu dâhomme aussi accompli que vous⊠Cette question fit rire, car elle fut la traduction des idĂ©es de chacun. â Je le joue assez, pour pouvoir vivre en province le reste de mes jours, rĂ©pondit Canalis. Voici sans doute plus de littĂ©rature et de conversation quâil nâen faut Ă des joueurs de whist, ajouta-t-il avec impertinence en jetant son volume sur la console. Ce dĂ©tail indique les dangers que court le hĂ©ros dâun salon Ă sortir, comme Canalis, de sa sphĂšre ; il ressemble alors Ă lâacteur chĂ©ri dâun certain public, dont le talent se perd en quittant son cadre et abordant un théùtre supĂ©rieur. On mit ensemble le baron et le duc, Gobenheim fut le partenaire de Latournelle. Modeste vint se placer auprĂšs du poĂ«te, au grand dĂ©sespoir du pauvre Ernest qui suivait sur le visage de la capricieuse jeune fille les progrĂšs de la fascination exercĂ©e par Canalis. La BriĂšre ignorait le don de sĂ©duction que possĂ©dait Melchior et que la nature a souvent refusĂ© aux ĂȘtres vrais, assez gĂ©nĂ©ralement timides. Ce don exige une hardiesse, une vivacitĂ© de moyens quâon pourrait appeler la voltige de lâesprit ; il comporte mĂȘme un peu de mimique ; mais nây a-t-il pas toujours, moralement parlant, un comĂ©dien dans un poĂ«te ? Entre exprimer des sentiments quâon nâĂ©prouve pas, mais dont on conçoit toutes les variantes, et les feindre quand on en a besoin pour obtenir un succĂšs sur le théùtre de la vie privĂ©e, la diffĂ©rence est grande ; nĂ©anmoins, si lâhypocrisie nĂ©cessaire Ă lâhomme du monde a gangrenĂ© le poĂ«te, il arrive Ă transporter les facultĂ©s de son talent dans lâexpression dâun sentiment nĂ©cessaire, comme le grand homme vouĂ© Ă la solitude finit par transborder son cĆur dans son esprit. â Il travaille pour les millions, se disait douloureusement La BriĂšre, et il jouera si bien la passion que Modeste y croira ! Et au lieu de se montrer plus aimable et plus spirituel que son rival, La BriĂšre imita le duc dâHĂ©rouville, il resta sombre, inquiet, attentif ; mais lĂ oĂč lâhomme de cour Ă©tudiait les incartades de la jeune hĂ©ritiĂšre, Ernest fut en proie aux douleurs dâune jalousie noire et concentrĂ©e, il nâavait pas encore obtenu un regard de son idole. Il sortit, pour quelques instants, avec Butscha. â Câest fini, dit-il, elle est folle de lui, je suis plus que dĂ©sagrĂ©able, et dâailleurs elle a raison ! Canalis est charmant, il a de lâesprit dans son silence, de la passion dans les yeux, de la poĂ©sie dans ses amplifications⊠â Est-ce un honnĂȘte homme ? demanda Butscha. â Oh ! oui, rĂ©pondit La BriĂšre. Il est loyal, chevaleresque, et capable de perdre, soumis Ă lâinfluence dâune Modeste, les petits travers que lui a donnĂ©s madame de Chaulieu⊠â Vous ĂȘtes un brave garçon, dit le petit bossu. Mais est-il capable dâaimer, et lâaimera-t-il ? â Je ne sais pas, rĂ©pondit La BriĂšre. A-t-elle parlĂ© de moi ? demanda-t-il aprĂšs un moment de silence. â Oui, dit Butscha qui redit Ă La BriĂšre le mot Ă©chappĂ© Ă Modeste sur les dĂ©guisements. Le RĂ©fĂ©rendaire alla se jeter sur un banc, et sây cacha la tĂȘte dans ses mains ; il ne pouvait retenir ses larmes et ne voulait pas les laisser voir Ă Butscha ; mais le nain Ă©tait homme Ă les deviner. â Quâavez-vous, monsieur ? demanda Butscha. â Elle a raison !⊠dit La BriĂšre en se relevant brusquement, je suis un misĂ©rable. Il raconta la tromperie Ă laquelle lâavait conviĂ© Canalis ; mais en faisant observer Ă Butscha quâil avait voulu dĂ©tromper Modeste avant quâelle ne se fĂ»t dĂ©masquĂ©e, et il se rĂ©pandit en apostrophes assez enfantines sur le malheur de sa destinĂ©e. Butscha reconnut sympathiquement lâamour dans sa vigoureuse et sapide naĂŻvetĂ©, dans ses vraies, dans ses profondes anxiĂ©tĂ©s. â Mais pourquoi, dit-il au RĂ©fĂ©rendaire, ne vous dĂ©veloppez-vous pas devant mademoiselle Modeste, et laissez-vous votre rival faire ses exercices⊠â Ah ! vous nâavez donc pas senti, lui dit La BriĂšre, votre gorge se serrer dĂšs quâil sâagit de lui parler⊠Vous ne sentez donc rien dans la racine de vos cheveux, rien Ă la surface de la peau, quand elle vous regarde, ne fĂ»t-ce que dâun Ćil distrait⊠â Mais vous avez eu assez de jugement pour ĂȘtre dâune tristesse morne quand elle a, en quelque sorte, dit Ă son digne pĂšre â Vous ĂȘtes une ganache. â Monsieur, je lâaime trop pour ne pas avoir senti comme la lame dâun poignard entrer dans mon cĆur, en lâentendant ainsi donner un dĂ©menti aux perfections que je lui trouve. â Canalis, lui, lâa justifiĂ©e, rĂ©pondit Butscha. â Si elle avait plus dâamour-propre que de cĆur, elle ne serait pas regrettable, rĂ©pliqua La BriĂšre. En ce moment Modeste, suivie de Canalis qui venait de perdre, sortit avec son pĂšre et madame Dumay, pour respirer lâair dâune nuit Ă©toilĂ©e. Pendant que sa fille se promenait avec le poĂ«te, Charles Mignon se dĂ©tacha dâelle pour venir auprĂšs de La BriĂšre. â Votre ami, monsieur, aurait dĂ» se faire avocat, dit-il en souriant et regardant le jeune homme avec attention. â Ne vous hĂątez pas de juger un poĂ«te avec la sĂ©vĂ©ritĂ© que vous pourriez avoir pour un homme ordinaire, comme moi par exemple, monsieur le comte, rĂ©pondit La BriĂšre. Le poĂ«te a sa mission. Il est destinĂ© par sa nature Ă voir la poĂ©sie des questions, de mĂȘme quâil exprime celle de toute chose ; aussi, lĂ oĂč vous le croyez en opposition avec lui-mĂȘme, est-il fidĂšle Ă sa vocation. Câest le peintre, faisant Ă©galement bien une madone et une courtisane. MoliĂšre a raison dans ses personnages de vieillard et dans ceux de ses jeunes gens, et MoliĂšre avait certes le jugement sain. Ces jeux de lâesprit, corrupteurs chez les hommes secondaires, nâont aucune influence sur le caractĂšre chez les vrais grands hommes. Charles Mignon serra la main Ă La BriĂšre, en lui disant â Cette facilitĂ© pourrait nĂ©anmoins servir Ă se justifier Ă soi-mĂȘme des actions diamĂ©tralement opposĂ©es, surtout en politique. â Ah ! mademoiselle, rĂ©pondait en ce moment Canalis dâune voix cĂąline Ă une malicieuse observation de Modeste, ne croyez pas que la multiplicitĂ© des sensations ĂŽte la moindre force aux sentiments. Les poĂ«tes, plus que les autres hommes, doivent aimer avec constance et foi. Dâabord ne soyez pas jalouse de ce quâon appelle la Muse. Heureuse la femme dâun homme occupĂ© ! Si vous entendiez les plaintes des femmes qui subissent le poids de lâoisivetĂ© des maris sans fonctions ou Ă qui la richesse laisse de grands loisirs, vous sauriez que le principal bonheur dâune Parisienne est la libertĂ©, la royautĂ© chez elle. Or, nous autres, nous laissons prendre Ă une femme le sceptre chez nous, car il nous est impossible de descendre Ă la tyrannie exercĂ©e par les petits esprits. Nous avons mieux Ă faire⊠Si jamais je me mariais, ce qui, je vous le jure, est une catastrophe trĂšs Ă©loignĂ©e pour moi, je voudrais que ma femme eĂ»t la libertĂ© morale que garde une maĂźtresse et qui peut-ĂȘtre est la source oĂč elle puise toutes ses sĂ©ductions. Canalis dĂ©ploya sa verve et ses grĂąces en parlant amour, mariage, adoration de la femme, en controversant avec Modeste jusquâĂ ce que monsieur Mignon, qui vint les rejoindre, eĂ»t trouvĂ© dans un moment de silence lâoccasion de prendre sa fille par le bras et de lâamener devant Ernest Ă qui le digne soldat avait conseillĂ© de tenter une explication. â Mademoiselle, dit Ernest dâune voix altĂ©rĂ©e, il mâest impossible de rester sous le poids de votre mĂ©pris. Je ne me dĂ©fends pas, je ne cherche pas Ă me justifier, je veux seulement vous faire observer quâavant de lire votre flatteuse lettre adressĂ©e Ă la personne, et non plus au poĂ«te, la derniĂšre enfin, je voulais, et je vous lâai fait savoir par un mot Ă©crit du Havre, dissiper lâerreur oĂč vous Ă©tiez. Tous les sentiments que jâai eu le bonheur de vous exprimer sont sincĂšres. Une espĂ©rance a lui pour moi quand, Ă Paris, monsieur votre pĂšre sâest dit pauvre ; mais, maintenant, si tout est perdu, si je nâai plus que des regrets Ă©ternels, pourquoi resterais-je ici oĂč tout est supplice pour moi ?⊠Laissez-moi donc emporter un sourire de vous, il sera gravĂ© dans mon cĆur. â Monsieur, rĂ©pondit Modeste qui parut froide et distraite, je ne suis pas la maĂźtresse ici ; mais, certes, je serais au dĂ©sespoir dây retenir ceux qui nây trouvent ni plaisir ni bonheur. Elle laissa le RĂ©fĂ©rendaire en prenant le bras de madame Dumay pour rentrer. Quelques instants aprĂšs tous les personnages de cette scĂšne domestique, de nouveau rĂ©unis au salon, furent assez surpris de voir Modeste assise auprĂšs du duc dâHĂ©rouville, et coquetant avec lui comme aurait pu le faire la plus rusĂ©e Parisienne ; elle sâintĂ©ressait Ă son jeu, lui donnait les conseils quâil demandait, et trouva lâoccasion de lui dire des choses flatteuses en Ă©levant le hasard de la noblesse sur la mĂȘme ligne que les hasards du talent et de la beautĂ©. Canalis savait ou croyait savoir la raison de ce changement, il avait voulu piquer Modeste en traitant le mariage de catastrophe et en sâen montrant Ă©loignĂ© ; mais, comme tous ceux qui jouent avec le feu, ce fut lui qui se brĂ»la. La fiertĂ© de Modeste, son dĂ©dain alarmĂšrent le poĂ«te, il revint Ă elle en donnant le spectacle dâune jalousie dâautant plus visible quâelle Ă©tait jouĂ©e. Modeste, implacable comme les anges, savoura le plaisir que lui causait lâexercice de son pouvoir, et naturellement elle en abusa. Le duc dâHĂ©rouville nâavait jamais connu pareille fĂȘte une femme lui souriait ! Ă onze heures du soir, heure indue au Chalet, les trois prĂ©tendus sortirent, le duc en trouvant Modeste charmante, Canalis en la trouvant excessivement coquette, et La BriĂšre navrĂ© de sa duretĂ©. Pendant huit jours lâhĂ©ritiĂšre fut avec ses trois prĂ©tendus ce quâelle avait Ă©tĂ© durant cette soirĂ©e, en sorte que le poĂ«te parut lâemporter sur ses rivaux, malgrĂ© les boutades et les fantaisies qui donnaient de temps en temps de lâespoir au duc dâHĂ©rouville. Les irrĂ©vĂ©rences de Modeste envers son pĂšre, les libertĂ©s excessives quâelle prenait avec lui ; ses impatiences avec sa mĂšre aveugle en lui rendant comme Ă regret ces petits services qui naguĂšre Ă©taient le triomphe de sa piĂ©tĂ© filiale, semblaient ĂȘtre lâeffet dâun caractĂšre fantasque et dâune gaietĂ© tolĂ©rĂ©e dĂšs lâenfance. Quand Modeste allait trop loin, elle se faisait de la morale Ă elle-mĂȘme, et attribuait ses lĂ©gĂšretĂ©s, ses incartades Ă son esprit dâindĂ©pendance. Elle avouait au duc et Ă Canalis son peu de goĂ»t pour lâobĂ©issance, et le regardait comme un obstacle rĂ©el Ă son Ă©tablissement, en interrogeant ainsi le moral de ses prĂ©tendus, Ă la maniĂšre de ceux qui trouent la terre pour en ramener de lâor, du charbon, du tuf ou de lâeau. â Je ne trouverai jamais, disait-elle la veille du jour oĂč lâinstallation de la famille Ă la Villa devait avoir lieu, de mari qui supportera mes caprices avec la bontĂ© de mon pĂšre qui ne sâest jamais dĂ©menti, avec lâindulgence de mon adorable mĂšre. â Ils se savent aimĂ©s, mademoiselle, dit La BriĂšre. â Soyez sĂ»re, mademoiselle, que votre mari connaĂźtra toute la valeur de son trĂ©sor, ajouta le duc. â Vous avez plus dâesprit et de rĂ©solution quâil nâen faut pour discipliner un mari, dit Canalis en riant. Modeste sourit comme Henri IV dut sourire aprĂšs avoir rĂ©vĂ©lĂ©, par trois rĂ©ponses Ă une question insidieuse, le caractĂšre de ses trois principaux ministres Ă un ambassadeur Ă©tranger. Le jour du dĂźner, Modeste, entraĂźnĂ©e par la prĂ©fĂ©rence quâelle accordait Ă Canalis, se promena longtemps seule avec lui sur le terrain sablĂ© qui se trouvait entre la maison et le boulingrin ornĂ© de fleurs. Aux gestes du poĂ«te, Ă lâair de la jeune hĂ©ritiĂšre, il Ă©tait facile de voir quâelle Ă©coutait favorablement Canalis ; aussi les deux demoiselles dâHĂ©rouville vinrent-elles interrompre ce scandaleux tĂȘte-Ă -tĂȘte ; et, avec lâadresse naturelle aux femmes en semblable occurrence, elles mirent la conversation sur la cour, sur lâĂ©clat dâune charge de la couronne, en expliquant la diffĂ©rence qui existait entre les charges de la maison du roi et celles de la couronne ; elles tĂąchĂšrent de griser Modeste en sâadressant Ă son orgueil et lui montrant une des plus hautes destinĂ©es Ă laquelle une femme pouvait alors aspirer. â Avoir pour fils un duc, sâĂ©cria la vieille demoiselle, est un avantage positif. Ce titre est une fortune, hors de toute atteinte, quâon donne Ă ses enfants. â Ă quel hasard, dit Canalis assez mĂ©content dâavoir vu son entretien rompu, devons-nous attribuer le peu de succĂšs que monsieur le Grand-Ăcuyer a eu jusquâĂ prĂ©sent dans lâaffaire oĂč ce titre peut le plus servir les prĂ©tentions dâun homme ? Les deux demoiselles jetĂšrent Ă Canalis un regard chargĂ© dâautant de venin quâen insinue la morsure dâune vipĂšre, et furent si dĂ©contenancĂ©es par le sourire railleur de Modeste, quâelles se trouvĂšrent sans un mot de rĂ©ponse. â Monsieur le Grand-Ăcuyer, dit Modeste Ă Canalis, ne vous a jamais reprochĂ© lâhumilitĂ© que vous inspire votre gloire pourquoi lui en vouloir de sa modestie ? â Il ne sâest dâailleurs pas encore rencontrĂ©, dit la vieille demoiselle, une femme digne du rang de mon neveu. Nous en avons vu qui nâavaient que la fortune de cette position ; dâautres qui, sans la fortune, en avaient tout lâesprit ; et jâavoue que nous avons bien fait dâattendre que Dieu nous offrĂźt lâoccasion de connaĂźtre une personne en qui se rencontrent et la noblesse et lâesprit et la fortune dâune duchesse dâHĂ©rouville. â Il y a, ma chĂšre Modeste, dit HĂ©lĂšne dâHĂ©rouville en emmenant sa nouvelle amie Ă quelques pas de lĂ , mille barons de Canalis dans le royaume comme il y a cent poĂ«tes Ă Paris qui le valent ; et il est si peu grand homme que, moi, pauvre fille destinĂ©e Ă prendre le voile faute dâune dot, je ne voudrais pas de lui ! Vous ne savez dâailleurs pas ce que câest quâun jeune homme exploitĂ© depuis dix ans par la duchesse de Chaulieu. Il nây a vraiment quâune vieille femme de soixante ans bientĂŽt qui puisse se soumettre aux petites indispositions dont est, dit-on, affligĂ© le grand poĂ«te, et dont la moindre fut, chez Louis XIV, un dĂ©faut insupportable ; mais la duchesse nâen souffre pas autant, il est vrai, quâen souffrirait une femme, elle ne lâa pas toujours chez elle comme on a un mari⊠Et, pratiquant lâune des manĆuvres particuliĂšres aux femmes entre elles, HĂ©lĂšne dâHĂ©rouville rĂ©pĂ©ta dâoreille Ă oreille les calomnies que les femmes jalouses de madame de Chaulieu colportaient sur le poĂ«te. Ce petit dĂ©tail, assez commun dans les conversations des jeunes personnes, montre avec quel acharnement on se disputait dĂ©jĂ la fortune du comte de la Bastie. En dix jours, les opinions du Chalet avaient beaucoup variĂ© sur les trois personnages qui prĂ©tendaient Ă la main de Modeste. Ce changement, tout au dĂ©savantage de Canalis, se basait sur des considĂ©rations de nature Ă faire profondĂ©ment rĂ©flĂ©chir les porteurs dâune gloire quelconque. On ne peut nier, Ă voir la passion avec laquelle on poursuit un autographe, que la curiositĂ© publique ne soit vivement excitĂ©e par la CĂ©lĂ©britĂ©. La plupart des gens de province ne se rendent Ă©videmment pas un compte exact des procĂ©dĂ©s que les gens illustres emploient pour mettre leur cravate, marcher sur le boulevard, bayer aux corneilles ou manger une cĂŽtelette ; car, lorsquâils aperçoivent un homme vĂȘtu des rayons de la mode ou resplendissant dâune faveur plus ou moins passagĂšre, mais toujours enviĂ©e, les uns disent â Oh ! câest ça ! » ou bien â Câest drĂŽle ! » et autres exclamations bizarres. En un mot, le charme Ă©trange que cause toute espĂšce de gloire, mĂȘme justement acquise, ne subsiste pas. Câest, surtout pour les gens superficiels, moqueurs ou envieux, une sensation rapide comme lâĂ©clair et qui ne se renouvelle point. Il semble que la gloire, de mĂȘme que le soleil, chaude et lumineuse Ă distance, est, si lâon sâen approche, froide comme la sommitĂ© dâune alpe. Peut-ĂȘtre lâhomme nâest-il rĂ©ellement grand que pour ses pairs ; peut-ĂȘtre les dĂ©fauts inhĂ©rents Ă la condition humaine disparaissent-ils plutĂŽt Ă leurs yeux quâĂ ceux des vulgaires admirateurs. Pour plaire tous les jours, un poĂ«te serait donc tenu de dĂ©ployer les grĂąces mensongĂšres des gens qui savent se faire pardonner leur obscuritĂ© par leurs façons aimables et par leurs complaisants discours ; car, outre le gĂ©nie, chacun lui demande les plates vertus de salon et le berquinisme de famille. Le grand poĂ«te du faubourg Saint-Germain, qui ne voulut pas se plier Ă cette loi sociale, vit succĂ©der une insultante indiffĂ©rence Ă lâĂ©blouissement causĂ© par sa conversation des premiĂšres soirĂ©es. Lâesprit prodiguĂ© sans mesure produit sur lâĂąme lâeffet dâune boutique de cristaux sur les yeux ; câest assez dire que le feu, que le brillant de Canalis fatigua promptement des gens qui, selon leur mot, aimaient le solide. Tenu bientĂŽt de se montrer homme ordinaire, le poĂ«te rencontra de nombreux Ă©cueils sur un terrain oĂč La BriĂšre conquit les suffrages de ceux qui dâabord lâavaient trouvĂ© maussade. On Ă©prouva le besoin de se venger de la rĂ©putation de Canalis en lui prĂ©fĂ©rant son ami. Les meilleures personnes sont ainsi faites. Le simple et bon RĂ©fĂ©rendaire nâoffensait aucun amour-propre ; en revenant Ă lui, chacun lui dĂ©couvrit du cĆur, une grande modestie, une discrĂ©tion de coffre-fort et une excellente tenue. Le duc dâHĂ©rouville mit, comme valeur politique, Ernest beaucoup au-dessus de Canalis. Le poĂ«te, inĂ©gal, ambitieux et mobile comme le Tasse, aimait le luxe, la grandeur, il faisait des dettes ; tandis que le jeune Conseiller, dâun caractĂšre Ă©gal, vivait sagement, utile sans fracas, attendant les rĂ©compenses sans les quĂȘter, et faisait des Ă©conomies. Canalis avait dâailleurs donnĂ© raison aux bourgeois qui lâobservaient. Depuis deux ou trois jours, il se laissait aller Ă des mouvements dâimpatience, Ă des abattements, Ă ces mĂ©lancolies sans raison apparente, Ă ces changements dâhumeur, fruits du tempĂ©rament nerveux des poĂ«tes. Ces originalitĂ©s le mot de la province engendrĂ©es par lâinquiĂ©tude que lui causaient ses torts, grossis de jour en jour, envers la duchesse de Chaulieu Ă laquelle il devait Ă©crire sans pouvoir sây rĂ©soudre, furent soigneusement remarquĂ©es par la douce AmĂ©ricaine, par la digne madame Latournelle, et devinrent le sujet de plus dâune causerie entre elles et madame Mignon. Canalis ressentit les effets de ces causeries sans se les expliquer. Lâattention ne fut plus la mĂȘme, les visages ne lui offrirent plus cet air ravi des premiers jours ; tandis quâErnest commençait Ă se faire Ă©couter. Depuis deux jours, le poĂ«te essayait donc de sĂ©duire Modeste, et profitait de tous les instants oĂč il pouvait se trouver seul avec elle pour lâenvelopper dans les filets dâun langage passionnĂ©. Le coloris de Modeste avait appris aux deux filles avec quel plaisir lâhĂ©ritiĂšre Ă©coutait de dĂ©licieux concetti dĂ©licieusement dits ; et, inquiĂštes dâun tel progrĂšs, elles venaient de recourir Ă lâultima ratio des femmes en pareil cas, Ă ces calomnies qui manquent rarement leur effet en sâadressant aux rĂ©pugnances physiques les plus violentes. Aussi, en se mettant Ă table, le poĂ«te aperçut-il des nuages sur le front de son idole, il y lut les perfidies de mademoiselle dâHĂ©rouville, et jugea nĂ©cessaire de se proposer lui-mĂȘme pour mari dĂšs quâil pourrait parler Ă Modeste. En entendant quelques propos aigre-doux, quoique polis, Ă©changĂ©s entre Canalis et les deux nobles filles, Gobenheim poussa le coude Ă Butscha son voisin pour lui montrer le poĂ«te et le Grand-Ăcuyer. â Ils se dĂ©moliront lâun par lâautre ! lui dit-il Ă lâoreille. â Canalis a bien assez de gĂ©nie pour se dĂ©molir Ă lui tout seul, rĂ©pondit le nain. Pendant le dĂźner, qui fut dâune excessive magnificence et admirablement bien servi, le duc remporta sur Canalis un grand avantage. Modeste, qui la veille avait reçu ses habits de cheval, parla de promenades Ă faire aux environs. Par le tour que prit la conversation, elle fut amenĂ©e Ă manifester le dĂ©sir de voir une chasse Ă courre, plaisir qui lui Ă©tait inconnu. AussitĂŽt le duc proposa de donner Ă mademoiselle Mignon le spectacle dâune chasse dans une forĂȘt de la Couronne, Ă quelques lieues du Havre. GrĂące Ă ses relations avec le prince de Cadignan, Grand-Veneur, il entrevit les moyens de dĂ©ployer aux yeux de Modeste un faste royal, de la sĂ©duire en lui montrant le monde fascinant de la cour et lui faisant souhaiter de sây introduire par un mariage. Des coups dâĆil Ă©changĂ©s entre le duc et les deux demoiselles dâHĂ©rouville que surprit Canalis, disaient assez Ă nous lâhĂ©ritiĂšre ! » pour que le poĂ«te, rĂ©duit Ă ses splendeurs personnelles, se hĂątĂąt dâobtenir un gage dâaffection. Presque effrayĂ©e de sâĂȘtre avancĂ©e au delĂ de ses intentions avec les dâHĂ©rouville, Modeste, en se promenant aprĂšs le dĂźner dans le parc, affecta dâaller un peu en avant de la compagnie avec Melchior. Par une curiositĂ© de jeune fille, et assez lĂ©gitime, elle laissa deviner les calomnies dites par HĂ©lĂšne ; et sur une exclamation de Canalis, elle lui demanda le secret quâil promit. â Ces coups de langue, dit-il, sont de bonne guerre dans le grand monde ; votre probitĂ© sâen effarouche et moi jâen ris, jâen suis mĂȘme heureux. Ces demoiselles doivent croire les intĂ©rĂȘts de Sa Seigneurie bien en danger pour y avoir recours. Et, profitant aussitĂŽt de lâavantage que donne une communication de ce genre, Canalis mit Ă sa justification une telle verve de plaisanterie, une passion si spirituellement exprimĂ©e en remerciant Modeste dâune confidence oĂč il se dĂ©pĂȘchait de voir un peu dâamour, quâelle se vit tout aussi compromise avec le poĂ«te quâavec le Grand-Ăcuyer. Canalis, sentant la nĂ©cessitĂ© dâĂȘtre hardi, se dĂ©clara nettement. Il fit Ă Modeste des serments oĂč sa poĂ©sie rayonna comme la lune ingĂ©nieusement invoquĂ©e, oĂč brilla la description de la beautĂ© de cette charmante blonde admirablement habillĂ©e pour cette fĂȘte de famille. Cette exaltation de commande, Ă laquelle le soir, le feuillage, le ciel et la terre, la nature entiĂšre servirent de complices, entraĂźna cet avide amant au delĂ de toute raison ; car il parla de son dĂ©sintĂ©ressement et sut rajeunir par les grĂąces de son style le fameux thĂšme Quinze cents francs et ma Sophie de Diderot, ou Une chaumiĂšre et ton cĆur ! de tous les amants qui connaissent bien la fortune dâun beau-pĂšre. â Monsieur, dit Modeste aprĂšs avoir savourĂ© la mĂ©lodie de ce concerto si admirablement exĂ©cutĂ© sur un thĂšme connu, la libertĂ© que me laissent mes parents mâa permis de vous entendre ; mais câest Ă eux que vous devriez vous adresser. â Eh bien ! sâĂ©cria Canalis, dites-moi que, si jâobtiens leur aveu, vous ne demanderez pas mieux que de leur obĂ©ir. â Je sais dâavance, rĂ©pondit-elle, que mon pĂšre a des fantaisies qui peuvent contrarier le juste orgueil dâune vieille maison comme la vĂŽtre, car il dĂ©sire voir porter son titre et son nom par ses petits-fils. â Eh ! chĂšre Modeste, quels sacrifices ne ferait-on pas pour confier sa vie Ă un ange gardien tel que vous ? â Vous me permettrez de ne pas dĂ©cider en un instant du sort de toute ma vie, dit-elle en rejoignant les demoiselles dâHĂ©rouville. En ce moment ces deux nobles filles caressaient les vanitĂ©s du petit Latournelle, afin de le mettre dans leurs intĂ©rĂȘts. Mademoiselle dâHĂ©rouville, Ă qui, pour la distinguer de sa niĂšce HĂ©lĂšne, il faut donner exclusivement le nom patrimonial, donnait Ă entendre au notaire que la place de prĂ©sident du tribunal au Havre, dont disposerait Charles X en leur faveur, Ă©tait une retraite due Ă son talent de lĂ©giste et Ă sa probitĂ©. Butscha, qui se promenait avec La BriĂšre et qui sâeffrayait des progrĂšs de lâaudacieux Melchior, trouva moyen de causer pendant quelques minutes au bas du perron avec Modeste, au moment oĂč lâon rentra pour se livrer aux taquinages de lâinĂ©vitable whist. â Mademoiselle, jâespĂšre que vous ne lui dites pas encore Melchior ?⊠lui demanda-t-il Ă voix basse. â Peu sâen faut ! mon nain mystĂ©rieux, rĂ©pondit-elle en souriant Ă faire damner un ange. â Grand Dieu ! sâĂ©cria le clerc en laissant tomber ses mains qui frĂŽlĂšrent les marches. â Eh bien ! ne vaut-il pas ce haineux et sombre RĂ©fĂ©rendaire Ă qui vous vous intĂ©ressez ? reprit-elle en prenant pour Ernest un de ces airs hautains dont le secret nâappartient quâaux jeunes filles, comme si la VirginitĂ© leur prĂȘtait des ailes pour sâenvoler si haut. Est-ce votre petit monsieur de La BriĂšre qui mâaccepterait sans dot ? dit-elle aprĂšs une pause. â Demandez Ă monsieur votre pĂšre ? rĂ©pliqua Butscha qui fit quelques pas pour emmener Modeste Ă une distance respectable des fenĂȘtres. Ăcoutez-moi, mademoiselle. Vous savez que celui qui vous parle est prĂȘt Ă vous donner non seulement sa vie, mais encore son honneur, en tout temps, Ă tout moment ; ainsi vous pouvez croire en lui, vous pouvez lui confier ce que peut-ĂȘtre vous ne diriez pas Ă votre pĂšre. Eh bien, ce sublime Canalis vous a-t-il tenu le langage dĂ©sintĂ©ressĂ© qui vous fait jeter ce reproche Ă la face du pauvre Ernest ? â Oui. â Y croyez-vous ? â Ceci, mau-clerc, reprit-elle en lui donnant un des dix ou douze surnoms quâelle lui avait trouvĂ©s, mâa lâair de mettre en doute la puissance de mon amour-propre. â Vous riez, chĂšre mademoiselle ; ainsi rien nâest sĂ©rieux, et jâespĂšre alors que vous vous moquez de lui. â Que penseriez-vous de moi, monsieur Butscha, si je me croyais le droit de railler quelquâun de ceux qui me font lâhonneur de me vouloir pour femme ? Sachez, maĂźtre Jean, que, mĂȘme en ayant lâair de mĂ©priser le plus mĂ©prisable des hommages, une fille est toujours flattĂ©e de lâobtenir⊠â Ainsi, je vous flatte ?⊠dit le clerc en montrant sa figure illuminĂ©e comme lâest une ville pour une fĂȘte. â Vous ?⊠dit-elle. Vous me tĂ©moignez la plus prĂ©cieuse de toutes les amitiĂ©s, un sentiment dĂ©sintĂ©ressĂ© comme celui dâune mĂšre pour sa fille ! ne vous comparez Ă personne, car mon pĂšre lui-mĂȘme est obligĂ© de se dĂ©vouer Ă moi. â Elle fit une pause. â Je ne puis pas dire que je vous aime, dans le sens que les hommes donnent Ă ce mot, mais ce que je vous accorde est Ă©ternel, et ne connaĂźtra jamais de vicissitudes. â Eh bien, dit Butscha qui feignit de ramasser un caillou pour baiser le bout des souliers de Modeste en y laissant une larme, permettez-moi donc de veiller sur vous, comme un dragon veille sur un trĂ©sor. Le poĂ«te vous a dĂ©ployĂ© tout Ă lâheure la dentelle de ses prĂ©cieuses phrases, le clinquant des promesses. Il a chantĂ© son amour sur la plus belle corde de sa lyre, nâest-ce pas ?⊠Si dĂšs que ce noble amant aura la certitude de votre peu de fortune, vous le voyez changeant de conduite, embarrassĂ©, froid ; en ferez-vous encore votre mari, lui donnerez-vous toujours votre estime ?⊠â Ce serait un Francisque Althor ?⊠demanda-t-elle avec un geste oĂč se peignit un amer dĂ©goĂ»t. â Laissez-moi le plaisir de produire ce changement de dĂ©coration, dit Butscha. Non seulement, je veux que ce soit subit ; mais, aprĂšs, je ne dĂ©sespĂšre pas de vous rendre votre poĂ«te amoureux de nouveau, de lui faire souffler alternativement le froid et le chaud sur votre cĆur aussi gracieusement quâil soutient le pour et le contre dans la mĂȘme soirĂ©e, sans quelquefois sâen apercevoir. â Si vous avez raison, dit-elle, Ă qui se fier ?⊠â Ă celui qui vous aime vĂ©ritablement. â Au petit duc ?⊠Butscha regarda Modeste. Tous deux, ils firent quelques pas en silence. La jeune fille fut impĂ©nĂ©trable, elle ne sourcilla pas. â Mademoiselle, me permettez-vous dâĂȘtre le traducteur des pensĂ©es tapies au fond de votre cĆur, comme des mousses marines sous les eaux, et que vous ne voulez pas vous expliquer. â Eh ! quoi, dit Modeste, mon conseiller-intime-privĂ©-actuel serait encore un miroir ?⊠â Non, mais un Ă©cho, rĂ©pondit-il en accompagnant ce mot dâun geste empreint dâune sublime modestie. Le duc vous aime, mais il vous aime trop. Si jâai bien compris, moi nain, lâinfinie dĂ©licatesse de votre cĆur, il vous rĂ©pugnerait dâĂȘtre adorĂ©e comme un Saint-Sacrement dans son tabernacle. Mais, comme vous ĂȘtes Ă©minemment femme, vous ne voulez pas plus voir un homme sans cesse Ă vos pieds et de qui vous seriez Ă©ternellement sĂ»re, que vous ne voudriez dâun Ă©goĂŻste, comme Canalis, qui se prĂ©fĂ©rerait Ă vous⊠Pourquoi ? je nâen sais rien. Je me ferai femme et vieille femme pour savoir la raison de ce programme que jâai lu dans vos yeux, et qui peut-ĂȘtre est celui de toutes les filles. NĂ©anmoins, vous avez dans votre grande Ăąme un besoin dâadoration. Quand un homme est Ă vos genoux, vous ne pouvez pas vous mettre aux siens. â On ne va pas loin ainsi, disait Voltaire. Le petit duc a donc trop de gĂ©nuflexions dans le moral ; et Canalis pas assez, pour ne pas dire point du tout. Aussi devinĂ©-je la malice cachĂ©e de vos sourires, quand vous vous adressez au Grand-Ăcuyer, quand il vous parle, quand vous lui rĂ©pondez. Vous ne pouvez jamais ĂȘtre malheureuse avec le duc, tout le monde vous approuvera si vous le choisissez pour mari, mais vous ne lâaimerez point. Le froid de lâĂ©goĂŻsme et la chaleur excessive dâune extase continuelle produisent sans doute dans le cĆur de toutes les femmes une nĂ©gation. Ăvidemment, ce nâest pas ce triomphe perpĂ©tuel qui vous prodiguera les dĂ©lices infinies du mariage que vous rĂȘvez, oĂč il se rencontre des obĂ©issances qui rendent fiĂšre, oĂč lâon fait de grands petits sacrifices cachĂ©s avec bonheur, oĂč lâon ressent des inquiĂ©tudes sans cause, oĂč lâon attend avec ivresse des succĂšs, oĂč lâon plie avec joie devant des grandeurs imprĂ©vues, oĂč lâon est compris jusque dans ses secrets, oĂč parfois une femme protĂ©ge de son amour son protecteur⊠â Vous ĂȘtes sorcier ! dit Modeste. â Vous ne trouverez pas non plus cette douce Ă©galitĂ© de sentiments, ce partage continu de la vie et cette certitude de plaire qui fait accepter le mariage, en Ă©pousant un Canalis, un homme qui ne pense quâĂ lui, dont le moi est la note unique, dont lâattention ne sâest pas encore abaissĂ©e jusquâĂ se prĂȘter Ă votre pĂšre ou au Grand-Ăcuyer !⊠un ambitieux du second ordre Ă qui votre dignitĂ©, votre obĂ©issance importent peu, qui fera de vous une chose nĂ©cessaire dans sa maison, et qui vous insulte dĂ©jĂ par son indiffĂ©rence en fait dâhonneur ! Oui, vous vous permettriez de souffleter votre mĂšre, Canalis fermerait les yeux pour pouvoir se nier votre crime Ă lui-mĂȘme, tant il a soif de votre fortune. Ainsi, mademoiselle, je ne pensais ni au grand poĂ«te qui nâest quâun petit comĂ©dien, ni Ă Sa Seigneurie qui ne serait pour vous quâun beau mariage et non pas un mari⊠â Butscha, mon cĆur est un livre blanc oĂč vous gravez vous-mĂȘme ce que vous y lisez, rĂ©pondit Modeste. Vous ĂȘtes entraĂźnĂ© par votre haine de province contre tout ce qui vous force Ă regarder plus haut que la tĂȘte. Vous ne pardonnez pas au poĂ«te dâĂȘtre un homme politique, de possĂ©der une belle parole, dâavoir un immense avenir, et vous calomniez ses intentions⊠â Lui ?⊠mademoiselle. Il vous tournera le dos du jour au lendemain avec la lĂąchetĂ© dâun Vilquin. â Oh ! faites-lui jouer cette scĂšne de comĂ©die, et⊠â Sur tous les tons, dans trois jours, mercredi, souvenez-vous-en. Jusque-lĂ , mademoiselle, amusez-vous Ă entendre tous les airs de cette serinette, afin que les ignobles dissonances de la contre-partie en ressortent mieux. Modeste rentra gaiement au salon oĂč, seul de tous les hommes, La BriĂšre, assis dans lâembrasure dâune fenĂȘtre, dâoĂč, sans doute, il avait contemplĂ© son idole, se leva comme si quelque huissier eĂ»t criĂ© La Reine ! Ce fut un mouvement respectueux plein de cette vive Ă©loquence particuliĂšre au geste et qui surpasse celle des plus beaux discours. Lâamour parlĂ© ne vaut pas lâamour prouvĂ©, toutes les jeunes filles de vingt ans en ont cinquante pour pratiquer cet axiome. LĂ est le grand argument des sĂ©ducteurs. Au lieu de regarder Modeste en face, comme le fit Canalis qui la salua par un hommage public, lâamant dĂ©daignĂ© la suivit dâun long regard en dessous, humble Ă la façon de Butscha, presque craintif. La jeune hĂ©ritiĂšre remarqua cette contenance en allant se placer auprĂšs de Canalis au jeu de qui elle parut sâassocier. Durant la conversation, La BriĂšre apprit par un mot de Modeste Ă son pĂšre quâelle reprendrait mercredi lâexercice du cheval ; elle lui faisait observer quâil lui manquait une cravache en harmonie avec la somptuositĂ© de ses habits dâĂ©cuyĂšre. Le RĂ©fĂ©rendaire lança sur le nain un regard qui pĂ©tilla comme un incendie ; et, quelques instants aprĂšs, ils piĂ©tinaient tous deux sur la terrasse. â Il est neuf heures, dit Ernest Ă Butscha, je pars pour Paris Ă franc Ă©trier, jây puis ĂȘtre demain matin Ă dix heures. Mon cher Butscha, de vous elle acceptera bien un souvenir, car elle a de lâamitiĂ© pour vous ; laissez-moi lui donner, sous votre nom, une cravache, et sachez que, pour prix de cette immense complaisance, vous aurez en moi non pas un ami, mais un dĂ©vouement. â Allez, vous ĂȘtes bien heureux, dit le clerc, vous avez de lâargent, vous !⊠â PrĂ©venez Canalis de ma part que je ne rentrerai pas, et quâil invente un prĂ©texte pour justifier une absence de deux jours. Une heure aprĂšs, Ernest, parti en courrier, arriva en douze heures Ă Paris oĂč son premier soin fut de retenir une place Ă la malle-poste du Havre pour le lendemain. Puis, il alla chez les trois plus cĂ©lĂšbres bijoutiers de Paris, comparant les pommes de cravache, et cherchant ce que lâart pouvait offrir de plus royalement beau. Il trouva, faite pour une Russe qui nâavait pu la payer aprĂšs lâavoir commandĂ©e, une chasse au renard sculptĂ©e dans lâor, et terminĂ©e par un rubis dâun prix exorbitant pour les appointements dâun RĂ©fĂ©rendaire ; toutes ses Ă©conomies y passĂšrent, il sâagissait de sept mille francs. Ernest donna le dessin des armes des La Bastie, et vingt heures pour les exĂ©cuter Ă la place de celles qui sây trouvaient. Cette chasse, un chef-dâĆuvre de dĂ©licatesse, fut ajustĂ©e Ă une cravache de caoutchouc, et mise dans un Ă©tui de maroquin rouge doublĂ© de velours sur lequel on grava deux M entrelacĂ©s. Le mercredi matin, La BriĂšre Ă©tait arrivĂ© par la malle, et Ă temps pour dĂ©jeuner avec Canalis. Le poĂ«te avait cachĂ© lâabsence de son secrĂ©taire en le disant occupĂ© dâun travail envoyĂ© de Paris. Butscha, qui se trouvait Ă la Poste pour tendre la main au RĂ©fĂ©rendaire Ă lâarrivĂ©e de la malle, courut porter Ă Françoise Cochet cette Ćuvre dâart en lui recommandant de la placer sur la toilette de Modeste. â Vous accompagnerez, sans doute, mademoiselle Modeste Ă sa promenade, dit le clerc qui revint chez Canalis pour annoncer par une Ćillade Ă La BriĂšre que la cravache Ă©tait heureusement parvenue Ă sa destination. â Moi, rĂ©pondit Ernest, je vais me coucher⊠â Ah bah ! sâĂ©cria Canalis en regardant son ami, je ne te comprends plus. On allait dĂ©jeuner, naturellement le poĂ«te offrit au clerc de se mettre Ă table. Butscha restait avec lâintention de se faire inviter au besoin par La BriĂšre, en voyant sur la physionomie de Germain le succĂšs dâune malice de bossu que doit faire prĂ©voir sa promesse Ă Modeste. â Monsieur a bien raison de garder le clerc de monsieur Latournelle, dit Germain Ă lâoreille de Canalis. Canalis et Germain allĂšrent dans le salon sur un clignotement dâĆil du domestique Ă son maĂźtre. â Ce matin, monsieur, je suis allĂ© voir pĂȘcher, une partie proposĂ©e avant-hier par un patron de barque de qui jâai fait la connaissance. Germain nâavoua pas avoir eu le mauvais goĂ»t de jouer au billard dans un cafĂ© du Havre oĂč Butscha lâavait enveloppĂ© dâamis pour agir Ă volontĂ© sur lui. â Eh bien, dit Canalis, au fait, vivement. â Monsieur le baron, jâai entendu sur monsieur Mignon une discussion Ă laquelle jâai poussĂ© de mon mieux, on ne savait pas Ă qui jâappartenais. Ah ! monsieur le baron, le bruit du port est que vous donnez dans un panneau. La fortune de mademoiselle de La Bastie est, comme son nom, trĂšs modeste. Le vaisseau sur lequel le pĂšre est venu nâest pas Ă lui, mais Ă des marchands de la Chine avec lesquels il devra loyalement compter. On dĂ©bite Ă ce sujet des choses peu flatteuses pour lâhonneur du colonel. Ayant entendu dire que vous et monsieur le duc vous vous disputiez mademoiselle de La Bastie, jâai pris la libertĂ© de vous prĂ©venir ; car, de vous deux, il vaut mieux que ce soit Sa Seigneurie qui la gobe⊠En revenant, jâai fait un tour sur le port, devant la salle de spectacle oĂč se promĂšnent les nĂ©gociants parmi lesquels je me suis faufilĂ© hardiment. Ces braves gens, voyant un homme bien vĂȘtu, se sont mis Ă causer du Havre ; de fil en aiguille, je les ai mis sur le compte du colonel Mignon, et ils se sont si bien trouvĂ©s dâaccord avec les pĂȘcheurs, que je manquerais Ă mes devoirs en me taisant. VoilĂ pourquoi jâai laissĂ© monsieur sâhabiller, se lever seul⊠â Que faire ? sâĂ©cria Canalis en se trouvant engagĂ© de maniĂšre Ă ne pouvoir plus revenir sur ses promesses Ă Modeste. â Monsieur connaĂźt mon attachement, dit Germain en voyant le poĂ«te comme foudroyĂ©, il ne sâĂ©tonnera pas de me voir lui donner un conseil. Si vous pouviez griser ce clerc, il dirait bien le fin mot lĂ -dessus ; et, sâil ne se dĂ©boutonne pas Ă la seconde bouteille de vin de Champagne, ce sera toujours bien Ă la troisiĂšme. Il serait dâailleurs singulier que monsieur, que nous verrons sans doute un jour ambassadeur, comme PhiloxĂšne lâa entendu dire Ă madame la duchesse, ne vĂźnt pas Ă bout dâun clerc du Havre. En ce moment, Butscha, lâauteur inconnu de cette partie de pĂȘche, invitait le RĂ©fĂ©rendaire Ă se taire sur le sujet de son voyage Ă Paris, et Ă ne pas contrarier sa manĆuvre Ă table. Le clerc avait tirĂ© parti dâune rĂ©action dĂ©favorable Ă Charles Mignon qui sâopĂ©rait au Havre. Voici pourquoi. Monsieur le comte de La Bastie laissait dans un complet oubli ses amis dâautrefois qui pendant son absence avaient oubliĂ© sa femme et ses enfants. En apprenant quâil se donnait un grand dĂźner Ă la villa Mignon, chacun se flatta dâĂȘtre un des convives et sâattendit Ă recevoir une invitation ; mais quand on sut que Gobenheim, les Latournelle, le duc et les deux Parisiens Ă©taient les seuls invitĂ©s, il se fit une clameur de haro sur lâorgueil du nĂ©gociant ; son affectation Ă ne voir personne, Ă ne pas descendre au Havre, fut alors remarquĂ©e et attribuĂ©e Ă un mĂ©pris dont se vengea le Havre en mettant en question cette soudaine fortune. En caquetant, chacun sut bientĂŽt que les fonds nĂ©cessaires au rĂ©mĂ©rĂ© de Vilquin avaient Ă©tĂ© fournis par Dumay. Cette circonstance permit aux plus acharnĂ©s de supposer calomnieusement que Charles Ă©tait venu confier au dĂ©vouement absolu de Dumay des fonds pour lesquels il prĂ©voyait des discussions avec ses prĂ©tendus associĂ©s de Canton. Les demi-mots de Charles dont lâintention fut toujours de cacher sa fortune, les dires de ses gens Ă qui le mot fut donnĂ©, prĂȘtaient un air de vraisemblance Ă ces fables grossiĂšres, auxquelles chacun crut en obĂ©issant Ă lâesprit de dĂ©nigrement qui anime les commerçants les uns contre les autres. Autant le patriotisme de clocher avait vantĂ© lâimmense fortune dâun des fondateurs du Havre, autant la jalousie de province la diminua. Le clerc, Ă qui les pĂȘcheurs devaient plus dâun service, leur demanda le secret et un coup de langue. Il fut bien servi. Le patron de la barque dit Ă Germain quâun de ses cousins, un matelot, arrivait de Marseille, congĂ©diĂ© par suite de la vente du brick sur lequel le colonel Ă©tait revenu. Le brick se vendait pour le compte dâun nommĂ© Castagnould, et la cargaison, selon le cousin, valait tout au plus trois ou quatre cent mille francs. â Germain, dit Canalis au moment oĂč le valet de chambre sortit, tu nous serviras du vin de Champagne et du vin de Bordeaux. Un membre de la Basoche de Normandie doit remporter des souvenirs de lâhospitalitĂ© dâun poĂ«te⊠Et puis, il a de lâesprit autant que le Figaro, dit Canalis en appuyant sa main sur lâĂ©paule du nain, il faut que cet esprit de petit journal jaillisse et mousse avec le vin de Champagne ; nous ne nous Ă©pargnerons pas non plus, Ernest ?⊠Il y a bien, ma foi ! deux ans que je ne me suis grisĂ©, reprit-il en regardant La BriĂšre. â Avec du vin ?⊠cela se conçoit, rĂ©pondit le clerc. Vous vous grisez tous les jours de vous-mĂȘme ! Vous buvez Ă mĂȘme, en fait de louanges. Ah ! vous ĂȘtes beau, vous ĂȘtes poĂ«te, vous ĂȘtes illustre de votre vivant, vous avez une conversation Ă la hauteur de votre gĂ©nie, et vous plaisez Ă toutes les femmes, mĂȘme Ă ma patronne. AimĂ© de la plus belle sultane ValidĂ© que jâaie vue je nâai encore vu que celle-lĂ , vous pouvez, si vous le voulez, Ă©pouser mademoiselle de La Bastie⊠Tenez, rien quâĂ faire lâinventaire du prĂ©sent sans compter votre avenir un beau titre, la pairie, une ambassade !⊠me voilĂ soĂ»l, comme ces gens qui mettent en bouteilles le vin dâautrui. â Toutes ces magnificences sociales, reprit Canalis, ne sont rien sans ce qui les met en valeur, la fortune !⊠Nous sommes ici entre hommes, les beaux sentiments sont charmants en stances. â Et en circonstances, dit le clerc en faisant un geste significatif. â Mais vous, monsieur le faiseur de contrats, dit le poĂ«te en souriant de lâinterruption, vous savez aussi bien que moi que chaumiĂšre rime avec misĂšre. Ă table, Butscha se dĂ©veloppa dans le rĂŽle du Trigaudin de la Maison en loterie, Ă effrayer Ernest, qui ne connaissait pas les charges dâĂtude elles valent les charges dâatelier. Le clerc raconta la chronique scandaleuse du Havre, lâhistoire des fortunes, celle des alcĂŽves et les crimes commis le code Ă la main, ce quâon appelle, en Normandie, se tirer dâaffaire comme on peut. Il nâĂ©pargna personne. Sa verve croissait avec le torrent de vin qui passait par son gosier comme un orage par une gouttiĂšre. â Sais-tu, La BriĂšre, que ce brave garçon-lĂ dit Canalis en versant du vin Ă Butscha, ferait un fameux secrĂ©taire dâambassade ?⊠â Ă dĂ©goter son patron ! reprit le nain en jetant Ă Canalis un regard oĂč lâinsolence se noya dans le petillement du gaz acide carbonique. Jâai assez peu de reconnaissance et assez dâintrigue pour vous monter sur les Ă©paules. Un poĂ«te portant un avorton !⊠ça se voit quelquefois, et mĂȘme assez souvent⊠dans la librairie. Allons, vous me regardez comme un avaleur dâĂ©pĂ©es. Eh ! mon cher grand gĂ©nie, vous ĂȘtes un homme supĂ©rieur, vous savez bien que la reconnaissance est un mot dâimbĂ©cile, on le met dans le dictionnaire, mais il nâest pas dans le cĆur humain. La reconnaissance nâa de valeur quâĂ certain mont qui nâest ni le Parnasse ni le Pinde. Croyez-vous que je doive beaucoup Ă ma patronne pour mâavoir Ă©levĂ© ? mais la ville entiĂšre lui a soldĂ© ce compte en estime, en paroles, en admiration, la plus chĂšre des monnaies. Je nâadmets pas le bien dont on se constitue des rentes dâamour-propre. Les hommes font entre eux un commerce de services, le mot reconnaissance indique un dĂ©bet, voilĂ tout. Quant Ă lâintrigue, elle est ma divinitĂ©. Comment ! dit-il Ă un geste de Canalis, vous nâadoreriez pas la facultĂ© qui permet Ă un homme souple de lâemporter sur lâhomme de gĂ©nie, qui demande une observation constante des vices, des faiblesses de nos supĂ©rieurs, et la connaissance de lâheure du berger en toute chose. Demandez Ă la diplomatie si le plus beau de tous les succĂšs nâest pas le triomphe de la ruse sur la force ? Si jâĂ©tais votre secrĂ©taire, monsieur le baron, vous seriez bientĂŽt premier ministre, parce que jây aurais le plus puissant intĂ©rĂȘt !⊠Tenez, voulez-vous une preuve de mes petits talents en ce genre ? Oyez ? Vous aimez Ă lâadoration mademoiselle Modeste, et vous avez raison. Lâenfant a mon estime, câest une vraie Parisienne. Il pousse, par-ci, par-lĂ , des Parisiennes en province !⊠Notre Modeste est femme Ă lancer un homme⊠Elle a de ça, dit-il, en donnant en lâair un tour de poignet. Vous avez un concurrent redoutable, le duc que me donnez-vous pour lui faire quitter le Havre avant trois jours ?⊠â Achevons cette bouteille, dit le poĂ«te en remplissant le verre de Butscha. â Vous allez me griser ! dit le clerc en lampant un neuviĂšme verre de vin de Champagne. Avez-vous un lit oĂč je puisse dormir une heure ? Mon patron est sobre comme un chameau quâil est, et madame Latournelle aussi. Lâun et lâautre, ils auraient la duretĂ© de me gronder, et ils auraient raison contre moi qui nâen aurais plus, jâai des actes Ă faire !⊠Puis, reprenant ses idĂ©es antĂ©rieures sans transition, Ă la maniĂšre des gens gris, il sâĂ©cria â Et quelle mĂ©moire ?⊠Elle Ă©gale ma reconnaissance. â Butscha, sâĂ©cria le poĂ«te, tout Ă lâheure tu te disais sans reconnaissance, tu te contredis. â Du tout, reprit le clerc. Oublier, câest presque toujours se souvenir ! Allez ! marchez ! je suis taillĂ© pour faire un fameux secrĂ©taire⊠â Comment tây prendrais-tu pour renvoyer le duc ? dit Canalis, charmĂ© de voir la conversation aller dâelle-mĂȘme Ă son but. â Ăa, ne vous regarde pas ! fit le clerc en lĂąchant un hoquet majeur. Butscha roula sa tĂȘte sur ses Ă©paules et ses yeux de Germain Ă La BriĂšre, de La BriĂšre Ă Canalis, Ă la maniĂšre des gens qui, sentant venir lâivresse, veulent savoir dans quelle estime on les tient ; car, dans le naufrage de lâivresse, on peut observer que lâamour-propre est le seul sentiment qui surnage. â Dites donc, grand poĂ«te, vous ĂȘtes pas mal farceur ! Vous me prenez donc pour un de vos lecteurs, vous qui envoyez Ă Paris votre ami Ă franc Ă©trier pour aller chercher des renseignements sur la maison Mignon⊠Je blague, tu blagues, nous blaguons⊠Bon ! Mais faites-moi lâhonneur de croire que je suis assez calculateur pour toujours me donner la conscience nĂ©cessaire Ă mon Ă©tat. En ma qualitĂ© de premier clerc de maĂźtre Latournelle, mon cĆur est un carton Ă cadenas⊠Ma bouche ne livre aucun papier relatif aux clients. Je sais tout et je ne sais rien. Et puis, ma passion est connue. Jâaime Modeste, elle est mon Ă©lĂšve, elle doit faire un beau mariage⊠Et jâemboiserais le duc, sâil le fallait. Mais vous Ă©pousez⊠â Germain, le cafĂ©, les liqueurs⊠dit Canalis. â Des liqueurs ?⊠rĂ©pĂ©ta Butscha levant la main comme une fausse vierge qui veut rĂ©sister Ă une petite sĂ©duction. Ah ! mes pauvres actes !⊠il y a justement un contrat de mariage. Tenez, mon second clerc est bĂȘte comme un avantage matrimonial et capable de f⊠f⊠flanquer un coup de canif dans les paraphernaux de la future Ă©pouse ; il se croit bel homme parce quâil a cinq pieds six pouces⊠un imbĂ©cile. â Tenez, voici de la crĂšme de thĂ©, une liqueur des Ăźles, dit Canalis. Vous que mademoiselle Modeste consulte⊠â Elle me consulte⊠â Eh bien ! croyez-vous quâelle mâaime ? demanda le poĂ«te. â Ui, plus que le duc ! rĂ©pondit le nain en sortant dâune espĂšce de torpeur quâil jouait Ă merveille. Elle vous aime Ă cause de votre dĂ©sintĂ©ressement. Elle me disait que pour vous elle Ă©tait capable des plus grands sacrifices, de se passer de toilette, de ne dĂ©penser que mille Ă©cus par an, dâemployer sa vie Ă vous prouver quâen lâĂ©pousant vous auriez fait une excellente affaire, et elle est crĂąnement un hoquet honnĂȘte, allez ! et instruite, elle nâignore de rien, cette fille-lĂ ! â ĂĂ et trois cent mille francs, dit Canalis. â Oh ! il y a peut-ĂȘtre ce que vous dites, reprit avec enthousiasme le clerc. Le papa Mignon⊠Voyez-vous, il est mignon comme pĂšre aussi lâestimĂ©-je⊠Pour bien Ă©tablir sa fille unique il se dĂ©pouillera de tout⊠Ce colonel est habituĂ© par votre Restauration un hoquet Ă rester en demi-solde, il sera trĂšs heureux de vivre avec Dumay en carottant au Havre, il donnera certainement ses trois cent mille francs Ă la petite⊠Mais nâoublions pas Dumay, qui destine sa fortune Ă Modeste. Dumay, vous savez, est Breton, son origine est une valeur au contrat, il ne variera pas, et sa fortune vaudra celle de son patron. NĂ©anmoins, comme ils mâĂ©coutent, au moins autant que vous, quoique je ne parle pas tant ni si bien, je leur ai dit Vous mettez trop Ă votre habitation ; si Vilquin vous la laisse, voilĂ deux cent mille francs qui ne rapporteront rien⊠Il resterait donc cent mille francs Ă faire boulotter⊠ce nâest pas assez, Ă mon avis⊠» En ce moment, le colonel et Dumay se consultent. Croyez-moi ! Modeste est riche. Les gens du port disent des sottises en ville, ils sont jaloux⊠Qui donc a pareille dot dans le dĂ©partement ? dit Butscha qui leva les doigts pour compter. â Deux Ă trois cent mille francs comptant, dit-il en inclinant le pouce de sa main gauche quâil toucha de lâindex de la droite, et dâun ! â La nue propriĂ©tĂ© de la villa Mignon, reprit-il en renversant lâindex gauche, et de deux ! â TertiĂČ, la fortune de Dumay ! ajouta-t-il en couchant le doigt du milieu. Mais la petite mĂšre Modeste est une fille dâun million, une fois que les deux militaires seront allĂ©s demander le mot dâordre au pĂšre Ăternel. Cette naĂŻve et brutale confidence, entremĂȘlĂ©e de petits verres, dĂ©grisait autant Canalis quâelle semblait griser Butscha. Pour le clerc, jeune homme de province, Ă©videmment cette fortune Ă©tait colossale. Il laissa tomber sa tĂȘte dans la paume de sa main droite ; et, accoudĂ© majestueusement sur la table, il clignota des yeux en se parlant Ă lui-mĂȘme. â Dans vingt ans, au train dont va le Code, qui pile les fortunes avec le Titre des Successions, une hĂ©ritiĂšre dâun million, ce sera rare comme le dĂ©sintĂ©ressement chez un usurier. Vous me direz que Modeste mangera bien douze mille francs par an, lâintĂ©rĂȘt de sa dot ; mais elle est bien gentille⊠bien gentille⊠bien gentille. Câest, voyez-vous ? Ă un poĂ«te, il faut des images !⊠câest une hermine malicieuse comme un singe. â Que me disais-tu donc ? sâĂ©cria doucement Canalis en regardant La BriĂšre, quâelle avait six millions ?⊠â Mon ami, dit Ernest, permets-moi de te faire observer que jâai dĂ» me taire, je suis liĂ© par un serment, et câest peut-ĂȘtre trop en dire dĂ©jĂ , que de⊠â Un serment Ă qui ? â Ă monsieur Mignon. â Comment ! Ernest, toi qui sais combien la fortune mâest nĂ©cessaire⊠Butscha ronflait. â⊠Toi qui connais ma position, et tout ce que je perdrais, rue de Grenelle, Ă me marier, tu me laisserais froidement mâenfoncer ?⊠dit Canalis en pĂąlissant. Mais, câest une affaire entre amis, et notre amitiĂ©, mon cher, comporte un pacte antĂ©rieur Ă celui que tâa demandĂ© ce rusĂ© provençal⊠â Mon cher, dit Ernest, jâaime trop Modeste pour⊠â ImbĂ©cile ! je te la laisse, cria le poĂ«te. Ainsi romps ton serment ?⊠â Me jures-tu, ta parole dâhomme, dâoublier ce que je vais te dire, de te conduire avec moi comme si cette confidence ne tâavait jamais Ă©tĂ© faite, quoiquâil arrive ?⊠â Je le jure, par la mĂ©moire de ma mĂšre. â Eh bien ! Ă Paris, monsieur Mignon mâa dit quâil Ă©tait bien loin dâavoir la fortune colossale dont mâont parlĂ© les Mongenod. Lâintention du colonel est de donner deux cent mille francs Ă sa fille. Maintenant, Melchior, le pĂšre avait-il de la dĂ©fiance ? Ă©tait-il sincĂšre ? Je nâai pas Ă rĂ©soudre cette question. Si elle daignait me choisir, Modeste, sans dot, serait toujours ma femme. â Un bas-bleu ! dâune instruction Ă Ă©pouvanter, qui a tout lu ! qui sait tout⊠en thĂ©orie, sâĂ©cria Canalis Ă un geste que fit La BriĂšre, un enfant gĂątĂ©, Ă©levĂ©e dans le luxe dĂšs ses premiĂšres annĂ©es, et qui en est sevrĂ©e depuis cinq ans ?⊠Ah ! mon pauvre ami, songes-y bien. â Ode et code ! dit Butscha en se rĂ©veillant, vous faites dans lâOde et moi dans le Code, il nây a quâun C de diffĂ©rence entre nous. Or, code vient de coda, queue ! Vous mâavez rĂ©galĂ©, je vous aime⊠ne vous laissez pas faire au code !⊠Tenez, un bon conseil vaut bien votre vin et votre crĂšme de thĂ©. Le pĂšre Mignon, câest aussi une crĂšme, la crĂšme des honnĂȘtes gens⊠Eh bien ! montez Ă cheval, il accompagne sa fille, vous pouvez lâaborder franchement, parlez-lui dot, il vous rĂ©pondra net, et vous verrez le fonds du sac, aussi vrai que je suis gris et que vous ĂȘtes un grand homme ; mais, pas vrai, nous quittons le Havre ensemble ?⊠Je serai votre secrĂ©taire, puisque ce petit, qui me croit gris et qui rit de moi, vous quitte⊠Allez, marchez, laissez-lui Ă©pouser la fille. Canalis se leva pour aller sâhabiller. â Pas un mot⊠il court Ă son suicide, dit posĂ©ment Ă La BriĂšre Butscha froid comme Gobenheim, et qui fit Ă Canalis un signe familier aux gamins de Paris. â Adieu ! mon maĂźtre, reprit le clerc en criant Ă tue-tĂȘte, vous me permettez de renarder dans le kiosque de mame Amaury ?⊠â Vous ĂȘtes chez vous, rĂ©pondit le poĂ«te. Le clerc, objet des rires des trois domestiques de Canalis, gagna le kiosque en marchant dans les plates-bandes et les corbeilles de fleurs avec la grĂące tĂȘtue des insectes qui dĂ©crivent leurs interminables zigzags quand ils essayent de sortir par une fenĂȘtre fermĂ©e. Lorsquâil eut grimpĂ© dans le kiosque, et que les domestiques furent rentrĂ©s, il sâassit sur un banc de bois peint et sâabĂźma dans les joies de son triomphe. Il venait de jouer un homme supĂ©rieur ; il venait, non pas de lui arracher son masque, mais de lui en voir dĂ©nouer les cordons, et il riait comme un auteur Ă sa piĂšce, câest-Ă -dire avec le sentiment de la valeur immense de ce vis comica. â Les hommes sont des toupies, il ne sâagit que de trouver la ficelle qui sâenroule Ă leur torse ! sâĂ©cria-t-il. Ne me ferait-on pas Ă©vanouir en me disant Mademoiselle Modeste vient de tomber de cheval, et sâest cassĂ© la jambe ! Quelques instants aprĂšs, Modeste, vĂȘtue dâune dĂ©licieuse amazone de casimir vert-bouteille, coiffĂ©e dâun petit chapeau Ă voile vert, gantĂ©e de daim, des bottines de velours aux pieds sur lesquelles badinait la garniture en dentelle de son caleçon, et montĂ©e sur un poney richement harnachĂ©, montrait Ă son pĂšre et au duc dâHĂ©rouville le joli prĂ©sent quâelle venait de recevoir, elle en Ă©tait heureuse en y devinant une de ces attentions qui flattent le plus les femmes. â Est-ce de vous, monsieur le duc ?⊠dit-elle en lui tendant le bout Ă©tincelant de la cravache. On a mis dessus une carte oĂč se lisait Devine si tu peux » et des points. Françoise et madame Dumay prĂȘtent cette charmante surprise Ă Butscha ; mais mon cher Butscha nâest pas assez riche pour payer de si beaux rubis ! Or, mon pĂšre, Ă qui jâai dit, remarquez-le bien, dimanche soir, que je nâavais pas de cravache, mâa envoyĂ© chercher celle-ci Ă Rouen. Modeste montrait Ă la main de son pĂšre une cravache dont le bout Ă©tait un semis de turquoises, une invention alors Ă la mode, et devenue depuis assez vulgaire. â Jâaurais voulu, mademoiselle, pour dix ans Ă prendre dans ma vieillesse, avoir le droit de vous offrir ce magnifique bijou, rĂ©pondit courtoisement le duc. â Ah ! voici donc lâaudacieux, sâĂ©cria Modeste en voyant venir Canalis Ă cheval. Il nây a quâun poĂ«te pour savoir trouver de si belles choses⊠Monsieur, dit-elle Ă Melchior, mon pĂšre vous grondera, vous donnez raison Ă ceux qui vous reprochent ici vos dissipations. â Ah ! sâĂ©cria naĂŻvement Canalis, voilĂ donc pourquoi La BriĂšre est allĂ© du Havre Ă Paris Ă franc Ă©trier ? â Votre secrĂ©taire a pris de telles libertĂ©s ? dit Modeste en pĂąlissant et jetant sa cravache Ă Françoise Cochet avec une vivacitĂ© dans laquelle on devait lire un profond mĂ©pris. Rendez-moi cette cravache, mon pĂšre. â Pauvre garçon qui gĂźt sur son lit, moulu de fatigue ! reprit Melchior en suivant la jeune fille qui sâĂ©tait lancĂ©e au galop. Vous ĂȘtes dure, mademoiselle. Je nâai, mâa-t-il dit, que cette chance de me rappeler Ă son souvenir⊠» â Et vous estimeriez une femme capable de garder des souvenirs de toutes les paroisses ? dit Modeste. Modeste, surprise de ne pas recevoir une rĂ©ponse de Canalis, attribua cette inattention au bruit des chevaux. â Comme vous vous plaisez Ă tourmenter ceux qui vous aiment ! lui dit le duc. Cette noblesse, cette fiertĂ© dĂ©mentent si bien vos Ă©carts que je commence Ă soupçonner que vous vous calomniez vous-mĂȘme en prĂ©mĂ©ditant vos mĂ©chancetĂ©s. â Ah ! vous ne faites que vous en apercevoir, monsieur le duc, dit-elle en riant. Vous avez prĂ©cisĂ©ment la perspicacitĂ© dâun mari ! On fit presque un kilomĂštre en silence. Modeste sâĂ©tonna de ne plus recevoir la flamme des regards de Canalis qui paraissait un peu trop Ă©pris des beautĂ©s du paysage pour que cette admiration fĂ»t naturelle. La veille, Modeste montrant au poĂ«te un admirable effet de coucher de soleil en mer, lui avait dit en le trouvant interdit comme un sourd Eh bien ! vous nâavez donc pas vu ? â Je nâai vu que votre main, » avait-il rĂ©pondu. â Monsieur La BriĂšre sait-il monter Ă cheval ? demanda Modeste Ă Canalis pour le taquiner. â Pas trĂšs bien, mais il va, rĂ©pondit le poĂ«te devenu froid comme lâĂ©tait Gobenheim avant le retour du colonel. Dans une route de traverse que monsieur Mignon fit prendre pour aller, par un joli vallon, sur une colline qui couronnait le cours de la Seine, Canalis laissa passer Modeste et le duc, en ralentissant le pas de son cheval de maniĂšre Ă pouvoir cheminer de conserve avec le colonel. â Monsieur le comte, vous ĂȘtes un loyal militaire, aussi verrez-vous sans doute dans ma franchise un titre Ă votre estime. Quand les propositions de mariage, avec toutes leurs discussions sauvages, ou trop civilisĂ©es si vous voulez, passent par la bouche des tiers, tout le monde y perd. Nous sommes lâun et lâautre deux gentilshommes aussi discrets lâun que lâautre, et vous avez, tout comme moi, franchi lâĂąge des Ă©tonnements ; ainsi parlons en camarades ? Je vous donne lâexemple. Jâai vingt-neuf ans, je suis sans fortune territoriale, et je suis ambitieux. Mademoiselle Modeste me plaĂźt infiniment, vous avez dĂ» vous en apercevoir. Or, malgrĂ© les dĂ©fauts que votre chĂšre enfant se donne Ă plaisir⊠â Sans compter ceux quâelle a, dit le colonel en souriant. â Je ferais dâelle avec plaisir ma femme, et je crois pouvoir la rendre heureuse. La question de fortune a toute lâimportance de mon avenir, aujourdâhui en question. Toutes les jeunes filles Ă marier doivent ĂȘtre aimĂ©es quand mĂȘme ! NĂ©anmoins, vous nâĂȘtes pas homme Ă vouloir marier votre chĂšre Modeste sans dot, et ma situation ne me permettrait pas plus de faire un mariage dit dâamour que de prendre une femme qui nâapporterait pas une fortune au moins Ă©gale Ă la mienne. Jâai de traitement, de mes sinĂ©cures, de lâAcadĂ©mie et de mon libraire, environ trente mille francs par an, fortune Ă©norme pour un garçon. En rĂ©unissant soixante mille francs de rentes, ma femme et moi, je reste Ă peu prĂšs dans les termes dâexistence oĂč je suis. Donnez-vous un million Ă mademoiselle Modeste ? â Ah ! monsieur, nous sommes bien loin de compte, dit jĂ©suitiquement le colonel. â Supposons donc, rĂ©pliqua vivement Canalis, quâau lieu de parler, nous ayons sifflĂ©. Vous serez content de ma conduite, monsieur le comte on me comptera parmi les malheureux quâaura faits cette charmante personne. Donnez-moi votre parole de garder le silence envers tout le monde, mĂȘme avec mademoiselle Modeste ; car, ajouta-t-il comme fiche de consolation, il pourrait survenir dans ma position tel changement qui me permettrait de vous la demander sans dot. â Je vous le jure, dit le colonel. Vous savez, monsieur, avec quelle emphase le public, celui de province comme celui de Paris, parle des fortunes qui se font et se dĂ©font. On amplifie Ă©galement le malheur et le bonheur, nous ne sommes jamais ni si malheureux, ni si heureux quâon le dit. En commerce, il nây a de sĂ»rs que les capitaux mis en fonds de terre, aprĂšs les comptes soldĂ©s. Jâattends avec une vive impatience les rapports de mes agents. La vente des marchandises et de mon navire, le rĂšglement de mes comptes en Chine, rien nâest terminĂ©. Je ne connaĂźtrai ma fortune que dans dix mois. NĂ©anmoins, Ă Paris, jâai garanti deux cent mille francs de dot Ă monsieur de La BriĂšre, et en argent comptant. Je veux constituer un majorat en terres, et assurer lâavenir de mes petits-enfants en leur obtenant la transmission de mes armes et de mes titres. Depuis le commencement de cette rĂ©ponse, Canalis nâĂ©coutait plus. Les quatre cavaliers, se trouvant dans un chemin assez large, allĂšrent de front et gagnĂšrent le plateau dâoĂč la vue planait sur le riche bassin de la Seine, vers Rouen, tandis quâĂ lâautre horizon les yeux pouvaient encore apercevoir la mer. â Butscha, je crois, avait raison, Dieu est un grand paysagiste, dit Canalis en contemplant ce point de vue unique parmi ceux qui rendent les bords de la Seine si justement cĂ©lĂšbres. â Câest surtout Ă la chasse, mon cher baron, rĂ©pondit le duc, quand la nature est animĂ©e par une voix, par un tumulte dans le silence, que les paysages, aperçus alors rapidement, semblent vraiment sublimes avec leurs changeants effets. â Le soleil est une inĂ©puisable palette, dit Modeste en regardant le poĂ«te avec une sorte de stupĂ©faction. Ă une observation de Modeste sur lâabsorption oĂč elle voyait Canalis, il rĂ©pondit quâil se livrait Ă ses pensĂ©es, une excuse que les auteurs ont de plus Ă donner que les autres hommes. â Sommes-nous bien heureux en transportant notre vie au sein du monde, en lâagrandissant de mille besoins factices et de nos vanitĂ©s surexcitĂ©es ? dit Modeste Ă lâaspect de cette coite et riche campagne qui conseillait une philosophique tranquillitĂ© dâexistence. â Cette bucolique, mademoiselle, sâest toujours Ă©crite sur des tables dâor, dit le poĂ«te. â Et peut-ĂȘtre conçue dans les mansardes, rĂ©pliqua le colonel. AprĂšs avoir jetĂ© sur Canalis un regard perçant quâil ne soutint pas, Modeste entendit un bruit de cloches dans ses oreilles, elle vit tout sombre devant elle, et sâĂ©cria dâun accent glacial â Ah ! mais, nous sommes Ă mercredi ! â Ce nâest pas pour flatter le caprice, certes bien passager, de mademoiselle, dit solennellement le duc dâHĂ©rouville Ă qui cette scĂšne, tragique pour Modeste, avait laissĂ© le temps de penser ; mais je dĂ©clare que je suis si profondĂ©ment dĂ©goĂ»tĂ© du monde, de la cour, de Paris, quâavec une duchesse dâHĂ©rouville douĂ©e des grĂąces et de lâesprit de mademoiselle, je prendrais lâengagement de vivre en philosophe Ă mon chĂąteau, faisant du bien autour de moi, dessĂ©chant mes tangues, Ă©levant mes enfants⊠â Ceci, monsieur le duc, vous sera comptĂ©, rĂ©pondit Modeste en arrĂȘtant ses yeux assez longtemps sur ce noble gentilhomme. Vous me flattez, reprit-elle, vous ne me croyez pas frivole, et vous me supposez assez de ressources en moi-mĂȘme pour vivre dans la solitude. Câest peut-ĂȘtre lĂ mon sort, ajouta-t-elle en regardant Canalis avec une expression de pitiĂ©. â Câest celui de toutes les fortunes mĂ©diocres, rĂ©pondit le poĂ«te. Paris exige un luxe babylonien. Par moments, je me demande comment jây ai jusquâĂ prĂ©sent suffi. â Le roi peut rĂ©pondre pour nous deux, dit le duc avec candeur, car nous vivons des bontĂ©s de Sa MajestĂ©. Si, depuis la chute de monsieur le Grand, comme on nommait Cinq-Mars, nous nâavions pas eu toujours sa charge dans notre maison, il nous faudrait vendre HĂ©rouville Ă la Bande Noire. Ah ! croyez-moi, mademoiselle, câest une grande humiliation pour moi de mĂȘler des questions financiĂšres Ă mon mariage⊠La simplicitĂ© de cet aveu parti du cĆur, et oĂč la plainte Ă©tait sincĂšre, touchĂšrent Modeste. â Aujourdâhui, dit le poĂ«te, personne en France, monsieur le duc, nâest assez riche pour faire la folie dâĂ©pouser une femme pour sa valeur personnelle, pour ses grĂąces, pour son caractĂšre ou pour sa beauté⊠Le colonel regarda Canalis dâune singuliĂšre maniĂšre aprĂšs avoir examinĂ© Modeste dont le visage ne montrait plus aucun Ă©tonnement. â Câest pour des gens dâhonneur, dit alors le colonel, un bel emploi de la richesse que de la destiner Ă rĂ©parer lâoutrage du temps dans de vieilles maisons historiques. â Oui, papa ! rĂ©pondit gravement la jeune fille. Le colonel invita le duc et Canalis Ă dĂźner chez lui sans cĂ©rĂ©monie, et dans leurs habits de cheval, en leur donnant lâexemple du nĂ©gligĂ©. Quand, Ă son retour, Modeste alla changer de toilette, elle regarda curieusement le bijou rapportĂ© de Paris et quâelle avait si cruellement dĂ©daignĂ©. â Comme on travaille, aujourdâhui ! dit-elle Ă Françoise Cochet devenue sa femme de chambre. â Et ce pauvre garçon, mademoiselle, qui a la fiĂšvre⊠â Qui tâa dit cela ?⊠â Monsieur Butscha ! Il est venu me prier de vous faire observer que vous vous seriez sans doute aperçue dĂ©jĂ quâil vous avait tenu parole au jour dit ! Modeste descendit au salon dans une mise dâune simplicitĂ© royale. â Mon cher pĂšre, dit-elle Ă haute voix en prenant le colonel par le bras, allez savoir des nouvelles de monsieur de La BriĂšre et reportez-lui, je vous en prie, son cadeau. Vous pouvez allĂ©guer que mon peu de fortune autant que mes goĂ»ts mâinterdisent de porter des bagatelles qui ne conviennent quâĂ des reines ou Ă des courtisanes. Je ne puis dâailleurs rien accepter que dâun promis. Priez ce brave garçon de garder la cravache jusquâĂ ce que vous sachiez si vous ĂȘtes assez riche pour la lui racheter. â Ma petite fille est donc pleine de bon sens ? dit le colonel en embrassant Modeste au front. Canalis profita dâune conversation engagĂ©e entre le duc dâHĂ©rouville et madame Mignon pour aller sur la terrasse oĂč Modeste le rejoignit, attirĂ©e par la curiositĂ©, tandis quâil la crut amenĂ©e par le dĂ©sir dâĂȘtre madame de Canalis. EffrayĂ© de lâimpudeur avec laquelle il venait dâaccomplir ce que les militaires appellent un quart de conversion, et que, selon la jurisprudence des ambitieux, tout homme dans sa position aurait fait tout aussi brusquement, il chercha des raisons plausibles Ă donner en voyant venir lâinfortunĂ©e Modeste. â ChĂšre Modeste, lui dit-il en prenant un ton cĂąlin, aux termes oĂč nous en sommes, sera-ce vous dĂ©plaire que de vous faire remarquer combien vos rĂ©ponses Ă propos de monsieur dâHĂ©rouville sont pĂ©nibles pour un homme qui aime, mais surtout pour un poĂ«te dont lâĂąme est femme, est nerveuse, et qui ressent les mille jalousies dâun amour vrai. Je serais un bien triste diplomate si je nâavais pas devinĂ© que vos premiĂšres coquetteries, vos inconsĂ©quences calculĂ©es ont eu pour but dâĂ©tudier nos caractĂšres⊠Modeste leva la tĂȘte par un mouvement intelligent, rapide et coquet dont le type nâest peut-ĂȘtre que dans les animaux chez qui lâinstinct produit des miracles de grĂące. â⊠Aussi, rentrĂ© chez moi, nâen Ă©tais-je plus la dupe. Je mâĂ©merveillais de votre finesse en harmonie avec votre caractĂšre et votre physionomie. Soyez tranquille, je nâai jamais supposĂ© que tant de duplicitĂ© factice ne fĂ»t pas lâenveloppe dâune candeur adorable. Non, votre esprit, votre instruction nâont rien ravi Ă cette prĂ©cieuse innocence que nous demandons Ă une Ă©pouse. Vous ĂȘtes bien la femme dâun poĂ«te, dâun diplomate, dâun penseur, dâun homme destinĂ© Ă connaĂźtre de chanceuses situations dans la vie, et je vous admire autant que je me sens dâattachement pour vous. Je vous en supplie, si vous nâavez pas jouĂ© la comĂ©die avec moi, hier, quand vous acceptiez la foi dâun homme dont la vanitĂ© va se changer en orgueil en se voyant choisi par vous, dont les dĂ©fauts deviendront des qualitĂ©s Ă votre divin contact, ne heurtez pas en lui le sentiment quâil a portĂ© jusquâau vice ?⊠Dans mon Ăąme, la jalousie est un dissolvant, et vous mâen avez rĂ©vĂ©lĂ© toute la puissance, elle est affreuse, elle y dĂ©truit tout. Oh !⊠il ne sâagit pas de la jalousie Ă lâOthello ! reprit-il Ă un geste que fit Modeste, fi donc!⊠il sâagit de moi-mĂȘme ! je suis gĂątĂ© sur ce point. Vous connaissez lâaffection unique Ă laquelle je suis redevable du seul bonheur dont jâaie joui, bien incomplet dâailleurs ! Il hocha la tĂȘte. Lâamour est peint en enfant chez tous les peuples parce quâil ne se conçoit pas lui-mĂȘme sans toute la vie Ă lui⊠Eh bien ! ce sentiment avait son terme indiquĂ© par la nature. Il Ă©tait mort-nĂ©. La maternitĂ© la plus ingĂ©nieuse a devinĂ©, a calmĂ© ce point douloureux de mon cĆur, car une femme qui se sent, qui se voit mourir aux joies de lâamour, a des mĂ©nagements angĂ©liques ; aussi la duchesse ne mâa-t-elle pas donnĂ© la moindre souffrance en ce genre. En dix ans, il nây a eu ni une parole, ni un regard dĂ©tournĂ©s de son but. Jâattache aux paroles, aux pensĂ©es, aux regards plus de valeur que ne leur en accordent les gens ordinaires. Si, pour moi, un regard est un trĂ©sor immense, le moindre doute est un poison mortel, il agit instantanĂ©ment je nâaime plus. Ă mon sens, et contrairement Ă celui de la foule qui aime Ă trembler, espĂ©rer, attendre, lâamour doit rĂ©sider dans une sĂ©curitĂ© complĂšte, enfantine, infinie⊠Pour moi, le dĂ©licieux purgatoire que les femmes aiment Ă nous faire ici bas avec leur coquetterie est un bonheur atroce auquel je me refuse ; pour moi, lâamour est ou le ciel, ou lâenfer. De lâenfer, je nâen veux pas, et je me sens la force de supporter lâĂ©ternel azur du paradis. Je me donne sans rĂ©serve, je nâaurai ni secret, ni doute, ni tromperie dans la vie Ă venir, je demande la rĂ©ciprocitĂ©. Je vous offense peut-ĂȘtre en doutant de vous ! songez que je ne vous parle, en ceci, que de moi⊠â Beaucoup ; mais ce ne sera jamais trop, dit Modeste blessĂ©e par tous les piquants de ce discours oĂč la duchesse de Chaulieu servait de massue, jâai lâhabitude de vous admirer, mon cher poĂ«te. â Eh bien ! me promettez-vous cette fidĂ©litĂ© canine que je vous offre, nâest-ce pas beau ? nâest-ce pas ce que vous vouliez ?⊠â Pourquoi, cher poĂ«te, ne recherchez-vous pas en mariage une muette qui serait aveugle et un peu sotte ? Je ne demande pas mieux que de plaire en toute chose Ă mon mari ; mais vous menacez une fille de lui ravir le bonheur particulier que vous lui arrangez, de le lui ravir au moindre geste, Ă la moindre parole, au moindre regard ! Vous coupez les ailes Ă lâoiseau, et vous voulez le voir voltigeant. Je savais bien les poĂ«tes accusĂ©s dâinconsĂ©quence⊠Oh ! Ă tort, dit-elle au geste de dĂ©nĂ©gation que fit Canalis, car ce prĂ©tendu dĂ©faut vient de ce que le vulgaire ne se rend pas compte de la vivacitĂ© des mouvements de leur esprit. Mais je ne croyais pas quâun homme de gĂ©nie inventĂąt les conditions contradictoires dâun jeu semblable, et lâappelĂąt la vie ? Vous demandez lâimpossible pour avoir le plaisir de me prendre en faute, comme ces enchanteurs qui, dans les Contes Bleus, donnent des tĂąches Ă des jeunes filles persĂ©cutĂ©es que secourent de bonnes fĂ©es⊠â Ici la fĂ©e serait lâamour vrai, dit Canalis dâun ton sec en voyant sa cause de brouille devinĂ©e par cet esprit fin et dĂ©licat que Butscha pilotait si bien. â Vous ressemblez, cher poĂ«te, en ce moment, Ă ces parents qui sâinquiĂštent de la dot de la fille avant de montrer celle de leur fils. Vous faites le difficile avec moi, sans savoir si vous en avez le droit. Lâamour ne sâĂ©tablit point par des conventions sĂšchement dĂ©battues. Le pauvre duc dâHĂ©rouville se laisse faire avec lâabandon de lâoncle Tobie dans Sterne, Ă cette diffĂ©rence prĂšs que je ne suis pas la veuve Wadman, quoique veuve en ce moment de beaucoup dâillusions sur la poĂ©sie. Oui ! nous ne voulons rien croire, nous autres jeunes filles, de ce qui dĂ©range notre monde fantastique !⊠On mâavait tout dit Ă lâavance ! Ah ! vous me faites une mauvaise querelle indigne de vous, je ne reconnais pas le Melchior dâhier. â Parce que Melchior a reconnu chez vous une ambition avec laquelle vous comptez encore⊠Modeste toisa Canalis en lui jetant un regard impĂ©rial. â⊠Mais je serai quelque jour ambassadeur et pair de France, tout comme lui. â Vous me prenez pour une bourgeoise, dit-elle en remontant le perron. Mais elle se retourna vivement et ajouta, perdant contenance, tant elle fut suffoquĂ©e â Câest moins impertinent que de me prendre pour une sotte. Le changement de vos maniĂšres a sa raison dans les niaiseries que le Havre dĂ©bite, et que Françoise, ma femme de chambre, vient de me rĂ©pĂ©ter. â Ah ! Modeste, pouvez-vous le croire ? dit Canalis en prenant une pose dramatique. Vous me supposeriez donc alors capable de ne vous Ă©pouser que pour votre fortune ! â Si je vous fais cette injure aprĂšs vos Ă©difiants discours au bord de la Seine, il ne tient quâĂ vous de me dĂ©tromper, et alors je serai tout ce que vous voudrez que je sois, dit-elle en le foudroyant de son dĂ©dain. â Si tu penses me prendre Ă ce piĂ©ge, se dit le poĂ«te en la suivant, ma petite, tu me crois plus jeune que je ne le suis. Faut-il donc tant de façons avec une petite sournoise dont lâestime mâimporte autant que celle du roi de BornĂ©o ! Mais, en me prĂȘtant un sentiment ignoble, elle donne raison Ă ma nouvelle attitude. Est-elle rusĂ©e ?⊠La BriĂšre sera bĂątĂ©, comme un petit sot quâil est ; et, dans cinq ans, nous rirons bien de lui avec elle ! La froideur que cette altercation avait jetĂ©e entre Canalis et Modeste fut visible le soir mĂȘme Ă tous les yeux. Canalis se retira de bonne heure en prĂ©textant de lâindisposition de La BriĂšre, et il laissa le champ libre au Grand-Ăcuyer. Vers onze heures, Butscha, qui vint chercher sa patronne, dit en souriant tout bas Ă Modeste. â Avais-je raison ? â HĂ©las ! oui, dit-elle. â Mais avez-vous, selon nos conventions, entre-bĂąillĂ© la porte, de maniĂšre quâil puisse revenir ? â La colĂšre mâa dominĂ©e, rĂ©pondit Modeste. Tant de lĂąchetĂ© mâa fait monter le sang au visage, et je lui ai dit son fait. â Eh bien ! tant mieux. Quand tous deux vous serez brouillĂ©s Ă ne plus vous parler gracieusement, je me charge de le rendre amoureux et pressant Ă vous tromper vous-mĂȘme. â Allons, Butscha, câest un grand poĂ«te, un gentilhomme, un homme dâesprit. â Les huit millions de votre pĂšre sont plus que tout cela. â Huit millions ?⊠dit Modeste. â Mon patron, qui vend son Ătude, va partir pour la Provence afin de diriger les acquisitions que propose Castagnould, le second de votre pĂšre. Le chiffre des contrats Ă faire pour reconstituer la terre de la Bastie monte Ă quatre millions, et votre pĂšre a consenti Ă tous les achats. Vous avez deux millions en dot, et le colonel en compte un pour votre Ă©tablissement Ă Paris, un hĂŽtel et le mobilier ! Calculez. â Ah ! je puis ĂȘtre duchesse dâHĂ©rouville, dit Modeste en regardant Butscha. â Sans ce comĂ©dien de Canalis, vous auriez gardĂ© sa cravache, comme venant de moi, dit le clerc en plaidant ainsi la cause de La BriĂšre. â Monsieur Butscha, voudriez-vous par hasard me marier Ă votre goĂ»t ? dit Modeste en riant. â Ce digne garçon aime autant que moi, vous lâavez aimĂ© pendant huit jours, et câest un homme de cĆur, rĂ©pondit le clerc. â Et peut-il lutter avec une charge de la Couronne ? il nây en a que six grand-aumĂŽnier, chancelier, grand-chambellan, grand-maĂźtre, connĂ©table, grand-amiral ; mais on ne nomme plus de connĂ©tables. â Dans six mois, le peuple, mademoiselle, qui se compose dâune infinitĂ© de Butscha mĂ©chants, peut souffler sur toutes ces grandeurs. Et, dâailleurs, que signifie la noblesse aujourdâhui ? Il nây a pas mille vrais gentilshommes en France. Les dâHĂ©rouville viennent dâun huissier Ă verge de Robert de Normandie. Vous aurez bien des dĂ©boires avec ces deux vieilles filles Ă visage laminĂ© ! Si vous tenez au titre de duchesse, vous ĂȘtes du Comtat, le Pape aura bien autant dâĂ©gards pour vous que pour des marchands, il vous vendra quelque duchĂ© en nia ou en agno. Ne jouez donc pas votre bonheur pour une charge de la Couronne. Les rĂ©flexions de Canalis pendant la nuit furent entiĂšrement positives. Il ne vit rien de pis au monde que la situation dâun homme mariĂ© sans fortune. Encore tremblant du danger que lui avait fait courir sa vanitĂ© mise en jeu prĂšs de Modeste, le dĂ©sir de lâemporter sur le duc dâHĂ©rouville, et sa croyance aux millions de monsieur Mignon, il se demanda ce que la duchesse de Chaulieu devait penser de son sĂ©jour au Havre aggravĂ© par un silence Ă©pistolaire de quatorze jours, alors quâĂ Paris ils sâĂ©crivaient lâun Ă lâautre quatre ou cinq lettres par semaine. â Et la pauvre femme qui travaille pour mâobtenir le cordon de commandeur de la LĂ©gion et le poste de ministre auprĂšs du grand-duc de Bade !⊠sâĂ©cria-t-il. AussitĂŽt, avec cette vivacitĂ© de dĂ©cision qui, chez les poĂ«tes comme chez les spĂ©culateurs, rĂ©sulte dâune vive intuition de lâavenir, il se mit Ă sa table et composa la lettre suivante. Ă madame la duchesse de chaulieu. Ma chĂšre ĂlĂ©onore, tu seras sans doute Ă©tonnĂ©e de ne pas avoir encore reçu de mes nouvelles ; mais le sĂ©jour que je fais ici nâa pas eu seulement ma santĂ© pour motif, il sâagissait de mâacquitter en quelque sorte avec notre petit La BriĂšre. Ce pauvre garçon est devenu trĂšs Ă©pris dâune certaine demoiselle Modeste de La Bastie, une petite fille pĂąle, insignifiante et filandreuse, qui, par parenthĂšse, a le vice dâaimer la littĂ©rature et se dit poĂ«te pour justifier les caprices, les boutades et les variations dâun assez mauvais caractĂšre. Tu connais Ernest, il est si facile de lâattraper que je nâai pas voulu le laisser aller seul. Mademoiselle de La Bastie a singuliĂšrement coquetĂ© avec ton Melchior, elle Ă©tait trĂšs disposĂ©e Ă devenir ta rivale, quoiquâelle ait les bras maigres, peu dâĂ©paules comme toutes les jeunes filles, la chevelure plus fade que celle de madame de Rochefide, et un petit Ćil gris fort suspect. Jâai mis le holĂ , peut-ĂȘtre trop brutalement, aux gracieusetĂ©s de cette Immodeste ; mais lâamour unique est ainsi. Que mâimportent les femmes de la terre qui, toutes ensemble, ne te valent pas ? » Les gens avec qui je passe mon temps et qui forment les accompagnements de lâhĂ©ritiĂšre sont bourgeois Ă faire lever le cĆur. Plains-moi, je passe mes soirĂ©es avec des clercs de notaire, des notaresses, des caissiers, un usurier de province ; et, certes, il y a loin de lĂ aux soirĂ©es de la rue de Grenelle. La prĂ©tendue fortune du pĂšre qui revient de la Chine nous a valu la prĂ©sence de lâĂ©ternel prĂ©tendant, le Grand-Ăcuyer, dâautant plus affamĂ© de millions quâil en faut six ou sept, dit-on, pour mettre en valeur les fameux marais dâHĂ©rouville. Le roi ne sait pas combien est fatal le prĂ©sent quâil a fait au petit duc. Sa GrĂące, qui ne se doute pas du peu de fortune de son dĂ©sirĂ© beau-pĂšre, nâest jaloux que de moi. La BriĂšre fait son chemin auprĂšs de son idole, Ă couvert de son ami qui lui sert de paravent. Nonobstant les extases dâErnest, je pense, moi poĂ«te, au solide ; et les renseignements que je viens de prendre sur la fortune assombrissent lâavenir de notre secrĂ©taire, dont la fiancĂ©e a des dents dâun fil inquiĂ©tant pour toute espĂšce de fortune. Si mon ange veut racheter quelques-uns de nos pĂ©chĂ©s, elle tĂąchera de savoir la vĂ©ritĂ© sur cette affaire en faisant venir et questionnant, avec la dextĂ©ritĂ© qui la caractĂ©rise, Mongenod son banquier. Monsieur Mignon, ancien colonel de cavalerie dans la Garde ImpĂ©riale, a Ă©tĂ© pendant sept ans le correspondant de la maison Mongenod. On parle de deux cent mille francs de dot au plus, et je dĂ©sirerais, avant de faire la demande de la demoiselle pour Ernest, avoir des donnĂ©es positives. Une fois nos gens accordĂ©s, je serai de retour Ă Paris. Je connais le moyen de tout finir au profit de notre amoureux, il sâagit dâobtenir la transmission du titre de comte au gendre de monsieur Mignon, et personne nâest plus quâErnest, Ă raison de ses services, Ă mĂȘme dâobtenir cette faveur, surtout secondĂ© par nous trois, toi, le duc et moi. Avec ses goĂ»ts, Ernest, qui deviendra facilement MaĂźtre des Comptes, sera trĂšs heureux Ă Paris en se voyant Ă la tĂȘte de vingt-cinq mille francs par an, une place inamovible et une femme, le malheureux ! » Oh ! chĂšre, quâil me tarde de revoir la rue de Grenelle ! Quinze jours dâabsence, quand ils ne tuent pas lâamour, lui rendent lâardeur des premiers jours, et tu sais mieux que moi peut-ĂȘtre, les raisons qui rendent mon amour Ă©ternel. Mes os, dans la tombe, tâaimeront encore ! Aussi nây tiendrais-je pas ! Si je suis forcĂ© de rester encore dix jours, jâirai pour quelques heures Ă Paris. » Le duc mâa-t-il obtenu de quoi me pendre ? Et auras-tu, ma chĂšre vie, besoin de prendre les eaux de Baden lâannĂ©e prochaine ? Les roucoulements de notre Beau TĂ©nĂ©breux, comparĂ©s aux accents de lâamour heureux, semblable Ă lui-mĂȘme dans tous ses instants depuis dix ans bientĂŽt, mâont donnĂ© beaucoup de mĂ©pris pour le mariage, je nâavais jamais vu ces choses-lĂ de si prĂšs. Ah ! chĂšre, ce quâon nomme la faute lie deux ĂȘtres bien mieux que la loi, nâest-ce pas ? » Cette idĂ©e servit de texte Ă deux pages de souvenirs et dâaspirations un peu trop intimes pour quâil soit permis de les publier. La veille du jour oĂč Canalis mit cette Ă©pĂźtre Ă la poste, Butscha, qui rĂ©pondit sous le nom de Jean Jacmin Ă une lettre de sa prĂ©tendue cousine PhiloxĂšne, donna douze heures dâavance Ă cette rĂ©ponse sur la lettre du poĂ«te. Au comble de lâinquiĂ©tude depuis quinze jours et blessĂ©e du silence de Melchior, la duchesse, qui avait dictĂ© la lettre de PhiloxĂšne au cousin, venait de prendre des renseignements exacts sur la fortune du colonel Mignon, aprĂšs la lecture de la rĂ©ponse du clerc, un peu trop dĂ©cisive pour un amour-propre quinquagĂ©naire. En se voyant trahie, abandonnĂ©e pour des millions, ĂlĂ©onore Ă©tait en proie Ă un paroxysme de rage, de haine et de mĂ©chancetĂ© froide. PhiloxĂšne frappa pour entrer dans la somptueuse chambre de sa maĂźtresse, elle la trouva les yeux pleins de larmes et resta stupĂ©faite de ce phĂ©nomĂšne sans prĂ©cĂ©dent depuis quinze ans quâelle la servait. â On expie le bonheur de dix ans en dix minutes ! sâĂ©criait la duchesse. â Une lettre du Havre, madame. ĂlĂ©onore lut la prose de Canalis sans sâapercevoir de la prĂ©sence de PhiloxĂšne dont lâĂ©tonnement sâaccrut en voyant renaĂźtre la sĂ©rĂ©nitĂ© sur le visage de la duchesse, Ă mesure quâelle avançait dans la lecture de la lettre. Tendez Ă un homme qui se noie une perche grosse comme une canne, il y voit une route royale de premiĂšre classe ; aussi lâheureuse ĂlĂ©onore croyait-elle Ă la bonne foi de Canalis en lisant ces quatre pages oĂč lâamour et les affaires, le mensonge et la vĂ©ritĂ© se coudoyaient. Elle, qui, le banquier sorti, venait de faire mander son mari pour empĂȘcher la nomination de Melchior, sâil en Ă©tait encore temps, fut prise dâun sentiment gĂ©nĂ©reux qui monta jusquâau sublime. â Pauvre garçon ! pensa-t-elle, il nâa pas eu la moindre pensĂ©e mauvaise ! il mâaime comme au premier jour, il me dit tout. â PhiloxĂšne ! dit-elle en voyant sa premiĂšre femme de chambre debout et ayant lâair de ranger la toilette. â Madame la duchesse ? â Mon miroir, mon enfant ? ĂlĂ©onore se regarda, vit les lignes de rasoir tracĂ©es sur son front et qui disparaissaient Ă distance, elle soupira, car elle croyait par ce soupir dire adieu Ă lâamour. Elle conçut alors une pensĂ©e virile en dehors des petitesses de la femme, une pensĂ©e qui grise pour quelques moments, et dont lâenivrement peut expliquer la clĂ©mence de la SĂ©miramis du Nord quand elle maria sa jeune et belle rivale Ă Momonoff. â Puisquâil nâa pas failli, je veux lui faire avoir les millions et la fille, pensa-t-elle, si cette petite demoiselle Mignon est aussi laide quâil le dit. Trois coups, Ă©lĂ©gamment frappĂ©s, annoncĂšrent le duc Ă qui sa femme ouvrit elle-mĂȘme. â Ah ! vous allez mieux, ma chĂšre, sâĂ©cria-t-il avec cette joie factice que savent si bien jouer les courtisans et Ă lâexpression de laquelle les niais se prennent. â Mon cher Henri, rĂ©pondit-elle, il est vraiment inconcevable que vous nâayez pas encore obtenu la nomination de Melchior, vous qui vous ĂȘtes sacrifiĂ© pour le roi dans votre ministĂšre dâun an, en sachant quâil durerait Ă peine ce temps-lĂ ? Le duc regarda PhiloxĂšne, et la femme de chambre montra par un signe imperceptible la lettre du Havre posĂ©e sur la toilette. â Vous vous ennuierez bien en Allemagne, et vous en reviendrez brouillĂ©e avec Melchior, dit naĂŻvement le duc. â Et pourquoi ? â Mais ne serez-vous pas toujours ensemble ?⊠rĂ©pondit cet ancien ambassadeur avec une comique bonhomie. â Oh ! non, dit-elle, je vais le marier. â Sâil faut en croire dâHĂ©rouville, notre cher Canalis nâattend pas vos bons offices, reprit le duc en souriant. Hier, Grandlieu mâa lu des passages dâune lettre que le Grand-Ăcuyer lui a Ă©crite et qui, sans doute, Ă©tait rĂ©digĂ©e par sa tante Ă votre adresse, car mademoiselle dâHĂ©rouville, toujours Ă lâaffĂ»t dâune dot, sait que nous faisons le whist presque tous les soirs, Grandlieu et moi. Ce bon petit dâHĂ©rouville demande au prince de Cadignan de venir faire une chasse royale en Normandie en lui recommandant dây amener le roi pour tourner la tĂȘte Ă la donzelle, quand elle se verra lâobjet dâune pareille chevauchĂ©e. En effet, deux mots de Charles X arrangeraient tout. DâHĂ©rouville dit que cette fille est dâune incomparable beauté⊠â Henri, allons au Havre ! cria la duchesse en interrompant son mari. â Et sous quel prĂ©texte ? dit gravement cet homme qui fut un des confidents de Louis XVIII. â Je nâai jamais vu de chasse. â Ce serait bien si le roi y allait, mais câest un aria que de chasser si loin, et il nâira pas, je viens de lui en parler. â Madame pourrait y venir⊠â Ceci vaut mieux, reprit le duc, et la duchesse de Maufrigneuse peut vous aider Ă la tirer de Rosny. Le roi ne trouverait pas alors mauvais quâon se servĂźt de ses Ă©quipages de chasse. Nâallez pas au Havre, ma chĂšre, dit paternellement le duc, ce serait vous afficher. Tenez, voici, je crois, un meilleur moyen. Gaspard a de lâautre cĂŽtĂ© de la forĂȘt de Brotonne son chĂąteau de Rosembray, pourquoi ne pas lui faire insinuer de recevoir tout ce monde ? â Par qui ? dit ĂlĂ©onore. â Mais sa femme, la duchesse, qui va de compagnie Ă la Sainte-Table avec mademoiselle dâHĂ©rouville, pourrait, soufflĂ©e par cette vieille fille, en faire la demande Ă Gaspard. â Vous ĂȘtes un homme adorable, dit ĂlĂ©onore. Je vais Ă©crire deux mots Ă la vieille fille et Ă Diane, car il faut nous faire faire des habits de chasse. Ce petit chapeau, jây pense, rajeunit excessivement. Avez-vous gagnĂ© hier chez lâambassadeur dâAngleterre ?⊠â Oui, dit le duc, je me suis acquittĂ©. â Surtout, Henri, suspendez tout pour les deux nominations de Melchior⊠AprĂšs avoir Ă©crit dix lignes Ă la belle Diane de Maufrigneuse et un mot dâavis Ă mademoiselle dâHĂ©rouville, ĂlĂ©onore sangla cette rĂ©ponse Ă travers les mensonges de Canalis. Ă monsieur le baron de canalis. Mon cher poĂ«te, mademoiselle de La Bastie est trĂšs belle, Mongenod mâa dĂ©montrĂ© que le pĂšre a huit millions, je pensais vous marier avec elle, je vous en veux donc beaucoup de votre manque de confiance. Si vous aviez lâintention de marier La BriĂšre en allant au Havre, je ne comprends pas pourquoi vous ne me lâavez pas dit avant dây partir. Et pourquoi rester quinze jours sans Ă©crire Ă une amie qui sâinquiĂšte aussi facilement que moi ? Votre lettre est venue un peu tard, jâavais dĂ©jĂ vu notre banquier. Vous ĂȘtes un enfant, Melchior, vous rusez avec nous. Ce nâest pas bien. Le duc lui-mĂȘme est outrĂ© de vos procĂ©dĂ©s, il vous trouve peu gentilhomme, ce qui met en doute lâhonneur de madame votre mĂšre. » Maintenant, je dĂ©sire voir les choses par moi-mĂȘme. Jâaurai lâhonneur, je crois, dâaccompagner Madame Ă la chasse que donne le duc dâHĂ©rouville pour mademoiselle de La Bastie, je mâarrangerai pour que vous soyez invitĂ© Ă rester Ă Rosembray, car le rendez-vous de chasse sera probablement chez le duc de Verneuil. » Croyez bien, mon cher poĂ«te, que je nâen suis pas moins pour la vie, Votre amie,» ĂlĂ©onore de M. »â Tiens, Ernest, dit Canalis en jetant au nez de La BriĂšre et Ă travers la table cette lettre quâil reçut pendant le dĂ©jeuner, voici le deux-milliĂšme billet doux que je reçois de cette femme, et il nây a pas un tu ! Lâillustre ĂlĂ©onore ne sâest jamais compromise plus quâelle ne lâest là ⊠Marie-toi, va ! Le plus mauvais mariage est meilleur que le plus doux de ces licous !⊠Ah ! je suis le plus grand NicodĂšme qui soit tombĂ© de la lune. Modeste a des millions, elle est perdue Ă jamais pour moi, car lâon ne revient pas des pĂŽles oĂč nous sommes, vers le Tropique oĂč nous Ă©tions il y a trois jours ! Ainsi je souhaite dâautant plus ton triomphe sur le Grand-Ăcuyer que jâai dit Ă la duchesse nâĂȘtre venu ici que dans ton intĂ©rĂȘt ; aussi vais-je travailler pour toi. â HĂ©las ! Melchior, il faudrait Ă Modeste un caractĂšre si grand, si formĂ©, si noble, pour rĂ©sister au spectacle de la cour et des splendeurs si habilement dĂ©ployĂ©es en son honneur et gloire par le duc, que je ne crois pas Ă lâexistence dâune pareille perfection ; et, cependant, si elle est encore la Modeste de ses lettres, il y aurait de lâespoir⊠â Es-tu heureux, jeune Boniface, de voir le monde et ta maĂźtresse avec de pareilles lunettes vertes ! sâĂ©cria Canalis en sortant et allant se promener dans le jardin. Le poĂ«te, pris entre deux mensonges, ne savait plus Ă quoi se rĂ©soudre. â Jouez donc les rĂšgles, et vous perdez ! sâĂ©cria-t-il assis dans le kiosque. AssurĂ©ment, tous les hommes sensĂ©s auraient agi comme je lâai fait, il y a quatre jours, et se seraient retirĂ©s du piĂ©ge oĂč je me croyais pris ; car, dans ces cas-lĂ , lâon ne sâamuse pas Ă dĂ©nouer, lâon brise !⊠Allons, restons froid, calme, digne, offensĂ©. Lâhonneur ne me permet pas dâĂȘtre autrement. Et une roideur anglaise est le seul moyen de regagner lâestime de Modeste. AprĂšs tout, si je ne me retire de lĂ quâen retournant Ă mon vieux bonheur, ma fidĂ©litĂ© pendant dix ans sera rĂ©compensĂ©e, ĂlĂ©onore me mariera toujours bien ! La partie de chasse devait ĂȘtre le rendez-vous de toutes les passions mises en jeu par la fortune du colonel et par la beautĂ© de Modeste ; aussi vit-on comme une trĂȘve entre tous les adversaires. Pendant les quelques jours demandĂ©s par les apprĂȘts de cette solennitĂ© forestiĂšre, le salon de la villa Mignon offrit alors le tranquille aspect que prĂ©sente une famille trĂšs unie. Canalis, retranchĂ© dans son rĂŽle dâhomme blessĂ© par Modeste, voulut se montrer courtois ; il abandonna ses prĂ©tentions, ne donna plus aucun Ă©chantillon de son talent oratoire, et devint ce que sont les gens dâesprit quand ils renoncent Ă leurs affectations, charmant. Il causait finances avec Gobenbeim, guerre avec le colonel, Allemagne avec madame Mignon, et mĂ©nage avec madame Latournelle, en essayant de les conquĂ©rir Ă La BriĂšre. Le duc dâHĂ©rouville laissa le champ libre aux deux amis assez souvent, car il fut obligĂ© dâaller Ă Rosembray se consulter avec le duc de Verneuil et veiller Ă lâexĂ©cution des ordres du Grand-Veneur, le prince de Cadignan. Cependant lâĂ©lĂ©ment comique ne fit pas dĂ©faut. Modeste se vit entre les attĂ©nuations que Canalis apportait Ă la galanterie du Grand-Ăcuyer et les exagĂ©rations des deux demoiselles dâHĂ©rouville qui vinrent tous les soirs. Canalis faisait observer Ă Modeste quâau lieu dâĂȘtre lâhĂ©roĂŻne de la chasse, elle y serait Ă peine remarquĂ©e. Madame serait accompagnĂ©e de la duchesse de Maufrigneuse, belle-fille du Grand-Veneur, de la duchesse de Chaulieu, de quelques-unes des dames de la cour, parmi lesquelles une petite fille ne produirait aucune sensation. On inviterait sans doute des officiers en garnison Ă Rouen, etc. HĂ©lĂšne ne cessait de rĂ©pĂ©ter Ă celle en qui elle voyait dĂ©jĂ sa belle-sĆur, quâelle serait prĂ©sentĂ©e Ă Madame ; certainement le duc de Verneuil lâinviterait, elle et son pĂšre, Ă rester Ă Rosembray ; si le colonel voulait obtenir une faveur du Roi, la pairie, cette occasion serait unique, car on ne dĂ©sespĂ©rait pas de la prĂ©sence du Roi pour le troisiĂšme jour ; elle serait surprise par le charmant accueil que lui feraient les plus belles femmes de la cour, les duchesses de Chaulieu, de Maufrigneuse, de Lenoncourt-Chaulieu, etc. Les prĂ©ventions de Modeste contre le faubourg Saint-Germain se dissiperaient, etc., etc. Ce fut une petite guerre excessivement amusante par ses marches, ses contremarches, ses stratagĂšmes, dont jouissaient les Dumay, les Latournelle, Gobenheim et Butscha, qui, tous en petit comitĂ©, disaient un mal effroyable des nobles, en notant leurs lĂąchetĂ©s savamment, cruellement Ă©tudiĂ©es. Les dires du parti dâHĂ©rouville furent confirmĂ©s par une invitation conçue en termes flatteurs du duc de Verneuil et du Grand-Veneur de France Ă monsieur le comte de La Bastie et Ă sa fille, de venir assister Ă une grande chasse Ă Rosembray, les 7, 8, 9 et 10 novembre prochain. La BriĂšre, plein de pressentiments funestes, jouissait de la prĂ©sence de Modeste avec ce sentiment dâaviditĂ© concentrĂ©e dont les Ăąpres plaisirs ne sont connus que des amoureux sĂ©parĂ©s Ă terme et fatalement. Ces Ă©clairs de bonheur Ă soi seul, entremĂȘlĂ©s de mĂ©ditations mĂ©lancoliques, sur ce thĂšme Elle est perdue pour moi ! » rendirent ce jeune homme un spectacle dâautant plus touchant que sa physionomie et sa personne Ă©taient en harmonie avec ce sentiment profond. Il nây a rien de plus poĂ©tique quâune Ă©lĂ©gie animĂ©e qui a des yeux, qui marche, et qui soupire sans rimes. Enfin le duc dâHĂ©rouville vint convenir du dĂ©part de Modeste qui, aprĂšs avoir traversĂ© la Seine, devait aller dans la calĂšche du duc en compagnie de mesdemoiselles dâHĂ©rouville. Le duc fut admirable de courtoisie ; il invita Canalis et La BriĂšre, en leur faisant observer, ainsi quâĂ monsieur Mignon, quâil avait eu soin de tenir des chevaux de chasse Ă leur disposition. Le colonel pria les trois amants de sa fille dâaccepter Ă dĂ©jeuner le matin du dĂ©part. Canalis voulut alors mettre Ă exĂ©cution un projet mĂ»ri pendant ces derniers jours, celui de reconquĂ©rir sourdement Modeste, de jouer la duchesse, le Grand-Ăcuyer et La BriĂšre. Un Ă©lĂšve en diplomatie ne pouvait pas rester engravĂ© dans la situation oĂč il se voyait. De son cĂŽtĂ©, La BriĂšre avait rĂ©solu de dire un Ă©ternel adieu Ă Modeste. Ainsi chaque prĂ©tendant pensait Ă glisser son dernier mot, comme le plaideur Ă son juge avant lâarrĂȘt, en pressentant la fin dâune lutte qui durait depuis trois semaines. AprĂšs le dĂźner, la veille, le colonel prit sa fille par le bras et lui fit sentir la nĂ©cessitĂ© de se prononcer. â Notre position avec la famille dâHĂ©rouville serait intolĂ©rable Ă Rosembray, lui dit-il. Veux-tu devenir duchesse ? demanda-t-il Ă Modeste. â Non, mon pĂšre, rĂ©pondit-elle. â Aimerais-tu donc Canalis ?⊠â AssurĂ©ment, non, mon pĂšre, mille fois non, dit-elle avec une impatience dâenfant. Le colonel regarda Modeste avec une espĂšce de joie. â Ah ! je ne tâai pas influencĂ©e, sâĂ©cria ce bon pĂšre ; je puis maintenant tâavouer que, dĂšs Paris, jâavais choisi mon gendre quand en lui faisant accroire que je nâavais pas de fortune, il mâa sautĂ© au cou en me disant que je lui ĂŽtais un poids de cent livres de dessus le cĆur⊠â De qui parlez-vous ? demanda Modeste en rougissant. â De lâhomme Ă vertus positives, dâune moralitĂ© sĂ»re, dit-il railleusement en rĂ©pĂ©tant la phrase qui le lendemain de son retour avait dissipĂ© les rĂȘves de Modeste. â Eh ! je ne pense pas Ă lui, papa ! Laissez-moi libre de refuser le duc moi-mĂȘme ; je le connais, je sais comment le flatter⊠â Ton choix nâest donc pas fait ? â Pas encore. Il me reste encore quelques syllabes Ă deviner dans la charade de mon avenir ; mais, aprĂšs avoir vu la cour par une Ă©chappĂ©e, je vous dirai mon secret Ă Rosembray. â Vous irez Ă la chasse, nâest-ce pas ? cria le colonel en voyant de loin La BriĂšre venant dans lâallĂ©e oĂč il se promenait avec Modeste. â Non, colonel, rĂ©pondit Ernest. Je viens prendre congĂ© de vous et de mademoiselle, je retourne Ă Paris⊠â Vous nâĂȘtes pas curieux, dit Modeste en interrompant et regardant le timide Ernest. â Il suffirait, pour me faire rester, dâun dĂ©sir que je nâose espĂ©rer, rĂ©pliqua-t-il. â Si ce nâest que cela, vous me ferez plaisir, Ă moi, dit le colonel en allant au-devant de Canalis et laissant sa fille et le pauvre Ernest ensemble pour un instant. â Mademoiselle, dit-il en levant les yeux sur elle avec la hardiesse dâun homme sans espoir, jâai une priĂšre Ă vous faire. â Ă moi ? â Que jâemporte votre pardon ! Ma vie ne sera jamais heureuse, jâai le remords dâavoir perdu mon bonheur, sans doute par ma faute ; mais, au moins⊠â Avant de nous quitter pour toujours, rĂ©pondit Modeste dâune voix Ă©mue en interrompant Ă la Canalis, je ne veux savoir de vous quâune seule chose ; et, si vous avez une fois pris un dĂ©guisement, je ne pense pas quâen ceci vous auriez la lĂąchetĂ© de me tromper⊠Le mot lĂąchetĂ© fit pĂąlir Ernest, qui sâĂ©cria â Vous ĂȘtes sans pitiĂ© ! â Serez-vous franc ? â Vous avez le droit de me faire une si dĂ©gradante question, dit-il dâune voix affaiblie par une violente palpitation. â Eh bien ! avez-vous lu mes lettres Ă monsieur de Canalis ? â Non, mademoiselle ; et si je les ai fait lire au colonel, ce fut pour justifier mon attachement en lui montrant et comment mon affection avait pu naĂźtre, et combien mes tentatives pour essayer de vous guĂ©rir de votre fantaisie avaient Ă©tĂ© sincĂšres. â Mais comment lâidĂ©e de cette ignoble mascarade est-elle venue ? dit-elle avec une espĂšce dâimpatience. La BriĂšre raconta dans toute sa vĂ©ritĂ© la scĂšne Ă laquelle la premiĂšre lettre de Modeste avait donnĂ© lieu, lâespĂšce de dĂ©fi qui en Ă©tait rĂ©sultĂ© par suite de sa bonne opinion, Ă lui Ernest, en faveur dâune jeune fille amenĂ©e vers la gloire, comme une plante cherchant sa part de soleil. â Assez, rĂ©pondit Modeste avec une Ă©motion contenue. Si vous nâavez pas mon cĆur, monsieur, vous avez toute mon estime. Cette simple phrase causa le plus violent Ă©tourdissement Ă La BriĂšre. En se sentant chanceler, il sâappuya sur un arbrisseau, comme un homme privĂ© de sa raison. Modeste, qui sâen allait, retourna la tĂȘte et revint prĂ©cipitamment. â Quâavez-vous ? dit-elle en le prenant par la main et lâempĂȘchant de tomber. Modeste sentit une main glacĂ©e et vit un visage blanc comme un lys, le sang Ă©tait tout au cĆur. â Pardon, mademoiselle. Je me croyais si mĂ©prisé⊠â Mais, reprit-elle avec une hauteur dĂ©daigneuse, je ne vous ai pas dit que je vous aimasse. Et elle laissa de nouveau La BriĂšre qui, malgrĂ© la duretĂ© de cette parole, crut marcher dans les airs. La terre mollissait sous ses pieds, les arbres lui semblaient ĂȘtre chargĂ©s de fleurs, le ciel avait une couleur rose, et lâair lui parut bleuĂątre, comme dans ces temples dâhymĂ©nĂ©e Ă la fin des piĂšces fĂ©eries qui finissent heureusement. Dans ces situations, les femmes sont comme Janus, elles voient ce qui se passe derriĂšre elles, sans se retourner ; et Modeste aperçut alors dans la contenance de cet amoureux les irrĂ©cusables symptĂŽmes dâun amour Ă la Butscha, ce qui, certes, est le nec plus ultrĂ des dĂ©sirs dâune femme. Aussi le haut prix attachĂ© Ă son estime par La BriĂšre causa-t-il Ă Modeste une Ă©motion dâune douceur infinie. â Mademoiselle, dit Canalis en quittant le colonel et venant Ă Modeste, malgrĂ© le peu de cas que vous faites de mes sentiments, il importe Ă mon honneur dâeffacer une tache que jây ai trop longtemps soufferte. Cinq jours aprĂšs mon arrivĂ©e ici, voici ce que mâĂ©crivait la duchesse de Chaulieu. Il fit lire Ă Modeste les premiĂšres lignes de la lettre oĂč la duchesse disait avoir vu Mongenod et vouloir marier Melchior Ă Modeste ; puis il les lui remit aprĂšs avoir dĂ©chirĂ© le surplus. â Je ne puis vous laisser voir le reste, dit-il en mettant le papier dans sa poche, mais je confie Ă votre dĂ©licatesse ces quelques lignes afin que vous puissiez en vĂ©rifier lâĂ©criture. La jeune fille qui mâa supposĂ© dâignobles sentiments est bien capable de croire Ă quelque collusion, Ă quelque stratagĂšme. Ceci peut vous prouver combien je tiens Ă vous dĂ©montrer que la querelle qui subsiste entre nous nâa pas eu chez moi pour base un vil intĂ©rĂȘt. Ah ! Modeste, dit-il avec des larmes dans la voix, votre poĂ«te, le poĂ«te de madame de Chaulieu nâa pas moins de poĂ©sie dans le cĆur que dans la pensĂ©e. Vous verrez la duchesse, suspendez votre jugement sur moi jusque-lĂ . Et il laissa Modeste abasourdie. â Ah çà ! les voilĂ tous des anges, se dit-elle, ils sont inĂ©pousables, le duc seul appartient Ă lâhumanitĂ©. â Mademoiselle Modeste, cette chasse mâinquiĂšte, dit Butscha qui parut en portant un paquet sous le bras. Jâai rĂȘvĂ© que vous Ă©tiez emportĂ©e par votre cheval, et je suis allĂ© Ă Rouen vous chercher un mors espagnol, on mâa dit que jamais un cheval ne pouvait le prendre aux dents ; je vous supplie de vous en servir, je lâai fait voir au colonel qui mâa dĂ©jĂ plus remerciĂ© que cela ne vaut. â Pauvre cher Butscha ! sâĂ©cria Modeste Ă©mue aux larmes par ce soin maternel. Butscha sâen alla sautillant comme un homme Ă qui lâon vient dâapprendre la mort dâun vieil oncle Ă succession. â Mon cher pĂšre, dit Modeste en rentrant au salon, je voudrais bien avoir la belle cravache⊠si vous proposiez Ă monsieur de La BriĂšre de lâĂ©changer contre votre tableau de Van Ostade. Modeste regarda sournoisement Ernest pendant que le colonel lui faisait cette proposition devant ce tableau, seule chose quâil eĂ»t comme souvenir de ses campagnes, et quâil avait achetĂ©e dâun bourgeois de Ratisbonne. Elle se dit en elle-mĂȘme en voyant avec quelle prĂ©cipitation La BriĂšre quitta le salon â Il sera de la chasse ! Chose Ă©trange, les trois amants de Modeste se rendirent Ă Rosembray, tous le cĆur plein dâespĂ©rance et ravis de ses adorables perfections. Rosembray, terre rĂ©cemment achetĂ©e par le duc de Verneuil avec la somme que lui donna sa part dans le milliard votĂ© pour lĂ©gitimer la vente des biens nationaux, est remarquable par un chĂąteau dâune magnificence comparable Ă celle de MesniĂšre et de Balleroy. On arrive Ă cet imposant et noble Ă©difice par une immense allĂ©e de quatre rangs dâormes sĂ©culaires, et lâon traverse une immense cour dâhonneur en pente, comme celle de Versailles, Ă grilles magnifiques, Ă deux pavillons de concierge, et ornĂ©e de grands orangers dans leurs caisses. Sur la cour, le chĂąteau prĂ©sente, entre deux corps de logis en retour, deux rangs de dix-neuf hautes croisĂ©es Ă cintres sculptĂ©s et Ă petits carreaux, sĂ©parĂ©es entre elles par une colonnade engagĂ©e et cannelĂ©e. Un entablement Ă balustres cache un toit Ă lâindienne dâoĂč sortent des cheminĂ©es en pierres de taille masquĂ©es par des trophĂ©es dâarmes, Rosembray ayant Ă©tĂ© bĂąti, sous Louis XIV, par un fermier-gĂ©nĂ©ral nommĂ© Cottin. Sur le parc, la façade se distingue de celle sur la cour par un avant-corps de cinq croisĂ©es Ă colonnes au-dessus duquel se voit un magnifique fronton. La famille de Marigny, Ă qui les biens de ce Cottin furent apportĂ©s par mademoiselle Cottin, unique hĂ©ritiĂšre de son pĂšre, y fit sculpter un lever de soleil par Coysevox. Au-dessous, deux anges dĂ©roulent un ruban oĂč se lit cette devise substituĂ©e Ă lâancienne en lâhonneur du Grand Roi Sol nobis benignus. Le Grand Roi avait fait duc le marquis de Marigny, lâun de ses plus insignifiants favoris. Du perron Ă grands escaliers circulaires et Ă balustres, la vue sâĂ©tend sur un immense Ă©tang, long et large comme le grand canal de Versailles, et qui commence au bas dâune pelouse digne des boulingrins les plus britanniques, bordĂ©e de corbeilles oĂč brillaient alors les fleurs de lâautomne. De chaque cĂŽtĂ©, deux jardins Ă la française Ă©talent leurs carrĂ©s, leurs allĂ©es, leurs belles pages Ă©crites du plus majestueux style LenĂŽtre. Ces deux jardins sont encadrĂ©s dans toute leur longueur par une marge de bois, dâenviron trente arpents, oĂč, sous Louis XV, on a dessinĂ© des parcs Ă lâanglaise. De la terrasse, la vue sâarrĂȘte, au fond, sur une forĂȘt dĂ©pendant de Rosembray et contiguĂ« Ă deux forĂȘts, lâune Ă lâĂtat, lâautre Ă la Couronne. Il est difficile de trouver un plus beau paysage. LâarrivĂ©e de Modeste fit une certaine sensation dans lâavenue, oĂč lâon aperçut une voiture Ă la livrĂ©e de France, accompagnĂ©e du Grand-Ăcuyer, du colonel, de Canalis, de La BriĂšre, tous Ă cheval, prĂ©cĂ©dĂ©s dâun piqueur en grande livrĂ©e, suivis de dix domestiques parmi lesquels se remarquaient le mulĂątre, le nĂšgre et lâĂ©lĂ©gant briska du colonel pour les deux femmes de chambre et les paquets. La voiture Ă quatre chevaux Ă©tait menĂ©e par des tigres mis avec une coquetterie ordonnĂ©e par le Grand-Ăcuyer, souvent mieux servi que le roi. En entrant et voyant ce petit Versailles, Modeste, Ă©blouie par la magnificence des grands seigneurs, pensa soudain Ă son entrevue avec les cĂ©lĂšbres duchesses, elle eut peur de paraĂźtre empruntĂ©e, provinciale ou parvenue ; elle perdit complĂ©tement la tĂȘte et se repentit dâavoir voulu cette partie de chasse. Quand la voiture eut arrĂȘtĂ©, fort heureusement Modeste aperçut un vieillard en perruque blonde, frisĂ©e Ă petites boucles, dont la figure calme, pleine, lisse, offrait un sourire paternel et lâexpression dâun enjouement monastique rendu presque digne par un regard Ă demi voilĂ©. La duchesse, femme dâune haute dĂ©votion, fille unique dâun premier prĂ©sident richissime et mort en 1800, sĂšche et droite, mĂšre de quatre enfants, ressemblait Ă madame Latournelle si lâimagination consent Ă embellir la notaresse de toutes les grĂąces dâun maintien vraiment abbatial. â Eh ! bonjour, chĂšre Hortense, dit mademoiselle dâHĂ©rouville qui embrassa la duchesse avec toute la sympathie qui rĂ©unissait ces deux caractĂšres hautains, laissez-moi vous prĂ©senter ainsi quâĂ notre cher duc ce petit ange, mademoiselle de La Bastie. â On nous a tant parlĂ© de vous, mademoiselle, dit la duchesse, que nous avions grandâhĂąte de vous possĂ©der ici⊠â On regrettera le temps perdu, dit le duc de Verneuil en inclinant la tĂȘte avec une galante admiration. â Monsieur le comte de La Bastie, dit le Grand-Ăcuyer en prenant le colonel par le bras et le montrant au duc et Ă la duchesse avec une teinte de respect dans son geste et sa parole. Le colonel salua la duchesse, le duc lui tendit la main. â Soyez le bienvenu, monsieur le comte, dit monsieur de Verneuil, vous possĂ©dez bien des trĂ©sors, ajouta-t-il en regardant Modeste. La duchesse prit Modeste par-dessous le bras, et la conduisit dans un immense salon oĂč se trouvaient groupĂ©es devant la cheminĂ©e une dizaine de femmes. Les hommes, emmenĂ©s par le duc, se promenĂšrent sur la terrasse, Ă lâexception de Canalis qui se rendit respectueusement auprĂšs de la superbe ĂlĂ©onore. La duchesse, assise Ă un mĂ©tier de tapisserie, donnait des conseils Ă mademoiselle de Verneuil pour nuancer. Modeste se serait traversĂ© le doigt dâune aiguille en mettant la main sur une pelote, elle nâaurait pas Ă©tĂ© si vivement atteinte quâelle le fut par le coup dâĆil glacial, hautain, mĂ©prisant, que lui jeta la duchesse de Chaulieu. Dans le premier moment, elle ne vit que cette femme, elle la devina. Pour savoir jusquâoĂč va la cruautĂ© de ces charmants ĂȘtres que nos passions grandissent tant, il faut voir les femmes entre elles. Modeste aurait dĂ©sarmĂ© toute autre quâĂlĂ©onore par sa stupide et involontaire admiration ; car sans sa connaissance de lâĂąge, elle eĂ»t cru voir une femme de trente-six ans, mais elle Ă©tait rĂ©servĂ©e Ă bien dâautres Ă©tonnements ! Le poĂ«te se heurtait alors contre une colĂšre de grande dame. Une pareille colĂšre est le plus atroce des sphinx le visage est radieux, tout le reste est farouche. Les rois eux-mĂȘmes ne savent comment faire capituler la politesse exquise de froideur qui cache une armure dâacier. La dĂ©licieuse tĂȘte de femme sourit, et en mĂȘme temps lâacier mord, la main est dâacier, le bras, le corps, tout est dâacier. Canalis essayait de se cramponner Ă cet acier, mais ses doigts y glissaient comme ses paroles sur le cĆur ; et la tĂȘte gracieuse, et la phrase gracieuse, et le maintien gracieux dĂ©guisaient Ă tous les regards lâacier de cette colĂšre descendue Ă vingt-cinq degrĂ©s au-dessous de zĂ©ro. Lâaspect de la sublime beautĂ© de Modeste embellie par le voyage, la vue de cette jeune fille mise aussi bien que Diane de Maufrigneuse, avait enflammĂ© les poudres amassĂ©es par la rĂ©flexion dans la tĂȘte dâĂlĂ©onore. Toutes les femmes Ă©taient venues Ă une croisĂ©e pour voir descendre de voiture la merveille du jour, accompagnĂ©e de ses trois amants. â Nâayons pas lâair dâĂȘtre si curieuses, avait dit madame de Chaulieu frappĂ©e au cĆur par ce mot de Diane â Elle est divine ! dâoĂč çà sort-il ? Et elles sâĂ©taient envolĂ©es au salon, oĂč chacune avait repris sa contenance, et oĂč la duchesse de Chaulieu se sentit dans le cĆur mille vipĂšres qui toutes demandaient Ă la fois leur pĂąture. Mademoiselle dâHĂ©rouville dit Ă voix basse Ă la duchesse de Verneuil et avec intention â ĂlĂ©onore reçoit bien mal son grand Melchior. â La duchesse de Maufrigneuse croit quâil y a du froid entre eux, rĂ©pondit Laure de Verneuil avec simplicitĂ©. Cette phrase, dite si souvent dans le monde, nâest-elle pas admirable ? on y sent la bise du pĂŽle. â Et pourquoi ? demanda Modeste Ă cette charmante jeune fille sortie du SacrĂ©-CĆur depuis deux mois. â Le grand homme, rĂ©pondit la dĂ©vote duchesse qui fit signe Ă sa fille de se taire, lâa laissĂ©e sans un mot pendant quinze jours, aprĂšs son dĂ©part pour le Havre, et aprĂšs lui avoir dit quâil y allait pour sa santĂ©. Modeste laissa Ă©chapper un mouvement qui frappa Laure, HĂ©lĂšne et mademoiselle dâHĂ©rouville. â Et pendant ce temps, disait la dĂ©vote duchesse en continuant, elle le faisait nommer commandeur et ministre Ă Baden. â Oh ! câest mal Ă Canalis, car il lui doit tout, dit mademoiselle dâHĂ©rouville. â Pourquoi madame de Chaulieu nâest-elle pas venue au Havre ? demanda naĂŻvement Modeste Ă HĂ©lĂšne. â Ma petite, dit la duchesse de Verneuil, elle se laisserait bien assassiner sans profĂ©rer une parole. Regardez-la ! Quelle reine ! sa tĂȘte sur un billot sourirait encore comme fit Marie Stuart ; et notre belle ĂlĂ©onore a dâailleurs de ce sang dans les veines. â Elle ne lui a pas Ă©crit ? reprit Modeste. â Diane, rĂ©pondit la duchesse encouragĂ©e Ă ces confidences par un coup de coude de mademoiselle dâHĂ©rouville, mâa dit quâelle avait fait Ă la premiĂšre lettre que Canalis lui a Ă©crite, il y a dix jours environ, une bien sanglante rĂ©ponse. Cette explication fit rougir Modeste de honte pour Canalis ; elle souhaita, non pas lâĂ©craser sous ses pieds, mais se venger par une de ces malices plus cruelles que des coups de poignard. Elle regarda fiĂšrement la duchesse de Chaulieu. Ce fut un regard dorĂ© par huit millions. â Monsieur Melchior !⊠dit-elle. Toutes les femmes levĂšrent le nez et jetĂšrent les yeux alternativement sur la duchesse qui causait Ă voix basse au mĂ©tier avec Canalis, et sur cette jeune fille assez mal Ă©levĂ©e pour troubler deux amants aux prises, ce qui ne se fait dans aucun monde. Diane de Maufrigneuse hocha la tĂȘte en ayant lâair de dire Lâenfant est dans son droit ! » Les douze femmes finirent par sourire entre elles, car elles jalousaient toutes une femme de cinquante-six ans, assez belle encore pour pouvoir puiser dans le trĂ©sor commun et y voler part de jeune. Melchior regarda Modeste avec une impatience fĂ©brile et par un geste de maĂźtre Ă valet, tandis que la duchesse baissa la tĂȘte par un mouvement de lionne dĂ©rangĂ©e pendant son festin ; mais ses yeux attachĂ©s au canevas jetĂšrent des flammes presque rouges sur le poĂ«te en en fouillant le cĆur Ă coups dâĂ©pigrammes, chaque mot sâexpliquait par une triple injure. â Monsieur Melchior ! rĂ©pĂ©ta Modeste dâune voix qui avait le droit de se faire Ă©couter. â Quoi, mademoiselle ?⊠demanda le poĂ«te. ObligĂ© de se lever, il resta debout Ă mi-chemin du mĂ©tier qui se trouvait auprĂšs dâune fenĂȘtre et de la cheminĂ©e prĂšs de laquelle Modeste Ă©tait assise sur le canapĂ© de la duchesse de Verneuil. Quelles poignantes rĂ©flexions ne fit pas cet ambitieux, quand il reçut un regard fixe dâĂlĂ©onore. ObĂ©ir Ă Modeste, tout Ă©tait fini sans retour entre le poĂ«te et sa protectrice. Ne pas Ă©couter la jeune fille, Canalis avouait son servage, il annulait le profit de ses vingt-cinq jours de lĂąchetĂ©s, il manquait aux plus simples lois de la CivilitĂ© puĂ©rile et honnĂȘte. Plus la sottise Ă©tait grosse, plus impĂ©rieusement la duchesse lâexigeait. La beautĂ©, la fortune de Modeste mises en regard de lâinfluence et des droits dâĂlĂ©onore rendirent cette hĂ©sitation entre lâhomme et son honneur aussi terrible Ă voir que le pĂ©ril dâun matador dans lâarĂšne. Un homme ne trouve de palpitations semblables Ă celles qui pouvaient donner un anĂ©vrisme Ă Canalis que devant un tapis vert, en voyant sa ruine ou sa fortune dĂ©cidĂ©es en cinq minutes. â Mademoiselle dâHĂ©rouville mâa fait quitter si promptement la voiture que jây ai laissĂ©e, dit Modeste Ă Canalis, mon mouchoir⊠Canalis fit un haut-le-corps significatif. â Et, dit Modeste en continuant malgrĂ© ce geste dâimpatience, jây ai nouĂ© la clef dâun portefeuille qui contient un fragment de lettre importante ; ayez la bontĂ©, Melchior, de la faire demander⊠Entre un ange et un tigre irritĂ©, Canalis, devenu blĂȘme, nâhĂ©sita plus, le tigre lui parut le moins dangereux ; il allait se prononcer, lorsque La BriĂšre apparut Ă la porte de salon, et lui sembla quelque chose comme lâarchange Michel tombant du ciel. â Ernest, tiens, mademoiselle de La Bastie a besoin de toi, dit le poĂ«te qui regagna vivement sa chaise auprĂšs du mĂ©tier. Ernest, lui, courut Ă Modeste sans saluer personne, il ne vit quâelle, il en reçut cette commission avec un visible bonheur, et sâĂ©lança hors du salon avec lâapprobation secrĂšte de toutes les femmes. â Quel mĂ©tier pour un poĂ«te ! dit Modeste Ă HĂ©lĂšne en montrant la tapisserie Ă laquelle travaillait rageusement la duchesse. â Si tu lui parles, si tu la regardes une seule fois, tout est Ă jamais fini, disait Ă voix basse Ă Melchior ĂlĂ©onore que le mezzo termine dâErnest nâavait pas satisfait. Et, songes-y bien ! quand je ne serai pas lĂ , je laisserai des yeux qui tâobserveront. Sur ce mot, la duchesse, femme de taille moyenne, mais un peu trop grasse, comme le sont toutes les femmes de cinquante ans passĂ©s qui restent belles, se leva, marcha vers le groupe oĂč se trouvait Diane de Maufrigneuse, en avançant des pieds menus et nerveux comme ceux dâune biche. Sous sa rondeur se rĂ©vĂ©lait lâexquise finesse dont sont douĂ©es ces sortes de femmes et que leur donne la vigueur de leur systĂšme nerveux qui maĂźtrise et vivifie le dĂ©veloppement de la chair. On ne pouvait pas expliquer autrement sa lĂ©gĂšre dĂ©marche qui fut dâune noblesse incomparable. Il nây a que les femmes dont les quartiers de noblesse commencent Ă NoĂ©, comme ĂlĂ©onore, qui savent ĂȘtre majestueuses, malgrĂ© leur embonpoint de fermiĂšre. Un philosophe eĂ»t peut-ĂȘtre plaint PhiloxĂšne en admirant lâheureuse distribution du corsage et les soins minutieux dâune toilette du matin portĂ©e avec une Ă©lĂ©gance de reine, avec une aisance de jeune personne. Audacieusement coiffĂ©e en cheveux abondants, sans teinture, et nattĂ©s sur la tĂȘte en forme de tour, ĂlĂ©onore montrait fiĂšrement son cou de neige, sa poitrine et ses Ă©paules dâun modelĂ© dĂ©licieux, ses bras nus et Ă©blouissants, terminĂ©s par des mains cĂ©lĂšbres. Modeste, comme toutes les antagonistes de la duchesse, reconnut en elle une de ces femmes dont on dit â Câest notre maĂźtresse Ă toutes ! Et en effet, on reconnaissait en ĂlĂ©onore une des quelques grandes dames, devenues si rares maintenant en France. Vouloir expliquer ce quâil y a dâauguste dans le port de la tĂȘte, de fin, de dĂ©licat dans telle ou telle sinuositĂ© du cou, dâharmonieux dans les mouvements, de digne dans un maintien, de noble dans lâaccord parfait des dĂ©tails et de lâensemble, dans ces artifices devenus naturels qui rendent une femme sainte et grande, ce serait vouloir analyser le sublime. On jouit de cette poĂ©sie comme de celle de Paganini, sans sâen expliquer les moyens, car la cause est toujours lâĂąme qui se rend visible. La duchesse inclina la tĂȘte pour saluer HĂ©lĂšne et sa tante, puis elle dit Ă Diane dâune voix enjouĂ©e, pure, sans trace dâĂ©motion â Nâest-il pas temps de nous habiller, duchesse ? Et elle fit sa sortie, accompagnĂ©e de sa belle-fille et de mademoiselle dâHĂ©rouville, qui toutes deux lui donnĂšrent le bras. Elle parla bas en sâen allant avec la vieille fille, qui la pressa sur son cĆur en lui disant â Vous ĂȘtes charmante. Ce qui signifiait â Je suis toute Ă vous pour le service que vous venez de nous rendre. Mademoiselle dâHĂ©rouville rentra pour jouer son rĂŽle dâespion, et son premier regard apprit Ă Canalis que le dernier mot de la duchesse nâĂ©tait pas une vaine menace. Lâapprenti diplomate se trouva de trop petite science pour une si terrible lutte, et son esprit lui servit du moins Ă se placer dans une situation franche, sinon digne. Quand Ernest reparut apportant le mouchoir Ă Modeste, il le prit par le bras et lâemmena sur la pelouse. â Mon cher ami, lui dit-il, je suis lâhomme, non pas le plus malheureux, mais le plus ridicule du monde ; aussi ai-je recours Ă toi pour me tirer du guĂȘpier oĂč je me suis fourrĂ©. Modeste est un dĂ©mon ; elle a vu mon embarras, elle en rit, elle vient de me parler de deux lignes dâune lettre de madame de Chaulieu que jâai fait la sottise de lui confier ; si elle les montrait, jamais je ne pourrais me raccommoder avec ĂlĂ©onore. Ainsi, demande immĂ©diatement ce papier Ă Modeste, et dis-lui de ma part que je nâai sur elle aucune vue, aucune prĂ©tention. Je compte sur sa dĂ©licatesse, sur sa probitĂ© de jeune fille pour se conduire avec moi comme si nous ne nous Ă©tions jamais vus, je la prie de ne pas mâadresser la parole, je la supplie de mâaccorder ses rigueurs, sans oser rĂ©clamer de sa malice une espĂšce de colĂšre jalouse qui servirait Ă merveille mes intĂ©rĂȘts⊠Va, jâattends ici. Ernest de La BriĂšre aperçut, en rentrant au salon, un jeune officier de la compagnie des Gardes dâHavrĂ©, le vicomte de SĂ©rizy, qui venait dâarriver de Rosny pour annoncer que Madame Ă©tait obligĂ©e de se trouver Ă lâouverture de la session. On sait de quelle importance fut cette solennitĂ© constitutionnelle, oĂč Charles X prononça son discours environnĂ© de toute sa famille, madame la Dauphine et Madame y assistant dans leur tribune. Le choix de lâambassadeur chargĂ© dâexprimer les regrets de la princesse Ă©tait une attention pour Diane, on la disait alors adorĂ©e par ce charmant jeune homme, fils dâun ministre dâĂtat, gentilhomme ordinaire de la Chambre, promis Ă de hautes destinĂ©es en sa qualitĂ© de fils unique et dâhĂ©ritier dâune immense fortune. La duchesse de Maufrigneuse ne souffrait les attentions du vicomte que pour bien mettre en lumiĂšre lâĂąge de madame de SĂ©rizy qui, selon la chronique publiĂ©e sous lâĂ©ventail, lui avait enlevĂ© le cĆur du beau Lucien de RubemprĂ©. â Vous nous ferez, jâespĂšre, le plaisir de rester Ă Rosembray, dit la sĂ©vĂšre duchesse au jeune officier. Tout en ouvrant lâoreille aux mĂ©disances, la dĂ©vote fermait les yeux sur les coquetteries de ses hĂŽtes soigneusement appareillĂ©s par le duc, car on ne sait pas tout ce que tolĂšrent ces excellentes femmes, sous prĂ©texte de ramener au bercail par leur indulgence des brebis Ă©garĂ©es. â Nous avons comptĂ©, dit le Grand-Ăcuyer, sans notre gouvernement constitutionnel, et Rosembray, madame la duchesse, y perd un grand honneur⊠â Nous nâen serons que plus Ă notre aise ! dit un grand vieillard sec, dâenviron soixante-quinze ans, vĂȘtu de drap bleu, gardant sa casquette de chasse sur la tĂȘte par permission des dames. Ce personnage, qui ressemblait beaucoup au duc de Bourbon, nâĂ©tait rien moins que le prince de Cadignan, Grand-Veneur, un des derniers grands seigneurs français. Au moment oĂč La BriĂšre essayait de passer derriĂšre le canapĂ© pour demander un moment dâentretien Ă Modeste, un homme de trente-huit ans, petit, gros et commun, entra. â Mon fils, le prince de Loudon, dit la duchesse de Verneuil Ă Modeste qui ne put comprimer sur sa jeune physionomie une expression dâĂ©tonnement en voyant par qui Ă©tait portĂ© le nom que le gĂ©nĂ©ral de la cavalerie vendĂ©enne avait rendu si cĂ©lĂšbre, et par sa hardiesse et par le martyre de son supplice. Le duc de Verneuil actuel Ă©tait un troisiĂšme fils emmenĂ© par son pĂšre en Ă©migration, et le seul survivant de quatre enfants. â Gaspard ! dit la duchesse en appelant son fils prĂšs dâelle. Le jeune prince vint Ă lâordre de sa mĂšre, qui reprit en lui montrant Modeste â Mademoiselle de La Bastie, mon ami. LâhĂ©ritier prĂ©somptif, dont le mariage avec la fille unique de Desplein Ă©tait arrangĂ©, salua la jeune fille sans paraĂźtre, comme lâavait Ă©tĂ© son pĂšre, Ă©merveillĂ© de sa beautĂ©. Modeste put alors comparer la jeunesse dâaujourdâhui Ă la vieillesse dâautrefois, car le vieux prince de Cadignan lui avait dĂ©jĂ dit deux ou trois mots charmants en lui prouvant ainsi quâil rendait autant dâhommages Ă la femme quâĂ la royautĂ©. Le duc de RhĂ©torĂ©, fils aĂźnĂ© de madame de Chaulieu, remarquable par ce ton qui rĂ©unit lâimpertinence et le sans-gĂȘne, avait, comme le prince de Loudon, saluĂ© Modeste presque cavaliĂšrement. La raison de ce contraste entre les fils et les pĂšres vient peut-ĂȘtre de ce que les hĂ©ritiers ne se sentent plus ĂȘtre de grandes choses comme leurs aĂŻeux, et se dispensent des charges de la puissance en ne sâen trouvant plus que lâombre. Les pĂšres ont encore la politesse inhĂ©rente Ă leur grandeur Ă©vanouie, comme ces sommets encore dorĂ©s par le soleil quand tout est dans les tĂ©nĂšbres Ă lâentour. Enfin Ernest put glisser deux mots Ă Modeste, qui se leva. â Ma petite belle, dit la duchesse en croyant que Modeste allait sâhabiller et qui tira le cordon dâune sonnette, on va vous conduire Ă votre appartement. Ernest accompagna jusquâau grand escalier Modeste en lui prĂ©sentant la requĂȘte de lâinfortunĂ© Canalis, et il essaya de la toucher en lui peignant les angoisses de Melchior. â Il aime, voyez-vous ? Câest un captif qui croyait pouvoir briser sa chaĂźne. â De lâamour chez ce fĂ©roce calculateur ?⊠rĂ©pliqua Modeste. â Mademoiselle, vous ĂȘtes Ă lâentrĂ©e de la vie, vous nâen connaissez pas les dĂ©filĂ©s. Il faut pardonner toutes ses inconsĂ©quences Ă un homme qui se met sous la domination dâune femme plus ĂągĂ©e que lui, car il nây est pour rien. Songez combien de sacrifices Canalis a faits Ă cette divinitĂ© ! Maintenant il a jetĂ© trop de semailles pour dĂ©daigner la moisson, la duchesse reprĂ©sente dix ans de soins et de bonheur. Vous aviez fait tout oublier Ă ce poĂ«te, qui, par malheur, a plus de vanitĂ© que dâorgueil ; il nâa su ce quâil perdait quâen revoyant madame de Chaulieu. Si vous connaissiez Canalis, vous lâaideriez. Câest un enfant qui dĂ©range Ă jamais sa vie !⊠Vous lâappelez un calculateur ; mais il calcule bien mal, comme tous les poĂ«tes dâailleurs, gens Ă sensations, pleins dâenfance, Ă©blouis, comme les enfants, par ce qui brille, et courant aprĂšs !⊠Il a aimĂ© les chevaux et les tableaux, il a chĂ©ri la gloire, il veut maintenant le pouvoir, il vend ses toiles pour avoir des armures, des meubles de la Renaissance et de Louis XV. Convenez que ses hochets sont de grandes choses ? â Assez, dit Modeste. Venez, dit-elle en apercevant son pĂšre quâelle appela par un signe de tĂȘte pour avoir son bras, je vais vous remettre les deux lignes ; vous les porterez au grand homme en lâassurant dâune entiĂšre condescendance Ă ses dĂ©sirs ; mais Ă une condition. Je veux que vous lui prĂ©sentiez tous mes remercĂźments pour le plaisir que jâai eu de voir jouer pour moi toute seule une des plus belles piĂšces du Théùtre allemand. Je sais maintenant que le chef-dâĆuvre de GĆthe nâest ni Faust ni le comte dâEgmont⊠Et comme Ernest regardait la malicieuse fille dâun air hĂ©bĂ©tĂ© â⊠Câest Torquato Tasso ! reprit-elle. Dites Ă monsieur de Canalis quâil la relise, ajouta-t-elle en souriant. Je tiens Ă ce que vous rĂ©pĂ©tiez ceci mot pour mot Ă votre ami, car ce nâest pas une immense Ă©pigramme, mais la justification de sa conduite, Ă cette diffĂ©rence prĂšs quâil deviendra, je lâespĂšre, trĂšs raisonnable, grĂące Ă la folie dâĂlĂ©onore. La premiĂšre femme de la duchesse guida Modeste et son pĂšre vers leur appartement oĂč Françoise Cochet avait dĂ©jĂ tout mis en ordre, et dont lâĂ©lĂ©gance, la recherche Ă©tonnĂšrent le colonel, Ă qui Françoise apprit quâil existait trente appartements de maĂźtre dans ce goĂ»t au chĂąteau. â VoilĂ comme je conçois une terre, dit Modeste. â Le comte de La Bastie te fera construire un chĂąteau pareil, rĂ©pondit le colonel. â Tenez, monsieur, dit Modeste en donnant le petit papier Ă Ernest, allez rassurer notre ami. Ce mot, notre ami, frappa le RĂ©fĂ©rendaire. Il regarda Modeste pour savoir sâil y avait quelque chose de sĂ©rieux dans la communautĂ© de sentiments quâelle paraissait accepter ; et la jeune fille, comprenant cette interrogation, lui dit â Eh ! allez donc, votre ami attend. La BriĂšre rougit excessivement et sortit dans un Ă©tat de doute, dâanxiĂ©tĂ©, de trouble plus cruel que le dĂ©sespoir. Les approches du bonheur sont, pour les vrais amants, comparables Ă ce que la poĂ©sie catholique a si bien nommĂ© lâentrĂ©e du paradis, pour exprimer un lieu tĂ©nĂ©breux, difficile, Ă©troit, et oĂč retentissent les derniers cris dâune suprĂȘme angoisse. Une heure aprĂšs, lâillustre compagnie Ă©tait rĂ©unie et au grand complet dans le salon, les uns jouant au whist, les autres causant, les femmes occupĂ©es Ă de menus ouvrages, en attendant lâannonce du dĂźner. Le Grand-Veneur fit parler monsieur Mignon sur la Chine, sur ses campagnes, sur les PortenduĂšre, les lâEstorade et les Maucombe, familles provençales ; il lui reprocha de ne pas demander du service, en lâassurant que rien nâĂ©tait plus facile que de lâemployer dans son grade de colonel et dans la garde. â Un homme de votre naissance et de votre fortune nâĂ©pouse pas les opinions de lâopposition actuelle, dit le prince en souriant. Cette sociĂ©tĂ© dâĂ©lite non seulement plut Ă Modeste, mais elle y devait acquĂ©rir, pendant son sĂ©jour, une perfection de maniĂšres qui, sans cette rĂ©vĂ©lation, lui aurait manquĂ© toute sa vie. Montrer une horloge Ă un mĂ©canicien en herbe, ce sera toujours lui rĂ©vĂ©ler la mĂ©canique en entier ; il dĂ©veloppe aussitĂŽt les germes qui dorment en lui. De mĂȘme Modeste sut sâapproprier tout ce qui distinguait les duchesses de Maufrigneuse et de Chaulieu. Tout, pour elle, fut enseignement, lĂ oĂč des bourgeoises nâauraient remportĂ© que des ridicules Ă lâimitation de ces façons. Une jeune fille, bien nĂ©e, instruite et disposĂ©e comme Modeste, se mit naturellement Ă lâunisson et dĂ©couvrit les diffĂ©rences qui sĂ©parent le monde aristocratique du monde bourgeois, la province du faubourg Saint-Germain ; elle saisit ces nuances presque insaisissables, elle reconnut enfin la grĂące de la grande dame sans dĂ©sespĂ©rer de lâacquĂ©rir. Elle trouva son pĂšre et La BriĂšre infiniment mieux que Canalis au sein de cet Olympe. Le grand poĂ«te, abdiquant sa vraie et incontestable puissance, celle de lâesprit, ne fut plus quâun maĂźtre des requĂȘtes voulant un poste de ministre, poursuivant le collier de commandeur, obligĂ© de plaire Ă toutes ces constellations. Ernest de La BriĂšre, sans ambition, restait lui-mĂȘme ; tandis que Melchior, devenu petit garçon, pour se servir dâune expression vulgaire, courtisait le prince de Loudon, le duc de RhĂ©torĂ©, le vicomte de SĂ©risy, le duc de Maufrigneuse, en homme qui nâavait pas son franc-parler comme le colonel Mignon, comte de La Bastie, fier de ses services et de lâestime de lâempereur NapolĂ©on. Modeste remarqua la prĂ©occupation continuelle de lâhomme dâesprit cherchant une pointe pour faire rire, un bon mot pour Ă©tonner, un compliment pour flatter ces hautes puissances parmi lesquelles Melchior voulait se maintenir. Enfin, lĂ , ce paon se dĂ©pluma. Au milieu de la soirĂ©e, Modeste alla sâasseoir avec le Grand-Ăcuyer dans un coin du salon elle lâavait emmenĂ© lĂ pour terminer une lutte quâelle ne pouvait plus encourager sans se mĂ©sestimer elle-mĂȘme. â Monsieur le duc, si vous me connaissiez, lui dit-elle, vous sauriez combien je suis touchĂ©e de vos soins. PrĂ©cisĂ©ment, Ă cause de la profonde estime que jâai conçue pour votre caractĂšre, de lâamitiĂ© quâinspire une Ăąme comme la vĂŽtre, je ne voudrais pas porter la plus lĂ©gĂšre atteinte Ă votre amour-propre. Avant votre arrivĂ©e au Havre, jâaimais sincĂšrement, profondĂ©ment et Ă jamais une personne digne dâĂȘtre aimĂ©e et pour qui mon affection est encore un secret ; mais sachez, et ici je suis plus sincĂšre que ne le sont les jeunes filles, que si je nâavais pas eu cet engagement volontaire, vous eussiez Ă©tĂ© choisi par moi, tant jâai reconnu de nobles et belles qualitĂ©s en vous. Les quelques mots Ă©chappĂ©s Ă votre sĆur et Ă votre tante mâobligent Ă vous parler ainsi. Si vous le jugez nĂ©cessaire, demain, avant le dĂ©part pour la chasse, ma mĂšre mâaura, par un message, rappelĂ©e Ă elle sous prĂ©texte dâune indisposition grave. Je ne veux pas, sans votre consentement, assister Ă une fĂȘte prĂ©parĂ©e par vos soins et oĂč mon secret, sâil mâĂ©chappait, vous peinerait en froissant vos lĂ©gitimes prĂ©tentions. Pourquoi suis-je venue ici ? me direz-vous. Je pouvais ne pas accepter. Soyez assez gĂ©nĂ©reux pour ne pas me faire un crime dâune curiositĂ© nĂ©cessaire. Ceci nâest pas ce que jâai de plus dĂ©licat Ă vous dire. Vous avez dans mon pĂšre et moi des amis plus solides que vous ne le croyez ; et, comme la fortune a Ă©tĂ© le premier mobile de vos pensĂ©es quand vous ĂȘtes venu Ă moi ; sans vouloir me servir de ceci comme dâun calmant au chagrin que vous devez galamment tĂ©moigner, apprenez que mon pĂšre sâoccupe de lâaffaire dâHĂ©rouville, son ami Dumay la trouve faisable, il a dĂ©jĂ tentĂ© des dĂ©marches pour former une compagnie. Gobenheim, Dumay, mon pĂšre, offrent quinze cent mille francs et se chargent de rĂ©unir le reste par la confiance quâils inspireront aux capitalistes en prenant dans lâaffaire cet intĂ©rĂȘt sĂ©rieux. Si je nâai pas lâhonneur dâĂȘtre la duchesse dâHĂ©rouville, jâai la presque certitude de vous mettre Ă mĂȘme de la choisir un jour en toute libertĂ©, dans la haute sphĂšre oĂč elle est. Oh ! laissez-moi finir, dit-elle Ă un geste du duc⊠â Ă lâĂ©motion de mon frĂšre, disait mademoiselle dâHĂ©rouville Ă sa niĂšce, il est facile de juger que tu as une sĆur. â⊠Monsieur le duc, ceci fut dĂ©cidĂ© par moi le jour de notre premiĂšre promenade Ă cheval en vous entendant dĂ©plorer votre situation. VoilĂ ce que je voulais vous rĂ©vĂ©ler. Ce jour-lĂ mon sort fut fixĂ©. Si vous nâavez pas conquis une femme, vous aurez trouvĂ© des amis Ă Ingouville, si toutefois vous daignez nous accepter Ă ce titre⊠Ce petit discours, mĂ©ditĂ© par Modeste, fut dit avec un tel charme dâĂąme que les larmes vinrent aux yeux du Grand-Ăcuyer qui saisit la main de Modeste et la baisa. â Restez ici pendant la chasse, rĂ©pondit le duc dâHĂ©rouville, mon peu de mĂ©rite mâa donnĂ© lâhabitude de ces refus ; mais, tout en acceptant votre amitiĂ© et celle du colonel, laissez-moi mâassurer auprĂšs des hommes dâart les plus compĂ©tents, que le dessĂ©chement des laisses dâHĂ©rouville ne fait courir aucuns risques et peut donner des bĂ©nĂ©fices Ă la compagnie dont vous me parlez, avant que jâagrĂ©e le dĂ©vouement de vos amis. Vous ĂȘtes une noble fille, et quoiquâil soit navrant de nâĂȘtre que votre ami, je me glorifierai de ce titre et vous le prouverai toujours, en temps et lieu. â Dans tous les cas, monsieur le duc, gardons-nous le secret ; lâon ne saura mon choix, si toutefois je ne mâabuse pas, quâaprĂšs lâentiĂšre guĂ©rison de ma mĂšre ; car je veux que mon futur et moi nous soyons bĂ©nis de ses premiers regards⊠â Mesdames, dit le prince de Cadignan au moment dâaller se coucher, il mâest revenu que plusieurs dâentre vous avaient lâintention de chasser demain avec nous ; or, je crois de mon devoir de vous avertir que, si vous tenez Ă faire les Dianes, vous aurez Ă vous lever Ă la diane, câest-Ă -dire au jour. Le rendez-vous est pour huit heures et demie. Jâai vu, dans le cours de ma vie, les femmes dĂ©ployant plus de courage souvent que les hommes, mais pendant quelques instants seulement ; et il vous faudrait Ă toutes une certaine dose dâentĂȘtement pour rester pendant toute une journĂ©e Ă cheval, hormis la halte que nous ferons pour dĂ©jeuner, en vrais chasseurs et chasseresses, sur le pouce⊠Ătes-vous bien toujours toutes dans lâintention de vous montrer Ă©cuyĂšres finies ?⊠â Prince, moi jây suis obligĂ©e, rĂ©pondit finement Modeste. â Je rĂ©ponds de moi, dit la duchesse de Chaulieu. â Je connais ma fille Diane, elle est digne de son nom, rĂ©pliqua le prince. Ainsi, vous voilĂ toutes piquĂ©es au jeu⊠NĂ©anmoins, je ferai en sorte, pour mademoiselle de Verneuil et les personnes qui resteront ici, de forcer le cerf au bout de lâĂ©tang. â Rassurez-vous, mesdames, le dĂ©jeuner sur le pouce aura lieu sous une magnifique tente, dit le prince de Loudon quand le Grand-Veneur eut quittĂ© le salon. Le lendemain, au petit jour, tout prĂ©sageait une belle journĂ©e. Le ciel, voilĂ© dâune lĂ©gĂšre vapeur grise, laissait apercevoir par des espaces clairs un bleu pur, et il devait ĂȘtre entiĂšrement nettoyĂ© vers midi par une brise de nord-ouest qui balayait dĂ©jĂ de petits nuages floconneux. En quittant le chĂąteau, le Grand-Veneur, le prince de Loudon et le duc de RhĂ©torĂ©, qui nâavaient point de dames Ă protĂ©ger, virent, en allant les premiers au rendez-vous, les cheminĂ©es du chĂąteau, ses masses blanches se dessinant sur le feuillage brun-rouge que les arbres conservent en Normandie Ă la fin des beaux automnes, et poindant Ă travers le voile des vapeurs. â Ces dames ont du bonheur, dit au prince le duc de RhĂ©torĂ©. â MalgrĂ© leurs fanfaronnades dâhier, je crois quâelles nous laisseront chasser sans elles, rĂ©pondit le Grand-Veneur. â Oui, si elles nâavaient pas toutes un attentif, rĂ©pliqua le duc. En ce moment, ces chasseurs dĂ©terminĂ©s, car le prince de Loudon et le duc de RhĂ©torĂ© sont de la race des Nemrod et passent pour les premiers tireurs du faubourg Saint-Germain, entendirent le bruit dâune altercation, et se rendirent au galop vers le rond-point indiquĂ© pour le rendez-vous, Ă lâune des entrĂ©es des bois de Rosembray, et remarquable par sa pyramide moussue. Voici quel Ă©tait le sujet du dĂ©bat. Le prince de Loudon, atteint dâanglomanie, avait mis aux ordres du Grand-Veneur un Ă©quipage de chasse entiĂšrement britannique. Or, dâun cĂŽtĂ© du rond-point, vint se placer un jeune Anglais de petite taille, blond, pĂąle, lâair insolent et flegmatique, parlant Ă peu prĂšs le français, et dont le costume offrait cette propretĂ© qui distingue tous les Anglais, mĂȘme ceux des derniĂšres classes. John Barry portait une redingote courte serrĂ©e Ă la taille, de drap Ă©carlate Ă boutons dâargent aux armes de Verneuil, des culottes de peau blanches, des bottes Ă revers, un gilet rayĂ©, un col et une cape de velours noir. Il tenait Ă la main un petit fouet de chasse, et lâon voyait Ă sa gauche, attachĂ© par un cordon de soie, un cornet de cuivre. Ce premier piqueur Ă©tait accompagnĂ© de deux grands chiens courants de race, vĂ©ritables Fox-Hound, Ă robe blanche tachetĂ©e de brun clair, hauts sur jarrets, au nez fin, la tĂȘte menue et Ă petites oreilles sur la crĂȘte. Ce piqueur, lâun des plus cĂ©lĂšbres du comtĂ© dâoĂč le prince lâavait fait venir Ă grands frais, commandait un Ă©quipage de quinze chevaux et de soixante chiens de race anglaise qui coĂ»tait Ă©normĂ©ment au duc de Verneuil, peu curieux de chasse, mais qui passait Ă son fils ce goĂ»t essentiellement royal. Les surbordonnĂ©s, hommes et chevaux, se tenaient Ă une certaine distance, dans un silence parfait. Or, en arrivant sur le terrain, John se vit prĂ©venu par trois piqueurs en tĂȘte de deux meutes royales, venues en voiture, les trois meilleurs piqueurs du prince de Cadignan, et dont les personnages formaient un contraste parfait par leurs caractĂšres et leurs costumes français avec le reprĂ©sentant de lâinsolente Albion. Ces favoris du prince, tous coiffĂ©s de leurs chapeaux bordĂ©s, Ă trois cornes, trĂšs plats, trĂšs Ă©vasĂ©s, sous lesquels grimaçaient des figures hĂąlĂ©es, tannĂ©es, ridĂ©es et comme Ă©clairĂ©es par des yeux petillants, Ă©taient remarquablement secs, maigres, nerveux, en gens dĂ©vorĂ©s par la passion de la chasse. Tous munis de ces grandes trompes Ă la Dampierre, garnies de cordons en serge verte qui ne laissent voir que le cuivre du pavillon, ils contenaient leurs chiens et de lâĆil et de la voix. Ces dignes bĂȘtes formaient une assemblĂ©e de sujets plus fidĂšles que ceux Ă qui sâadressait alors le roi, tous tachetĂ©s de blanc, de brun, de noir, ayant chacun leur physionomie absolument comme les soldats de NapolĂ©on, allumant au moindre bruit leurs prunelles dâun feu qui les faisait ressembler Ă des diamants ; lâun, venu du Poitou, court de reins, large dâĂ©paules, bas jointĂ©, coiffĂ© de longues oreilles ; lâautre, venu dâAngleterre, blanc, levrettĂ©, peu de ventre, Ă petites oreilles et taillĂ© pour la course ; tous les jeunes impatients et prĂȘts Ă tapager ; tandis que les vieux, marquĂ©s de cicatrices, Ă©tendus, calmes, la tĂȘte sur les deux pattes de devant, Ă©coutaient la terre comme des sauvages. En voyant venir les Anglais, les chiens et les gens du roi sâentre-regardĂšrent en se demandant ainsi sans dire un mot â Ne chasserons-nous donc pas seuls ?⊠Le service de Sa MajestĂ© nâest-il pas compromis ? AprĂšs avoir commencĂ© par des plaisanteries, la dispute sâĂ©tait Ă©chauffĂ©e entre monsieur Jacquin La Roulie, le vieux chef des piqueurs français, et John Barry, le jeune insulaire. De loin, les deux princes devinĂšrent le sujet de cette altercation, et poussant son cheval, le Grand-Veneur fit tout finir en disant dâune voix impĂ©rative â Qui a fait le bois ? â Moi, monseigneur, dit lâAnglais. â Bien, dit le prince de Cadignan en Ă©coutant le rapport de John Barry. Hommes et chiens, tous devinrent respectueux pour le Grand-Veneur comme si tous connaissaient Ă©galement sa dignitĂ© suprĂȘme. Le prince ordonna la journĂ©e ; car, il en est dâune chasse comme dâune bataille, et le Grand-Veneur de Charles X fut le NapolĂ©on des forĂȘts. GrĂące Ă lâordre admirable introduit dans la VĂ©nerie par le Premier Veneur, il pouvait sâoccuper exclusivement de la stratĂ©gie et de la haute science. Il sut assigner Ă lâĂ©quipage du prince de Loudon sa place dans lâordonnance de la journĂ©e, en le rĂ©servant, comme un corps de cavalerie, Ă rabattre le cerf vers lâĂ©tang ; si, selon sa pensĂ©e, les meutes royales parvenaient Ă le jeter dans la forĂȘt de la Couronne qui borde lâhorizon en face le chĂąteau. Le Grand-Veneur sut mĂ©nager lâamour-propre de ses vieux serviteurs en leur confiant la plus rude besogne, et celui de lâAnglais quâil employait ainsi dans sa spĂ©cialitĂ©, en lui donnant lâoccasion de montrer la puissance des jarrets de ses chiens et de ses chevaux. Les deux systĂšmes devaient ĂȘtre alors en prĂ©sence et faire merveilles Ă lâenvi lâun de lâautre. â Monseigneur nous ordonne-t-il dâattendre encore ? dit respectueusement La Roulie. â Je tâentends bien, mon vieux ! rĂ©pliqua le prince, il est tard ; mais⊠â Voici les dames, car Jupiter sent des odeurs fĂ©tiches, dit le second piqueur en remarquant la maniĂšre de flairer de son chien favori. â FĂ©tiches ? rĂ©pĂ©ta le prince de Loudon en souriant. â Peut-ĂȘtre veut-il dire fĂ©tides, reprit le duc de RhĂ©torĂ©. â Câest bien cela, car tout ce qui ne sent pas le chenil infecte, au dire de monsieur Laravine, repartit le Grand-Veneur. En effet, les trois seigneurs virent de loin un escadron composĂ© de seize chevaux, Ă la tĂȘte duquel brillaient les voiles verts de quatre dames. Modeste, accompagnĂ©e de son pĂšre, du Grand-Ăcuyer et du petit La BriĂšre, allait en avant aux cĂŽtĂ©s de la duchesse de Maufrigneuse que convoyait le vicomte de SĂ©rizy. Puis venait la duchesse de Chaulieu flanquĂ©e de Canalis Ă qui elle souriait sans trace de rancune. En arrivant au rond-point, oĂč ces chasseurs habillĂ©s de rouge et armĂ©s de leurs cors de chasse, entourĂ©s de chiens et de piqueurs, formĂšrent un spectacle digne des pinceaux dâun Van der Meulen, la duchesse de Chaulieu, qui se tenait admirablement Ă cheval, malgrĂ© son embonpoint, arriva prĂšs de Modeste et trouva de sa dignitĂ© de ne point bouder cette jeune personne Ă qui, la veille, elle nâavait pas dit une parole. Au moment oĂč le Grand-Veneur eut fini ses compliments sur une ponctualitĂ© fabuleuse, ĂlĂ©onore daigna remarquer la magnifique pomme de cravache qui scintillait dans la petite main de Modeste, et la lui demanda gracieusement Ă voir. â Câest ce que je connais de plus beau dans ce genre, dit-elle en la montrant Ă Diane de Maufrigneuse ; câest dâailleurs en harmonie avec toute la personne, reprit-elle en la rendant Ă Modeste. â Avouez, madame la duchesse, rĂ©pondit mademoiselle de La Bastie en jetant Ă La BriĂšre un tendre et malicieux regard oĂč lâamant pouvait lire un aveu, que, de la main dâun futur, câest un bien singulier prĂ©sent⊠â Mais, dit madame de Maufrigneuse, en souvenir de Louis XIV, je le prendrais comme une dĂ©claration de mes droits. La BriĂšre eut des larmes dans les yeux et lĂącha la bride de son cheval, il allait tomber ; mais un second regard de Modeste lui rendit toute sa force en ordonnant de ne pas trahir son bonheur. On se mit en marche. Le duc dâHĂ©rouville dit Ă voix basse au jeune RĂ©fĂ©rendaire â JâespĂšre, monsieur, que vous rendrez votre femme heureuse, et si je puis vous ĂȘtre utile en quelque chose, disposez de moi, car je voudrais pouvoir contribuer au bonheur de deux si charmants ĂȘtres. Cette grande journĂ©e oĂč tant dâintĂ©rĂȘts de cĆur et de fortune furent rĂ©solus nâoffrit quâun seul problĂšme au Grand-Veneur, celui de savoir si le cerf traverserait lâĂ©tang pour venir mourir en haut du boulingrin devant le chĂąteau ; car les chasseurs de cette force sont comme ces joueurs dâĂ©checs qui prĂ©disent le mat Ă telle case. Cet heureux vieillard rĂ©ussit au grĂ© de ses souhaits, il fit une magnifique chasse et les dames le tinrent quitte de leur prĂ©sence pour le surlendemain qui fut un jour de pluie. Les hĂŽtes du duc de Verneuil restĂšrent cinq jours Ă Rosembray. Le dernier jour, la Gazette de France contenait lâannonce de la nomination de monsieur le baron de Canalis au grade de commandeur de la LĂ©gion dâHonneur, et au poste de ministre Ă Carlsruhe. Lorsque, dans les premiers jours du mois de dĂ©cembre, madame la comtesse de La Bastie, opĂ©rĂ©e par Desplein, put enfin voir Ernest de La BriĂšre, elle serra la main de Modeste et lui dit Ă lâoreille â Je lâaurais choisi⊠Vers la fin du mois de fĂ©vrier, tous les contrats dâacquisitions furent signĂ©s par le bon et excellent Latournelle, le mandataire de monsieur Mignon en Provence. Ă cette Ă©poque, la famille La Bastie obtint du Roi lâinsigne honneur de sa signature au contrat de mariage et la transmission du titre et des armes des La Bastie Ă Ernest de La BriĂšre, qui fut autorisĂ© Ă sâappeler le vicomte de La Bastie-La-BriĂšre. La terre de La Bastie, reconstituĂ©e Ă plus de cent mille francs de rentes, Ă©tait Ă©rigĂ©e en majorat par lettres patentes que la Cour Royale enregistra vers la fin du mois dâavril. Les tĂ©moins de La BriĂšre furent Canalis et le ministre Ă qui pendant cinq ans il avait servi de secrĂ©taire particulier. Ceux de la mariĂ©e furent le duc dâHĂ©rouville et Desplein Ă qui les Mignon gardĂšrent une longue reconnaissance, aprĂšs lui en avoir donnĂ© de magnifiques tĂ©moignages. Plus tard, peut-ĂȘtre reverra-t-on, dans le cours de cette longue histoire de nos mĆurs, monsieur et madame de La BriĂšre-La-Bastie les connaisseurs remarqueront alors combien le mariage est doux et facile Ă porter avec une femme instruite et spirituelle ; car Modeste, qui sut Ă©viter selon sa promesse les ridicules du pĂ©dantisme, est encore lâorgueil et le bonheur de son mari comme de sa famille et de tous ceux qui composent sa sociĂ©tĂ©. Paris, mars-juillet 1844.