KevinZampa est un candidat de tĂ©lĂ©-rĂ©alitĂ© s'Ă©tant fait connaĂźtre dans L'Île de la Tentation en couple avec Molie. Il Il Qui est KĂ©vin Zampa ? - iPhone Forum - Toute l'actualitĂ© iPhone, iPad, MacOS & Apple Watch France Ô en replay. Tous les Ă©missions en populairesEchappĂ©es belles Chaque semaine, Sophie Jovillard nous embarque dans un voyage itin&233;rant que ce soit &224; l'autre bout du monde ou dans une contr&233;e toute les Ă©mission de RĂ©unions en replay. Ici vous trouverez tous les Ă©pisodes du les Ă©mission de MĂ©tĂ©o en replay. Ici vous trouverez tous les Ă©pisodes du les Ă©mission de L'invitĂ© en replay. Ici vous trouverez tous les Ă©pisodes du L' DiabloToutes les Ă©mission de El Diablo en replay. Ici vous trouverez tous les Ă©pisodes du El ocĂ©anToutes les Ă©mission de Amour ocĂ©an en replay. 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Selonlui, l’ex de Coralie Porrovecchio s’est blessĂ© Ă  la suite de sa chute d’une table en verre sur laquelle il Ă©tait assis. RĂ©sultat, Raphael a reçu de nombreux morceaux de verre

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PrĂ©sidentdu Groupe Janneau. ‘’Nous sommes unis par une vision commune de notre mĂ©tier, mettant en avant les techniques industrielles de pointe au service du respect d’un savoir‑faire artisanal. Nous proposons des produits créés et fabriquĂ©s en France dans nos ateliers.’’. DĂ©couvrir le rĂ©seau Janneau Menuisier CrĂ©ateur. Josef Mengele, photographiĂ© en 1956 en Argentine. Surnom L'ange de la mortComplĂ©mentsSS-HauptsturmfĂŒhrerJosef Rudolf Mengele 16 mars 1911 Ă  GĂŒnzburg enAllemagne – 7 fĂ©vrier 1979 Ă  Bertioga au BrĂ©sil est un medecin nazi allemand et un criminel de guerreIl a Ă©tĂ© actif notamment au camp de concentration d'Auschwitz, participant Ă  la sĂ©lection des dĂ©portĂ©s vouĂ©s Ă  un gazage immĂ©diat et s'est livrĂ© sur de nombreux prisonniers Ă  des expĂ©riences pseudo-scientifiques constituant des crimes de la guerre, il ne fut jamais capturĂ© et vĂ©cut 35 ans enAmĂ©rique latine sous divers pseudonymes, dont celui de Wolfgang Gerhard sous lequel il fut inhumĂ© en 1979 auBrĂ©sil. Il est connu sous le surnom d' ange de la mort »JeunesseJosef Mengele naĂźt Ă  GĂŒnzburg, citĂ© mĂ©diĂ©vale situĂ©e au bord du Danube. Il est le deuxiĂšme enfant et l'aĂźnĂ© des trois fils de Karl Mengele 1881-1959 et de sa femme Walburga nĂ©e Hupfauer, † 1946, de riches industriels bavarois. Ses frĂšres se nomment Karl 1912-1949 et Alois 1914-1974. Enjanvier 1930, il quitte sa ville natale pour rejoindre Munich. C’est dans cette ville qu’il va adopter l’idĂ©ologie nationale socialiste, par conviction, et ambition. Enmars 1931, il entre dans la Stahlhelm, Bund der Frontsoldaten Ligue des Soldats du Front, Casque d’Acier, qui le rapprocha du NSDAP. En octobre 1933, il s’enrĂŽle dans la part ensuite pour Francfort-sur-le-Main, oĂč il Ă©tudie la mĂ©decine. En 1935, il soutient brillamment sa thĂšse surL’Examen morphologique de la partie antĂ©rieure de la mĂąchoire infĂ©rieure dans quatre groupes raciaux, qui soutient grandement ses thĂ©ories eugĂ©nistes et ses visions de la race supĂ©rieure. L’annĂ©e suivante, il passe avec succĂšs l’Examen d’État, et commence Ă  pratiquer Ă  Leipzig. Il obtient son doctorat en 1938, alors qu’il exerçait auprĂšs de l’Institut National Socialiste de Recherche pour la PuretĂ© de la Race. La mĂȘme annĂ©e, il devient Ă©galement membre du NSDAP n° il entre ensuite dans la SS n° et enfin, il Ă©pouse IrĂšne Schönbein le 28 juillet. Peu de temps aprĂšs, il est nommĂ© Ă  l'Institut de Biologie HĂ©rĂ©ditaire et d'HygiĂšne Raciale de Francfort, oĂč il travaille comme assistant d'Otmar von Verschuer, selon lequel le meilleur moyen de repĂ©rer les influences hĂ©rĂ©ditaires Ă©tait d'Ă©tudier les jumeaux ».Du 24 octobre 1938 au 21 janvier 1939, il effectue son service militaire au sein de la Kompanie des GebirgsjĂ€gerregiments 137, puis s’engagea comme membre de la Waffen-SS, en 1940. Il sert comme mĂ©decin militaire sur le front de l'est dans la 5e Panzerdivision SS Wiking. Fin 1942, il est blessĂ© au front Ă  la jambe et est jugĂ© inapte Ă  retourner au combat. Pour son engagement hĂ©roĂŻque au cours des batailles, il est promu au grade de SS HauptsturmfĂŒhrer ; et est dĂ©corĂ© de la croix de fer, puis il est transfĂ©rĂ©, en mai 1943, au Bureau Central SS de l'Administration et de l'Économie, qui supervise les camps de concentration nazis, puis, le 24 mai, il est affectĂ© au camp de concentration d' 10 Ă  AuschwitzMengele est notamment chargĂ©, comme d'autres mĂ©decins SS du camp, de la sĂ©lection des dĂ©portĂ©s qui arrivent au camp ceux qui peuvent travailler sont temporairement gardĂ©s en vie ; les autres, dont les femmes, les enfants et les vieillards, sont immĂ©diatement dirigĂ©s vers les chambres Ă  gaz et exterminĂ©s. Toujours vĂȘtu d'un uniforme bien coupĂ© et de bottes parfaitement cirĂ©es, il fait souvent impression sur les dĂ©tenus par sa politesse et son Ă©lĂ©gance. Lorsqu'il rencontre une rĂ©sistance, il abandonne sa pose Ă©lĂ©gante » pour fouetter de sa cravache ceux qui refusent d'ĂȘtre sĂ©parĂ©s de leur famille ; lorsqu'une mĂšre attaque un SS qui veut la sĂ©parer de sa fille, il l'abat d'un coup de revolver, puis assassine Ă©galement la fille avant d'envoyer la totalitĂ© des dĂ©portĂ©s du convoi vers les chambres Ă  partie des mĂ©decins du camp, Mengele visite rĂ©guliĂšrement les salles de l'hĂŽpital de celui-ci, avec le manteau blanc immaculĂ© qu'il portait par-dessus son uniforme SS, fleurant l'eau de Cologne et sifflant des airs deWagner » au cours de ces inspections, il dĂ©signe, en levant ou en baissant le pouce, les malades vouĂ©s aux chambres Ă  gaz, parfois simplement sur des bases purement esthĂ©tiques », une vilaine cicatrice ou une Ă©ruption cutanĂ©e Ă©quivalant Ă  une condamnation Ă  mort. Lors d'une de ses visites, il fait tracer une ligne horizontale sur un des murs du bloc des enfants et fait gazer ceux dont la taille est infĂ©rieure Ă  la limite qu'il a fixĂ©e. Dans certains cas, il procĂšde lui-mĂȘme et immĂ©diatement Ă  une injection mortelle de phĂ©nol, en prenant un plaisir Ă©vident Ă  son travail ».Mengele utilise Ă©galement sa nomination Ă  Auschwitz comme une occasion de reprendre sa carriĂšre de chercheur scientifique, entamĂ©e Ă  l'universitĂ© de Francfort mais interrompue par la Seconde Guerre mondiale ; l'un de ses projets porte sur l'Ă©tude du noma, maladie qui provoque de graves mutilations faciales et dont il pense qu'elle a un caractĂšre hĂ©rĂ©ditaire, particuliĂšrement frĂ©quent chez les Tziganes. Dans la ligne de son mentor, Otmar von Verschuer, il met Ă©galement en place des programmes de recherche pseudo-scientifiques, portant sur les jumeaux, mais aussi sur les nains, les bossus, les homosexuels
 Dans ce cadre, il se considĂšre comme un scientifique normal » et tient un sĂ©minaire de recherche rĂ©gulier avec ses assistants, auxquels il intĂšgre des dĂ©portĂ©s ayant une formation ses recherches sur le noma, Mengele traite un grand nombre d'enfants souffrant de cette maladie, en leur administrant des vitamines et des sulfamides ; mais dĂšs que les progrĂšs sont suffisants pour attester de l'efficacitĂ© du traitement, il interrompt celui-ci et laisse les enfants quand il n'est pas de service, Mengele inspecte les nouveaux arrivants Ă  la recherche de jumeaux ou supposĂ©s tels il les prĂ©serve de l'extermination immĂ©diate, les installe dans des baraques sĂ©parĂ©es du reste du camp, en conservant leurs effets personnels et, lorsqu'ils sont trĂšs jeunes, sauve leur mĂšre de la chambre Ă  gaz pour s'occuper d'eux. Si Mengele ne permet pas que les jumeaux soient battus ou maltraitĂ©s, il les traite comme des rats de laboratoire, en leur injectant divers produits chimiques ou en leur en appliquant sur la peau, afin de mettre au jour d'Ă©ventuelles diffĂ©rences de rĂ©action ; si des jumeaux tombent malades et que le diagnostic est incertain, il leur fait une injection mortelle pour les autopsier afin de dĂ©terminer les causes exactes de la disparition et dĂ©cĂšsEn janvier 1945, peu avant la libĂ©ration de Cracovie par l'ArmĂ©e rouge, Mengele quitte le camp et rejoint sa BaviĂšre natale. Sa famille l'y accueille en soldat qui a fait son devoir. Peu sont ceux qui lui rĂ©clament des dĂ©tails sur ses annĂ©es de services et pendant prĂšs de cinq ans, il vit les tĂ©moins aux procĂšs des criminels de guerre commencent Ă  citer son nom. Ses anciens collĂšgues, son chauffeur SS, rĂ©vĂšlent des dĂ©tails toujours plus accablants. Les AmĂ©ricains, qui contrĂŽlent la zone de GĂŒnsburg et qui jusque-lĂ  avaient ignorĂ© le personnage, commencent Ă  s'y intĂ©resser. Mengele estime qu'il est temps de disparaĂźtre. Au dĂ©but de l'annĂ©e 1951, Mengele franchit clandestinement le col de Reschen et gagne Merano. De multiples dĂ©tours le conduisent en Espagne d'oĂč il s'embarque pour l'AmĂ©rique latine. Il arrive Ă  Buenos Aires en 1952 oĂč il ouvre quelques mois plus tard un cabinet mĂ©dical dans un quartier rĂ©sidentiel. Mengele n'a pas de permis de travail mais ce n'est pas un problĂšme il a d'excellentes relations avec la police du prĂ©sident Juan PerĂłn et compte de nombreux amis dans l'influente colonie 1954, sĂ»r de sa retraite, il expĂ©die une demande de divorce Ă  Fribourg-en-Brisgau, son dernier lieu de rĂ©sidence avec sa femme. Une erreur qui permettra Ă  Simon Wiesenthal de retrouver sa trace en 1959. Insouciant, Mengele frĂ©quente allĂšgrement les cercles mondains de Buenos Aires et Ă©pouse en seconde noces la femme de son frĂšre Karl, mort pendant la guerre. Mais le 16 septembre 1955, le rĂ©gime de Peron s'effondre. Leur protecteur disparu, la plupart des nazis rĂ©fugiĂ©s en Argentine Ă©migrent alors au Paraguay voisin. Mengele en fait partie mais la situation se stabilisant en Argentine, il revient s'y installer. Aucune poursuite n'Ă©tant entreprise contre lui dix ans aprĂšs la capitulation nazie, il prend la direction de la succursale argentine de l'entreprise familiale sous sa vĂ©ritable dĂ©but de l'annĂ©e 1959, le pĂšre de Mengele meurt. Mengele n'hĂ©site pas Ă  rentrer Ă  GĂŒnsburg pour assister aux obsĂšques. Personne ne songe alors Ă  le dĂ©noncer. Mais depuis quelques mois a commencĂ© en Allemagne le grand procĂšs d'Auschwitz et bientĂŽt son nom est citĂ© parmi les principaux accusĂ©s. Le 5 juillet 1959, le procureur de Fribourg-en-Brisgau lance un mandat d'arrĂȘt contre lui. Une demande d'extradition est formulĂ©e mais les Argentins prĂ©tendent ne pas connaĂźtre son adresse. Simon Wiesenthal prend alors l'affaire en main et demande Ă  un de ses informateurs Ă  Buenos Aires de dĂ©couvrir l'adresse exacte de Mengele, ce qui est fait le 30 dĂ©cembre 1959. Deux demandes d'extraditions se heurteront Ă  un refus poli le passĂ© de Mengele est jugĂ© comme relevant du dĂ©lit politique, ce qui sur un continent oĂč les coups d'État se succĂšdent, ne constitue pas un motif lĂ©gitime pour une a de toute maniĂšre pris les devants. AlertĂ© dĂšs le dĂ©but des procĂ©dures engagĂ©es contre lui, il s'est rendu au Paraguay dont il a acquis la nationalitĂ© le 27 novembre 1959. Le tĂ©moignage de deux de ses amis, le baron Alexandre von Eckstein et l'homme d'affaire Werner Jung, lui ont permis de prouver qu'il rĂ©side dans le pays depuis plus de cinq ans, condition prĂ©alable Ă  l'obtention de la nationalitĂ©. Muni de ce sauf-conduit rassurant, Mengele rentre Ă  Buenos Aires et attend la suite des Ă©vĂ©nements. Mais la passivitĂ© des Argentins pousse les agents israĂ©liens, qui ont rĂ©cemment retrouvĂ© et enlevĂ© Adolf Eichmann, Ă  agir. Ils resserrent la surveillance autour de sa villa et se prĂ©parent Ă  l'enlever aussi. Mais Mengele leur est briĂšvement aperçu Ă  San Carlos de Bariloche, station de villĂ©giature Ă  proximitĂ© de la frontiĂšre chilienne, avant de disparaĂźtre de nouveau. Entre-temps, l'Argentine s'est dĂ©cidĂ©e Ă  lancer un mandat d'arrĂȘt contre lui, et la piste de Mengele se perd dans la forĂȘt brĂ©silienne. Pendant plus d'un an, il restera introuvable. En avril 1961, un informateur, ancien membre des SS dont il s'est vite dĂ©solidarisĂ©, alerte Wiesenthal Mengele a Ă©tĂ© repĂ©rĂ© en Égypte oĂč il se prĂ©pare Ă  gagner la CrĂšte ou une des Ăźles voisines. Les services israĂ©liens s'activent mais Mengele parvient Ă  nouveau Ă  s' que l'AmĂ©rique latine est le seul endroit oĂč il sera en sĂ©curitĂ©, Mengele est de retour au Paraguay en1962. Sa femme et son fils sont restĂ©s en Europe, oĂč ce dernier poursuit ses Ă©tudes. Simon Wiesenthal les localise sans peine mais l'enquĂȘte rĂ©vĂšle que Mengele n'est pas sur place, mĂȘme de façon Ă©pisodique. Mengele est en effet Ă AsunciĂłn, la capitale du Paraguay, vĂ©ritable refuge pour anciens nazis. En juillet 1962, le Paraguay reçoit Ă  son tour une demande d'extradition. Craignant que sa nouvelle nationalitĂ© ne le protĂšge pas suffisamment, Mengele se retire dans une province reculĂ©e prĂšs de la veille de NoĂ«l 1963, Rolf Mengele nĂ© en 1944, le fils du Dr Mengele, prĂ©vient ses camarades qu'il doit se rendre en Italie pour rencontrer un proche parent qui vit depuis de nombreuses annĂ©es en AmĂ©rique du Sud. Lorsque Simon Wiesenthal, prĂ©venu trop tard, arrive Ă  l'hĂŽtel milanais oĂč le jeune homme est descendu, il apprend que la note a Ă©tĂ© rĂ©glĂ©e par le Dr Gregor Gregory, une des nombreuses identitĂ©s dont use aoĂ»t 1966, Ă  Hohenau, petite station de villĂ©giature prisĂ©e des Paraguayens, six hommes font irruption dans l'hĂŽtel Tirol Ă  la recherche du Dr Fritz Fischer. Lorsqu'ils arrivent dans la chambre de celui-ci, elle est vide, l'homme s'est Ă©chappĂ© par les toits et ses poursuivants israĂ©liens ont encore ratĂ© leur finit sa vie dans un deux-piĂšces cuisine de la banlieue de SĂŁo Paulo, complĂštement reclus, sans aucune relation sociale de peur d'ĂȘtre reconnu, vivant chichement des subsides envoyĂ©s par sa famille ou d'anciens tous les efforts internationaux pour le trouver, Mengele ne fut jamais pris et aprĂšs 34 ans de fuite, il meurt noyĂ© au BrĂ©sil en 1979, foudroyĂ© par une attaque cardiaque durant une baignade Ă  Bertioga. Sa tombe fut localisĂ©e en 1985 par un effort combinĂ© des autoritĂ©s amĂ©ricaines, allemandes et sud-amĂ©ricaines. AprĂšs exhumation, il fut identifiĂ© en 1992 par des tests gĂ©nĂ©tiques sur ses os mĂąchoire rĂ©alisĂ©s par les lĂ©gistes de l'UNICAMP UniversitĂ© d'État de Campinas ; l’anthropologue Clyde Snow a confirmĂ© l'identitĂ© de les services israĂ©liens, Mengele ne constitue pas le pire des criminels nazis. D'autres mĂ©decins, tels Carl Clauberg ou Horst Schumann, lui sont bien supĂ©rieurs en ce domaine. De la mĂȘme maniĂšre, son rang dans la SS Ă©tait modeste et ses recherches n'ont jamais attirĂ© l'attention d'Himmler, le chef suprĂȘme de la SS peu rĂ©ticent Ă  ce genre d'expĂ©riences. Cependant il a des centaines de victimes Ă  son actif ; rien que pour ses expĂ©riences sur les jumeaux, il fait 111 victimes. D'avoir Ă©chappĂ© si longtemps aux polices les plus expĂ©rimentĂ©es a certes contribuĂ© Ă  faire de Mengele un personnage mĂ©diatique, mais il restera avant tout dans les mĂ©moires et dans l'histoire du xxe siĂšcle au mĂȘme titre que le Japonais Shirƍ Ishii qui dirigeait l'UnitĂ© 731 en Chine occupĂ©e comme l'un des pires symboles de la mĂ©decine dĂ©voyĂ©e et criminelle Ă  l'Ɠuvre sous le TroisiĂšme 1935, Mengele a soutenu sa thĂšse d'anthropologie qui porte sur 1' examen radio morphologique de la partie antĂ©rieure de la mĂąchoire infĂ©rieure dans quatre groupes raciaux ». Ses conclusions, absurdes d'un point de vue scientifique, veulent prouver la "supĂ©rioritĂ©" de l'EuropĂ©en de type nordique, incarnation parfaite de la race 1940 et 1943, Joseph Mengele sert notamment dans la Waffen SS. A la suite d'une blessure sur le front de l'Est qui le rend mĂ©dicalement inapte au combat, il rentre en Allemagne Il est promu au grade de Hauptsturmfiirhrer, de capitaine, et reçoit quatre arrive Ă  Auschwitz le 30 mai 1943, avec la fonction de mĂ©decin-chef de fait-il Ă  Auschwitz ?Il participe aux sĂ©lections des dĂ©portĂ©s valides au travail » Ă  l'arrivĂ©e des convois. Il dĂ©ploie ici une Ă©nergie et un zĂšle peu communs afin de remplir les chambres Ă  gaz. Des tĂ©moins l'ont vu abattre lui mĂȘme une mĂšre qui refusait d'ĂȘtre sĂ©parĂ©e de ses utilise les dĂ©portĂ©s pour ses expĂ©riences mĂ©dicales. Il fait mettre les jumeaux dans des blocks Ă  part des baraques. Il les examine, les mesure, les tue pour dissĂ©quer leur cadavres. Ces expĂ©riences n'apportent rien, ne dĂ©bouchent sur rien, mais il les continue, dans une sorte de dĂ©lire, d'obsession. Son objectif est de faciliter la reproduction des soi-disant "ĂȘtres supĂ©rieurs que seraient les "aryens", les Allemands. Il fait une sorte de catalogue des traits physiques mais n'est aucunement un prĂ©curseur de la gĂ©nĂ©tique. C'est plutĂŽt une sorte de collectionneur d'anomalies et Perla Moshkowitz, deux jumelles naines, ont survĂ©cu parce que Mengele s'intĂ©ressait Ă  elles. AprĂšs la guerre, le "docteur" Mengele rĂ©ussit Ă  fuir et serait mort en 1979 au tĂ©moignage d'une infirmiĂšre sur le dĂ©lire raciste des expĂ©riences inutiles du Docteur Mengele Je me rappelle la petite Dagmar. Elle Ă©tait nĂ©e Ă  Auschwitz en 1944 de mĂšre autrichienne et j'avais aidĂ© Ă  la mettre au monde. Elle est morte aprĂšs que Mengele lui eut fait des injections dans les yeux pour essayer d'en changer la couleur. La petite Dagmar devait avoir des yeux bleus !... »TĂ©moignage d'Ella Lingens, infirmiĂšre polonaise dĂ©portĂ©e Ă  Auschwitz, citĂ© par H. Langbein, Hommes et femmes Ă  Auschwitz, Paris, Fayard, 1975AprĂšs la guerre, une commission d'enquĂȘte sur les Crimes allemands en Pologne rapporte qu'il y eut d'autres expĂ©riences, tout aussi inutiles, menĂ©es par d'autres mĂ©decins nazis Il y a des preuves irrĂ©futables qui dĂ©montrent que certaines expĂ©riences ont Ă©tĂ© faites sur des hommes vivants. Ce sont les dĂ©positions de plusieurs tĂ©moins et le compte rendu de la sĂ©ance de la Section de chirurgie du 16 dĂ©cembre 1943 qui cite notamment 90 castrations, 10 ablations d'ovaires et une ablation de l'oviducte. Les expĂ©riences avaient lieu dans le Block 10 du camp principal. On peut les classer comme suit expĂ©riences visant Ă  l'examen du cancer, expĂ©riences de stĂ©rilisation, expĂ©riences hĂ©matologiques et sĂ©rologiques. Le plus souvent, des juives Ă©taient employĂ©es Ă  cet effet. Beaucoup d'entre elles furent Ă  plusieurs reprises l'objet d'expĂ©riences. On constata, aprĂšs quelques essais, qu'une fois opĂ©rĂ©es, les femmes n'Ă©taient plus bonnes pour les expĂ©riences et dĂšs lors on les expĂ©diait directement aux chambres Ă  gaz. Les expĂ©riences de stĂ©rilisation au moyen de rayons Ă©taient l'oeuvre du professeur Schumann de Berlin, lieutenant d'aviation de la Wehrmacht. Beaucoup de femmes vomissaient violemment aprĂšs de telles expĂ©riences, beaucoup moururent peu aprĂšs. Au bout de trois mois, chaque opĂ©rĂ©e subissait encore deux opĂ©rations de contrĂŽle, pendant lesquelles une partie de leurs organes Ă©tait incisĂ©e afin d'en vĂ©rifier l'Ă©tat. C'est probablement Ă  la suite de transformations hormonales provoquĂ©es par ces opĂ©rations que les jeunes filles vieillissaient prĂ©cocement et faisaient l'impression de femmes aux hommes, un testicule seulement Ă©tait soumis Ă  l'insolation. AprĂšs cette opĂ©ration, ils retournaient aux Blocks gĂ©nĂ©raux et, aprĂšs un repos d'une journĂ©e seulement, ils Ă©taient remis au travail, sans qu'on tienne compte de leur Ă©tat de santĂ©. Beaucoup d'entre eux succombaient Ă  la premiĂšre expĂ©rience. Ceux qui y avaient survĂ©cu Ă©taient au bout d'un mois castrĂ©s par le mĂȘme Schumann, qui collectionnait les testicules coupĂ©s et les expĂ©diait Ă  Berlin. On choisissait pour ces expĂ©riences des hommes et des femmes jeunes et robustes, le plus souvent des juifs de GrĂšce. Au cours d'une sĂ©ance, trente femmes environ Ă©taient soumises Ă  l'insolation. De telles sĂ©ances Ă©taient organisĂ©es par Schumann deux ou trois fois par semaine. Mais c'est le professeurClauberg, gynĂ©cologue allemand, qui fut le principal expĂ©rimentateur sur des ĂȘtres humains vivants. »Les Crimes allemands en Pologne, Varsovie, 1948,rapport de la commission gĂ©nĂ©rale d'enquĂȘte sur les crimes allemands en PologneExpĂ©rience mĂ©dicale » pratiquĂ©e sur un cobaye humain dans la camp de Dachau Il s'agissait de tester la rĂ©sistance du corps humain Ă  la pression atmosphĂ©rique. Tableau des expĂ©riences "pseudo-mĂ©dicales" rĂ©alisĂ©es dans les camps Auschwitz ExpĂ©riences de stĂ©rilisation sur des femmes par injections intra utĂ©rinesExpĂ©riences de stĂ©rilisation sur des hommes et des femmes au moyen de rayons X 150 expĂ©riencesEtude de l'Ă©volution du cancer de la matrice au moins 50 victimesExpĂ©riences sur les phlegmons au moins 30Examens de l'atrophie du foieModification dans l'organisme sous l'influence de la faimExpĂ©riences sur les jumeaux 111 victimesExpĂ©riences avec de la mescaline obtention des aveuxExpĂ©riences Ă  l'aide de brĂ»lures 16 victimesExpĂ©riences par Ă©lectrochocs, sur des aliĂ©nĂ©sExpĂ©riences avec le sĂ©rum sanguin, afin d'obtenir un titre d'agglutination plus Ă©levĂ©, mĂ©lange de sang des groupes A II et B IIIExpĂ©riences sur la malariaFabrication de moulages en plĂątre d'organes gĂ©nitaux fĂ©minins prĂ©levĂ©s sur les dĂ©portĂ©esBuchenwaldExpĂ©riences de "traitement" au phĂ©nolEssais de vaccins de typhus exanthĂ©matiqueControle du vaccin de la fiĂšvre jaune 485 cobayes humainsImmunisation avec des vaccins de Frankel gangrĂšne gazeuse 15 victimesExpĂ©riences sur des hormonesExpĂ©riences sur la pervitineExpĂ©rience sur des bombes incendiaires au caoutchouc phosphoreux 5 victimesEssais de vaccins de typhus exanthĂ©matiqueExpĂ©riences en grand nombre sur des vaccins ou pseudo - vaccins contre la dysenterie, l'hĂ©patite Ă©pidĂ©mique, la tuberculose...ExpĂ©riences en grand nombre sur des vaccins ou pseudo-vaccins contre la dysenterie, l'hĂ©patite Ă©pidĂ©mique, la tuberculose...Dachau ExpĂ©riences de ponction du foie 175 victimes environExpĂ©riences sur la malaria cobayes humainsExpĂ©riences d'absorption d'eau de mer 40 victimesExpĂ©riences de basses pressions plus de 200 victimesExpĂ©riences sur le froid 250 victimesExpĂ©riences sur la tuberculose 114 victimesOpĂ©rations chirurgicales expĂ©rimentales inutilesEssais d'alimentationEmploi de la mescalineCristallisation du sang par solutionExpĂ©riences de ponction du foie 175 victimes environExpĂ©riences sur la malaria cobayes humainsExpĂ©riences d'absorption d'eau de mer 40 victimesExpĂ©riences de basses pressions plus de 200 victimesExpĂ©riences sur le froid 250 victimesExpĂ©riences sur la tuberculose 114 victimesOpĂ©rations chirurgicalesExpĂ©rimentales inutilesEssais d'alimentationEmploi de la mescalineCristallisation du sang par solution ExpĂ©riences de stĂ©rilisation sur des femmes par injections intra utĂ©rinesExpĂ©riences de stĂ©rilisation sur des hommes et des femmes au moyen de rayons X 1500 expĂ©riencesEtude de l'Ă©volution du cancer de la matrice au moins 50 victimesExpĂ©riences sur les phlegmons au moins 30Examens de l'atrophie du foieModification dans l'organisme sous l'influence de la faimExpĂ©riences sur les jumeaux 111 victimesExpĂ©riences avec de la mescaline obtention des aveuxExpĂ©riences Ă  l'aide de brĂ»lures 16 victimesExpĂ©riences par Ă©lectrochocs, sur des aliĂ©nĂ©sExpĂ©riences avec le sĂ©rum sanguin, afin d'obtenir un titre d'agglutination plus Ă©levĂ©, mĂ©lange de sang des groupes A II et B IIIFabrication de moulages en plĂątre d'organes gĂ©nitaux fĂ©minins prĂ©levĂ©s sur les dĂ©portĂ©esMauthausen MĂȘmes expĂ©riences sur les vaccins victimesExpĂ©riences avec des poux contaminantsNatzweiler SchirmeckExpĂ©riences sur le typhusExpĂ©riences sur l'ypĂ©rite et le phosgĂšne 300 victimesExpĂ©rience avec l'urotropineExpĂ©riences menĂ©es par les professeurs Hirt, Bickenbach et Letz, de l'UniversitĂ© allemande de Starsbourg, dans une section spĂ©ciale appelĂ©e "HĂ©ritage des ancĂȘtres"ExpĂ©riences menĂ©es par les professeurs Hirt, Bickenbach et Letz, de l'UniversitĂ© allemande de Strasbourg, dans une section spĂ©ciale appelĂ©e "HĂ©ritage des ancĂȘtres"NeuengammeExpĂ©riences de dĂ©sintoxication de l'eau potable polluĂ©e par des substances toxiques plus de 150 victimesRavensbrĂŒckExpĂ©riences sur la gangrĂšne gazeuse 75 victimesExpĂ©riences sur la rĂ©gĂ©nĂ©ration des muscles, des nerfs et des os nombre inconnu de victimesExpĂ©riences de stĂ©rilisation de femmesExpĂ©riences de greffes de peauExpĂ©riences mystĂ©rieuses avec une poudre blanche non identifiĂ©eA RavensbrĂŒck, les dĂ©portĂ©es soumises Ă  ces expĂ©riences Ă©taient appelĂ©es les "lapins".SachsenhausenExpĂ©riences avec des balles de nitrate d'acotinine 6 victimesExpĂ©riences pour ralentir le rythme cardiaqueExpĂ©riences sur les diffĂ©rences sĂ©rologiques des "races" 47 victimes tziganesExpĂ©rience avec du cyanure de potassium 1 victime avĂ©rĂ©e au crĂ©matoriumExpĂ©riences sur les intoxications saturnines insensibles dues Ă  l'absorption d'eau provenant des conduites de plombExpĂ©riences avec des sulfamidesEssais d'alimentationExpĂ©riences avec des balles de nitrate d'acotinine 6 victimesExpĂ©riences pour ralentir le rythme cardiaqueExpĂ©riences avec l'ypĂ©rite gaz moutardeExpĂ©riences sur les diffĂ©rences sĂ©rologiques des "races" 47 victimes tziganesExpĂ©rience avec du cyanure de potassium 1 victime avĂ©rĂ©e au crĂ©matoriumExpĂ©riences de vessies artificiellesExpĂ©riences sur les intoxications saturnines insensibles dues Ă  l'absorption d'eau provenant des conduites de plombExpĂ©riences avec des sulfamidesL'Ahnenerbe, une sociĂ©tĂ© criminelle qui organisait les expĂ©riences mĂ©dicales »Ahnenerbe — ou HĂ©ritage des AncĂȘtres — dont le siĂšge Ă©tait installĂ© 16, PĂ»cklerstrasse Ă  Berlin-Dahlem et qui Ă©tait chargĂ©e Ă  partir de 1935 d'Ă©tudier tout ce qui avait trait Ă  l'esprit, aux actes, aux traditions, aux caractĂ©ristiques et Ă  l'hĂ©ritage de la soi-disant race nordique indo-germanique ». Le 1er janvier 1939, elle reçut un statut nouveau qui la chargea de recherches scientifiques, lesquelles aboutirent aux expĂ©riences dans les 1er janvier 1942, la sociĂ©tĂ© fut rattachĂ©e Ă  l'Ă©tat-major personnel de Himmler et devint un organisme S. S. Le ComitĂ© directeur comprenait Himmler, prĂ©sident, le Dr Wuest, recteur de l'UniversitĂ© de Munich, et Sievers, ancien libraire devenu colonel S. S., secrĂ©taire de la sociĂ©tĂ©, qui joua un rĂŽle trĂšs important. C'est l'Ahnenerbe qui, sur les instructions de Himmler, provoqua, organisa et finança la plupart desexpĂ©riences. L'Ahnenerbe prit un dĂ©veloppement Ă©norme et disposa finalement de cinquante Instituts scientifiques spĂ©cialisĂ©s. Le point de dĂ©part des expĂ©riences paraĂźt ĂȘtre une demande adressĂ©e Ă  Himmler par le Dr Sigmund Rascher »La passion de Himmler pour les expĂ©riences scientifiques, ou plutĂŽt pseudo-scientifiques », spĂ©cialement dans le domaine des recherches raciales, l'avait amenĂ© Ă  crĂ©er en 1933 la sociĂ©tĂ© A la LibĂ©ration, la dĂ©couverte des traces des expĂ©riences, Ă  Strasbourg Compte-rendu du Commandant RAPHAËL, du Service CinĂ©matographique des vendredi 1er dĂ©cembre 1944, au cours d'une visite Ă  l'HĂŽpital Civil de Strasbourg pour rechercher du matĂ©riel photographique provenant de l'Institut allemand, le Commandant RaphaĂ«l, du Service CinĂ©matographique de l'ArmĂ©e, a constatĂ© la prĂ©sence dans le sous-sols du bĂątiment de l'Institut d'Anatomie de cadavres entassĂ©s, dans des cuves peines d' cadavres Ă©taient destinĂ©s aux expĂ©riences du Professeur Hirth, Directeur de l'Institut. D'aprĂšs les dĂ©clarations des employĂ©s alsaciens Peter, Wagner et Gabel, ces corps auraient Ă©tĂ© livrĂ©s Ă  l'Institut, sur la demande du Professeur Hirth, par un camp d'internĂ©s politiques Schirmeck ou Struthof.Sur 120 cadavres commandĂ©s, 86 ont Ă©tĂ© livrĂ©s dans la mĂȘme journĂ©e, en plusieurs fois Ă  5h du corps Ă©taient transportĂ©s nus, Ă  raison de 50 par de leur dĂ©chargement, les tĂ©moins ont pu constater que les cadavres prĂ©sentaient les caractĂ©ristiques suivantes Ils Ă©taient encore tiĂšdes et ne prĂ©sentaient pas la raideur cadavĂ©rique. Leurs yeux Ă©taient congestionnĂ©s et rouges. Ils portaient un matricule tatouĂ© sur le bras. Ils comprenaient 30 femmes de tous part, il est Ă  signaler qu'il a Ă©tĂ© trouvĂ© dans le laboratoire du Professeur une bombe puissante Ă  oxygĂšne liquide 10kgs destinĂ©e Ă  provoquer la destruction de toute l'installation, et Ă  faire disparaĂźtre ainsi toute trace compromettante. L'Avance rapide de l'armĂ©e Leclerc a empĂȘchĂ© la rĂ©alisation de ce projet. Toutefois, le Professeur Hirth a rĂ©ussi Ă  s'enfuir, mais une partie de ses assistants sont restĂ©s sur personnes dont les noms suivent sont Ă  mĂȘme de fournir tous dĂ©tails complĂ©mentaires sur cette affaire et de servir de tĂ©moins 1- ElĂ©ments alsaciens ayant dĂ©noncĂ© les agissements du Professeur et continuant leur service Ă  l'HĂŽpital Civil Pater, Wagner, - ElĂ©ments allemands internĂ©s ou surveillĂ©s Mlle Seepe, secrĂ©taire du Professeur Hirth ; M. et Mme Bong, assistants du Bong devait ĂȘtre fusillĂ©, et n'a pas Ă©tĂ© exĂ©cutĂ©, afin de servir de tĂ©moin. Il est rĂ©sumĂ© Le nombre de cadavres, la maniĂšre anormale dont ces corps ont Ă©tĂ© amenĂ©s Ă  l'hĂŽpital, les prĂ©cautions prises pour pouvoir faire disparaĂźtre toutes traces de ces installations, enfin, les dĂ©clarations des employĂ©s attachĂ©s Ă  ce service, prouvent que le Professeur Hirth Ă©tait un triste personnage dont l'activitĂ© est Ă  mettre en semble qu'on se trouve en face d'une manifestation de la barbarie IshiiIshii en Ishii 石äș• 曛郎, Ishii Shirƍ, 1892-1959 Ă©tait le lieutenant-gĂ©nĂ©ral de l’unitĂ© 731, chargĂ©e de la recherche sur les armes bactĂ©riologiques pendant la Seconde Guerre sino-japonaise. Il poussa le Japon Ă  adopter une stratĂ©gie de guerre bactĂ©riologique alors que le pays Ă©tait signataire de la Convention de GenĂšve de 1925 interdisant le recours aux armes chimiques. Il fut la clĂ© de voĂ»te de l'organisation de programmes massifs d'expĂ©rimentations biomĂ©dicales, sur des cobayes humains notamment. Il fut Ă  ce titre suspectĂ© de crimes de et annĂ©es d'Ă©tudes 1892-1920Shiro Ishii naĂźt le 25 juin 1892 dans l’ancien village de Chiyoda dans la prĂ©fecture de Chiba au Japon Ă  deux heures de voiture du centre actuel de Tokyo dans une famille de riches propriĂ©taires terriens. Il entre au dĂ©partement de mĂ©decine de l’universitĂ© impĂ©riale de Kyƍto en 1916 et en sort diplĂŽmĂ© en dans l'armĂ©e 1922-1932Il rejoint l'armĂ©e en tant que Chirurgien Lieutenant peu aprĂšs avoir obtenu son diplĂŽme, obtenant son transfert durant l'Ă©tĂ© 1922 Ă  l'hĂŽpital de la PremiĂšre ArmĂ©e de cette Ă©poque, il apparaĂźt brillant, charismatique, parfois instable, versatile, extravagant et ambitieux. Il est aussi ultra-nationaliste, cherchant avec ferveur Ă  faire du Japon un leader en Asie. Son travail le distingue aux yeux de ses supĂ©rieurs, qui le renvoient en 1924 Ă  l'UniversitĂ© de Kyoto, prĂ©parer un doctorat. L'annĂ©e suivante, Shiro Ishii et sa femme, la fille du directeur de l'UniversitĂ© impĂ©riale de Tokyo, donnent naissance Ă  leur fille aĂźnĂ©e Harumi Ishii. Un an plus tard, Shiro Ishii obtient son doctorat en cours de ses travaux scientifiques, Shiro Ishii tombe sur un rapport qui va changer sa vie Ă©crit par le Premier Lieutenant de Seconde Classe Harada, ce rapport se concentre sur les armes bactĂ©riologiques, au cƓur de la ConfĂ©rence de GenĂšve de 1925 Ă  laquelle Harada, en tant que membre du Bureau de la Guerre, a assistĂ©. Ishii y voit un potentiel Ă©norme pour l'armĂ©e japonaise et dĂ©cide de s'y de plusieurs sociĂ©tĂ©s secrĂštes influentes dans les milieux militaires, son charisme et ses talents de persuasion le font vite remarquer auprĂšs des personnalitĂ©s influentes de l'armĂ©e, notamment l'ex-gĂ©nĂ©ral Chirurgien de l'armĂ©e et ex-ministre de la santĂ©, Koizumi Chikahiko, qui lui obtient le poste de Professeur d'Immunologie Ă  l'UniversitĂ© mĂ©dicale militaire de Tokyo, l'Ă©cole mĂ©dicale militaire la plus prestigieuse du dĂ©but de l’annĂ©e 1928, il fait un voyage de 2 ans en Europe et en AmĂ©rique oĂč il se lance dans des recherches intensives sur les effets des armes bactĂ©riologiques et des armes chimiques. Il y Ă©tudie notamment les armes chimiques utilisĂ©es pendant la Grande Guerre, visitant plusieurs instituts mĂ©dicaux europĂ©ens, canadiens et 1930, de retour d'Europe, Ishii est promu commandant. Ses recherches sur les armes bactĂ©riologiques suscitent l'intĂ©rĂȘt des hautes sphĂšres militaires. Devant l'infĂ©rioritĂ© du Japon par rapport aux États-Unis et Ă  l'URSS en termes de population et de capacitĂ© de production de guerre, les armes bactĂ©riologiques apparaissent en effet comme une solution pour inverser le rapport de force. Dans ce contexte, Shiro Ishii reçoit le soutien du Ministre de la Guerre Araki Sadao, du chef du bureau militaire des Affaires Nagata Tetsuzan et de colonels de factions ultra-nationalistes. GrĂące Ă  ses contacts, Shiro Ishii monte rĂ©guliĂšrement en grade tous les trois ans jusqu'Ă  obtenir le grade de Lieutenant GĂ©nĂ©ral en 1930.Il intĂšgre en 1930 le service de la prĂ©vention des Ă©pidĂ©mies de l’école de mĂ©decine de l’armĂ©e. Il s'intĂ©resse alors autant Ă  la prĂ©vention des maladies qu'Ă  la mise au point des armes bactĂ©riologiques. Il commence Ă  cette date Ă  conduire secrĂštement des expĂ©riences sur des cobayes humains non consentants dans son laboratoire Ă  1931, il invente un filtre Ă  eau capable de nettoyer l’eau des bactĂ©ries, dispositif utilisĂ© dans la Marine impĂ©riale expĂ©rimentations 1932-1945Article dĂ©taillĂ© UnitĂ© 1930, rĂ©alisant que Tokyo n'est pas l'endroit appropriĂ© pour conduire des expĂ©rimentations Ă  grande Ă©chelle, Shiro Ishii voit dans le Mandchoukouo l'endroit adaptĂ© Ă  ses projets et commence les opĂ©rations en le stade de Harbin, le village de Beiyinhe de 1932 Ă  1936En 1932, il reçoit la permission du ministre de l'ArmĂ©e, Sadao Araki, de dĂ©velopper un programme de recherche bactĂ©riologique et de mener des expĂ©riences sur les humains. Il dirige donc de 1932 Ă  1934 le “laboratoire de recherches sur la prĂ©vention des Ă©pidĂ©mies” chargĂ© en rĂ©alitĂ© d'Ă©tudier les armes bactĂ©riologiques, qu'il installe d'abord en 1932 Ă  Harbin, ville cosmopolite du Nord de la Mandchourie, non loin de la frontiĂšre sino-russe. Il achĂšte de nombreux bĂątiments, dispose d'un personnel 300 hommes et d'un Ă©quipement importants, et un budget lui est confiĂ© 200 000 yens. Les recherches sur les armes bactĂ©riologiques restent secrĂštes et la structure est dĂ©signĂ©e sous le nom d'UnitĂ© Togo 東郷郚隊, Tƍgƍ Butai. Il devient vite manifeste cependant qu'Harbin est encore trop ouverte pour prĂ©server le secret des expĂ©riences. Le choix se porte alors, fin 1932, sur Beiyinhe, petite ville isolĂ©e Ă  60 kilomĂštres au sud de Harbin. Shiro Ishii y fait construire un bunker-laboratoire gigantesque surnommĂ© “La Forteresse Zhongma”. Il mĂšne des expĂ©riences sur des prisonniers politiques et lorsque ces derniers viennent Ă  manquer, sur d'autres prisonniers. Il doit cependant interrompre les expĂ©riences qui s'y dĂ©roulent fin 1934 Ă  cause d'une rĂ©volte des cobayes humains et de l'explosion d'un dĂ©pĂŽt de munition voisin qui endommage les installations. Certains prisonniers-cobayes s'Ă©tant Ă©chappĂ©s, le secret de l'opĂ©ration est menacĂ©. Shiro Ishii obtient alors la construction d'un nouvel ensemble de 70 bĂątiments Ă  Pingfang Ă  24 kilomĂštres au sud de Harbin.Le camp de Pingfang Ishii bĂ©nĂ©ficie du soutien, dont le caractĂšre volontaire ou involontaire reste inconnu, de l'Empereur Hirohito qui, le 1er octobre 1936, passe un dĂ©cret impĂ©rial Ă©tablissant une nouvelle unitĂ© de l'armĂ©e, la Boeki Kyusui Bu ou Administration de fourniture d’eau et de prophylaxie de l’armĂ©e du Guandong ». Ishii est promu colonel lors de l'ouverture du nouveau centre en l'UnitĂ© effectue effectivement un travail de purification des eaux, l'essentiel de sa tĂąche est secret. Chef de Bureau, Shiro Ishii peut organiser le projet avec une ample marge de manƓuvre. Il ajoute Ă  l'UnitĂ© Togo des mĂ©decins civils et des soldats venus de son village d'origine qui lui sont loyaux. Cette nouvelle unitĂ© prend le nom d'UnitĂ© Ishii et sera renommĂ©e en 1941 la fameuse UnitĂ© 731 731 郹隊, Nana-san-ichi butai. Il se retrouve alors Ă  la tĂȘte d'une organisation plus importante, qui emploie prĂšs d'un millier de chercheurs mĂ©decins, biologistes, vĂ©tĂ©rinaires et chimistes. Ses deux frĂšres participent activement au projet son frĂšre Takeo supervise les systĂšmes de sĂ©curitĂ© des prisonniers humains afin d'Ă©viter les Ă©vasions pendant que Mitsuo supervise les espĂšces animales et la reproduction des divers cobayes animaux rats, bacilles, puces.Une fois l'installation de PingFang complĂ©tĂ©e, d'autres unitĂ©s plus rĂ©duites sont créées d'abord en Mandchourie, a anda, 140 kilomĂštres au Nord de Harbin et Dalian, un port du sud de Mandchourie. L'influence de Shiro Ishii s'Ă©tend aux parties occupĂ©es de la Chine, Ă  la Mongolie intĂ©rieure, puis aux autres territoires occupĂ©s par le Japon au dĂ©but de la Seconde Guerre mondiale Singapour, etc. Au sommet de son pouvoir, Shiro Ishii contrĂŽle une flotte aĂ©rienne, un personnel scientifique et mĂ©dical composĂ© de plusieurs milliers d’individus et une armĂ©e de soldats. Plus important, il gĂšre Ă  lui seul des sommes Ă©normes. Il est Ă©galement en Ă©troite relation avec les hĂŽpitaux japonais les mĂ©decins de l’unitĂ© sont des mĂ©decins civils et les conclusions des expĂ©riences sont communiquĂ©es rĂ©guliĂšrement au monde mĂ©dical japonais. Enfin il bĂ©nĂ©ficie Ă©galement du concours de la kempeitai, la police militaire de l'armĂ©e de terre, qui lui fournit ses cobayes taille du complexe lui permet d'organiser dĂšs 1938 des tests Ă  l'air libre sur des soldats et des civils chinois, mandchous, corĂ©ens et russes blancs. L’affirmation selon laquelle des prisonniers de guerre britanniques et amĂ©ricains auraient Ă©tĂ© utilisĂ©s » lors de ces tests prĂȘte Ă  dĂ©bat. Selon Sheldon Harris cette affirmation est infondĂ©e, mais le journal personnel de Robert Peaty, major du Royal Army Ordnance Corps RAOC et prisonnier de guerre au camp de Mukden, mentionne en janvier et fĂ©vrier 1943 l'inoculation de maladies infectieuses aux prisonniers de guerre amĂ©ricains par des mĂ©decins de l'unitĂ© 731 sous prĂ©texte de faire des de ses expĂ©riencesDans le cadre des recherches de l'UnitĂ© 731, Shiro Ishii est amenĂ© Ă  donner des confĂ©rences et Ă  faire des dĂ©monstrations de vivisections devant des personnalitĂ©s mĂ©dicales, militaires et politiques japonaises. Viennent notamment y assister les princes Chichibu, et Mikasa, jeunes frĂšres de l'Empereur Hirohito, ainsi qu'Higashikuni Naruhiko, l'oncle de l'Empereur .Il organise dans son centre des essais de toutes sortes visant Ă  Ă©tudier les effets sur les marutas » surnom donnĂ© aux cobayes signifiant bĂ»ches » ou billes de bois » de nouvelles armes, des tempĂ©ratures extrĂȘmes, de l'inoculation de souches bactĂ©riologiques. Ces expĂ©riences conduisent Ă  l'utilisation d'armes bactĂ©riologiques utilisant principalement l'anthrax, le tĂ©tanos et la peste. Les mĂ©thodes imaginĂ©es pour rĂ©pandre les bactĂ©ries sont diverses distribution de nourriture ou de vĂȘtements infectĂ©s, bombes, largage de puces, infestation des sols et de l'eau...Entre 1937 et 1945, des dizaines de milliers de Chinois dĂ©cĂšdent de la peste bubonique, du cholĂ©ra, de l’anthrax, de la tuberculose, de la typhoĂŻde et d’autres virus. Le nombre total de morts chinois qui rĂ©sulte des armes bactĂ©riologiques utilisĂ©es par l'armĂ©e japonaise est estimĂ© Ă  208 000, dont 187 000 civils par Rummel . Sheldon Harris fixe quant Ă  lui le nombre de morts aux alentours des 250 000. Quant Ă  Shiro Ishii et l'unitĂ© 731, ils sont responsables de la mort d'entre 3 000 et 12 000 cobayes » selon Sheldon Harris .DĂ©faite japonaise et dĂ©mantĂšlement 1945Deux jours aprĂšs l'explosion de la bombe nuclĂ©aire Ă  Hiroshima, le 8 aoĂ»t, l'Union SoviĂ©tique entre en guerre et ses troupes avancent rapidement en Mandchourie. Les prisonniers du complexe de PingFang sont tuĂ©s par injections d’acide prussique et incinĂ©rĂ©s en 3 jours. La centrale thermique, la prison le 11 aoĂ»t puis tout le reste sont dĂ©truits, sauf les bĂątiments de l'entrĂ©e. Le groupe des aviateurs est chargĂ© de dynamiter les bĂątiments. Les trains se succĂšdent pour acheminer les nombreux membres du personnel de l'unitĂ© 731 jusqu'en CorĂ©e. Le dernier train part le 14 aoĂ»t au soir. Le 15 aoĂ»t, l'Empereur Hirohito dĂ©clare Ă  la radio la fin de la guerre .5 jours plus tard, le dernier convoi d'Ă©vacuation du complexe de Pingfang arrive Ă  Busan ou Pusan, sur le littoral corĂ©en. Shiro Ishii y attend les membres de l'UnitĂ© 731. L'unitĂ© est dĂ©finitivement dissoute, mais les membres de l'UnitĂ© sont contraints au silence, avec ordre de dire qu'ils veillaient Ă  empĂȘcher la propagation d'Ă©pidĂ©mies et de purification des eaux. Shiro Ishii commande une Ă©quipe qui rejoint secrĂštement Tokyo en s'arrĂȘtant chaque soir dans des temples amis. Il atteint Tokyo Ă  la fin du mois d'aoĂ»t et dĂ©couvre une ville dĂ©vastĂ©e, en attente des dĂ©cisions pacte avec les États-Unis 1945Douglas MacArthur arrive Ă  la fin du mois de septembre 1945 au Japon accompagnĂ© d'un personnel nombreux comprenant des avocats, des dĂ©tectives et des forces de police pour traquer les criminels de guerre japonais. De nombreux propos sont rapportĂ©s aux forces de police amĂ©ricaines quant aux agissements de l'UnitĂ© 731 et Ă  la personne de Shiro Ishii, souvent anonymes, et quand dĂ©clarĂ©s souvent envoyĂ©s par les Partis Communistes Chinoisou Japonais. La prĂ©cision et l'exhaustivitĂ© de certains renseignements laissent Ă  penser que l'UnitĂ© avait peut-ĂȘtre Ă©tĂ© infiltrĂ©e par une cellule des Partis Communistes chinois ou soviĂ©tique. En consĂ©quence, le 12 janvier 1946, l'ordre est donnĂ© par l'agence de contre-espionnage amĂ©ricaine d'arrĂȘter Shiro Ishii pour lui faire subir un interrogatoire. Contrairement aux principaux criminels de guerre japonais, il n'est alors pas emprisonnĂ© mais assignĂ© Ă  rĂ©sidence dans sa demeure de Tokyo. Ce dernier s'est jusque-lĂ  cachĂ© dans la montagne. Shiro Ishii et d'autres individus ayant jouĂ© un rĂŽle important dans l'UnitĂ© 731, tels que Ryoichi Naito, sont alors interrogĂ©s. Des dĂ©lĂ©gations de scientifiques envoyĂ©es de Fort Detrick, dans le Maryland, Ă  Tokyo Ă  l'automne 1945 conduites par le Lieutenant-Colonel Murray Sanders, en 1946 Lieutenant-Colonel Arvo Thompson, en 1947 Dr Norbert H. Fell et en 1948 Dr Edwin V. Hill rencontrent Ă©galement Ishii et les autres dirigeants de l'UnitĂ© 731. Ces dĂ©lĂ©gations, intĂ©ressĂ©es par les rĂ©sultats scientifiques des expĂ©riences menĂ©es par l'UnitĂ©, jouent un rĂŽle important dans la gestion de l'affaire. Alors qu’en Europe en 1947, le procĂšs de Nuremberg met en Ă©vidence les responsabilitĂ©s des nazis, un pacte secret est conclu entre Douglas MacArthur et Shiro Ishii. Ce pacte lui garantit l’immunitĂ© et le secret sur les atrocitĂ©s commises en Ă©change des rĂ©sultats qu’il a obtenus. Une entente est conclue et tous les membres de l’unitĂ© sont exonĂ©rĂ©s de poursuites devant le Tribunal de Tƍkyƍ. Ils reçoivent en plus une allocation Ă  vie, sans doute de l’armĂ©e mĂ©decins capturĂ©s par les SoviĂ©tiques sont toutefois jugĂ©s en 1949 lors du procĂšs de Khabarovsk mais cela ne reprĂ©sente que 12 membres de l’UnitĂ© 731. Shiro Ishii n’est pas inquiĂ©tĂ©. Richard Drayton, maĂźtre de confĂ©rence en histoire Ă  l'UniversitĂ© de Cambridge, Ă©crit que Shiro Ishii a donnĂ© plus tard une confĂ©rence dans le Maryland Ă  propos des armes bactĂ©riologiques. D'autres sources disent qu'il est restĂ© au Japon et a dirigĂ© une pension. Il meurt d'un cancer de la gorge le 9 octobre 1959 .Shiro Ishii en que les milieux mĂ©dicaux, militaires et aristocratiques la famille impĂ©riale notamment connaissent l'histoire de l'UnitĂ© 731, longtemps les Japonais ignorent son existence. Sur les 9 Ă©diteurs de livres d'histoire de secondaire, un seul consacre quelques lignes Ă  l'UnitĂ© 731 et ses crimes. Ceux qui veulent briser le silence ou critiquer les agissements criminels japonais sont sujets Ă  des pressions et menaces. La premiĂšre Ă©tude japonaise sĂ©rieuse sur l’unitĂ© 731 est faite en 1976 . En 1981, la parution du livre-enquĂȘte de Seiji Morimura UnitĂ© 731 Ă©ditions du Rocher porte pour la premiĂšre fois les activitĂ©s de l'unitĂ© 731 Ă  la connaissance du grand public. Dans la foulĂ©e, la publication d’articles de John Powell dans le Bulletin of Concerned Asian Scholars et dans le Bulletin of Atomic Scientists confirment Ă©galement l'existence de l'UnitĂ© 731. Un an plus tard, le MinistĂšre de la SantĂ© japonais reconnaĂźt officiellement l'existence de l'UnitĂ© 731 mais pas les expĂ©rimentations, sous prĂ©texte d'insuffisance de preuves. Cette mĂȘme annĂ©e, la fille de Shiro Ishii, Harumi Ishii, donne une interview Ă  Masanori Tabata, journaliste du Japan Times. Elle y explique qu'elle a travaillĂ© comme secrĂ©taire particuliĂšre de son pĂšre au quartier-gĂ©nĂ©ral de Pingfang prĂšs de Harbin en 1945 et aprĂšs la reddition, au domicile des Ishii Ă  Tokyo, stĂ©nographiant une grande partie des entrevues livrĂ©es par celui-ci aux enquĂȘteurs amĂ©ricains. L’article publie une photo la montrant assise Ă  une table de banquet entre deux de ces 1982 Ă©galement le site de Pingfang est classĂ© au patrimoine mondial et devient un lieu de mĂ©moire. Les bĂątiments administratifs sont amĂ©nagĂ©s en musĂ©e. Ce dernier prĂ©sente une maquette du complexe de l'UnitĂ© 731, composĂ© de laboratoires, d'une prison et de logements de fonctions pour le personnel japonais. Il contient aussi des scĂšnes de vivisections avec mannequins, des photographies de prisonniers hagards, des rĂ©pliques des bombes porteuses de maladies infectieuses lĂąchĂ©es dans des rĂ©gions isolĂ©es oĂč des prisonniers cobayes Ă©taient juin 1989 une grande quantitĂ© d'ossements sont dĂ©couverts sur le site de l'ancienne Ă©cole de MĂ©decine de l'armĂ©e Ă  Tokyo. Aucune enquĂȘte n'est menĂ©e pour savoir d'oĂč ils proviennent. Entre 1993 et 1994, une exposition itinĂ©rante sur l'UnitĂ© 731 attire plus de 200 000 visiteurs. Cette mĂȘme derniĂšre annĂ©e une liste officielle de 2000 ex-membres de l'UnitĂ© 731 est publiĂ©e. En 1995, un mouvement d'opinion demande que lumiĂšre soit faite sur les agissements de Shiro Ishii et des autres membres de l'UnitĂ© s'est engagĂ© Ă  dĂ©barrasser la Chine de stocks d'armes chimiques produites pendant la guerre sur l'Ăźle d'Okonoshima. Plus de la moitiĂ© se trouve dans l'ancien dĂ©pit des recherches d'historiens japonais et amĂ©ricains, des preuves apportĂ©es par les Chinois et de tĂ©moignages des certains ex-membres de l'UnitĂ©, le Japon refuse de faire vĂ©ritablement la lumiĂšre sur les agissements de Shiro Ishii et l'unitĂ© 731. En 2002 cependant, une Cour de justice japonaise reconnaĂźt officiellement le rĂŽle de l'UnitĂ© 731 dans la guerre bactĂ©riologique qui s'est dĂ©roulĂ©e en Chine pendant la Seconde Guerre mondiale, mais elle dĂ©douane le gouvernement japonais de toute rĂ©paration envers les plaignants chinois et avec MengeleShiro Ishii compte parmi les symboles de la mĂ©decine dĂ©voyĂ©e qui ont marquĂ© le XXĂšme siĂšcle, Ă  l'instar de Josef Mengele, mĂ©decin nazi connu notamment pour ses expĂ©rimentations mĂ©dicales sur des cobayes juifs au sein du camp d'Auschwitz lors de la seconde Guerre Mondiale. Si le but des expĂ©rimentations diffĂ©raient – les expĂ©rimentations de Shiro Ishii avaient une finalitĂ© surtout militaire, puis mĂ©dicale, tandis que celles de Josef Mengele visaient Ă  Ă©tayer scientifiquement la thĂ©orie raciale nazie – , Shiro Ishii et Josef Mengele se retrouvent quant aux mĂ©thodes utilisĂ©es – l'utilisation de cobayes humains forcĂ©s dans le cadre d'expĂ©riences mĂ©dicales – et Ă  l'impunitĂ© dont ils ont bĂ©nĂ©ficiĂ©. RaphaĂ«lPĂ©pin, de la tĂ©lĂ©-rĂ©alitĂ© Ă  l'Ukraine ? RaphaĂ«l PĂ©pin s'est fait connaitre en 2013 dans L'Ile des vĂ©ritĂ©s 3.Depuis, il a enchainĂ© les tournages comme Les Princes de l'amour, Les Anges ou La Villa des coeurs brisĂ©s et est progressivement devenu l'une des stars de la tĂ©lĂ©-rĂ©alitĂ© française. Le candidat est notamment connu pour son franc-parler et n'a d'ailleurs RaphaĂ«l a Ă©tĂ© hospitalisĂ© pendant son aventure dans la Villa des CƓurs BrisĂ©s. DĂ©couvrez nouvelle pour les fans de RaphaĂ«l. Le jeune homme a Ă©tĂ© victime d'un Ă©vĂšnement malheureux lors d'une soirĂ©e tentation destinĂ©e Ă  faire plaisir aux filles de la maison afin de leur permettre de se rapprocher de leurs prĂ©tendants. De leur cĂŽtĂ©, les garçons ont dĂ©cidĂ© Ă©galement de s'amuser. RaphaĂ«l a envoyĂ© un SMS Ă  Manon pour l'inviter Ă  la Villa. Malheureusement, le jeune homme n'aura pas pu profiter de cette soirĂ©e pour mieux apprendre Ă  connaĂźtre sa se trouvait assis sur le rebord de la table du salon en compagnie de Gabano, Julien et Florian... lorsque la table en verre cĂšde. RaphaĂ«l chute trĂšs lourdement. Il s'est fait trĂšs mal. La production a arrĂȘtĂ© le tournage pour appeler les urgences afin que RaphaĂ«l soit hospitalisĂ© le plus vite possible. Le jeune homme sera recousu. Il s'en sort avec 14 points de suture sur la fesse. De leur cĂŽtĂ©, Gabano et Julien n'ont eu que quelques Ă©gratignures. Si les fans de RaphaĂ«l PĂ©pin sont toujours plus nombreux, il se pourrait que le jeune homme ne fasse plus aucune Ă©mission de tĂ©lĂ©rĂ©alitĂ©. A 26 ans, il s'affiche lassĂ© par cette vie de strass et de paillettes. "Au dĂ©but, c'est amusant. Tu as un mec de 20 ans. On te parle d'ĂȘtre connu, on te parle d'avoir les filles que tu veux, on te parle d'argent ... Tu vas Ă  l'autre bout du monde", a-t-il reconnu-il lors d'une interview accordĂ©e Ă  nos confrĂšres de Non Stop Realityavant de dĂ©voiler l'envers du dĂ©cor "Maintenant, la notoriĂ©tĂ©, ça me gonfle. D'aller en tournage, ce n'est pas forcĂ©ment amusant tous les jours, mais voilĂ , il faut le faire". Inscrivez-vous Ă  la Newsletter de pour recevoir gratuitement les derniĂšres actualitĂ©s

Alorsqu’une deuxiĂšme candidate des Ch’tis a intĂ©grĂ© l’aventure de La Villa des Coeurs BrisĂ©s saison 3, nous avons rĂ©cemment appris que RaphaĂ«l s’était blessĂ© pendant le tournage.C

VINGT MILLE LIEUES SOUS LES MERS — LES VOYAGES EXTRAORDINAIRES — — J. HETZEL, ÉDITEUR — Ouvrage couronnĂ© par l’AcadĂ©mie française. JULES VERNE vingt mille lieues SOUS LES MERS ILLUSTRÉ DE 111 DESSINS PAR DE NEUVILLE ET RIOU GRAVÉS PAR HILDIBRAND. BIBLIOTHÈQUE D’ÉDUCATION ET DE RÉCRÉATION J. HETZEL ET CIE, 18, RUE JACOB PARIS Tous droits de traduction et de reproduction rĂ©servĂ©s. CHAPITRE PREMIERUN ÉCUEIL FUYANT. L’annĂ©e 1866 fut marquĂ©e par un Ă©vĂ©nement bizarre, un phĂ©nomĂšne inexpliquĂ© et inexplicable que personne n’a sans doute oubliĂ©. Sans parler des rumeurs qui agitaient les populations des ports et surexcitaient l’esprit public Ă  l’intĂ©rieur des continents, les gens de mer furent particuliĂšrement Ă©mus. Les nĂ©gociants, armateurs, capitaines de navires, skippers et masters de l’Europe et de l’AmĂ©rique, officiers des marines militaires de tous pays, et, aprĂšs eux, les gouvernements des divers États des deux continents, se prĂ©occupĂšrent de ce fait au plus haut point. En effet, depuis quelque temps, plusieurs navires s’étaient rencontrĂ©s sur mer avec une chose Ă©norme, » un objet long, fusiforme, parfois phosphorescent, infiniment plus vaste et plus rapide qu’une baleine. Les faits relatifs Ă  cette apparition, consignĂ©s aux divers livres de bord, s’accordaient assez exactement sur la structure de l’objet ou de l’ĂȘtre en question, la vitesse inouĂŻe de ses mouvements, la puissance surprenante de sa locomotion, la vie particuliĂšre dont il semblait douĂ©. Si c’était un cĂ©tacĂ©, il surpassait en volume tous ceux que la science avait classĂ©s jusqu’alors. Ni Cuvier, ni LacĂ©pĂšde, ni M. Dumeril, ni M. de Quatrefages n’eussent admis l’existence d’un tel monstre — Ă  moins de l’avoir vu, ce qui s’appelle vu de leurs propres yeux de savants. À prendre la moyenne des observations faites Ă  diverses reprises, — en rejetant les Ă©valuations timides qui assignaient Ă  cet objet une longueur de deux cents pieds, et en repoussant les opinions exagĂ©rĂ©es qui le disaient large d’un mille et long de trois, — on pouvait affirmer, cependant, que cet ĂȘtre phĂ©nomĂ©nal dĂ©passait de beaucoup toutes les dimensions admises jusqu’à ce jour par les ichthyologistes, — s’il existait toutefois. Or, il existait, le fait en lui-mĂȘme n’était plus niable, et, avec ce penchant qui pousse au merveilleux la cervelle humaine, on comprendra l’émotion produite dans le monde entier par cette surnaturelle apparition. Quant Ă  la rejeter au rang des fables, il fallait y renoncer. En effet, le 20 juillet 1866, le steamer Governor-Higginson, de Calcutta and Burnach steam navigation Company, avait rencontrĂ© cette masse mouvante Ă  cinq milles dans l’est des cĂŽtes de l’Australie. Le capitaine Baker se crut, tout d’abord, en prĂ©sence d’un Ă©cueil inconnu ; il se disposait mĂȘme Ă  en dĂ©terminer la situation exacte, quand deux colonnes d’eau, projetĂ©es par l’inexplicable objet, s’élancĂšrent en sifflant Ă  cent cinquante pieds dans l’air. Donc, Ă  moins que cet Ă©cueil ne fĂ»t soumis aux expansions intermittentes d’un geyser, le Governor-Higginson avait affaire bel et bien Ă  quelque mammifĂšre aquatique, inconnu jusque-lĂ , qui rejetait par ses Ă©vents des colonnes d’eau, mĂ©langĂ©es d’air et de vapeur. Pareil fait fut Ă©galement observĂ© le 23 juillet de la mĂȘme annĂ©e, dans les mers du Pacifique, par le Cristobal-Colon, de West India and Pacific steam navigation Company. Donc, ce cĂ©tacĂ© extraordinaire pouvait se transporter d’un endroit Ă  un autre avec une vĂ©locitĂ© surprenante, puisque Ă  trois jours d’intervalle, le Governor-Higginson et le Cristobal-Colon l’avaient observĂ© en deux points de la carte sĂ©parĂ©s par une distance de plus de sept cents lieues marines. Quinze jours plus tard, Ă  deux mille lieues de lĂ , l’Helvetia, de la Compagnie Nationale, et le Shannon, du Royal-Mail, marchant Ă  contrebord dans cette portion de l’Atlantique comprise entre les États-Unis et l’Europe, se signalĂšrent respectivement le monstre par 42° 15â€Č de latitude nord, et 60° 35â€Č de longitude Ă  l’ouest du mĂ©ridien de Greenwich. Dans cette observation simultanĂ©e, on crut pouvoir Ă©valuer la longueur minimum du mammifĂšre Ă  plus de trois cent cinquante pieds anglais [1], puisque le Shannon et l’Helvetia Ă©taient de dimension infĂ©rieure Ă  lui, bien qu’ils mesurassent cent mĂštres de l’étrave Ă  l’étambot. Or, les plus vastes baleines, celles qui frĂ©quentent les parages des Ăźles AlĂ©outiennes, le Kulammak et l’Umgullick, n’ont jamais dĂ©passĂ© la longueur de cinquante-six mĂštres, — si mĂȘme elles l’atteignent. Ces rapports arrivĂ©s coup sur coup, de nouvelles observations faites Ă  bord du transatlantique le Pereire, un abordage entre l’Etna, de la ligne Inman, et le monstre, un procĂšs-verbal dressĂ© par les officiers de la frĂ©gate française la Normandie, un trĂšs sĂ©rieux relĂšvement obtenu par l’état-major du commodore Fitz-James Ă  bord du Lord-Clyde, Ă©murent profondĂ©ment l’opinion publique. Dans les pays d’humeur lĂ©gĂšre, on plaisanta le phĂ©nomĂšne, mais les pays graves et pratiques, l’Angleterre, l’AmĂ©rique, l’Allemagne, s’en prĂ©occupĂšrent vivement. Partout dans les grands centres, le monstre devint Ă  la mode ; on le chanta dans les cafĂ©s, on le bafoua dans les journaux, on le joua sur les théùtres. Les canards eurent lĂ  une belle occasion de pondre des Ɠufs de toute couleur. On vit rĂ©apparaĂźtre dans les journaux — Ă  court de copie — tous les ĂȘtres imaginaires et gigantesques, depuis la baleine blanche, le terrible Moby Dick » des rĂ©gions hyperborĂ©ennes, jusqu’au Kraken dĂ©mesurĂ©, dont les tentacules peuvent enlacer un bĂątiment de cinq cents tonneaux et l’entraĂźner dans les abĂźmes de l’OcĂ©an. On reproduisit mĂȘme les procĂšs-verbaux des temps anciens les opinions d’Aristote et de Pline, qui admettaient l’existence de ces monstres, puis les rĂ©cits norwĂ©giens de l’évĂȘque Pontoppidan, les relations de Paul Heggede, et enfin les rapports de M. Harrington, dont la bonne foi ne peut ĂȘtre soupçonnĂ©e, quand il affirme avoir vu, Ă©tant Ă  bord du Castillan, en 1857, cet Ă©norme serpent qui n’avait jamais frĂ©quentĂ© jusqu’alors que les mers de l’ancien Constitutionnel. Alors Ă©clata l’interminable polĂ©mique des crĂ©dules et des incrĂ©dules dans les sociĂ©tĂ©s savantes et les journaux scientifiques. La question du monstre » enflamma les esprits. Les journalistes, qui font profession de science en lutte avec ceux qui font profession d’esprit, versĂšrent des flots d’encre pendant cette mĂ©morable campagne ; quelques-uns mĂȘme, deux ou trois gouttes de sang, car du serpent de mer, ils en vinrent aux personnalitĂ©s les plus offensantes. Six mois durant, la guerre se poursuivit avec des chances diverses. Aux articles de fond de l’Institut gĂ©ographique du BrĂ©sil, de l’AcadĂ©mie royale des sciences de Berlin, de l’Association Britannique, de l’Institution Smithsonnienne de Washington, aux discussions du The Indian Archipelago, du Cosmos de l’abbĂ© Moigno, des Mittheilungen de Petermann, aux chroniques scientifiques des grands journaux de la France et de l’étranger, la petite presse ripostait avec une verve intarissable. Ses spirituels Ă©crivains parodiant un mot de LinnĂ©, citĂ© par les adversaires du monstre, soutinrent en effet que la nature ne faisait pas de sots », et ils adjurĂšrent leurs contemporains de ne point donner un dĂ©menti Ă  la nature, en admettant l’existence des Krakens, des serpents de mer, des Moby Dick », et autres Ă©lucubrations de marins en dĂ©lire. Enfin, dans un article d’un journal satirique trĂšs-redoutĂ©, le plus aimĂ© de ses rĂ©dacteurs, brochant sur le tout, poussa au monstre, comme Hippolyte, lui porta un dernier coup et l’acheva au milieu d’un Ă©clat de rire universel. L’esprit avait vaincu la science. Pendant les premiers mois de l’annĂ©e 1867, la question parut ĂȘtre enterrĂ©e, et elle ne semblait pas devoir renaĂźtre, quand de nouveaux faits furent portĂ©s Ă  la connaissance du public. Il ne s’agit plus alors d’un problĂšme scientifique Ă  rĂ©soudre, mais bien d’un danger rĂ©el, sĂ©rieux Ă  Ă©viter. La question prit une tout autre face. Le monstre redevint Ăźlot, rocher, Ă©cueil, mais Ă©cueil fuyant, indĂ©terminable, insaisissable. Le 5 mars 1867, le Moravian, de MontrĂ©al OcĂ©an Company, se trouvant pendant la nuit par 27° 30â€Č de latitude et 72° 15â€Č de longitude, heurta de sa hanche de tribord un roc qu’aucune carte ne marquait dans ces parages. Sous l’effort combinĂ© du vent et de ses quatre cents chevaux-vapeur, il marchait Ă  la vitesse de treize nƓuds. Nul doute que sans la qualitĂ© supĂ©rieure de sa coque, le Moravian, ouvert au choc, ne se fĂ»t englouti avec les deux cent trente-sept passagers qu’il ramenait du Canada. L’accident Ă©tait arrivĂ© vers cinq heures du matin, lorsque le jour commençait Ă  poindre. Les officiers de quart se prĂ©cipitĂšrent Ă  l’arriĂšre du bĂątiment. Ils examinĂšrent l’OcĂ©an avec la plus scrupuleuse attention. Ils ne virent rien, si ce n’est un fort remous qui brisait Ă  trois encablures, comme si les nappes liquides eussent Ă©tĂ© violemment battues. Le relĂšvement du lieu fut exactement pris, et le Moravian continua sa route sans avaries apparentes. Avait-il heurtĂ© une roche sous-marine, ou quelque Ă©norme Ă©pave d’un naufrage ? On ne put le savoir ; mais, examen fait de sa carĂšne dans les bassins de radoub, il fut reconnu qu’une partie de la quille avait Ă©tĂ© brisĂ©e. Ce fait, extrĂȘmement grave en lui-mĂȘme, eĂ»t peut-ĂȘtre Ă©tĂ© oubliĂ© comme tant d’autres, si, trois semaines aprĂšs, il ne se fĂ»t reproduit dans des conditions identiques. Seulement, grĂące Ă  la nationalitĂ© du navire victime de ce nouvel abordage, grĂące Ă  la rĂ©putation de la Compagnie Ă  laquelle ce navire appartenait, l’évĂ©nement eut un retentissement immense. Personne n’ignore le nom du cĂ©lĂšbre armateur anglais Cunard. Cet intelligent industriel fonda, en 1840, un service postal entre Liverpool et Halifax, avec trois navires en bois et Ă  roues d’une force de quatre cents chevaux, et d’une jauge de onze cent soixante-deux tonneaux. Huit ans aprĂšs, le matĂ©riel de la Compagnie s’accroissait de quatre navires de six cent cinquante chevaux et de dix-huit cent vingt tonnes, et, deux ans plus tard, de deux autres bĂątiments supĂ©rieurs en puissance et en tonnage. En 1853, la compagnie Cunard, dont le privilĂšge pour le transport des dĂ©pĂȘches venait d’ĂȘtre renouvelĂ©, ajouta successivement Ă  son matĂ©riel l’Arabia, le Persia, le China, le Scotia, le Java, le Russia, tous navires de premiĂšre marche, et les plus vastes qui, aprĂšs le Great-Eastern, eussent jamais sillonnĂ© les mers. Ainsi donc, en 1867, la Compagnie possĂ©dait douze navires, dont huit Ă  roues et quatre Ă  hĂ©lices. Si je donne ces dĂ©tails trĂšs succincts, c’est afin que chacun sache bien quelle est l’importance de cette compagnie de transports maritimes, connue du monde entier pour son intelligente gestion. Nulle entreprise de navigation transocĂ©anienne n’a Ă©tĂ© conduite avec plus d’habiletĂ© ; nulle affaire n’a Ă©tĂ© couronnĂ©e de plus de succĂšs. Depuis vingt-six ans, les navires Cunard ont traversĂ© deux mille fois l’Atlantique, et jamais un voyage n’a Ă©tĂ© manquĂ©, jamais un retard n’a eu lieu, jamais ni une lettre, ni un homme, ni un bĂątiment n’ont Ă©tĂ© perdus. Aussi, les passagers choisissent-ils encore, malgrĂ© la concurrence puissante que lui fait la France, la ligne Cunard de prĂ©fĂ©rence Ă  toute autre, ainsi qu’il appert d’un relevĂ© fait sur les documents officiels des derniĂšres annĂ©es. Ceci dit, personne ne s’étonnera du retentissement que provoqua l’accident arrivĂ© Ă  l’un de ses plus beaux steamers. Le 13 avril 1867, la mer Ă©tant belle, la brise maniable, le Scotia se trouvait par 15° 12â€Č de longitude et 45° 37â€Č de latitude. Il marchait avec une vitesse de treize nƓuds quarante-trois centiĂšmes sous la poussĂ©e de ses mille chevaux-vapeur. Ses roues battaient la mer avec une rĂ©gularitĂ© parfaite. Son tirant d’eau Ă©tait alors de six mĂštres soixante-dix centimĂštres, et son dĂ©placement de six mille six cent vingt-quatre mĂštres cubes. À quatre heures dix-sept minutes du soir, pendant le lunch des passagers rĂ©unis dans le grand salon, un choc, peu sensible, en somme, se produisit sur la coque du Scotia, par sa hanche et un peu en arriĂšre de la roue de bĂąbord. Le Scotia n’avait pas heurtĂ©, il avait Ă©tĂ© heurtĂ©, et plutĂŽt par un instrument tranchant ou perforant que contondant. L’abordage avait semblĂ© si lĂ©ger que personne ne s’en fĂ»t inquiĂ©tĂ© Ă  bord, sans le cri des caliers qui remontĂšrent sur le pont en s’écriant Nous coulons ! nous coulons ! » Tout d’abord, les passagers furent trĂšs-effrayĂ©s ; mais le capitaine Anderson se hĂąta de les rassurer. En effet, le danger ne pouvait ĂȘtre imminent. Le Scotia, divisĂ© en sept compartiments par des cloisons Ă©tanches, devait braver impunĂ©ment une voie d’eau. Le capitaine Anderson se rendit immĂ©diatement dans la cale. Il reconnut que le cinquiĂšme compartiment avait Ă©tĂ© envahi par la mer, et la rapiditĂ© de l’envahissement prouvait que la voie d’eau Ă©tait considĂ©rable. Fort heureusement, ce compartiment ne renfermait pas les chaudiĂšres, car les feux se fussent subitement Ă©teints. Le capitaine Anderson fit stopper immĂ©diatement, et l’un des matelots plongea pour reconnaĂźtre l’avarie. Quelques instants aprĂšs, on constatait l’existence d’un trou large de deux mĂštres dans la carĂšne du steamer. Une telle voie d’eau ne pouvait ĂȘtre aveuglĂ©e, et le Scotia, ses roues Ă  demi noyĂ©es, dut continuer ainsi son voyage. Il se trouvait alors Ă  trois cent mille du cap Clear, et aprĂšs trois jours d’un retard qui inquiĂ©ta vivement Liverpool, il entra dans les bassins de la Compagnie. Les ingĂ©nieurs procĂ©dĂšrent alors Ă  la visite du Scotia, qui fut mis en cale sĂšche. Ils ne purent en croire leurs yeux. À deux mĂštres et demi au-dessous de la flottaison s’ouvrait une dĂ©chirure rĂ©guliĂšre, en forme de triangle isocĂšle. La cassure de la tĂŽle Ă©tait d’une nettetĂ© parfaite, et elle n’eĂ»t pas Ă©tĂ© frappĂ©e plus sĂ»rement Ă  l’emporte-piĂšce. Il fallait donc que l’outil perforant qui l’avait produite fĂ»t d’une trempe peu commune — et aprĂšs avoir Ă©tĂ© lancĂ© avec une force prodigieuse, ayant ainsi percĂ© une tĂŽle de quatre centimĂštres, il avait dĂ» se retirer de lui-mĂȘme par un mouvement rĂ©trograde et vraiment inexplicable. Les ingĂ©nieurs procĂ©dĂšrent Ă  la visite du Scotia Tel Ă©tait ce dernier fait, qui eut pour rĂ©sultat de passionner Ă  nouveau l’opinion publique. Depuis ce moment, en effet, les sinistres maritimes qui n’avaient pas de cause dĂ©terminĂ©e furent mis sur le compte du monstre. Ce fantastique animal endossa la responsabilitĂ© de tous ces naufrages, dont le nombre est malheureusement considĂ©rable ; car sur trois mille navires dont la perte est annuellement relevĂ©e au Bureau-Veritas, le chiffre des navires Ă  vapeur ou Ă  voiles, supposĂ©s perdus corps et biens par suite d’absence de nouvelles, ne s’élĂšve pas Ă  moins de deux cents ! Or, ce fut le monstre » qui, justement ou injustement, fut accusĂ© de leur disparition, et, grĂące Ă  lui, les communications entre les divers continents devenant de plus en plus dangereuses, le public se dĂ©clara et demanda catĂ©goriquement que les mers fussent enfin dĂ©barrassĂ©es et Ă  tout prix de ce formidable cĂ©tacĂ©. CHAPITRE IILE POUR ET LE CONTRE. À l’époque oĂč ces Ă©vĂ©nements se produisirent, je revenais d’une exploration scientifique entreprise dans les mauvaises terres du NĂ©braska, aux États-Unis. En ma qualitĂ© de professeur-supplĂ©ant au MusĂ©um d’histoire naturelle de Paris, le gouvernement français m’avait joint Ă  cette expĂ©dition. AprĂšs six mois passĂ©s dans le NĂ©braska, chargĂ© de prĂ©cieuses collections, j’arrivai Ă  New York vers la fin de mars. Mon dĂ©part pour la France Ă©tait fixĂ© aux premiers jours de mai. Je m’occupais donc, en attendant, de classer mes richesses minĂ©ralogiques, botaniques et zoologiques, quand arriva l’incident du Scotia. J’étais parfaitement au courant de la question Ă  l’ordre du jour, et comment ne l’aurais-je pas Ă©tĂ© ? J’avais lu et relu tous les journaux amĂ©ricains et europĂ©ens sans ĂȘtre plus avancĂ©. Ce mystĂšre m’intriguait. Dans l’impossibilitĂ© de me former une opinion, je flottais d’un extrĂȘme Ă  l’autre. Qu’il y eut quelque chose, cela ne pouvait ĂȘtre douteux, et les incrĂ©dules Ă©taient invitĂ©s Ă  mettre le doigt sur la plaie du Scotia. À mon arrivĂ©e Ă  New York, la question brĂ»lait. L’hypothĂšse de l’ülot flottant, de l’écueil insaisissable, soutenue par quelques esprits peu compĂ©tents, Ă©tait absolument abandonnĂ©e. Et, en effet, Ă  moins que cet Ă©cueil n’eĂ»t une machine dans le ventre, comment pouvait-il se dĂ©placer avec une rapiditĂ© si prodigieuse ? De mĂȘme fut repoussĂ©e l’existence d’une coque flottante, d’une Ă©norme Ă©pave, et toujours Ă  cause de la rapiditĂ© du dĂ©placement. Restaient donc deux solutions possibles de la question, qui crĂ©aient deux clans trĂšs-distincts de partisans d’un cĂŽtĂ©, ceux qui tenaient pour un monstre d’une force colossale ; de l’autre, ceux qui tenaient pour un bateau sous-marin » d’une extrĂȘme puissance motrice. Or, cette derniĂšre hypothĂšse, admissible aprĂšs tout, ne put rĂ©sister aux enquĂȘtes qui furent poursuivies dans les deux mondes. Qu’un simple particulier eĂ»t Ă  sa disposition un tel engin mĂ©canique, c’était peu probable. OĂč et quand l’eut-il fait construire, et comment aurait-il tenu cette construction secrĂšte ? Seul, un gouvernement pouvait possĂ©der une pareille machine destructive et, en ces temps dĂ©sastreux oĂč l’homme s’ingĂ©nie Ă  multiplier la puissance des armes de guerre, il Ă©tait possible qu’un État essayĂąt Ă  l’insu des autres ce formidable engin. AprĂšs les chassepots, les torpilles, aprĂšs les torpilles, les bĂ©liers sous-marins, puis, — la rĂ©action. Du moins, je l’espĂšre. Mais l’hypothĂšse d’une machine de guerre tomba encore devant la dĂ©claration des gouvernements. Comme il s’agissait lĂ  d’un intĂ©rĂȘt public, puisque les communications transocĂ©aniennes en souffraient, la franchise des gouvernements ne pouvait ĂȘtre mise en doute. D’ailleurs, comment admettre que la construction de ce bateau sous-marin eĂ»t Ă©chappĂ© aux yeux du public ? Garder le secret dans ces circonstances est trĂšs-difficile pour un particulier, et certainement impossible pour un État dont tous les actes sont obstinĂ©ment surveillĂ©s par les puissances rivales. Donc, aprĂšs enquĂȘtes faites en Angleterre, en France, en Russie, en Prusse, en Espagne, en Italie, en AmĂ©rique, voire mĂȘme en Turquie, l’hypothĂšse d’un Monitor sous-marin fut dĂ©finitivement rejetĂ©e. Le monstre revint donc Ă  flots, en dĂ©pit des incessantes plaisanteries dont le lardait la petite presse, et dans cette voie, les imaginations se laissĂšrent bientĂŽt aller aux plus absurdes rĂȘveries d’une ichthyologie fantastique. À mon arrivĂ©e Ă  New-York, plusieurs personnes m’avaient fait l’honneur de me consulter sur le phĂ©nomĂšne en question. J’avais publiĂ© en France un ouvrage in-quarto en deux volumes intitulĂ© Les MystĂšres des grands fonds sous-marins. Ce livre, particuliĂšrement goĂ»tĂ© du monde savant, faisait de moi un spĂ©cialiste dans cette partie assez obscure de l’histoire naturelle. Mon avis me fut demandĂ©. Tant que je pus nier la rĂ©alitĂ© du fait, je me renfermai dans une absolue nĂ©gation. Mais bientĂŽt, collĂ© au mur, je dus m’expliquer catĂ©goriquement. Et mĂȘme, l’honorable Pierre Aronnax, professeur au MusĂ©um de Paris », fut mis en demeure par le New-York-Herald de formuler une opinion quelconque. Je m’exĂ©cutai. Je parlai faute de pouvoir me taire. Je discutai la question sous toutes ses faces, politiquement et scientifiquement, et je donne ici un extrait d’un article trĂšs-nourri que je publiai dans le numĂ©ro du 30 avril. Ainsi donc, disais-je, aprĂšs avoir examinĂ© une Ă  une les diverses hypothĂšses, toute autre supposition Ă©tant rejetĂ©e, il faut nĂ©cessairement admettre l’existence d’un animal marin d’une puissance excessive. Les grandes profondeurs de l’OcĂ©an nous sont totalement inconnues. La sonde n’a su les atteindre. Que se passe-t-il dans ces abĂźmes reculĂ©s ? Quels ĂȘtres habitent et peuvent habiter Ă  douze ou quinze milles au-dessous de la surface des eaux ? Quel est l’organisme de ces animaux ? On saurait Ă  peine le conjecturer. Cependant, la solution du problĂšme qui m’est soumis peut affecter la forme du dilemme. Ou nous connaissons toutes les variĂ©tĂ©s d’ĂȘtres qui peuplent notre planĂšte, ou nous ne les connaissons pas. Si nous ne les connaissons pas toutes, si la nature a encore des secrets pour nous en ichthyologie, rien de plus acceptable que d’admettre l’existence de poissons ou de cĂ©tacĂ©s, d’espĂšces ou mĂȘme de genres nouveaux, d’une organisation essentiellement fondriĂšre », qui habitent les couches inaccessibles Ă  la sonde, et qu’un Ă©vĂ©nement quelconque, une fantaisie, un caprice, si l’on veut, ramĂšne Ă  de longs intervalles vers le niveau supĂ©rieur de l’OcĂ©an. Si, au contraire, nous connaissons toutes les espĂšces vivantes, il faut nĂ©cessairement chercher l’animal en question parmi les ĂȘtres marins dĂ©jĂ  cataloguĂ©s, et dans ce cas, je serai disposĂ© Ă  admettre l’existence d’un Narwal gĂ©ant. Le narwal vulgaire ou licorne de mer atteint souvent une longueur de soixante pieds. Quintuplez, dĂ©cuplez mĂȘme cette dimension, donnez Ă  ce cĂ©tacĂ© une force proportionnelle Ă  sa taille, accroissez ses armes offensives, et vous obtenez l’animal voulu. Il aura les proportions dĂ©terminĂ©es par les Officiers du Shannon, l’instrument exigĂ© par la perforation du Scotia, et la puissance nĂ©cessaire pour entamer la coque d’un steamer. En effet, le narwal est armĂ© d’une sorte d’épĂ©e d’ivoire, d’une hallebarde, suivant l’expression de certains naturalistes. C’est une dent principale qui a la duretĂ© de l’acier. On a trouvĂ© quelques-unes de ces dents implantĂ©es dans le corps des baleines que le narwal attaque toujours avec succĂšs. D’autres ont Ă©tĂ© arrachĂ©es, non sans peine, de carĂšnes de vaisseaux qu’elles avaient percĂ©es d’outre en outre, comme un foret perce un tonneau. Le musĂ©e de la FacultĂ© de mĂ©decine de Paris possĂšde une de ces dĂ©fenses longue de deux mĂštres vingt-cinq centimĂštres, et large de quarante-huit centimĂštres Ă  sa base ! Eh bien ! supposez l’arme dix fois plus forte, et l’animal dix fois plus puissant, lancez-le avec une rapiditĂ© de vingt milles Ă  l’heure, multipliez sa masse par sa vitesse, et vous obtenez un choc capable de produire la catastrophe demandĂ©e. Donc, jusqu’à plus amples informations, j’opinerais pour une licorne de mer, de dimensions colossales, armĂ©e, non plus d’une hallebarde, mais d’un vĂ©ritable Ă©peron comme les frĂ©gates cuirassĂ©es ou les rams » de guerre, dont elle aurait Ă  la fois la masse et la puissance motrice. Ainsi s’expliquerait ce phĂ©nomĂšne inexplicable — Ă  moins qu’il n’y ait rien, en dĂ©pit de ce qu’on a entrevu, vu, senti et ressenti — ce qui est encore possible ! » Ces derniers mots Ă©taient une lĂąchetĂ© de ma part ; mais je voulais jusqu’à un certain point couvrir ma dignitĂ© de professeur, et ne pas trop prĂȘter Ă  rire aux AmĂ©ricains, qui rient bien, quand ils rient. Je me rĂ©servais une Ă©chappatoire. Au fond, j’admettais l’existence du monstre ». Mon article fut chaudement discutĂ©, ce qui lui valut un grand retentissement. Il rallia un certain nombre de partisans. La solution qu’il proposait, d’ailleurs, laissait libre carriĂšre Ă  l’imagination. L’esprit humain se plaĂźt Ă  ces conceptions grandioses d’ĂȘtres surnaturels. Or la mer est prĂ©cisĂ©ment leur meilleur vĂ©hicule, le seul milieu oĂč ces gĂ©ants, — prĂšs desquels les animaux terrestres, Ă©lĂ©phants ou rhinocĂ©ros, ne sont que des nains — puissent se produire et se dĂ©velopper. Les masses liquides transportent les plus grandes espĂšces connues de mammifĂšres, et peut-ĂȘtre recĂšlent-elles des mollusques d’une incomparable taille, des crustacĂ©s effrayants Ă  contempler, tels que seraient des homards de cent mĂštres ou des crabes pesant deux cents tonnes ! Pourquoi non ? Autrefois, les animaux terrestres, contemporains des Ă©poques gĂ©ologiques, les quadrupĂšdes, les quadrumanes, les reptiles, les oiseaux Ă©taient construits sur des gabarits gigantesques. Le CrĂ©ateur les avait jetĂ©s dans un moule colossal que le temps a rĂ©duit peu Ă  peu. Pourquoi la mer, dans ses profondeurs ignorĂ©es, n’aurait-elle pas gardĂ© ces vastes Ă©chantillons de la vie d’un autre Ăąge, elle qui ne se modifie jamais. alors que le noyau terrestre change presque incessamment ? Pourquoi ne cacherait-elle pas dans son sein les derniĂšres variĂ©tĂ©s de ces espĂšces titanesques, dont les annĂ©es sont des siĂšcles, et les siĂšcles des millĂ©naires ? Mais je me laisse entraĂźner Ă  des rĂȘveries qu’il ne m’appartient plus d’entretenir ! TrĂȘve Ă  ces chimĂšres que le temps a changĂ©es pour moi en rĂ©alitĂ©s terribles. Je le rĂ©pĂšte, l’opinion se fit alors sur la nature du phĂ©nomĂšne, et le public admit sans conteste l’existence d’un ĂȘtre prodigieux qui n’avait rien de commun avec les fabuleux serpents de mer. Mais si les uns ne virent lĂ  qu’un problĂšme purement scientifique Ă  rĂ©soudre, les autres, plus positifs, surtout en AmĂ©rique et en Angleterre, furent d’avis de purger l’OcĂ©an de ce redoutable monstre, afin de rassurer les communications transocĂ©aniennes. Les journaux industriels et commerciaux traitĂšrent la question principalement Ă  ce point de vue. La Shipping and Mercantile Gazette, le Lloyd, le Paquebot, la Revue maritime et coloniale, toutes les feuilles dĂ©vouĂ©es aux Compagnies d’assurances qui menaçaient d’élever le taux de leurs primes, furent unanimes sur ce point. L’opinion publique s’étant prononcĂ©e, les États de l’Union se dĂ©clarĂšrent les premiers. On fit Ă  New York les prĂ©paratifs d’une expĂ©dition destinĂ©e Ă  poursuivre le narwal. Une frĂ©gate de grande marche, l’Abraham-Lincoln, se mit en mesure de prendre la mer au plus tĂŽt. Les arsenaux furent ouverts au commandant Farragut, qui pressa activement l’armement de sa frĂ©gate. La frĂ©gate l’Abraham Lincoln PrĂ©cisĂ©ment, et ainsi que cela arrive toujours, du moment que l’on se fut dĂ©cidĂ© Ă  poursuivre le monstre, le monstre ne reparut plus. Pendant deux mois, personne n’en entendit parler. Aucun navire ne le rencontra. Il semblait que cette Licorne eĂ»t connaissance des complots qui se tramaient contre elle. On en avait tant causĂ©, et mĂȘme par le cĂąble transatlantique ! Aussi les plaisants prĂ©tendaient-ils que cette fine mouche avait arrĂȘtĂ© au passage quelque tĂ©lĂ©gramme dont elle faisait maintenant son profit. Donc, la frĂ©gate armĂ©e pour une campagne lointaine et pourvue de formidables engins de pĂȘche, on ne savait plus oĂč la diriger. Et l’impatience allait croissant, quand, le 2 juillet, on apprit qu’un steamer de la ligne de San-Francisco de Californie Ă  ShangaĂŻ avait revu l’animal, trois semaines auparavant, dans les mers septentrionales du Pacifique. L’émotion causĂ©e par cette nouvelle fut extrĂȘme. On n’accorda pas vingt-quatre heures de rĂ©pit au commandant Farragut. Ses vivres Ă©taient embarquĂ©s. Ses soutes regorgeaient de charbon. Pas un homme ne manquait Ă  son rĂŽle d’équipage. Il n’avait qu’à allumer ses fourneaux, Ă  chauffer, Ă  dĂ©marrer ! On ne lui eĂ»t pas pardonnĂ© une demi-journĂ©e de retard ! D’ailleurs, le commandant Farragut ne demandait qu’à partir. Trois heures avant que l’Abraham-Lincoln ne quittĂąt la pier de Brooklyn, je reçus une lettre libellĂ©e en ces termes Monsieur Aronnax, professeur au MusĂ©um de Paris, Fifth Avenue York. Monsieur, Si vous voulez vous joindre Ă  l’expĂ©dition de l’Abraham-Lincoln, le gouvernement de l’Union verra avec plaisir que la France soit reprĂ©sentĂ©e par vous dans cette entreprise. Le commandant Farragut tient une cabine Ă  votre disposition. TrĂšs-cordialement, votre Hobson, SecrĂ©taire de la marine. » CHAPITRE IIICOMME IL PLAIRA À MONSIEUR. Trois secondes avant l’arrivĂ©e de la lettre de Hobson, je ne songeais pas plus Ă  poursuivre la Licorne qu’à tenter le passage du Nord-Ouest. Trois secondes aprĂšs avoir lu la lettre de l’honorable secrĂ©taire de la marine, je comprenais enfin que ma vĂ©ritable vocation, l’unique but de ma vie, Ă©tait de chasser ce monstre inquiĂ©tant et d’en purger le monde. Cependant, je revenais d’un pĂ©nible voyage, fatiguĂ©, avide de repos. Je n’aspirais plus qu’à revoir mon pays, mes amis, mon petit logement du Jardin des Plantes, mes chĂšres et prĂ©cieuses collections ! Mais rien ne put me retenir. J’oubliai tout, fatigues, amis, collections, et j’acceptai sans plus de rĂ©flexions l’offre du gouvernement amĂ©ricain. D’ailleurs, pensai-je, tout chemin ramĂšne en Europe, et la Licorne sera assez aimable pour m’entraĂźner vers les cĂŽtes de France ! Ce digne animal se laissera prendre dans les mers d’Europe, — pour mon agrĂ©ment personnel, — et je ne veux pas rapporter moins d’un demi mĂštre de sa hallebarde d’ivoire au MusĂ©um d’histoire naturelle. » Mais, en attendant, il me fallait chercher ce narwal dans le nord de l’ocĂ©an Pacifique ; ce qui, pour revenir en France, Ă©tait prendre le chemin des antipodes. Conseil ! » criai-je d’une voix impatiente. Conseil Ă©tait mon domestique. Un garçon dĂ©vouĂ© qui m’accompagnait dans tous mes voyages ; un brave Flamand que j’aimais et qui me le rendait bien, un ĂȘtre phlegmatique par nature, rĂ©gulier par principe, zĂ©lĂ© par habitude, s’étonnant peu des surprises de la vie, trĂšs-adroit de ses mains, apte Ă  tout service, et, en dĂ©pit de son nom, ne donnant jamais de conseils, — mĂȘme quand on ne lui en demandait pas. À se frotter aux savants de notre petit monde du Jardin des Plantes, Conseil en Ă©tait venu Ă  savoir quelque chose. J’avais en lui un spĂ©cialiste, trĂšs-ferrĂ© sur la classification en histoire naturelle, parcourant avec une agilitĂ© d’acrobate toute l’échelle des embranchements, des groupes, des classes, des sous-classes, des ordres, des familles, des genres, des sous-genres, des espĂšces et des variĂ©tĂ©s. Mais sa science s’arrĂȘtait lĂ . Classer, c’était sa vie, et il n’en savait pas davantage. TrĂšs versĂ© dans la thĂ©orie de la classification, peu dans la pratique, il n’eĂ»t pas distinguĂ©, je crois, un cachalot d’une baleine ! Et cependant, quel brave et digne garçon ! Conseil, jusqu’ici et depuis dix ans, m’avait suivi partout oĂč m’entraĂźnait la science. Jamais une rĂ©flexion de lui sur la longueur ou la fatigue d’un voyage. Nulle objection Ă  boucler sa valise pour un pays quelconque, Chine ou Congo, si Ă©loignĂ© qu’il fĂ»t. Il allait lĂ  comme ici, sans en demander davantage. D’ailleurs d’une belle santĂ© qui dĂ©fiait toutes les maladies ; des muscles solides, mais pas de nerfs, pas l’apparence de nerfs, — au moral, s’entend. Ce garçon avait trente ans, et son Ăąge Ă©tait Ă  celui de son maĂźtre comme quinze est Ă  vingt. Qu’on m’excuse de dire ainsi que j’avais quarante ans. Seulement, Conseil avait un dĂ©faut. Formaliste enragĂ©, il ne me parlait jamais qu’à la troisiĂšme personne — au point d’en ĂȘtre agaçant. Conseil ! » rĂ©pĂ©tai-je, tout en commençant d’une main fĂ©brile mes prĂ©paratifs de dĂ©part. Certainement, j’étais sĂ»r de ce garçon si dĂ©vouĂ©. D’ordinaire, je ne lui demandais jamais s’il lui convenait ou non de me suivre dans mes voyages ; mais cette fois, il s’agissait d’une expĂ©dition qui pouvait indĂ©finiment se prolonger, d’une entreprise hasardeuse, Ă  la poursuite d’un animal capable de couler une frĂ©gate comme une coque de noix ! Il y avait lĂ  matiĂšre Ă  rĂ©flexion, mĂȘme pour l’homme le plus impassible du monde ! Qu’allait dire Conseil ? Conseil ! » criai-je une troisiĂšme fois. Conseil parut. Monsieur m’appelle ? dit-il en entrant. — Oui, mon garçon. PrĂ©pare-moi, prĂ©pare-toi. Nous partons dans deux heures. — Comme il plaira Ă  monsieur, rĂ©pondit tranquillement Conseil. — Pas un instant Ă  perdre. Serre dans ma malle tous mes ustensiles de voyage, des habits, des chemises, des chaussettes, sans compter, mais le plus que tu pourras, et hĂąte-toi ! — Et les collections de monsieur ? fit observer Conseil. — On s’en occupera plus tard. — Quoi ! les archiotherium, les hyracotherium, les orĂ©odons, les chĂ©ropotamus et autres carcasses de monsieur ? — On les gardera Ă  l’hĂŽtel. — Et le babiroussa vivant de monsieur ? — On le nourrira pendant notre absence. D’ailleurs, je donnerai l’ordre de nous expĂ©dier en France notre mĂ©nagerie. — Nous ne retournons donc pas Ă  Paris ? demanda Conseil. — Si
 certainement
 rĂ©pondis-je Ă©vasivement, mais en faisant un crochet. — Le crochet qui plaira Ă  monsieur. — Oh ! ce sera peu de chose ! Un chemin un peu moins direct, voilĂ  tout. Nous prenons passage sur l’Abraham-Lincoln
 — Comme il conviendra Ă  monsieur, rĂ©pondit paisiblement Conseil. — Tu sais, mon ami, il s’agit du monstre
 du fameux narwal
 Nous allons en purger les mers !
 L’auteur d’un ouvrage in-quarto en deux volumes sur les MystĂšres des grands fonds sous-marins ne peut se dispenser de s’embarquer avec le commandant Farragut. Mission glorieuse, mais
 dangereuse aussi ! On ne sait pas oĂč l’on va ! Ces bĂȘtes-lĂ  peuvent ĂȘtre trĂšs-capricieuses ! Mais nous irons quand mĂȘme ! Nous avons un commandant qui n’a pas froid aux yeux !
 — Comme fera monsieur, je ferai, rĂ©pondit Conseil. — Et songes-y bien ! car je ne veux rien te cacher. C’est lĂ  un de ces voyages dont on ne revient pas toujours ! — Comme il plaira Ă  monsieur. » Comme il plaira Ă  monsieur. » Un quart d’heure aprĂšs, nos malles Ă©taient prĂȘtes. Conseil avait fait en un tour de main, et j’étais sĂ»r que rien ne manquait, car ce garçon classait les chemises et les habits aussi bien que les oiseaux ou les mammifĂšres. L’ascenseur de l’hĂŽtel nous dĂ©posa au grand vestibule de l’entresol. Je descendis les quelques marches qui conduisaient au rez-de-chaussĂ©e. Je rĂ©glai ma note Ă  ce vaste comptoir toujours assiĂ©gĂ© par une foule considĂ©rable. Je donnai l’ordre d’expĂ©dier pour Paris France mes ballots d’animaux empaillĂ©s et de plantes dessĂ©chĂ©es. Je fis ouvrir un crĂ©dit suffisant au babiroussa, et, Conseil me suivant, je sautai dans une voiture. Le vĂ©hicule Ă  vingt francs la course descendit Broadway jusqu’à Union-square, suivit Fourth-avenue jusqu’à sa jonction avec Bowery-street, prit Katrin-street et s’arrĂȘta Ă  la trente-quatriĂšme pier[2]. LĂ , le Katrin-ferry-boat nous transporta, hommes, chevaux et voiture, Ă  Brooklyn, la grande annexe de New York, situĂ©e sur la rive gauche de la riviĂšre de l’Est, et en quelques minutes, nous arrivions au quai prĂšs duquel l’Abraham-Lincoln vomissait par ses deux cheminĂ©es des torrents de fumĂ©e noire. Le cortĂšge suivant toujours la frĂ©gate. Nos bagages furent immĂ©diatement transbordĂ©s sur le pont de la frĂ©gate. Je me prĂ©cipitai Ă  bord. Je demandai le commandant Farragut. Un des matelots me conduisit sur la dunette, oĂč je me trouvai en prĂ©sence d’un officier de bonne mine qui me tendit la main. Monsieur Pierre Aronnax ? me dit-il. — Lui-mĂȘme, rĂ©pondis-je. Le commandant Farragut ? — En personne. Soyez le bienvenu, monsieur le professeur. Votre cabine vous attend. » Je saluai, et laissant le commandant aux soins de son appareillage, je me fis conduire Ă  la cabine qui m’était destinĂ©e. L’Abraham-Lincoln avait Ă©tĂ© parfaitement choisi et amĂ©nagĂ© pour sa destination nouvelle. C’était une frĂ©gate de grande marche, munie d’appareils surchauffeurs, qui permettaient de porter Ă  sept atmosphĂšres la tension de sa vapeur. Sous cette pression, l’Abraham-Lincoln atteignait une vitesse moyenne de dix-huit milles et trois dixiĂšmes Ă  l’heure, vitesse considĂ©rable, mais cependant insuffisante pour lutter avec le gigantesque cĂ©tacĂ©. Les amĂ©nagements intĂ©rieurs de la frĂ©gate rĂ©pondaient Ă  ses qualitĂ©s nautiques. Je fus trĂšs-satisfait de ma cabine, situĂ©e Ă  l’arriĂšre, qui s’ouvrait sur le carrĂ© des officiers. Nous serons bien ici, dis-je Ă  Conseil. — Aussi bien, n’en dĂ©plaise Ă  monsieur, rĂ©pondit Conseil, qu’un bernard-l’hermite dans la coquille d’un buccin. » Je laissai Conseil arrimer convenablement nos malles, et je remontai sur le pont afin de suivre les prĂ©paratifs de l’appareillage. À ce moment, le commandant Farragut faisait larguer les derniĂšres amarres qui retenaient l’Abraham-Lincoln Ă  la pier de Brooklyn. Ainsi donc, un quart d’heure de retard, moins mĂȘme, et la frĂ©gate partait sans moi, et je manquais cette expĂ©dition extraordinaire, surnaturelle, invraisemblable, dont le rĂ©cit vĂ©ridique pourra bien trouver cependant quelques incrĂ©dules. Mais le commandant Farragut ne voulait perdre ni un jour, ni une heure pour rallier les mers dans lesquelles l’animal venait d’ĂȘtre signalĂ©. Il fit venir son ingĂ©nieur. Sommes-nous en pression ? lui demanda-t-il. — Oui, monsieur, rĂ©pondit l’ingĂ©nieur. — Go ahead », cria le commandant Farragut. À cet ordre, qui fut transmis Ă  la machine au moyen d’appareils Ă  air comprimĂ©, les mĂ©caniciens firent agir la roue de la mise en train. La vapeur siffla en se prĂ©cipitant dans les tiroirs entr’ouverts. Les longs pistons horizontaux gĂ©mirent et poussĂšrent les bielles de l’arbre. Les branches de l’hĂ©lice battirent les flots avec une rapiditĂ© croissante, et l’Abraham-Lincoln s’avança majestueusement au milieu d’une centaine de ferry-boats et de tenders[3] chargĂ©s de spectateurs, qui lui faisaient cortĂšge. Les quais de Brooklyn et toute la partie de New York qui borde la riviĂšre de l’Est Ă©taient couverts de curieux. Trois hurrahs, partis de cinq cent mille poitrines, Ă©clatĂšrent successivement. Des milliers de mouchoirs s’agitĂšrent au-dessus de la masse compacte et saluĂšrent l’Abraham-Lincoln jusqu’à son arrivĂ©e dans les eaux de l’Hudson, Ă  la pointe de cette presqu’üle allongĂ©e qui forme la ville de New York. Alors, la frĂ©gate, suivant du cĂŽtĂ© de New-Jersey l’admirable rive droite du fleuve toute chargĂ©e de villas, passa entre les forts qui la saluĂšrent de leurs plus gros canons. L’Abraham-Lincoln rĂ©pondit en amenant et en hissant trois fois le pavillon amĂ©ricain, dont les trente-neuf Ă©toiles resplendissaient Ă  sa corne d’artimon ; puis, modifiant sa marche pour prendre le chenal balisĂ© qui s’arrondit dans la baie intĂ©rieure formĂ©e par la pointe de Sandy-Hook, il rasa cette langue sablonneuse oĂč quelques milliers de spectateurs l’acclamĂšrent encore une fois. Le cortĂšge des boats et des tenders suivait toujours la frĂ©gate, et il ne la quitta qu’à la hauteur du light-boat dont les deux feux marquent l’entrĂ©e des passes de New York. Trois heures sonnaient alors. Le pilote descendit dans son canot, et rejoignit la petite goĂ©lette qui l’attendait sous le vent. Les feux furent poussĂ©s ; l’hĂ©lice battit plus rapidement les flots ; la frĂ©gate longea la cĂŽte jaune et basse de Long-Island, et, Ă  huit heures du soir, aprĂšs avoir perdu dans le nord-ouest les feux de Fire-Island, elle courut Ă  toute vapeur sur les sombres eaux de l’Atlantique. CHAPITRE IVNED LAND. Le commandant Farragut Ă©tait un bon marin, digne de la frĂ©gate qu’il commandait. Son navire et lui ne faisaient qu’un. Il en Ă©tait l’ñme. Sur la question du cĂ©tacĂ©, aucun doute ne s’élevait dans son esprit, et il ne permettait pas que l’existence de l’animal fĂ»t discutĂ©e Ă  son bord. Il y croyait comme certaines bonnes femmes croient au LĂ©viathan, — par foi, non par raison. Le monstre existait, il en dĂ©livrerait les mers, il l’avait jurĂ©. C’était une sorte de chevalier de Rhodes, un DieudonnĂ© de Gozon, marchant Ă  la rencontre du serpent qui dĂ©solait son Ăźle. Ou le commandant Farragut tuerait le narwal, ou le narwal tuerait le commandant Farragut. Pas de milieu. Les officiers du bord partageaient l’opinion de leur chef. Il fallait les entendre causer, discuter, disputer, calculer les diverses chances d’une rencontre, et observer la vaste Ă©tendue de l’OcĂ©an. Plus d’un s’imposait un quart volontaire dans les barres de perroquet, qui eĂ»t maudit une telle corvĂ©e en toute autre circonstance. Tant que le soleil dĂ©crivait son arc diurne, la mĂąture Ă©tait peuplĂ©e de matelots auxquels les planches du pont brĂ»laient les pieds, et qui n’y pouvaient tenir en place ! Et cependant, l’Abraham-Lincoln ne tranchait pas encore de son Ă©trave les eaux suspectes du Pacifique. Quant Ă  l’équipage, il ne demandait qu’à rencontrer la licorne, Ă  la harponner, Ă  la hisser Ă  bord, Ă  la dĂ©pecer. Il surveillait la mer avec une scrupuleuse attention. D’ailleurs, le commandant Farragut parlait d’une certaine somme de deux mille dollars, rĂ©servĂ©e Ă  quiconque, mousse ou matelot, maĂźtre ou officier, signalerait l’animal. Je laisse Ă  penser si les yeux s’exerçaient Ă  bord de l’Abraham-Lincoln. Pour mon compte, je n’étais pas en reste avec les autres, et je ne laissais Ă  personne ma part d’observations quotidiennes. La frĂ©gate aurait eu cent fois raison de s’appeler l’Argus. Seul entre tous, Conseil protestait par son indiffĂ©rence touchant la question qui nous passionnait, et dĂ©tonait sur l’enthousiasme gĂ©nĂ©ral du bord. J’ai dit que le commandant Farragut avait soigneusement pourvu son navire d’appareils propres Ă  pĂȘcher le gigantesque cĂ©tacĂ©. Un baleinier n’eĂ»t pas Ă©tĂ© mieux armĂ©. Nous possĂ©dions tous les engins connus, depuis le harpon qui se lance Ă  la main, jusqu’aux flĂšches barbelĂ©es des espingoles et aux balles explosibles des canardiĂšres. Sur le gaillard d’avant s’allongeait un canon perfectionnĂ©, se chargeant par la culasse, trĂšs-Ă©pais de parois, trĂšs-Ă©troit d’ñme, et dont le modĂšle doit figurer Ă  l’Exposition universelle de 1867. Ce prĂ©cieux instrument, d’origine amĂ©ricaine, envoyait sans se gĂȘner, un projectile conique de quatre kilogrammes Ă  une distance moyenne de seize kilomĂštres. Donc, l’Abraham-Lincoln ne manquait d’aucun moyen de destruction. Mais il avait mieux encore. Il avait Ned Land, le roi des harponneurs. Ned Land Ă©tait un Canadien, d’une habiletĂ© de main peu commune, et qui ne connaissait pas d’égal dans son pĂ©rilleux mĂ©tier. Adresse et sang-froid, audace et ruse, il possĂ©dait ces qualitĂ©s Ă  un degrĂ© supĂ©rieur, et il fallait ĂȘtre une baleine bien maligne, ou un cachalot singuliĂšrement astucieux pour Ă©chapper Ă  son coup de harpon. Ned Land avait environ quarante ans. C’était un homme de grande taille — plus de six pieds anglais — vigoureusement bĂąti, l’air grave, peu communicatif, violent parfois, et trĂšs-rageur quand on le contrariait. Sa personne provoquait l’attention, et surtout la puissance de son regard qui accentuait singuliĂšrement sa physionomie. Ned Land avait environ quarante ans. Je crois que le commandant Farragut avait sagement fait d’engager cet homme Ă  son bord. Il valait tout l’équipage, Ă  lui seul, pour l’Ɠil et le bras. Je ne saurais le mieux comparer qu’à un tĂ©lescope puissant qui serait en mĂȘme temps un canon toujours prĂȘt Ă  partir. Qui dit Canadien, dit Français, et, si peu communicatif que fut Ned Land, je dois avouer qu’il se prit d’une certaine affection pour moi. Ma nationalitĂ© l’attirait sans doute. C’était une occasion pour lui de parler, et pour moi d’entendre cette vieille langue de Rabelais qui est encore en usage dans quelques provinces canadiennes. La famille du harponneur Ă©tait originaire de QuĂ©bec, et formait dĂ©jĂ  une tribu de hardis pĂȘcheurs Ă  l’époque oĂč cette ville appartenait Ă  la France. Peu Ă  peu, Ned prit goĂ»t Ă  causer, et j’aimais Ă  entendre le rĂ©cit de ses aventures dans les mers polaires. Il racontait ses pĂȘches et ses combats avec une grande poĂ©sie naturelle. Son rĂ©cit prenait une forme Ă©pique, et je croyais Ă©couter quelque HomĂšre canadien, chantant l’Iliade des rĂ©gions hyperborĂ©ennes. Je dĂ©peins maintenant ce hardi compagnon, tel que je le connais actuellement. C’est que nous sommes devenus de vieux amis, unis de cette inaltĂ©rable amitiĂ© qui naĂźt et se cimente dans les plus effrayantes conjonctures ! Ah ! brave Ned ! je ne demande qu’à vivre cent ans encore, pour me souvenir plus longtemps de toi ! Et maintenant, quelle Ă©tait l’opinion de Ned Land sur la question du monstre marin ? Je dois avouer qu’il ne croyait guĂšre Ă  la licorne, et que, seul Ă  bord, il ne partageait pas la conviction gĂ©nĂ©rale. Il Ă©vitait mĂȘme de traiter ce sujet, sur lequel je crus devoir l’entreprendre un jour. Par une magnifique soirĂ©e du 30 juillet, c’est-Ă -dire trois semaines aprĂšs notre dĂ©part, la frĂ©gate se trouvait Ă  la hauteur du cap Blanc, Ă  trente milles sous le vent des cĂŽtes patagonnes. Nous avions dĂ©passĂ© le tropique du Capricorne, et le dĂ©troit de Magellan s’ouvrait Ă  moins de sept cent milles dans le sud. Avant huit jours, l’Abraham-Lincoln sillonnerait les flots du Pacifique. Assis sur la dunette, Ned Land et moi, nous causions de choses et d’autres, regardant cette mystĂ©rieuse mer dont les profondeurs sont restĂ©es jusqu’ici inaccessibles aux regards de l’homme. J’amenai tout naturellement la conversation sur la licorne gĂ©ante, et j’examinai les diverses chances de succĂšs ou d’insuccĂšs de notre expĂ©dition. Puis, voyant que Ned me laissait parler sans trop rien dire, je le poussai plus directement. Comment, Ned, lui demandai-je, comment pouvez-vous ne pas ĂȘtre convaincu de l’existence du cĂ©tacĂ© que nous poursuivons ? Avez-vous donc des raisons particuliĂšres de vous montrer si incrĂ©dule ? » Le harponneur me regarda pendant quelques instants avant de rĂ©pondre, frappa de sa main son large front par un geste qui lui Ă©tait habituel, ferma les yeux comme pour se recueillir, et dit enfin Peut-ĂȘtre bien, monsieur Aronnax. — Cependant, Ned, vous, un baleinier de profession, vous qui ĂȘtes familiarisĂ© avec les grands mammifĂšres marins, vous dont l’imagination doit aisĂ©ment accepter l’hypothĂšse de cĂ©tacĂ©s Ă©normes, vous devriez ĂȘtre le dernier Ă  douter en de pareilles circonstances ! — C’est ce qui vous trompe, monsieur le professeur, rĂ©pondit Ned. Que le vulgaire croie Ă  des comĂštes extraordinaires qui traversent l’espace, ou Ă  l’existence de monstres antĂ©diluviens qui peuplent l’intĂ©rieur du globe, passe encore, mais ni l’astronome, ni le gĂ©ologue n’admettent de telles chimĂšres. De mĂȘme, le baleinier. J’ai poursuivi beaucoup de cĂ©tacĂ©s, j’en ai harponnĂ© un grand nombre, j’en ai tuĂ© plusieurs, mais si puissants et si bien armĂ©s qu’ils fussent, ni leurs queues, ni leurs dĂ©fenses n’auraient pu entamer les plaques de tĂŽle d’un steamer. — Cependant, Ned, on cite des bĂątiments que la dent du narwal a traversĂ©s de part en part. — Des navires en bois, c’est possible, rĂ©pondit le Canadien, et encore, je ne les ai jamais vus. Donc, jusqu’à preuve contraire, je nie que baleines, cachalots ou licornes puissent produire un pareil effet. — Écoutez-moi, Ned
 — Non, monsieur le professeur, non. Tout ce que vous voudrez exceptĂ© cela. Un poulpe gigantesque, peut-ĂȘtre ?
 — Encore moins, Ned. Le poulpe n’est qu’un mollusque, et ce nom mĂȘme indique le peu de consistance de ses chairs. EĂ»t-il cinq cents pieds de longueur, le poulpe, qui n’appartient point Ă  l’embranchement des vertĂ©brĂ©s, est tout Ă  fait inoffensif pour des navires tels que le Scotia ou l’Abraham-Lincoln. Il faut donc rejeter au rang des fables les prouesses des Krakens ou autres monstres de cette espĂšce. — Alors, monsieur le naturaliste, reprit Ned Land d’un ton assez narquois, vous persistez Ă  admettre l’existence d’un Ă©norme cĂ©tacé ? — Oui, Ned, je vous le rĂ©pĂšte avec une conviction qui s’appuie sur la logique des faits. Je crois Ă  l’existence d’un mammifĂšre, puissamment organisĂ©, appartenant Ă  l’embranchement des vertĂ©brĂ©s, comme les baleines, les cachalots ou les dauphins, et muni d’une dĂ©fense cornĂ©e dont la force de pĂ©nĂ©tration est extrĂȘme. — Hum ! fit le harponneur, en secouant la tĂȘte de l’air d’un homme qui ne veut pas se laisser convaincre. — Remarquez, mon digne Canadien, repris-je, que si un tel animal existe, s’il habite les profondeurs de l’OcĂ©an, s’il frĂ©quente les couches liquides situĂ©es Ă  quelques milles au-dessous de la surface des eaux, il possĂšde nĂ©cessairement un organisme dont la soliditĂ© dĂ©fie toute comparaison. — Et pourquoi cet organisme si puissant ? demanda Ned. — Parce qu’il faut une force incalculable pour se maintenir dans les couches profondes et rĂ©sister Ă  leur pression. — Vraiment ? dit Ned qui me regardait en clignant de l’Ɠil. — Vraiment, et quelques chiffres vous le prouveront sans peine. — Oh ! les chiffres ! rĂ©pliqua Ned. On fait ce qu’on veut avec les chiffres ! — En affaires, Ned, mais non en mathĂ©matiques. Écoutez-moi. Admettons que la pression d’une atmosphĂšre soit reprĂ©sentĂ©e par la pression d’une colonne d’eau haute de trente-deux pieds. En rĂ©alitĂ©, la colonne d’eau serait d’une moindre hauteur, puisqu’il s’agit de l’eau de mer dont la densitĂ© est supĂ©rieure Ă  celle de l’eau douce. Eh bien, quand vous plongez, Ned, autant de fois trente-deux pieds d’eau au-dessus de vous, autant de fois votre corps supporte une pression Ă©gale Ă  celle de l’atmosphĂšre, c’est-Ă -dire de kilogrammes par chaque centimĂštre carrĂ© de sa surface. Il suit de lĂ  qu’à trois cent vingt pieds cette pression est de dix atmosphĂšres, de cent atmosphĂšres Ă  trois mille deux cents pieds, et de mille atmosphĂšres Ă  trente-deux mille pieds, soit deux lieues et demie environ. Ce qui Ă©quivaut Ă  dire que si vous pouviez atteindre cette profondeur dans l’OcĂ©an, chaque centimĂštre carrĂ© de la surface de votre corps subirait une pression de mille kilogrammes. Or, mon brave Ned, savez-vous ce que vous avez de centimĂštres carrĂ©s en surface ? — Je ne m’en doute pas, monsieur Aronnax. — Environ dix-sept mille. — Tant que cela ? — Et comme en rĂ©alitĂ© la pression atmosphĂ©rique est un peu supĂ©rieure au poids d’un kilogramme par centimĂštre carrĂ©, vos dix-sept mille centimĂštres carrĂ©s supportent en ce moment une pression de dix-sept mille cinq cent soixante-huit kilogrammes. — Sans que je m’en aperçoive ? — Sans que vous vous en aperceviez. Et si vous n’ĂȘtes pas Ă©crasĂ© par une telle pression, c’est que l’air pĂ©nĂštre Ă  l’intĂ©rieur de votre corps avec une pression Ă©gale. De lĂ  un Ă©quilibre parfait entre la poussĂ©e intĂ©rieure et la poussĂ©e extĂ©rieure, qui se neutralisent, ce qui vous permet de les supporter sans peine. Mais dans l’eau, c’est autre chose. — Oui, je comprends, rĂ©pondit Ned, devenu plus attentif, parce que l’eau m’entoure et ne me pĂ©nĂštre pas. — PrĂ©cisĂ©ment, Ned. Ainsi donc, Ă  trente-deux pieds au-dessous de la surface de la mer, vous subiriez une pression de dix-sept mille cinq cent soixante-huit kilogrammes ; Ă  trois cent vingt pieds, dix fois cette pression, soit cent soixante-quinze mille six cent quatre-vingt kilogrammes ; Ă  trois mille deux cents pieds, cent fois cette pression, soit dix-sept cent cinquante-six mille huit cent kilogrammes ; Ă  trente-deux mille pieds, enfin, mille fois cette pression, soit dix-sept millions cinq cent soixante-huit mille kilogrammes ; c’est-Ă -dire que vous seriez aplati comme si l’on vous retirait des plateaux d’une machine hydraulique ! — Diable ! fit Ned. — Eh bien, mon digne harponneur, si des vertĂ©brĂ©s, longs de plusieurs centaines de mĂštres et gros Ă  proportion, se maintiennent Ă  de pareilles profondeurs, eux dont la surface est reprĂ©sentĂ©e par des millions de centimĂštres carrĂ©s, c’est par milliards de kilogrammes qu’il faut estimer la poussĂ©e qu’ils subissent. Calculez alors quelle doit ĂȘtre la rĂ©sistance de leur charpente osseuse et la puissance de leur organisme pour rĂ©sister Ă  de telles pressions ! — Il faut, rĂ©pondit Ned Land, qu’ils soient fabriquĂ©s en plaques de tĂŽle de huit pouces, comme les frĂ©gates cuirassĂ©es. — Comme vous dites, Ned, et songez alors aux ravages que peut produire une pareille masse lancĂ©e avec la vitesse d’un express contre la coque d’un navire. — Oui
 en effet
 peut-ĂȘtre, rĂ©pondit le Canadien, Ă©branlĂ© par ces chiffres, mais qui ne voulait pas se rendre. — Eh bien, vous ai-je convaincu ? — Vous m’avez convaincu d’une chose, monsieur le naturaliste, c’est que si de tels animaux existent au fond des mers, il faut nĂ©cessairement qu’ils soient aussi forts que vous le dites. — Mais s’ils n’existent pas, entĂȘtĂ© harponneur, comment expliquez-vous l’accident arrivĂ© au Scotia ? — C’est peut-ĂȘtre
, dit Ned hĂ©sitant. — Allez donc ! — Parce que
 ça n’est pas vrai ! » rĂ©pondit le Canadien, en reproduisant sans le savoir une cĂ©lĂšbre rĂ©ponse d’Arago. Mais cette rĂ©ponse prouvait l’obstination du harponneur et pas autre chose. Ce jour-lĂ , je ne le poussai pas davantage. L’accident du Scotia n’était pas niable. Le trou existait si bien qu’il avait fallu le boucher, et je ne pense pas que l’existence du trou puisse se dĂ©montrer plus catĂ©goriquement. Or, ce trou ne s’était pas fait tout seul, et puisqu’il n’avait pas Ă©tĂ© produit par des roches sous-marines ou des engins sous-marins, il Ă©tait nĂ©cessairement dĂ» Ă  l’outil perforant d’un animal. Or, suivant moi, et toutes les raisons prĂ©cĂ©demment dĂ©duites, cet animal appartenait Ă  l’embranchement des vertĂ©brĂ©s, Ă  la classe des mammifĂšres, au groupe des pisciformes, et finalement Ă  l’ordre des cĂ©tacĂ©s. Quant Ă  la famille dans laquelle il prenait rang, baleine, cachalot ou dauphin, quant au genre dont il faisait partie, quant Ă  l’espĂšce dans laquelle il convenait de le ranger, c’était une question Ă  Ă©lucider ultĂ©rieurement. Pour la rĂ©soudre, il fallait dissĂ©quer ce monstre inconnu, pour le dissĂ©quer le prendre, pour le prendre le harponner, — ce qui Ă©tait l’affaire de Ned Land, — pour le harponner le voir, ce qui Ă©tait l’affaire de l’équipage — et pour le voir le rencontrer, — ce qui Ă©tait l’affaire du hasard. CHAPITRE VÀ L’AVENTURE ! Le voyage de l’Abraham-Lincoln, pendant quelque temps, ne fut marquĂ© par aucun incident. Cependant une circonstance se prĂ©senta, qui mit en relief la merveilleuse habiletĂ© de Ned Land, et montra quelle confiance on devait avoir en lui. Au large des Malouines, le 30 juin, la frĂ©gate communiqua avec des baleiniers amĂ©ricains, et nous apprĂźmes qu’ils n’avaient eu aucune connaissance du narwal. Mais l’un d’eux, le capitaine du Monroe, sachant que Ned Land Ă©tait embarquĂ© Ă  bord de l’Abraham-Lincoln, demanda son aide pour chasser une baleine qui Ă©tait en vue. Le commandant Farragut, dĂ©sireux de voir Ned Land Ă  l’Ɠuvre, l’autorisa Ă  se rendre Ă  bord du Monroe. Et le hasard servit si bien notre Canadien, qu’au lieu d’une baleine, il en harponna deux d’un coup double, frappant l’une droit au cƓur, et s’emparant de l’autre aprĂšs une poursuite de quelques minutes ! DĂ©cidĂ©ment, si le monstre a jamais affaire au harpon de Ned Land, je ne parierai pas pour le monstre. La frĂ©gate prolongea la cĂŽte sud-est de l’AmĂ©rique avec une rapiditĂ© prodigieuse. Le 3 juillet, nous Ă©tions Ă  l’ouvert du dĂ©troit de Magellan, Ă  la hauteur du cap des Vierges. Mais le commandant Farragut ne voulut pas prendre ce sinueux passage, et manƓuvra de maniĂšre Ă  doubler le cap Horn. L’équipage lui donna raison Ă  l’unanimitĂ©. Et en effet, Ă©tait-il probable que l’on pĂ»t rencontrer le narwal dans ce dĂ©troit resserrĂ© ? Bon nombre de matelots affirmaient que le monstre n’y pouvait passer, qu’il Ă©tait trop gros pour cela ! » Le 6 juillet, vers trois heures du soir, I’Abraham Lincoln, Ă  quinze milles dans le sud, doubla cet Ăźlot solitaire, ce roc perdu Ă  l’extrĂ©mitĂ© du continent amĂ©ricain, auquel des marins hollandais imposĂšrent le nom de leur villa natale, le cap Horn. La route fut donnĂ©e vers le nord-ouest, et le lendemain, l’hĂ©lice de la frĂ©gate battit enfin les eaux du Pacifique. Ouvre l’Ɠil ! ouvre l’Ɠil ! » rĂ©pĂ©taient les matelots de l’Abraham Lincoln. Et ils l’ouvraient dĂ©mesurĂ©ment. Les yeux et les lunettes, un peu Ă©blouis, il est vrai, par la perspective de deux mille dollars, ne restĂšrent pas un instant au repos. Jour et nuit, on observait la surface de l’OcĂ©an, et les nyctalopes, dont la facultĂ© de voir dans l’obscuritĂ© accroissait les chances de cinquante pour cent, avaient beau jeu pour gagner la prime. TantĂŽt appuyĂ© Ă  la lisse de l’arriĂšre. Moi, que l’appĂąt de l’argent n’attirait guĂšre, je n’étais pourtant pas le moins attentif du bord. Ne donnant que quelques minutes au repas, quelques heures au sommeil, indiffĂ©rent au soleil ou Ă  la pluie, je ne quittais plus le pont du navire. TantĂŽt penchĂ© sur les bastingages du gaillard d’avant, tantĂŽt appuyĂ© Ă  la lisse de l’arriĂšre, je dĂ©vorais d’un Ɠil avide le cotonneux sillage qui blanchissait la mer jusqu’à perte de vue ! Et que de fois j’ai partagĂ© l’émotion de l’état-major, de l’équipage, lorsque quelque capricieuse baleine Ă©levait son dos noirĂątre au-dessus des flots. Le pont de la frĂ©gate se peuplait en un instant. Les capots vomissaient un torrent de matelots et d’officiers. Chacun, la poitrine haletante, l’Ɠil trouble, observait la marche du cĂ©tacĂ©. Je regardais, je regardais Ă  en user ma rĂ©tine, Ă  en devenir aveugle, tandis que Conseil, toujours phlegmatique, me rĂ©pĂ©tait d’un ton calme Si monsieur voulait avoir la bontĂ© de moins Ă©carquiller ses yeux, monsieur verrait bien davantage ! » Mais, vaine Ă©motion ! L’Abraham-Lincoln modifiait sa route, courait sur l’animal signalĂ©, simple baleine ou cachalot vulgaire, qui disparaissait bientĂŽt au milieu d’un concert d’imprĂ©cations ! Cependant, le temps restait favorable. Le voyage s’accomplissait dans les meilleures conditions. C’était alors la mauvaise saison australe, car le juillet de cette zone correspond Ă  notre janvier d’Europe ; mais la mer se maintenait belle, et se laissait facilement observer dans un vaste pĂ©rimĂštre. Ned Land montrait toujours la plus tenace incrĂ©dulitĂ© ; il affectait mĂȘme de ne point examiner la surface des flots en dehors de son temps de bordĂ©e, — du moins quand aucune baleine n’était en vue. Et pourtant sa merveilleuse puissance de vision aurait rendu de grands services. Mais, huit heures sur douze, cet entĂȘtĂ© Canadien lisait ou dormait dans sa cabine. Cent fois, je lui reprochai son indiffĂ©rence. Bah ! rĂ©pondait-il, il n’y a rien, monsieur Aronnax, et y eĂ»t-il quelque animal, quelle chance avons-nous de l’apercevoir ? Est-ce que nous ne courons pas Ă  l’aventure ? On a revu, dit-on, cette bĂȘte introuvable dans les hautes mers du Pacifique, je veux bien l’admettre ; mais deux mois dĂ©jĂ  se sont Ă©coulĂ©s depuis cette rencontre, et Ă  s’en rapporter au tempĂ©rament de votre narwal, il n’aime point Ă  moisir longtemps dans les mĂȘmes parages ! Il est douĂ© d’une prodigieuse facilitĂ© de dĂ©placement. Or, vous le savez mieux que moi, monsieur le professeur, la nature ne fait rien Ă  contre sens, et elle ne donnerait pas Ă  un animal lent de sa nature la facultĂ© de se mouvoir rapidement, s’il n’avait pas besoin de s’en servir. Donc, si la bĂȘte existe, elle est dĂ©jĂ  loin ! » À cela, je ne savais que rĂ©pondre. Évidemment, nous marchions en aveugles. Mais le moyen de procĂ©der autrement ? Aussi, nos chances Ă©taient-elles fort limitĂ©es. Cependant, personne ne doutait encore du succĂšs, et pas un matelot du bord n’eĂ»t pariĂ© contre le narwal et contre sa prochaine apparition. Le 20 juillet, le tropique du Capricorne fut coupĂ© par 105° de longitude, et le 27 du mĂȘme mois, nous franchissions l’équateur sur le cent dixiĂšme mĂ©ridien. Ce relĂšvement fait, la frĂ©gate prit une direction plus dĂ©cidĂ©e vers l’ouest, et s’engagea dans les mers centrales du Pacifique. Le commandant Farragut pensait, avec raison, qu’il valait mieux frĂ©quenter les eaux profondes, et s’éloigner des continents ou des Ăźles dont l’animal avait toujours paru Ă©viter l’approche, sans doute parce qu’il n’y avait pas assez d’eau pour lui ! » disait le maĂźtre d’équipage. La frĂ©gate passa donc au large des Pomotou, des Marquises, des Sandwich, coupa le tropique du Cancer par 132° de longitude, et se dirigea vers les mers de Chine. Nous Ă©tions enfin sur le théùtre des derniers Ă©bats du monstre ! Et, pour tout dire, on ne vivait plus Ă  bord. Les cƓurs palpitaient effroyablement, et se prĂ©paraient pour l’avenir d’incurables anĂ©vrismes. L’équipage entier subissait une surexcitation nerveuse, dont je ne saurais donner l’idĂ©e. On ne mangeait pas, on ne dormait plus. Vingt fois par jour, une erreur d’apprĂ©ciation, une illusion d’optique de quelque matelot perchĂ© sur les barres, causaient d’intolĂ©rables douleurs, et ces Ă©motions, vingt fois rĂ©pĂ©tĂ©es, nous maintenaient dans un Ă©tat d’érĂ©thisme trop violent pour ne pas amener une rĂ©action prochaine. Et en effet, la rĂ©action ne tarda pas Ă  se produire. Pendant trois mois, trois mois dont chaque jour durait un siĂšcle ! l’Abraham-Lincoln sillonna toutes les mers septentrionales du Pacifique, courant aux baleines signalĂ©es, faisant de brusques Ă©carts de route, virant subitement d’un bord sur l’autre, s’arrĂȘtant soudain, forçant ou renversant sa vapeur, coup sur coup, au risque de dĂ©niveler sa machine, et il ne laissa pas un point inexplorĂ© des rivages du Japon Ă  la cĂŽte amĂ©ricaine. Et rien ! rien que l’immensitĂ© des flots dĂ©serts ! rien qui ressemblĂąt Ă  un narwal gigantesque, ni Ă  un Ăźlot sous-marin, ni Ă  une Ă©pave de naufrage, ni Ă  un Ă©cueil fuyant, ni Ă  quoi que ce fĂ»t de surnaturel ! La rĂ©action se fit donc. Le dĂ©couragement s’empara d’abord des esprits, et ouvrit une brĂšche Ă  l’incrĂ©dulitĂ©. Un nouveau sentiment se produisit Ă  bord, qui se composait de trois dixiĂšmes de honte contre sept dixiĂšmes de fureur. On Ă©tait tout bĂȘte » de s’ĂȘtre laissĂ© prendre Ă  une chimĂšre, mais encore plus furieux ! Les montagnes d’arguments entassĂ©s depuis un an s’écroulĂšrent Ă  la fois, et chacun ne songea plus qu’à se rattraper aux heures de repas ou de sommeil du temps qu’il avait si sottement sacrifiĂ©. Avec la mobilitĂ© naturelle Ă  l’esprit humain, d’un excĂšs on se jeta dans un autre. Les plus chauds partisans de l’entreprise devinrent fatalement ses plus ardents dĂ©tracteurs. La rĂ©action monta des fonds du navire, du poste des soutiers jusqu’au carrĂ© de l’état-major, et certainement, sans un entĂȘtement trĂšs-particulier du commandant Farragut, la frĂ©gate eĂ»t dĂ©finitivement remis le cap au sud. Cependant, cette recherche inutile ne pouvait se prolonger plus longtemps. L’Abraham-Lincoln n’avait rien Ă  se reprocher, ayant tout fait pour rĂ©ussir. Jamais Ă©quipage d’un bĂątiment de la marine amĂ©ricaine ne montra plus de patience et plus de zĂšle ; son insuccĂšs ne saurait lui ĂȘtre imputĂ© ; il ne restait plus qu’à revenir. Une reprĂ©sentation dans ce sens fut faite au commandant. Le commandant tint bon. Les matelots ne cachĂšrent point leur mĂ©contentement, et le service en souffrit. Je ne veux pas dire qu’il y eut rĂ©volte Ă  bord, mais aprĂšs une raisonnable pĂ©riode d’obstination, le commandant Farragut comme autrefois Colomb, demanda trois jours de patience. Si dans le dĂ©lai de trois jours, le monstre n’avait pas paru, l’homme de barre donnerait trois tours de roue, et l’Abraham-Lincoln ferait route vers les mers europĂ©ennes. Cette promesse fut faite le 2 novembre. Elle eut tout d’abord pour rĂ©sultat de ranimer les dĂ©faillances de l’équipage. L’OcĂ©an fut observĂ© avec une nouvelle attention. Chacun voulait lui jeter ce dernier coup d’oeil dans lequel se rĂ©sume tout le souvenir. Les lunettes fonctionnĂšrent avec une activitĂ© fiĂ©vreuse. C’était un suprĂȘme dĂ©fi portĂ© au narwal gĂ©ant, et celui-ci ne pouvait raisonnablement se dispenser de rĂ©pondre Ă  cette sommation Ă  comparaĂźtre ! » Les embarcations rayonnĂšrent autour de la frĂ©gate. Deux jours se passĂšrent. L’Abraham-Lincoln se tenait sous petite vapeur. On employait mille moyens pour Ă©veiller l’attention ou stimuler l’apathie de l’animal, au cas oĂč il se fĂ»t rencontrĂ© dans ces parages. D’énormes quartiers de lard furent mis Ă  la traĂźne pour la plus grande satisfaction des requins, je dois le dire. Les embarcations rayonnĂšrent dans toutes les directions autour de l’Abraham-Lincoln, pendant qu’il mettait en panne, et ne laissĂšrent pas un point de mer inexplorĂ©. Mais le soir du 4 novembre arriva sans que se fĂ»t dĂ©voilĂ© ce mystĂšre sous-marin. Le lendemain, 5 novembre, Ă  midi, expirait le dĂ©lai de rigueur. AprĂšs le point, le commandant Farragut, fidĂšle Ă  sa promesse, devait donner la route au sud-est, et abandonner dĂ©finitivement les rĂ©gions septentrionales du Pacifique. La frĂ©gate se trouvait alors par 31° 15â€Č de latitude nord et par 136° 42â€Č de longitude est. Les terres du Japon nous restaient Ă  moins de deux cents milles sous le vent. La nuit approchait. On venait de piquer huit heures. De gros nuages voilaient le disque de la lune, alors dans son premier quartier. La mer ondulait paisiblement sous l’étrave de la frĂ©gate. En ce moment, j’étais appuyĂ© Ă  l’avant, sur le bastingage de tribord. Conseil, postĂ© prĂšs de moi, regardait devant lui. L’équipage, juchĂ© dans les haubans, examinait l’horizon qui se rĂ©trĂ©cissait et s’obscurcissait peu Ă  peu. Les officiers, armes de leur lorgnette de nuit, fouillaient l’obscuritĂ© croissante. Parfois le sombre OcĂ©an Ă©tincelait sous un rayon que la lune dardait entre la frange de deux nuages. Puis, toute trace lumineuse s’évanouissait dans les tĂ©nĂšbres. En observant Conseil, je constatai que ce brave garçon subissait tant soit peu l’influence gĂ©nĂ©rale. Du moins, je le crus ainsi. Peut-ĂȘtre, et pour la premiĂšre fois, ses nerfs vibraient-ils sous l’action d’un sentiment de curiositĂ©. Allons, Conseil, lui dis-je, voilĂ  une derniĂšre occasion d’empocher deux mille dollars. — Que monsieur me permette de le lui dire, rĂ©pondit Conseil, je n’ai jamais comptĂ© sur cette prime, et le gouvernement de l’Union pouvait promettre cent mille dollars, il n’en aurait pas Ă©tĂ© plus pauvre. — Tu as raison, Conseil. C’est une sotte affaire, aprĂšs tout, et dans laquelle nous nous sommes lancĂ©s trop lĂ©gĂšrement. Que de temps perdu, que d’émotions inutiles ! Depuis six mois dĂ©jĂ , nous serions rentrĂ©s en France
 — Dans le petit appartement de monsieur, rĂ©pliqua Conseil, dans le MusĂ©um de monsieur ! Et j’aurais dĂ©jĂ  classĂ© les fossiles de monsieur ! Et le babiroussa de monsieur serait installĂ© dans sa cage du Jardin des Plantes, et il attirerait tous les curieux de la capitale ! — Comme tu dis, Conseil, et sans compter, j’imagine, que l’on se moquera de nous ! — Effectivement, rĂ©pondit tranquillement Conseil, je pense que l’on se moquera de monsieur. Et, faut-il le dire
? — Il faut le dire, Conseil. — Eh bien, monsieur n’aura que ce qu’il mĂ©rite ! — Vraiment ! — Quand on a l’honneur d’ĂȘtre un savant comme monsieur, on ne s’expose pas
 » Conseil ne put achever son compliment. Au milieu du silence gĂ©nĂ©ral, une voix venait de se faire entendre. C’était la voix de Ned Land, et Ned Land s’écriait OhĂ© ! la chose en question, sous le vent, par le travers Ă  nous ! » CHAPITRE VIÀ TOUTE VAPEUR. À ce cri, l’équipage entier se prĂ©cipita vers le harponneur, commandant, officiers, maĂźtres, matelots, mousses, jusqu’aux ingĂ©nieurs qui quittĂšrent leur machine, jusqu’aux chauffeurs qui abandonnĂšrent leurs fourneaux. L’ordre de stopper avait Ă©tĂ© donnĂ©, et la frĂ©gate ne courait plus que sur son erre. L’obscuritĂ© Ă©tait profonde alors, et quelques bons que fussent les yeux du Canadien, je me demandais comment il avait vu et ce qu’il avait pu voir. Mon cƓur battait Ă  se rompre. Mais Ned Land ne s’était pas trompĂ©, et tous, nous aperçûmes l’objet qu’il indiquait de la main. Le monstre immergĂ© Ă  quelques toises. À deux encablures de l’Abraham-Lincoln et de sa hanche de tribord, la mer semblait ĂȘtre illuminĂ©e par dessus. Ce n’était point un simple phĂ©nomĂšne de phosphorescence, et l’on ne pouvait s’y tromper. Le monstre, immergĂ© Ă  quelques toises de la surface des eaux, projetait cet Ă©clat trĂšs-intense, mais inexplicable, que mentionnaient les rapports de plusieurs capitaines. Cette magnifique irradiation devait ĂȘtre produite par un agent d’une grande puissance Ă©clairante. La partie lumineuse dĂ©crivait sur la mer un immense ovale trĂšs-allongĂ©, au centre duquel se condensait un foyer ardent dont l’insoutenable Ă©clat s’éteignait par dĂ©gradations successives. Ce n’est qu’une agglomĂ©ration de molĂ©cules phosphorescentes, s’écria l’un des officiers. — Non, monsieur, rĂ©pliquai-je avec conviction. Jamais les pholades ou les salpes ne produisent une si puissante lumiĂšre. Cet Ă©clat est de nature essentiellement Ă©lectrique
 D’ailleurs, voyez, voyez ! il se dĂ©place ! il se meut en avant, en arriĂšre ! il s’élance sur nous ! » Un cri gĂ©nĂ©ral s’éleva de la frĂ©gate. Silence ! dit le commandant Farragut. La barre au vent, toute ! Machine en arriĂšre ! » Les matelots se prĂ©cipitĂšrent Ă  la barre, les ingĂ©nieurs Ă  leur machine. La vapeur fut immĂ©diatement renversĂ©e et l’Abraham-Lincoln, abattant sur bĂąbord, dĂ©crivit un demi-cercle. La barre droite ! Machine en avant ! » cria le commandant Farragut. Ces ordres furent exĂ©cutĂ©s, et la frĂ©gate s’éloigna rapidement du foyer lumineux. Je me trompe. Elle voulut s’éloigner, mais le surnaturel animal se rapprocha avec une vitesse double de la sienne. Nous Ă©tions haletants. La stupĂ©faction, bien plus que la crainte nous tenait muets et immobiles. L’animal nous gagnait en se jouant. Il fit le tour de la frĂ©gate qui filait alors quatorze nƓuds, et l’enveloppa de ses nappes Ă©lectriques comme d’une poussiĂšre lumineuse. Puis il s’éloigna de deux ou trois milles, laissant une traĂźnĂ©e phosphorescente comparable aux tourbillons de vapeur que jette en arriĂšre la locomotive d’un express. Tout d’un coup, des obscures limites de l’horizon, oĂč il alla prendre son Ă©lan, le monstre fonça subitement vers l’Abraham-Lincoln avec une effrayante rapiditĂ©, s’arrĂȘta brusquement Ă  vingt pieds de ses prĂ©cintes, s’éteignit, — non pas en s’abĂźmant sous les eaux, puisque son Ă©clat ne subit aucune dĂ©gradation, — mais soudainement et comme si la source de ce brillant effluve se fĂ»t subitement tarie ! Puis, il reparut de l’autre cĂŽtĂ© du navire, soit qu’il l’eĂ»t tournĂ©, soit qu’il eĂ»t glissĂ© sous sa coque. À chaque instant une collision pouvait se produire, qui nous eĂ»t Ă©tĂ© fatale. Cependant, je m’étonnais des manƓuvres de la frĂ©gate. Elle fuyait et n’attaquait pas. Elle Ă©tait poursuivie, elle qui devait poursuivre, et j’en fis l’observation au commandant Farragut. Sa figure, d’ordinaire si impassible, Ă©tait empreinte d’un indĂ©finissable Ă©tonnement. Monsieur Aronnax, me rĂ©pondit-il, je ne sais Ă  quel ĂȘtre formidable j’ai affaire, et je ne veux pas risquer imprudemment ma frĂ©gate au milieu de cette obscuritĂ©. D’ailleurs, comment attaquer l’inconnu, comment s’en dĂ©fendre ? Attendons le jour et les rĂŽles changeront. — Vous n’avez plus de doute, commandant, sur la nature de l’animal ? — Non, monsieur, c’est Ă©videmment un narwal gigantesque, mais aussi un narwal Ă©lectrique. — Peut-ĂȘtre, ajoutai-je, ne peut-on pas plus l’approcher qu’une gymnote ou une torpille ! — En effet, rĂ©pondit le commandant, et s’il possĂšde en lui une puissance foudroyante, c’est Ă  coup sĂ»r le plus terrible animal qui soit jamais sorti de la main du CrĂ©ateur. C’est pourquoi, monsieur, je me tiendrai sur mes gardes. » Tout l’équipage resta sur pied pendant la nuit. Personne ne songea Ă  dormir. L’Abraham-Lincoln, ne pouvant lutter de vitesse, avait modĂ©rĂ© sa marche et se tenait sous petite vapeur. De son cĂŽtĂ©, le narwal, imitant la frĂ©gate, se laissait bercer au grĂ© des lames, et semblait dĂ©cidĂ© Ă  ne point abandonner le théùtre de la lutte. Vers minuit, cependant, il disparut, ou, pour employer une expression plus juste, il s’éteignit » comme un gros ver luisant. Avait-il fui ? Il fallait le craindre, non pas l’espĂ©rer. Mais Ă  une heure moins sept minutes du matin, un sifflement assourdissant se fit entendre, semblable Ă  celui que produit une colonne d’eau, chassĂ©e avec une extrĂȘme violence. Le commandant Farragut, Ned Land et moi, nous Ă©tions alors sur la dunette, jetant d’avides regards Ă  travers les profondes tĂ©nĂšbres. Ned Land, demanda le commandant, vous avez souvent entendu rugir des baleines ? — Souvent, monsieur, mais jamais de pareilles baleines dont la vue m’ait rapportĂ© deux mille dollars. — En effet, vous avez droit Ă  la prime. Mais, dites-moi, ce bruit n’est-il pas celui que font les cĂ©tacĂ©s rejetant l’eau par leurs Ă©vents ? — Le mĂȘme bruit, monsieur, mais celui-ci est incomparablement plus fort. Aussi, ne peut-on s’y tromper. C’est bien un cĂ©tacĂ© qui se tient lĂ  dans nos eaux. Avec votre permission, monsieur, ajouta le harponneur, nous lui dirons deux mots demain au lever du jour. — S’il est d’humeur Ă  vous entendre, maĂźtre Land, rĂ©pondis-je d’un ton peu convaincu. — Que je l’approche Ă  quatre longueurs de harpon, riposta le Canadien, et il faudra bien qu’il m’écoute ! — Mais pour l’approcher, reprit le commandant, je devrai mettre une baleiniĂšre Ă  votre disposition ? — Sans doute, monsieur. — Ce sera jouer la vie de mes hommes ? — Et la mienne ! » rĂ©pondit simplement le harponneur. Vers deux heures du matin, le foyer lumineux reparut, non moins intense, Ă  cinq milles au vent de l’Abraham-Lincoln. MalgrĂ© la distance, malgrĂ© le bruit du vent et de la mer, on entendait distinctement les formidables battements de queue de l’animal, et jusqu’à sa respiration haletante. Il semblait qu’au moment oĂč l’énorme narwal venait respirer Ă  la surface de l’ocĂ©an, l’air s’engouffrait dans ses poumons, comme fait la vapeur dans les vastes cylindres d’une machine de deux mille chevaux. Hum ! pensai-je, une baleine qui aurait la force d’un rĂ©giment de cavalerie, ce serait une jolie baleine ! » On resta sur le qui-vive jusqu’au jour, et l’on se prĂ©para au combat. Les engins de pĂȘche furent disposĂ©s le long des bastingages. Le second fit charger ces espingoles qui lancent un harpon Ă  une distance d’un mille, et de longues canardiĂšres Ă  balles explosives dont la blessure est mortelle, mĂȘme aux plus puissants animaux. Ned Land s’était contentĂ© d’affĂ»ter son harpon, arme terrible dans sa main. À six heures, l’aube commença Ă  poindre, et avec les premiĂšres lueurs de l’aurore disparut l’éclat Ă©lectrique du narwal. À sept heures, le jour Ă©tait suffisamment fait, mais une brume matinale trĂšs-Ă©paisse rĂ©trĂ©cissait l’horizon, et les meilleures lorgnettes ne pouvaient la percer. De lĂ , dĂ©sappointement et colĂšre. Je me hissai jusqu’aux barres d’artimon. Quelques officiers s’étaient dĂ©jĂ  perchĂ©s Ă  la tĂȘte des mĂąts. À huit heures, la brume roula lourdement sur les flots, et ses grosses volutes se levĂšrent peu Ă  peu. L’horizon s’élargissait et se purifiait Ă  la fois. Soudain, et comme la veille, la voix de Ned Land se fit entendre. La chose en question, par bĂąbord derriĂšre ! » cria le harponneur. Tous les regards se dirigĂšrent vers le point indiquĂ©. LĂ , Ă  un mille et demi de la frĂ©gate, un long corps noirĂątre Ă©mergeait d’un mĂštre au-dessus des flots. Sa queue, violemment agitĂ©e, produisait un remous considĂ©rable. Jamais appareil caudal ne battit la mer avec une telle puissance. Un immense sillage, d’une blancheur Ă©clatante, marquait le passage de l’animal et dĂ©crivait une courbe allongĂ©e. La frĂ©gate s’approcha du cĂ©tacĂ©. Je l’examinai en toute libertĂ© d’esprit. Les rapports du Shannon et de l’Helvetia avaient un peu exagĂ©rĂ© ses dimensions, et j’estimai sa longueur Ă  deux cent cinquante pieds seulement. Quant Ă  sa grosseur, je ne pouvais que difficilement l’apprĂ©cier ; mais, en somme, l’animal me parut ĂȘtre admirablement proportionnĂ© dans ses trois dimensions. Pendant que j’observais cet ĂȘtre phĂ©nomĂ©nal, deux jets de vapeur et d’eau s’élancĂšrent de ses Ă©vents, et montĂšrent Ă  une hauteur de quarante mĂštres, ce qui me fixa sur son mode de respiration. J’en conclus dĂ©finitivement qu’il appartenait Ă  l’embranchement des vertĂ©brĂ©s, classe des mammifĂšres, sous-classe des monodelphiens, groupe des pisciformes, ordre des cĂ©tacĂ©s, famille
 Ici, je ne pouvais encore me prononcer. L’ordre des cĂ©tacĂ©s comprend trois familles les baleines, les cachalots et les dauphins, et c’est dans cette derniĂšre que sont rangĂ©s les narwals. Chacune de ces famille se divise en plusieurs genres, chaque genre en espĂšces, chaque espĂšce en variĂ©tĂ©s. VariĂ©tĂ©, espĂšce, genre et famille me manquaient encore, mais je ne doutais pas de complĂ©ter ma classification avec l’aide du ciel et du commandant Farragut. L’équipage attendait impatiemment les ordres de son chef. Celui-ci, aprĂšs avoir attentivement observĂ© l’animal, fit appeler l’ingĂ©nieur. L’ingĂ©nieur accourut. Monsieur, dit le commandant, vous avez de la pression ? — Oui, monsieur, rĂ©pondit l’ingĂ©nieur. — Bien. Forcez vos feux, et Ă  toute vapeur ! » Trois hurrahs accueillirent cet ordre. L’heure de la lutte avait sonnĂ©. Quelques instants aprĂšs, les deux cheminĂ©es de la frĂ©gate vomissaient des torrents de fumĂ©e noire, et le pont frĂ©missait sous le tremblotement des chaudiĂšres. L’Abraham-Lincoln, chassĂ© en avant par sa puissante hĂ©lice, se dirigea droit sur l’animal. Celui-ci le laissa indiffĂ©remment s’approcher Ă  une demi-encablure ; puis dĂ©daignant de plonger, il prit une petite allure de fuite, et se contenta de maintenir sa distance. Cette poursuite se prolongea pendant trois quarts d’heure environ, sans que la frĂ©gate gagnĂąt deux toises sur le cĂ©tacĂ©. Il Ă©tait donc Ă©vident qu’à marcher ainsi, on ne l’atteindrait jamais. Le commandant Farragut tordait avec rage l’épaisse touffe de poils qui foisonnait sous son menton. Ned Land ? » cria-t-il. Le Canadien vint Ă  l’ordre. Eh bien, maĂźtre Land, demanda le commandant, me conseillez-vous encore de mettre mes embarcations Ă  la mer ? — Non, monsieur, rĂ©pondit Ned Land, car cette bĂȘte-lĂ  ne se laissera prendre que si elle le veut bien. — Que faire alors ? — Forcer de vapeur si vous le pouvez, monsieur. Pour moi, avec votre permission, s’entend, je vais m’installer sous les sous-barbes de beauprĂ©, et si nous arrivons Ă  longueur de harpon, je harponne. — Allez, Ned, rĂ©pondit le commandant Farragut. IngĂ©nieur, cria-t-il, faites monter la pression. » Ned Land se rendit Ă  son poste. Les feux furent plus activement poussĂ©s ; l’hĂ©lice donna quarante-trois tours Ă  la minute, et la vapeur fusa par les soupapes. Le loch jetĂ©, on constata que l’Abraham-Lincoln marchait Ă  raison de dix-huit milles cinq dixiĂšmes Ă  l’heure. Mais le maudit animal filait aussi avec une vitesse de dix-huit milles cinq dixiĂšmes. Pendant une heure encore, la frĂ©gate se maintint sous cette allure, sans gagner une toise ! C’était humiliant pour l’un des plus rapides marcheurs de la marine amĂ©ricaine. Une sourde colĂšre courait parmi l’équipage. Les matelots injuriaient le monstre, qui, d’ailleurs, dĂ©daignait de leur rĂ©pondre. Le commandant Farragut ne se contentait plus de tordre sa barbiche, il la mordait. L’ingĂ©nieur fut encore une fois appelĂ©. Vous avez atteint votre maximum de pression ? Lui demanda le commandant. — Oui, monsieur, rĂ©pondit l’ingĂ©nieur. — Et vos soupapes sont chargĂ©es ?
 — À six atmosphĂšres et demie. — Chargez-les Ă  dix atmosphĂšres. » VoilĂ  un ordre amĂ©ricain s’il en fut. On n’eĂ»t pas mieux fait sur le Mississippi pour distancer une concurrence » ! Conseil, dis-je Ă  mon brave serviteur qui se trouvait prĂšs de moi, sais-tu bien que nous allons probablement sauter ? — Comme il plaira Ă  monsieur ! » rĂ©pondit Conseil. Eh bien ! je l’avouerai, cette chance, il ne me dĂ©plaisait pas de la risquer. Les soupapes furent chargĂ©es. Le charbon s’engouffra dans les fourneaux. Les ventilateurs envoyĂšrent des torrents d’air sur les brasiers. La rapiditĂ© de l’Abraham-Lincoln s’accrut. Ses mĂąts tremblaient jusque dans leurs emplantures, et les tourbillons de fumĂ©e pouvaient Ă  peine trouver passage par les cheminĂ©es trop Ă©troites. On jeta le loch une seconde fois. Eh bien ! timonier ? demanda le commandant Farragut. — Dix neuf milles trois dixiĂšmes, monsieur. — Forcez les feux. » L’ingĂ©nieur obĂ©it. Le manomĂštre marqua dix atmosphĂšres. Mais le cĂ©tacĂ© chauffa » lui aussi, sans doute, car, sans se gĂȘner, il fila ses dix-neuf milles et trois dixiĂšmes. Quelle poursuite ! Non, je ne puis dĂ©crire l’émotion qui faisait vibrer tout mon ĂȘtre. Ned Land se tenait Ă  son poste, le harpon Ă  la main. Plusieurs fois, l’animal se laissa approcher. Nous le gagnons ! nous le gagnons ! » s’écria le Canadien. Puis, au moment oĂč il se disposait Ă  frapper, le cĂ©tacĂ© se dĂ©robait avec une rapiditĂ© que je ne puis estimer Ă  moins de trente milles Ă  l’heure. Et mĂȘme, pendant notre maximum de vitesse, ne se permit-il pas de narguer la frĂ©gate en en faisant le tour ! Un cri de fureur s’échappa de toutes les poitrines ! À midi, nous n’étions pas plus avancĂ©s qu’à huit heures du matin. Le commandant Farragut se dĂ©cida alors Ă  employer des moyens plus directs. Ah ! dit-il, cet animal-lĂ  va plus vite que l’Abraham-Lincoln ! Eh bien ! nous allons voir s’il distancera ses boulets coniques. MaĂźtre, des hommes Ă  la piĂšce de l’avant. » Le canon de gaillard fut immĂ©diatement chargĂ© et braquĂ©. Le coup partit, mais le boulet passa Ă  quelques pieds au-dessus du cĂ©tacĂ©, qui se tenait Ă  un demi-mille. A un autre plus adroit ! cria le commandant, et cinq cents dollars Ă  qui percera cette infernale bĂȘte ! » Un vieux canonnier Ă  barbe grise. Un vieux canonnier Ă  barbe grise, — que je vois encore, — l’Ɠil calme, la physionomie froide, s’approcha de sa piĂšce, la mit en position et visa longtemps. Une forte dĂ©tonation Ă©clata, Ă  laquelle se mĂȘlĂšrent les hurrahs de l’équipage. Le boulet atteignit son but, il frappa l’animal, mais non pas normalement, et glissant sur sa surface arrondie, il alla se perdre Ă  deux milles en mer. Ah ça ! dit le vieux canonnier, rageant, ce gueux-lĂ  est donc blindĂ© avec des plaques de six pouces ! — MalĂ©diction ! » s’écria le commandant Farragut. La chasse recommença, et le commandant Farragut se penchant vers moi, me dit Je poursuivrai l’animal jusqu’à ce que ma frĂ©gate Ă©clate ! — Oui, rĂ©pondis-je, et vous aurez raison ! » On pouvait espĂ©rer que l’animal s’épuiserait, et qu’il ne serait pas indiffĂ©rent Ă  la fatigue comme une machine Ă  vapeur. Mais il n’en fut rien. Les heures s’écoulĂšrent, sans qu’il donnĂąt aucun signe d’épuisement. Cependant, il faut dire Ă  la louange de l’Abraham-Lincoln qu’il lutta avec une infatigable tĂ©nacitĂ©. Je n’estime pas Ă  moins de cinq cents kilomĂštres la distance qu’il parcourut pendant cette malencontreuse journĂ©e du 6 novembre ! Mais la nuit vint et enveloppa de ses ombres le houleux ocĂ©an. En ce moment, je crus que notre expĂ©dition Ă©tait terminĂ©e, et que nous ne reverrions plus jamais le fantastique animal. Je me trompais. À dix heures cinquante minutes du soir, la clartĂ© Ă©lectrique rĂ©apparut, Ă  trois milles au vent de la frĂ©gate, aussi pure, aussi intense que pendant la nuit derniĂšre. Le narwal semblait immobile. Peut-ĂȘtre, fatiguĂ© de sa journĂ©e, dormait-il, se laissant aller Ă  l’ondulation des lames ? Il y avait lĂ  une chance dont le commandant Farragut rĂ©solut de profiter. Il donna ses ordres. L’Abraham-Lincoln fut tenu sous petite vapeur, et s’avança prudemment pour ne pas Ă©veiller son adversaire. Il n’est pas rare de rencontrer en plein ocĂ©an des baleines profondĂ©ment endormies que l’on attaque alors avec succĂšs, et Ned Land en avait harponnĂ© plus d’une pendant son sommeil. Le Canadien alla reprendre son poste dans les sous-barbes du beauprĂ©. La frĂ©gate s’approcha sans bruit, stoppa Ă  deux encablures de l’animal, et courut sur son erre. On ne respirait plus Ă  bord. Un silence profond rĂ©gnait sur le pont. Nous n’étions pas Ă  cent pieds du foyer ardent, dont l’éclat grandissait et Ă©blouissait nos yeux. En ce moment, penchĂ© sur la lisse du gaillard d’avant, je voyais au-dessous de moi Ned Land, accrochĂ© d’une main Ă  la martingale, de l’autre brandissant son terrible harpon. Vingt pieds Ă  peine le sĂ©paraient de l’animal immobile. Tout d’un coup, son bras se dĂ©tendit violemment, et le harpon fut lancĂ©. J’entendis le choc sonore de l’arme, qui semblait avoir heurtĂ© un corps dur. La clartĂ© Ă©lectrique s’éteignit soudain, et deux Ă©normes trombes d’eau s’abattirent sur le pont de la frĂ©gate, courant comme un torrent de l’avant Ă  l’arriĂšre, renversant les hommes, brisant les saisines des dromes. Un choc effroyable se produisit, et, lancĂ© par-dessus la lisse, sans avoir le temps de me retenir, je fus prĂ©cipitĂ© Ă  la mer. CHAPITRE VIIUNE BALEINE D’ESPÈCE INCONNUE. Bien que j’eusse Ă©tĂ© surpris par cette chute inattendue, je n’en conservai pas moins une impression trĂšs-nette de mes sensations. Je fus d’abord entraĂźnĂ© Ă  une profondeur de vingt pieds environ. Je suis bon nageur, sans prĂ©tendre Ă©galer Byron et Edgar Poe, qui sont des maĂźtres, et ce plongeon ne me fit point perdre la tĂȘte. Deux vigoureux coups de talons me ramenĂšrent Ă  la surface de la mer. Mon premier soin fut de chercher des yeux la frĂ©gate. L’équipage s’était-il aperçu de ma disparition ? L’Abraham-Lincoln avait-il virĂ© de bord ? Le commandant Farragut mettait-il une embarcation Ă  la mer ? Devais-je espĂ©rer d’ĂȘtre sauvĂ© ? Les tĂ©nĂšbres Ă©taient profondes. J’entrevis une masse noire qui disparaissait vers l’est, et dont les feux de position s’éteignirent dans l’éloignement. C’était la frĂ©gate. Je me sentis perdu. À moi ! Ă  moi ! » criai-je, en nageant vers l’Abraham-Lincoln d’un bras dĂ©sespĂ©rĂ©. Mes vĂȘtements m’embarrassaient. L’eau les collait Ă  mon corps, ils paralysaient mes mouvements. Je coulais ! je suffoquais !
 À moi ! » Ce fut le dernier cri que je jetai. Ma bouche s’emplit d’eau. Je me dĂ©battis, entraĂźnĂ© dans l’abĂźme
 Soudain, mes habits furent saisis par une main vigoureuse, je me sentis violemment ramenĂ© Ă  la surface de la mer, et j’entendis, oui, j’entendis ces paroles prononcĂ©es Ă  mon oreille Si monsieur veut avoir l’extrĂȘme obligeance de s’appuyer sur mon Ă©paule, monsieur nagera beaucoup plus Ă  son aise. » Je saisis d’une main le bras de mon fidĂšle Conseil. Toi ! dis-je, toi ! — Moi-mĂȘme, rĂ©pondit Conseil, et aux ordres de monsieur. — Et ce choc t’a prĂ©cipitĂ© en mĂȘme temps que moi Ă  la mer ? — Nullement. Mais Ă©tant au service de monsieur, j’ai suivi monsieur ! » Le digne garçon trouvait cela tout naturel ! Et la frĂ©gate ? demandai-je. — La frĂ©gate ! rĂ©pondit Conseil en se retournant sur le dos, je crois que monsieur fera bien de ne pas trop compter sur elle ! — Tu dis ? — Je dis qu’au moment oĂč je me prĂ©cipitai Ă  la mer, j’entendis les hommes de barre s’écrier L’hĂ©lice et le gouvernail sont brisĂ©s
 » — BrisĂ©s ? — Oui ! brisĂ©s par la dent du monstre. C’est la seule avarie, je pense, que l’Abraham-Lincoln ait Ă©prouvĂ©e. Mais, circonstance fĂącheuse pour nous, il ne gouverne plus. — Alors, nous sommes perdus ! — Peut-ĂȘtre, rĂ©pondit tranquillement Conseil. Cependant, nous avons encore quelques heures devant nous, et en quelques heures, on fait bien des choses ! » L’imperturbable sang-froid de Conseil me remonta. Je nageai plus vigoureusement ; mais, gĂȘnĂ© par mes vĂȘtements qui me serraient comme une chape de plomb, j’éprouvais une extrĂȘme difficultĂ© Ă  me soutenir. Conseil s’en aperçut. Que monsieur me permette de lui faire une incision », dit-il. Et glissant un couteau ouvert sous mes habits, il les fendit de haut en bas d’un coup rapide. Puis, il m’en dĂ©barrassa lestement, tandis que je nageais pour tous deux. À mon tour, je rendis le mĂȘme service Ă  Conseil, et nous continuĂąmes de naviguer » l’un prĂšs de l’autre. Cependant, la situation n’en Ă©tait pas moins terrible. Peut-ĂȘtre notre disparition n’avait-elle pas Ă©tĂ© remarquĂ©e, et l’eĂ»t-elle Ă©tĂ©, la frĂ©gate ne pouvait revenir sous le vent Ă  nous, Ă©tant dĂ©montĂ©e de son gouvernail. Il ne fallait donc compter que sur ses embarcations. Conseil raisonna froidement dans cette hypothĂšse et fit son plan en consĂ©quence. Étonnante nature ! Ce phlegmatique garçon Ă©tait lĂ  comme chez lui ! Pendant que l’un de nous, Ă©tendu sur le dos. Il fut donc dĂ©cidĂ© que notre seule chance de salut Ă©tant d’ĂȘtre recueillis par les embarcations de l’Abraham-Lincoln, nous devions nous organiser de maniĂšre Ă  les attendre le plus longtemps possible. Je rĂ©solus alors de diviser nos forces afin de ne pas les Ă©puiser simultanĂ©ment, et voici ce qui fut convenu pendant que l’un de nous, Ă©tendu sur le dos, se tiendrait, immobile, les bras croisĂ©s, les jambes allongĂ©es, l’autre nagerait et le pousserait en avant. Ce rĂŽle de remorqueur ne devait pas durer plus de dix minutes, et nous relayant ainsi, nous pouvions surnager pendant quelques heures, et peut-ĂȘtre jusqu’au lever du jour. Faible chance ! mais l’espoir est si fortement enracinĂ© au cƓur de l’homme ! Puis, nous Ă©tions deux. Enfin je l’affirme bien que cela paraisse improbable, — si je cherchais Ă  dĂ©truire en moi toute illusion, si je voulais dĂ©sespĂ©rer », je ne le pouvais pas ! La collision de la frĂ©gate et du cĂ©tacĂ© s’était produite vers onze heures du soir environ. Je comptais donc sur huit heures de nage jusqu’au lever du soleil. OpĂ©ration rigoureusement praticable, en nous relayant. La mer assez belle, nous fatiguait peu. Parfois, je cherchais Ă  percer du regard ces Ă©paisses tĂ©nĂšbres que rompait seule la phosphorescence provoquĂ©e par nos mouvements. Je regardais ces ondes lumineuses qui se brisaient sur ma main et dont la nappe miroitante se tachait de plaques livides. On eĂ»t dit que nous Ă©tions plongĂ©s dans un bain de mercure. Vers une heure du matin, je fus pris d’une extrĂȘme fatigue. Mes membres se raidirent sous l’étreinte de crampes violentes. Conseil dut me soutenir, et le soin de notre conservation reposa sur lui seul. J’entendis bientĂŽt haleter le pauvre garçon ; sa respiration devint courte et pressĂ©e. Je compris qu’il ne pouvait rĂ©sister longtemps. Laisse-moi ! laisse-moi ! lui dis-je. — Abandonner monsieur ! jamais ! rĂ©pondit-il. Je compte bien me noyer avant lui ! » En ce moment, la lune apparut Ă  travers les franges d’un gros nuage que le vent entraĂźnait dans l’est. La surface de la mer Ă©tincela sous ses rayons. Cette bienfaisante lumiĂšre ranima nos forces. Ma tĂȘte se redressa. Mes regards se portĂšrent Ă  tous les points de l’horizon. J’aperçus la frĂ©gate. Elle Ă©tait Ă  cinq mille de nous, et ne formait plus qu’une masse sombre, Ă  peine apprĂ©ciable ! Mais d’embarcations, point ! Je voulus crier. À quoi bon, Ă  pareille distance ! Mes lĂšvres gonflĂ©es ne laissĂšrent passer aucun son. Conseil put articuler quelques mots, et je l’entendis rĂ©pĂ©ter Ă  plusieurs reprises À nous ! Ă  nous ! » Nos mouvements un instant suspendus, nous Ă©coutĂąmes. Et, fĂ»t-ce un de ces bourdonnements dont le sang oppressĂ© emplit l’oreille, mais il me sembla qu’un cri rĂ©pondait au cri de Conseil. As-tu entendu ? murmurai-je. — Oui ! oui ! » Et Conseil jeta dans l’espace un nouvel appel dĂ©sespĂ©rĂ©. Cette fois, pas d’erreur possible ! Une voix humaine rĂ©pondait Ă  la nĂŽtre ! Était-ce la voix de quelque infortunĂ©, abandonnĂ© au milieu de l’OcĂ©an, quelque autre victime du choc Ă©prouvĂ© par le navire ? Ou plutĂŽt une embarcation de la frĂ©gate ne nous hĂ©lait-elle pas dans l’ombre ? Conseil fit un suprĂȘme effort, et, s’appuyant sur mon Ă©paule, tandis que je rĂ©sistais dans une derniĂšre convulsion, il se dressa Ă  demi hors de l’eau et retomba Ă©puisĂ©. Qu’as-tu vu ? — J’ai vu
 murmura-t-il, j’ai vu
 mais ne parlons pas
 gardons toutes nos forces !
 » Qu’avait-il vu ? Alors, je ne sais pourquoi, la pensĂ©e du monstre me vint pour la premiĂšre fois Ă  l’esprit !
 Mais cette voix cependant ?
 Les temps ne sont plus oĂč les Jonas se rĂ©fugient dans le ventre des baleines ! Pourtant, Conseil me remorquait encore. Il relevait parfois la tĂȘte, regardait devant lui, et jetait un cri de reconnaissance auquel rĂ©pondait une voix de plus en plus rapprochĂ©e. Je l’entendais Ă  peine. Mes forces Ă©taient Ă  bout ; mes doigts s’écartaient ; ma main ne me fournissait plus un point d’appui ; ma bouche, convulsivement ouverte, s’emplissait d’eau salĂ©e ; le froid m’envahissait. Je relevai la tĂȘte une derniĂšre fois, puis, je m’abĂźmai
 En cet instant, un corps dur me heurta. Je m’y cramponnai. Puis, je sentis qu’on me retirait, qu’on me ramenait Ă  la surface de l’eau, que ma poitrine se dĂ©gonflait, et je m’évanouis
 Il est certain que je revins promptement Ă  moi, grĂące Ă  de vigoureuses frictions qui me sillonnĂšrent le corps. J’entr’ouvris les yeux
 Conseil ! murmurai-je. — Monsieur m’a sonnĂ© ? » rĂ©pondit Conseil. En ce moment, aux derniĂšres clartĂ©s de la lune qui s’abaissait vers l’horizon, j’aperçus une figure qui n’était pas celle de Conseil, et que je reconnus aussitĂŽt. Ned ! m’écriai-je. — En personne, monsieur, et qui court aprĂšs sa prime ! rĂ©pondit le Canadien. — Vous avez Ă©tĂ© prĂ©cipitĂ© Ă  la mer au choc de la frĂ©gate ? — Oui, monsieur le professeur, mais plus favorisĂ© que vous, j’ai pu prendre pied presque immĂ©diatement sur un Ăźlot flottant. — Un Ăźlot ? — Ou, pour mieux dire, sur notre narwal gigantesque. — Expliquez-vous, Ned. — Seulement, j’ai bientĂŽt compris pourquoi mon harpon n’avait pu l’entamer et s’était Ă©moussĂ© sur sa peau. — Pourquoi, Ned, pourquoi ? — C’est que cette bĂȘte-lĂ , monsieur le professeur, est faite en tĂŽle d’acier ! » Il faut ici que je reprenne mes esprits, que je revivifie mes souvenirs, que je contrĂŽle moi-mĂȘme mes assertions. Les derniĂšres paroles du Canadien avaient produit un revirement subit dans mon cerveau. Je me hissai rapidement au sommet de l’ĂȘtre ou de l’objet Ă  demi immergĂ© qui nous servait de refuge. Je l’éprouvai du pied. C’était Ă©videmment un corps dur, impĂ©nĂ©trable, et non pas cette substance molle qui forme la masse des grands mammifĂšres marins. Mais ce corps dur pouvait ĂȘtre une carapace osseuse, semblable Ă  celle des animaux antĂ©diluviens, et j’en serais quitte pour classer le monstre parmi les reptiles amphibies, tels que les tortues ou les alligators. Eh bien ! non ! Le dos noirĂątre qui me supportait Ă©tait lisse, poli, non imbriquĂ©. Il rendait au choc une sonoritĂ© mĂ©tallique, et, si incroyable que cela fĂ»t, il semblait que, dis-je, il Ă©tait fait de plaques boulonnĂ©es. Le doute n’était pas possible ! L’animal, le monstre, le phĂ©nomĂšne naturel qui avait intriguĂ© le monde savant tout entier, bouleversĂ© et fourvoyĂ© l’imagination des marins des deux hĂ©misphĂšres, il fallait bien le reconnaĂźtre, c’était un phĂ©nomĂšne plus Ă©tonnant encore, un phĂ©nomĂšne de main d’homme. La dĂ©couverte de l’existence de l’ĂȘtre le plus fabuleux, le plus mythologique, n’eĂ»t pas, au mĂȘme degrĂ©, surpris ma raison. Que ce qui est prodigieux vienne du CrĂ©ateur, c’est tout simple. Mais trouver tout Ă  coup, sous ses yeux, l’impossible mystĂ©rieusement et humainement rĂ©alisĂ©, c’était Ă  confondre l’esprit ! Nous Ă©tions sur le dos d’un vaisseau sous-marin. Il n’y avait pas Ă  hĂ©siter cependant. Nous Ă©tions Ă©tendus sur le dos d’une sorte de bateau sous-marin, qui prĂ©sentait, autant que j’en pouvais juger, la forme d’un immense poisson d’acier. L’opinion de Ned Land Ă©tait faite sur ce point. Conseil et moi, nous ne pĂ»mes que nous y ranger. Mais alors, dis-je, cet appareil renferme en lui un mĂ©canisme de locomotion et un Ă©quipage pour le manƓuvrer ? — Évidemment, rĂ©pondit le harponneur, et nĂ©anmoins, depuis trois heures que j’habite cette Ăźle flottante, elle n’a pas donnĂ© signe de vie. — Ce bateau n’a pas marchĂ© ? — Non, monsieur Aronnax. Il se laisse bercer au grĂ© des lames, mais il ne bouge pas. — Nous savons, Ă  n’en pas douter, cependant, qu’il est douĂ© d’une grande vitesse. Or, comme il faut une machine pour produire cette vitesse et un mĂ©canicien pour conduire cette machine, j’en conclus
 que nous sommes sauvĂ©s. — Hum ! » fit Ned Land d’un ton rĂ©servĂ©. En ce moment, et comme pour donner raison Ă  mon argumentation, un bouillonnement se fit Ă  l’arriĂšre de cet Ă©trange appareil, dont le propulseur Ă©tait Ă©videmment une hĂ©lice, et il se mit en mouvement. Nous n’eĂ»mes que le temps de nous accrocher Ă  sa partie supĂ©rieure qui Ă©mergeait de quatre-vingts centimĂštres environ. TrĂšs heureusement sa vitesse n’était pas excessive. Tant qu’il navigue horizontalement, murmura Ned Land, je n’ai rien Ă  dire. Mais s’il lui prend la fantaisie de plonger, je ne donnerais pas deux dollars de ma peau ! » Moins encore, aurait pu dire le Canadien. Il devenait donc urgent de communiquer avec les ĂȘtres quelconques renfermĂ©s dans les flancs de cette machine. Je cherchai Ă  sa surface une ouverture, un panneau, un trou d’homme », pour employer l’expression technique ; mais les lignes de boulons, solidement rabattues sur la jointure des tĂŽles, Ă©taient nettes et uniformes. D’ailleurs, la lune disparut alors, et nous laissa dans une obscuritĂ© profonde. Il fallut attendre le jour pour aviser aux moyens de pĂ©nĂ©trer Ă  l’intĂ©rieur de ce bateau sous-marin. Ainsi donc, notre salut dĂ©pendait uniquement du caprice des mystĂ©rieux timoniers qui dirigeaient cet appareil, et, s’ils plongeaient, nous Ă©tions perdus ! Ce cas exceptĂ©, je ne doutais pas de la possibilitĂ© d’entrer en relations avec eux. Et, en effet, s’ils ne faisaient pas eux-mĂȘmes leur air, il fallait nĂ©cessairement qu’ils revinssent de temps en temps Ă  la surface de l’OcĂ©an pour renouveler leur provision de molĂ©cules respirables. Donc, nĂ©cessitĂ© d’une ouverture qui mettait l’intĂ©rieur du bateau en communication avec l’atmosphĂšre. Quant Ă  l’espoir d’ĂȘtre sauvĂ© par le commandant Farragut, il fallait y renoncer complĂštement. Nous Ă©tions entraĂźnĂ©s vers l’ouest, et j’estimai que notre vitesse, relativement modĂ©rĂ©e, atteignait douze milles Ă  l’heure. L’hĂ©lice battait les flots avec une rĂ©gularitĂ© mathĂ©matique, Ă©mergeant quelquefois et faisant jaillir l’eau phosphorescente Ă  une grande hauteur. Vers quatre heures du matin, la rapiditĂ© de l’appareil s’accrut. Nous rĂ©sistions difficilement Ă  ce vertigineux entraĂźnement, lorsque les lames nous battaient de plein fouet. Heureusement, Ned rencontra sous sa main un large organeau fixĂ© Ă  la partie supĂ©rieure du dos de tĂŽle, et nous parvĂźnmes Ă  nous y accrocher solidement. Enfin cette longue nuit s’écoula. Mon souvenir incomplet ne permet pas d’en retracer toutes les impressions. Un seul dĂ©tail me revient Ă  l’esprit. Pendant certaines accalmies de la mer et du vent, je crus entendre plusieurs fois des sons vagues, une sorte d’harmonie fugitive produite par des accords lointains. Quel Ă©tait donc le mystĂšre de cette navigation sous-marine dont le monde entier cherchait vainement l’explication ? Quels ĂȘtres vivaient dans cet Ă©trange bateau ? Quel agent mĂ©canique lui permettait de se dĂ©placer avec une si prodigieuse vitesse ? Le jour parut. Les brumes du matin nous enveloppaient, mais elles ne tardĂšrent pas Ă  se dĂ©chirer. J’allais procĂ©der Ă  un examen attentif de la coque qui formait Ă  sa partie supĂ©rieure une sorte de plate-forme horizontale, quand je la sentis s’enfoncer peu Ă  peu. Eh ! mille diables ! s’écria Ned Land, frappant du pied la tĂŽle sonore, ouvrez donc, navigateurs peu hospitaliers ! » Mais il Ă©tait difficile de se faire entendre au milieu des battements assourdissants de l’hĂ©lice. Heureusement, le mouvement d’immersion s’arrĂȘta. Soudain, un bruit de ferrures violemment poussĂ©es se produisit Ă  l’intĂ©rieur du bateau. Une plaque se souleva, un homme parut, jeta un cri bizarre et disparut aussitĂŽt. Quelques instants aprĂšs, huit solides gaillards, le visage voilĂ©, apparaissaient silencieusement, et nous entraĂźnaient dans leur formidable machine. CHAPITRE VIIIMOBILIS IN MOBILE. Cet enlĂšvement, si brutalement exĂ©cutĂ©, s’était accompli avec la rapiditĂ© de l’éclair. Mes compagnons et moi, nous n’avions pas eu le temps de nous reconnaĂźtre. Je ne sais ce qu’ils Ă©prouvĂšrent en se sentant introduits dans cette prison flottante ; mais, pour mon compte, un rapide frisson me glaça l’épiderme. À qui avions-nous affaire ? Sans doute Ă  quelques pirates d’une nouvelle espĂšce qui exploitaient la mer Ă  leur façon. À peine l’étroit panneau fut-il refermĂ© sur moi, qu’une obscuritĂ© profonde m’enveloppa. Mes yeux, imprĂ©gnĂ©s de la lumiĂšre extĂ©rieure, ne purent rien percevoir. Je sentis mes pieds nus se cramponner aux Ă©chelons d’une Ă©chelle de fer. Ned Land et Conseil, vigoureusement saisis, me suivaient. Au bas de l’échelle, une porte s’ouvrit et se referma immĂ©diatement sur nous avec un retentissement sonore. Nous Ă©tions seuls. OĂč ? Je ne pouvais le dire, Ă  peine l’imaginer. Tout Ă©tait noir, mais d’un noir si absolu, qu’aprĂšs quelques minutes, mes yeux n’avaient encore pu saisir une de ces lueurs indĂ©terminĂ©es qui flottent dans les plus profondes nuits. Cependant, Ned Land, furieux de ces façons de procĂ©der, donnait un libre cours Ă  son indignation. Mille diables ! s’écriait-il, voilĂ  des gens qui en remontreraient aux CalĂ©doniens pour l’hospitalitĂ© ! Il ne leur manque plus que d’ĂȘtre anthropophages ! Je n’en serais pas surpris, mais je dĂ©clare que l’on ne me mangera pas sans que je proteste ! — Calmez-vous, ami Ned, calmez-vous, rĂ©pondit tranquillement Conseil. Ne vous emportez pas avant l’heure. Nous ne sommes pas encore dans la rĂŽtissoire ! — Dans la rĂŽtissoire, non, riposta le Canadien, mais dans le four, Ă  coup sĂ»r ! Il y fait assez noir. Heureusement, mon bowie-kniff[4] » ne m’a pas quittĂ©, et j’y vois toujours assez clair pour m’en servir. Le premier de ces bandits qui met la main sur moi
 — Ne vous irritez pas, Ned, dis-je alors au harponneur, et ne nous compromettez point par d’inutiles violences. Qui sait si on ne nous Ă©coute pas ! TĂąchons plutĂŽt de savoir oĂč nous sommes ! » Je marchai en tĂątonnant. AprĂšs cinq pas, je rencontrai une muraille de fer, faite de tĂŽles boulonnĂ©es. Puis, me retournant, je heurtai une table de bois, prĂšs de laquelle Ă©taient rangĂ©s plusieurs escabeaux. Le plancher de cette prison se dissimulait sous une Ă©paisse natte de phormium qui assourdissait le bruit des pas. Les murs nus ne rĂ©vĂ©laient aucune trace de porte ni de fenĂȘtre. Conseil, faisant un tour en sens inverse, me rejoignit, et nous revĂźnmes au milieu de cette cabine, qui devait avoir vingt pieds de long sur dix pieds de large. Quant Ă  sa hauteur, Ned Land, malgrĂ© sa grande taille, ne put la mesurer. Notre prison s’éclaira soudain. Une demi-heure s’était dĂ©jĂ  Ă©coulĂ©e sans que la situation se fĂ»t modifiĂ©e, quand, d’une extrĂȘme obscuritĂ©, nos yeux passĂšrent subitement Ă  la plus violente lumiĂšre. Notre prison s’éclaira soudain, c’est-Ă -dire qu’elle s’emplit d’une matiĂšre lumineuse tellement vive que je ne pus d’abord en supporter l’éclat. À sa blancheur, Ă  son intensitĂ©, je reconnus cet Ă©clairage Ă©lectrique, qui produisait autour du bateau sous-marin comme un magnifique phĂ©nomĂšne de phosphorescence. AprĂšs avoir involontairement fermĂ© les yeux, je les rouvris, et je vis que l’agent lumineux s’échappait d’un demi-globe dĂ©poli qui s’arrondissait Ă  la partie supĂ©rieure de la cabine. Enfin ! on y voit clair ! s’écria Ned Land, qui, son couteau Ă  la main, se tenait sur la dĂ©fensive. — Oui, rĂ©pondis-je, risquant l’antithĂšse, mais la situation n’en est pas moins obscure. — Que monsieur prenne patience », dit l’impassible Conseil. Le soudain Ă©clairage de la cabine m’avait permis d’en examiner les moindres dĂ©tails. Elle ne contenait que la table et les cinq escabeaux. La porte invisible devait ĂȘtre hermĂ©tiquement fermĂ©e. Aucun bruit n’arrivait Ă  notre oreille. Tout semblait mort Ă  l’intĂ©rieur de ce bateau. Marchait-il, se maintenait-il Ă  la surface de l’OcĂ©an, s’enfonçait-il dans ses profondeurs ? Je ne pouvais le deviner. Cependant, le globe lumineux ne s’était pas allumĂ© sans raison. J’espĂ©rais donc que les hommes de l’équipage ne tarderaient pas Ă  se montrer. Quand on veut oublier les gens, on n’éclaire pas les oubliettes. Je ne me trompais pas. Un bruit de verroux se fit entendre, la porte s’ouvrit, deux hommes parurent. L’un Ă©tait de petite taille, vigoureusement musclĂ©, large d’épaules, robuste de membres, la tĂȘte forte, la chevelure abondante et noire, la moustache Ă©paisse, le regard vif et pĂ©nĂ©trant, et toute sa personne empreinte de cette vivacitĂ© mĂ©ridionale qui caractĂ©rise en France les populations provençales. Diderot a trĂšs-justement prĂ©tendu que le geste de l’homme est mĂ©taphorique, et ce petit homme en Ă©tait certainement la preuve vivante. On sentait que dans son langage habituel, il devait prodiguer les prosopopĂ©es, les mĂ©tonymies et les hypallages. Ce que, d’ailleurs, je ne fus jamais Ă  mĂȘme de vĂ©rifier, car il employa toujours devant moi un idiome singulier et absolument incomprĂ©hensible. Le second inconnu mĂ©rite une description plus dĂ©taillĂ©e. Un disciple de Gratiolet ou d’Engel eĂ»t lu sur sa physionomie Ă  livre ouvert. Je reconnus sans hĂ©siter ses qualitĂ©s dominantes, — la confiance en lui, car sa tĂȘte se dĂ©gageait noblement sur l’arc formĂ© par la ligne de ses Ă©paules, et ses yeux noirs regardaient avec une froide assurance ; — le calme, car sa peau, pĂąle plutĂŽt que colorĂ©e, annonçait la tranquillitĂ© du sang ; — l’énergie, que dĂ©montrait la rapide contraction de ses muscles sourcilliers ; — le courage enfin, car sa vaste respiration dĂ©notait une grande expansion vitale. J’ajouterai que cet homme Ă©tait fier, que son regard ferme et calme semblait reflĂ©ter de hautes pensĂ©es, et que de tout cet ensemble, de l’homogĂ©nĂ©itĂ© des expressions dans les gestes du corps et du visage, suivant l’observation des physionomistes, rĂ©sultait une indiscutable franchise. Je me sentis involontairement » rassurĂ© en sa prĂ©sence, et j’augurai bien de notre entrevue. Ce personnage avait-il trente-cinq ou cinquante ans. Ce personnage avait-il trente-cinq ou cinquante ans, je n’aurais pu le prĂ©ciser. Sa taille Ă©tait haute, son front large, son nez droit, sa bouche nettement dessinĂ©e, ses dents magnifiques, ses mains fines, allongĂ©es, Ă©minemment psychiques » pour employer un mot de la chirognomonie, c’est-Ă -dire dignes de servir une Ăąme haute et passionnĂ©e. Cet homme formait certainement le plus admirable type que j’eusse jamais rencontrĂ©. DĂ©tail particulier, ses yeux, un peu Ă©cartĂ©s l’un de l’autre, pouvaient embrasser simultanĂ©ment prĂšs d’un quart de l’horizon. Cette facultĂ©, — je l’ai vĂ©rifiĂ© plus tard, — se doublait d’une puissance de vision encore supĂ©rieure Ă  celle de Ned Land. Lorsque cet inconnu fixait un objet, la ligne de ses sourcils se fronçait, ses larges paupiĂšres se rapprochaient de maniĂšre Ă  circonscrire la pupille des yeux et Ă  rĂ©trĂ©cir ainsi l’étendue du champ visuel, et il regardait ! Quel regard ! comme il grossissait les objets rapetissĂ©s par l’éloignement ! comme il vous pĂ©nĂ©trait jusqu’à l’ñme ! comme il perçait ces nappes liquides, si opaques Ă  nos yeux, et comme il lisait au plus profond des mers ! 
 Les deux inconnus, coiffĂ©s de bĂ©rets faits d’une fourrure de loutre marine, et chaussĂ©s de bottes de mer en peau de phoque, portaient des vĂȘtements d’un tissu particulier, qui dĂ©gageaient la taille et laissaient une grande libertĂ© de mouvements. Le plus grand des deux, — Ă©videmment le chef du bord — nous examina avec une extrĂȘme attention, sans prononcer une parole. Puis, se retournant vers son compagnon, il s’entretint avec lui dans une langue que je ne pus reconnaĂźtre. C’était un idiome sonore, harmonieux, flexible, dont les voyelles semblaient soumises Ă  une accentuation trĂšs variĂ©e. L’autre rĂ©pondit par un hochement de tĂȘte, et ajouta deux ou trois mots parfaitement incomprĂ©hensibles. Puis du regard il parut m’interroger directement. Je rĂ©pondis, en bon français, que je n’entendais point son langage ; mais il ne sembla pas me comprendre, et la situation devint assez embarrassante. Que monsieur raconte toujours notre histoire, me dit Conseil. Ces messieurs en saisiront peut-ĂȘtre quelques mots ! » Je recommençai le rĂ©cit de nos aventures, articulant nettement toutes mes syllabes, et sans omettre un seul dĂ©tail. Je dĂ©clinai nos noms et qualitĂ©s ; puis, je prĂ©sentai dans les formes le professeur Aronnax, son domestique Conseil, et maĂźtre Ned Land, le harponneur. L’homme aux yeux doux et calmes m’écouta tranquillement, poliment mĂȘme, et avec une attention remarquable. Mais rien dans sa physionomie n’indiqua qu’il eĂ»t compris mon histoire. Quand j’eus fini, il ne prononça pas un seul mot. Restait encore la ressource de parler anglais. Peut-ĂȘtre se ferait-on entendre dans cette langue qui est Ă  peu prĂšs universelle. Je la connaissais, ainsi que la langue allemande, d’une maniĂšre suffisante pour la lire couramment, mais non pour la parler correctement. Or, ici, il fallait surtout se faire comprendre. Allons, Ă  votre tour, dis-je au harponneur. À vous, maĂźtre Land, tirez de votre sac le meilleur anglais qu’ait jamais parlĂ© un Anglo-Saxon, et tĂąchez d’ĂȘtre plus heureux que moi. » Ned ne se fit pas prier et recommença mon rĂ©cit que je compris Ă  peu prĂšs. Le fond fut le mĂȘme, mais la forme diffĂ©ra. Le Canadien, emportĂ© par son caractĂšre, y mit beaucoup d’animation. Il se plaignit violemment d’ĂȘtre emprisonnĂ© au mĂ©pris du droit des gens, demanda en vertu de quelle loi on le retenait ainsi, invoqua l’habeas corpus, menaça de poursuivre ceux qui le sĂ©questraient indĂ»ment, se dĂ©mena, gesticula, cria, et finalement, il fit comprendre par un geste expressif que nous mourions de faim. Ce qui Ă©tait parfaitement vrai, mais nous l’avions Ă  peu prĂšs oubliĂ©. À sa grande stupĂ©faction, le harponneur ne parut pas avoir Ă©tĂ© plus intelligible que moi. Nos visiteurs ne sourcillĂšrent pas. Il Ă©tait Ă©vident qu’ils ne comprenaient ni la langue d’Arago ni celle de Faraday. Fort embarrassĂ©, aprĂšs avoir Ă©puisĂ© vainement nos ressources philologiques, je ne savais plus quel parti prendre, quand Conseil me dit Si monsieur m’y autorise, je raconterai la chose en allemand. — Comment ! tu sais l’allemand ? m’écriai-je. — Comme un Flamand, n’en dĂ©plaise Ă  monsieur. — Cela me plaĂźt, au contraire. Va, mon garçon. » Et Conseil, de sa voix tranquille, raconta pour la troisiĂšme fois les diverses pĂ©ripĂ©ties de notre histoire. Mais, malgrĂ© les Ă©lĂ©gantes tournures et la belle accentuation du narrateur, la langue allemande n’eut aucun succĂšs. Enfin, poussĂ© Ă  bout, je rassemblai tout ce qui me restait de mes premiĂšres Ă©tudes, et entrepris de narrer nos aventures en latin. CicĂ©ron se fĂ»t bouchĂ© les oreilles et m’eĂ»t renvoyĂ© Ă  la cuisine, mais cependant, je parvins Ă  m’en tirer. MĂȘme rĂ©sultat nĂ©gatif. Cette derniĂšre tentative dĂ©finitivement avortĂ©e, les deux inconnus Ă©changĂšrent quelques mots dans leur incomprĂ©hensible langage, et se retirĂšrent, sans mĂȘme nous avoir adressĂ© un de ces gestes rassurants qui ont cours dans tous les pays du monde. La porte se referma. C’est une infamie ! s’écria Ned Land, qui Ă©clata pour la vingtiĂšme fois. Comment ! on leur parle français, anglais, allemand, latin, Ă  ces coquins-lĂ , et il n’en est pas un qui ait la civilitĂ© de rĂ©pondre ! — Calmez-vous, Ned, dis-je au bouillant harponneur, la colĂšre ne mĂšnerait Ă  rien. — Mais savez-vous, monsieur le professeur, reprit notre irascible compagnon, que l’on mourrait parfaitement de faim dans cette cage de fer ? — Bah ! fit Conseil, avec de la philosophie, on peut encore tenir longtemps ! — Mes amis, dis-je, il ne faut pas se dĂ©sespĂ©rer. Nous nous sommes trouvĂ©s dans de plus mauvaises passes. Faites-moi donc le plaisir d’attendre pour vous former une opinion sur le commandant et l’équipage de ce bateau. — Mon opinion est toute faite, riposta Ned Land. Ce sont des coquins
 — Bon ! et de quel pays ? — Du pays des coquins ! — Mon brave Ned, ce pays-lĂ  n’est pas encore suffisamment indiquĂ© sur la mappemonde, et j’avoue que la nationalitĂ© de ces deux inconnus est difficile Ă  dĂ©terminer ! Ni Anglais, ni Français, ni Allemands, voilĂ  tout ce que l’on peut affirmer. Cependant, je serais tentĂ© d’admettre que ce commandant et son second sont nĂ©s sous de basses latitudes. Il y a du mĂ©ridional en eux. Mais sont-ils espagnols, turcs, arabes ou indiens, c’est ce que leur type physique ne me permet pas de dĂ©cider. Quant Ă  leur langage, il est absolument incomprĂ©hensible. — VoilĂ  le dĂ©sagrĂ©ment de ne pas savoir toutes les langues, rĂ©pondit Conseil, ou le dĂ©savantage de ne pas avoir une langue unique ! — Ce qui ne servirait Ă  rien ! rĂ©pondit Ned Land. Ne voyez-vous pas que ces gens-lĂ  ont un langage Ă  eux, un langage inventĂ© pour dĂ©sespĂ©rer les braves gens qui demandent Ă  dĂźner ! Mais, dans tous les pays de la terre ouvrir la bouche, remuer les mĂąchoires, happer des dents et des lĂšvres, est-ce que cela ne se comprend pas de reste ? Est-ce que cela ne veut pas dire Ă  QuĂ©bec comme aux Pomotou, Ă  Paris comme aux antipodes J’ai faim ! donnez-moi Ă  manger !
 — Oh ! fit Conseil, il y a des natures si inintelligentes !
 » Comme il disait ces mots, la porte s’ouvrit. Un stewart[5] entra. Il nous apportait des vĂȘtements, vestes et culottes de mer, faites d’une Ă©toffe dont je ne reconnus pas la nature. Je me hĂątai de les revĂȘtir, et mes compagnons m’imitĂšrent. Pendant ce temps, le stewart, — muet, sourd peut-ĂȘtre, — avait disposĂ© la table et placĂ© trois couverts. VoilĂ  quelque chose de sĂ©rieux, dit Conseil, et cela s’annonce bien. — Bah ! rĂ©pondit le rancunier harponneur, que diable voulez-vous qu’on mange ici ? du foie de tortue, du filet de requin, du beefteak de chien de mer ! — Nous verrons bien ! » dit Conseil. Les plats, recouverts de leur cloche d’argent, furent symĂ©triquement posĂ©s sur la nappe, et nous prĂźmes place Ă  table. DĂ©cidĂ©ment, nous avions affaire Ă  des gens civilisĂ©s, et sans la lumiĂšre Ă©lectrique qui nous inondait, je me serais cru dans la salle Ă  manger de l’hĂŽtel Adelphi, Ă  Liverpool, ou du Grand-HĂŽtel, Ă  Paris. Je dois dire toutefois que le pain et le vin manquaient totalement. L’eau Ă©tait fraĂźche et limpide, mais c’était de l’eau, — ce qui ne fut pas du goĂ»t de Ned Land. Parmi les mets qui nous furent servis, je reconnus divers poissons dĂ©licatement apprĂȘtĂ©s ; mais, sur certains plats, excellents d’ailleurs, je ne pus me prononcer, et je n’aurais mĂȘme su dire Ă  quel rĂšgne, vĂ©gĂ©tal ou animal, leur contenu appartenait. Quant au service de table, il Ă©tait Ă©lĂ©gant et d’un goĂ»t parfait. Chaque ustensile, cuiller, fourchette, couteau, assiette, portait une lettre entourĂ©e d’une devise en exergue, et dont voici le fac-similĂ© exact Mobile dans l’élĂ©ment mobile ! Cette devise s’appliquait justement Ă  cet appareil sous-marin, Ă  la condition de traduire la prĂ©position in par dans et non par sur. La lettre N formait sans doute l’initiale du nom de l’énigmatique personnage qui commandait au fond des mers ! Ned et Conseil ne faisaient pas tant de rĂ©flexions. Ils dĂ©voraient, et je ne tardai pas Ă  les imiter. J’étais, d’ailleurs, rassurĂ© sur notre sort, et il me paraissait Ă©vident que nos hĂŽtes ne voulaient pas nous laisser mourir d’inanition. Cependant, tout finit ici-bas, tout passe, mĂȘme la faim de gens qui n’ont pas mangĂ© depuis quinze heures. Notre appĂ©tit satisfait, le besoin de sommeil se fit impĂ©rieusement sentir. RĂ©action bien naturelle, aprĂšs l’interminable nuit pendant laquelle nous avions luttĂ© contre la mort. Ma foi, je dormirais bien, dit Conseil. — Et moi, je dors ! » rĂ©pondit Ned Land. Mes deux compagnons s’étendirent sur le tapis. Mes deux compagnons s’étendirent sur le tapis de la cabine, et furent bientĂŽt plongĂ©s dans un profond sommeil. Pour mon compte, je cĂ©dai moins facilement Ă  ce violent besoin de dormir. Trop de pensĂ©es s’accumulaient dans mon esprit, trop de questions insolubles s’y pressaient, trop d’images tenaient mes paupiĂšres entr’ouvertes ! OĂč Ă©tions-nous ? Quelle Ă©trange puissance nous emportait ? Je sentais, — ou plutĂŽt je croyais sentir, — l’appareil s’enfoncer vers les couches les plus reculĂ©es de la mer. De violents cauchemars m’obsĂ©daient. J’entrevoyais dans ces mystĂ©rieux asiles tout un monde d’animaux inconnus, dont ce bateau sous-marin semblait ĂȘtre le congĂ©nĂšre, vivant, se mouvant, formidable comme eux !
 Puis, mon cerveau se calma, mon imagination se fondit en une vague somnolence, et je tombai bientĂŽt dans un morne sommeil. CHAPITRE IXLES COLÈRES DE NED LAND. Quelle fut la durĂ©e de ce sommeil, je l’ignore ; mais il dut ĂȘtre long, car il nous reposa complĂštement de nos fatigues. Je me rĂ©veillai le premier. Mes compagnons n’avaient pas encore bougĂ©, et demeuraient Ă©tendus dans leur coin comme des masses inertes. À peine relevĂ© de cette couche passablement dure, je sentis mon cerveau dĂ©gagĂ©, mon esprit net. Je recommençai alors un examen attentif de notre cellule. Rien n’était changĂ© Ă  ses dispositions intĂ©rieures. La prison Ă©tait restĂ©e prison, et les prisonniers, prisonniers. Cependant le stewart, profitant de notre sommeil, avait desservi la table. Rien n’indiquait donc une modification prochaine dans cette situation, et je me demandai sĂ©rieusement si nous Ă©tions destinĂ©s Ă  vivre indĂ©finiment dans cette cage. Cette perspective me sembla d’autant plus pĂ©nible que, si mon cerveau Ă©tait libre de ses obsessions de la veille, je me sentais la poitrine singuliĂšrement oppressĂ©e. Ma respiration se faisait difficilement. L’air lourd ne suffisait plus au jeu de mes poumons. Bien que la cellule fĂ»t vaste, il Ă©tait Ă©vident que nous avions consommĂ© en grande partie l’oxygĂšne qu’elle contenait. En effet, chaque homme dĂ©pense en une heure, l’oxygĂšne renfermĂ© dans cent litres d’air et cet air, chargĂ© alors d’une quantitĂ© presque Ă©gale d’acide carbonique, devient irrespirable. Il Ă©tait donc urgent de renouveler l’atmosphĂšre de notre prison, et, sans doute aussi, l’atmosphĂšre du bateau sous-marin. LĂ  se posait une question Ă  mon esprit. Comment procĂ©dait le commandant de cette demeure flottante ? Obtenait-il de l’air par des moyens chimiques, en dĂ©gageant par la chaleur l’oxygĂšne contenu dans du chlorate de potasse, et en absorbant l’acide carbonique par la potasse caustique ? Dans ce cas, il devait avoir conservĂ© quelques relations avec les continents, afin de se procurer les matiĂšres nĂ©cessaires Ă  cette opĂ©ration. Se bornait-il seulement Ă  emmagasiner l’air sous de hautes pressions dans des rĂ©servoirs, puis Ă  le rĂ©pandre suivant les besoins de son Ă©quipage ? Peut-ĂȘtre. Ou, procĂ©dĂ© plus commode, plus Ă©conomique, et par consĂ©quent plus probable, se contentait-il de revenir respirer Ă  la surface des eaux, comme un cĂ©tacĂ©, et de renouveler pour vingt-quatre heures sa provision d’atmosphĂšre ? Quoi qu’il en soit, et quelle que fĂ»t la mĂ©thode, il me paraissait prudent de l’employer sans retard. En effet, j’étais dĂ©jĂ  rĂ©duit Ă  multiplier mes inspirations pour extraire de cette cellule le peu d’oxygĂšne qu’elle renfermait, quand, soudain, je fus rafraĂźchi par un courant d’air pur et tout parfumĂ© d’émanations salines. C’était bien la brise de mer, vivifiante et chargĂ©e d’iode ! J’ouvris largement la bouche, et mes poumons se saturĂšrent de fraĂźches molĂ©cules. En mĂȘme temps, je sentis un balancement, un roulis de mĂ©diocre amplitude, mais parfaitement dĂ©terminable. Le bateau, le monstre de tĂŽle venait Ă©videmment de remonter Ă  la surface de l’OcĂ©an pour y respirer Ă  la façon des baleines. Le mode de ventilation du navire Ă©tait donc parfaitement reconnu. Lorsque j’eus absorbĂ© cet air pur Ă  pleine poitrine, je cherchai le conduit, l’aĂ©rifĂšre », si l’on veut, qui laissait arriver jusqu’à nous cette bienfaisante effluve, et je ne tardai pas Ă  le trouver. Au-dessus de la porte s’ouvrait un trou d’aĂ©rage laissant passer une fraĂźche colonne d’air, qui renouvelait ainsi l’atmosphĂšre appauvrie de la cellule. J’en Ă©tais lĂ  de mes observations, quand Ned et Conseil s’éveillĂšrent presque en mĂȘme temps, sous l’influence de cette aĂ©ration revivifiante. Ils se frottĂšrent les yeux, se dĂ©tirĂšrent les bras et furent sur pied en un instant. Monsieur a bien dormi ? me demanda Conseil avec sa politesse quotidienne. — Fort bien, mon brave garçon, rĂ©pondis-je. Et, vous, maĂźtre Ned Land ? — ProfondĂ©ment, monsieur le professeur. Mais, je ne sais si je me trompe, il me semble que je respire comme une brise de mer ? » Un marin ne pouvait s’y mĂ©prendre, et je racontai au Canadien ce qui s’était passĂ© pendant son sommeil. Bon ! dit-il, cela explique parfaitement ces mugissements que nous entendions, lorsque le prĂ©tendu narwal se trouvait en vue de l’Abraham-Lincoln. — Parfaitement, maĂźtre Land, c’était sa respiration ! — Seulement, monsieur Aronnax, je n’ai aucune idĂ©e de l’heure qu’il est, Ă  moins que ce ne soit l’heure du dĂźner ? — L’heure du dĂźner, mon digne harponneur ? Dites, au moins, l’heure du dĂ©jeuner, car nous sommes certainement au lendemain d’hier. — Ce qui dĂ©montre, rĂ©pondit Conseil, que nous avons pris vingt-quatre heures de sommeil. — C’est mon avis, rĂ©pondis-je. — Je ne vous contredis point, rĂ©pliqua Ned Land. Mais dĂźner ou dĂ©jeuner, le stewart sera le bienvenu, qu’il apporte l’un ou l’autre. — L’un et l’autre, dit Conseil. — Juste, rĂ©pondit le Canadien, nous avons droit Ă  deux repas, et pour mon compte, je ferai honneur Ă  tous les deux. — Eh bien ! Ned, attendons, rĂ©pondis-je. Il est Ă©vident que ces inconnus n’ont pas l’intention de nous laisser mourir de faim, car, dans ce cas, le dĂźner d’hier soir n’aurait aucun sens. — À moins qu’on ne nous engraisse ! riposta Ned. — Je proteste, rĂ©pondis-je. Nous ne sommes point tombĂ©s entre les mains de cannibales ! — Une fois n’est pas coutume, rĂ©pondit sĂ©rieusement le Canadien. Qui sait si ces gens-lĂ  ne sont pas privĂ©s depuis longtemps de chair fraĂźche, et dans ce cas, trois particuliers sains et bien constituĂ©s comme monsieur le professeur, son domestique et moi
 — Chassez ces idĂ©es, maĂźtre Land, rĂ©pondis-je au harponneur, et surtout, ne partez pas de lĂ  pour vous emporter contre nos hĂŽtes, ce qui ne pourrait qu’aggraver la situation. — En tout cas, dit le harponneur, j’ai une faim de tous les diables, et dĂźner ou dĂ©jeuner, le repas n’arrive guĂšre ! — MaĂźtre Land, rĂ©pliquai-je, il faut se conformer au rĂšglement du bord, et je suppose que notre estomac avance sur la cloche du maĂźtre-coq. — Eh bien ! on le mettra Ă  l’heure, rĂ©pondit tranquillement Conseil. — Je vous reconnais lĂ , ami Conseil, riposta l’impatient Canadien. Vous usez peu votre bile et vos nerfs ! Toujours calme ! Vous seriez capable de dire vos GrĂąces avant votre BĂ©nĂ©dicitĂ©, et de mourir de faim plutĂŽt que de vous plaindre ! — À quoi cela servirait-il ? demanda Conseil. — Mais cela servirait Ă  se plaindre ! C’est dĂ©jĂ  quelque chose. Et si ces pirates, — je dis pirates par respect, et pour ne pas contrarier monsieur le professeur qui dĂ©fend de les appeler cannibales, — si ces pirates se figurent qu’ils vont me garder dans cette cage oĂč j’étouffe, sans apprendre de quels jurons j’assaisonne mes emportements, ils se trompent ! Voyons, monsieur Aronnax, parlez franchement. Croyez-vous qu’ils nous tiennent longtemps dans cette boĂźte de fer ? — À dire vrai, je n’en sais pas plus long que vous, ami Land. — Mais enfin, que supposez-vous ? — Je suppose que le hasard nous a rendus maĂźtres d’un secret important. Or, l’équipage de ce bateau sous-marin a intĂ©rĂȘt Ă  le garder, et si cet intĂ©rĂȘt est plus grave que la vie de trois hommes, je crois notre existence trĂšs-compromise. Dans le cas contraire, Ă  la premiĂšre occasion, le monstre qui nous a engloutis nous rendra au monde habitĂ© par nos semblables. — À moins qu’il ne nous enrĂŽle parmi son Ă©quipage, dit Conseil, et qu’il nous garde ainsi
 — Jusqu’au moment, rĂ©pliqua Ned Land, oĂč quelque frĂ©gate, plus rapide ou plus adroite que l’Abraham-Lincoln, s’emparera de ce nid de forbans, et enverra son Ă©quipage et nous respirer une derniĂšre fois au bout de sa grand’vergue. — Bien raisonnĂ©, maĂźtre Land, rĂ©pliquai-je. Mais on ne nous a pas encore fait, que je sache, de proposition Ă  cet Ă©gard. Inutile donc de discuter le parti que nous devrons prendre, le cas Ă©chĂ©ant. Je vous le rĂ©pĂšte, attendons, prenons conseil des circonstances, et ne faisons rien, puisqu’il n’y a rien Ă  faire. — Au contraire ! monsieur le professeur, rĂ©pondit le harponneur, qui n’en voulait pas dĂ©mordre, il faut faire quelque chose. — Eh ! quoi donc, maĂźtre Land ? — Nous sauver. — Se sauver d’une prison terrestre » est souvent difficile, mais d’une prison sous-marine, cela me paraĂźt absolument impraticable. — Allons, ami Ned, demanda Conseil, que rĂ©pondez-vous Ă  l’objection de monsieur ? Je ne puis croire qu’un AmĂ©ricain soit jamais Ă  bout de ressources ! » Le harponneur, visiblement embarrassĂ©, se taisait. Une fuite, dans les conditions oĂč le hasard nous avait jetĂ©s, Ă©tait absolument impossible. Mais un Canadien est Ă  demi français, et maĂźtre Ned Land le fit bien voir par sa rĂ©ponse. Ainsi, monsieur Aronnax, reprit-il aprĂšs quelques instants de rĂ©flexion, vous ne devinez pas ce que doivent faire des gens qui ne peuvent s’échapper de leur prison ? — Non, mon ami. — C’est bien simple, il faut qu’ils s’arrangent de maniĂšre Ă  y rester. — Parbleu ! fit Conseil, vaut encore mieux ĂȘtre dedans que dessus ou dessous ! — Mais aprĂšs avoir jetĂ© dehors geĂŽliers, porte-clefs et gardiens, ajouta Ned Land. — Quoi, Ned ? vous songeriez sĂ©rieusement Ă  vous emparer de ce bĂątiment ? — TrĂšs-sĂ©rieusement, rĂ©pondit le Canadien. — C’est impossible. — Pourquoi donc, monsieur ? Il peut se prĂ©senter quelque chance favorable, et je ne vois pas ce qui pourrait nous empĂȘcher d’en profiter. S’ils ne sont qu’une vingtaine d’hommes Ă  bord de cette machine, ils ne feront pas reculer deux Français et un Canadien, je suppose ! » Mieux valait admettre la proposition du harponneur que de la discuter. Aussi, me contentai-je de rĂ©pondre Laissons venir les circonstances, maĂźtre Land, et nous verrons. Mais, jusque-lĂ , je vous en prie, contenez votre impatience. On ne peut agir que par ruse, et ce n’est pas en vous emportant que vous ferez naĂźtre des chances favorables. Promettez-moi donc que vous accepterez la situation sans trop de colĂšre. — Je vous le promets, monsieur le professeur, rĂ©pondit Ned Land d’un ton peu rassurant. Pas un mot violent ne sortira de ma bouche, pas un geste brutal ne me trahira, quand bien mĂȘme le service de la table ne se ferait pas avec toute la rĂ©gularitĂ© dĂ©sirable. — J’ai votre parole, Ned, » rĂ©pondis-je au Canadien. Puis, la conversation fut suspendue, et chacun de nous se mit Ă  rĂ©flĂ©chir Ă  part soi. J’avouerai que, pour mon compte, et malgrĂ© l’assurance du harponneur, je ne conservais aucune illusion. Je n’admettais pas ces chances favorables dont Ned Land avait parlĂ©. Pour ĂȘtre si sĂ»rement manƓuvrĂ©, le bateau sous-marin exigeait un nombreux Ă©quipage, et consĂ©quemment, dans le cas d’une lutte, nous aurions affaire Ă  trop forte partie. D’ailleurs, il fallait, avant tout, ĂȘtre libres, et nous ne l’étions pas. Je ne voyais mĂȘme aucun moyen de fuir cette cellule de tĂŽle si hermĂ©tiquement fermĂ©e. Et pour peu que l’étrange commandant de ce bateau eĂ»t un secret Ă  garder, — ce qui paraissait au moins probable, — il ne nous laisserait pas agir librement Ă  son bord. Maintenant, se dĂ©barrasserait-il de nous par la violence, ou nous jetterait-il un jour sur quelque coin de terre ? C’était lĂ  l’inconnu. Toutes ces hypothĂšses me semblaient extrĂȘmement plausibles, et il fallait ĂȘtre un harponneur pour espĂ©rer de reconquĂ©rir sa libertĂ©. Je compris d’ailleurs que les idĂ©es de Ned Land s’aigrissaient avec les rĂ©flexions qui s’emparaient de son cerveau. J’entendais peu Ă  peu les jurons gronder au fond de son gosier, et je voyais ses gestes redevenir menaçants. Il se levait, tournait comme une bĂȘte fauve en cage, frappait les murs du pied et du poing. D’ailleurs, le temps s’écoulait, la faim se faisait cruellement sentir, et, cette fois, le stewart ne paraissait pas. Et c’était oublier trop longtemps notre position de naufragĂ©s, si l’on avait rĂ©ellement de bonnes intentions Ă  notre Ă©gard. Ned Land, tourmentĂ© par les tiraillements de son robuste estomac, se montait de plus en plus, et, malgrĂ© sa parole, je craignais vĂ©ritablement une explosion, lorsqu’il se trouverait en prĂ©sence de l’un des hommes du bord. Pendant deux heures encore, la colĂšre de Ned Land s’exalta. Le Canadien appelait, il criait, mais en vain. Les murailles de tĂŽle Ă©taient sourdes. Je n’entendais mĂȘme aucun bruit Ă  l’intĂ©rieur de ce bateau, qui semblait mort. Il ne bougeait pas, car j’aurais Ă©videmment senti les frĂ©missements de la coque sous l’impulsion de l’hĂ©lice. PlongĂ© sans doute dans l’abĂźme des eaux, il n’appartenait plus Ă  la terre. Tout ce morne silence Ă©tait effrayant. Quant Ă  notre abandon, notre isolement au fond de cette cellule, je n’osais estimer ce qu’il pourrait durer. Les espĂ©rances que j’avais conçues aprĂšs notre entrevue avec le commandant du bord s’effaçaient peu Ă  peu. La douceur du regard de cet homme, l’expression gĂ©nĂ©reuse de sa physionomie, la noblesse de son maintien, tout disparaissait de mon souvenir. Je revoyais cet Ă©nigmatique personnage tel qu’il devait ĂȘtre, nĂ©cessairement impitoyable, cruel. Je le sentais en-dehors de l’humanitĂ©, inaccessible Ă  tout sentiment de pitiĂ©, implacable ennemi de ses semblables auxquels il avait dĂ» vouer une impĂ©rissable haine ! Mais, cet homme, allait-il donc nous laisser pĂ©rir d’inanition, enfermĂ©s dans cette prison Ă©troite, livrĂ©s Ă  ces horribles tentations auxquelles pousse la faim farouche ? Cette affreuse pensĂ©e prit dans mon esprit une intensitĂ© terrible, et l’imagination aidant, je me sentis envahir par une Ă©pouvante insensĂ©e. Conseil restait calme, Ned Land rugissait. En ce moment, un bruit se fit entendre extĂ©rieurement. Des pas rĂ©sonnĂšrent sur la dalle de mĂ©tal. Les serrures furent fouillĂ©es, la porte s’ouvrit, le stewart parut. Avant que j’eusse fait un mouvement pour l’en empĂȘcher, le Canadien s’était prĂ©cipitĂ© sur ce malheureux ; il l’avait renversĂ© ; il le tenait Ă  la gorge. Le stewart Ă©touffait sous sa main puissante. Le Canadien s’était prĂ©cipitĂ© sur ce malheureux. Conseil cherchait dĂ©jĂ  Ă  retirer des mains du harponneur sa victime Ă  demi suffoquĂ©e, et j’allais joindre mes efforts aux siens, quand, subitement, je fus clouĂ© Ă  ma place par ces mots prononcĂ©s en français Calmez-vous, maĂźtre Land, et vous, monsieur le professeur, veuillez m’écouter ! » CHAPITRE XL’HOMME DES EAUX. C’était le commandant du bord qui parlait ainsi. Le stewart sortit en chancelant. À ces mots, Ned Land se releva subitement. Le stewart, presque Ă©tranglĂ© sortit en chancelant sur un signe de son maĂźtre ; mais tel Ă©tait l’empire du commandant Ă  son bord, que pas un geste ne trahit le ressentiment dont cet homme devait ĂȘtre animĂ© contre le Canadien. Conseil, intĂ©ressĂ© malgrĂ© lui, moi stupĂ©fait, nous attendions en silence le dĂ©nouement de cette scĂšne. Le commandant, appuyĂ© sur l’angle de la table, les bras croisĂ©s, nous observait avec une profonde attention. HĂ©sitait-il Ă  parler ? Regrettait-il ces mots qu’il venait de prononcer en français ? On pouvait le croire. AprĂšs quelques instants d’un silence qu’aucun de nous ne songea Ă  interrompre Messieurs, dit-il d’une voix calme et pĂ©nĂ©trante, je parle Ă©galement le français, l’anglais, l’allemand et le latin. J’aurais donc pu vous rĂ©pondre dĂšs notre premiĂšre entrevue, mais je voulais vous connaĂźtre d’abord, rĂ©flĂ©chir ensuite. Votre quadruple rĂ©cit, absolument semblable au fond, m’a affirmĂ© l’identitĂ© de vos personnes. Je sais maintenant que le hasard a mis en ma prĂ©sence monsieur Pierre Aronnax, professeur d’histoire naturelle au MusĂ©um de Paris, chargĂ© d’une mission scientifique Ă  l’étranger, Conseil son domestique, et Ned Land, d’origine canadienne, harponneur Ă  bord de la frĂ©gate l’Abraham-Lincoln, de la marine nationale des États-Unis d’AmĂ©rique. » Je m’inclinai d’un air d’assentiment. Ce n’était pas une question que me posait le commandant. Donc, pas de rĂ©ponse Ă  faire. Cet homme s’exprimait avec une aisance parfaite, sans aucun accent. Sa phrase Ă©tait nette, ses mots justes, sa facilitĂ© d’élocution remarquable. Et cependant, je ne sentais » pas en lui un compatriote. Il reprit la conversation en ces termes Vous avez trouvĂ© sans doute, monsieur, que j’ai longtemps tardĂ© Ă  vous rendre cette seconde visite. C’est que, votre identitĂ© reconnue, je voulais peser mĂ»rement le parti Ă  prendre envers vous. J’ai beaucoup hĂ©sitĂ©. Les plus fĂącheuses circonstances vous ont mis en prĂ©sence d’un homme qui a rompu avec l’humanitĂ©. Vous ĂȘtes venu troubler mon existence
 — Involontairement, dis-je. — Involontairement ? rĂ©pondit l’inconnu, en forçant un peu sa voix. Est-ce involontairement que l’Abraham-Lincoln me chasse sur toutes les mers ? Est-ce involontairement que vous avez pris passage Ă  bord de cette frĂ©gate ? Est-ce involontairement que vos boulets ont rebondi sur la coque de mon navire ? Est-ce involontairement que maĂźtre Ned Land m’a frappĂ© de son harpon ? » Je surpris dans ces paroles une irritation contenue. Mais, Ă  ces rĂ©criminations j’avais une rĂ©ponse toute naturelle Ă  faire, et je la fis. Monsieur, dis-je, vous ignorez sans doute les discussions qui ont eu lieu Ă  votre sujet en AmĂ©rique et en Europe. Vous ne savez pas que divers accidents, provoquĂ©s par le choc de votre appareil sous-marin, ont Ă©mu l’opinion publique dans les deux continents. Je vous fais grĂące des hypothĂšses sans nombre par lesquelles on cherchait Ă  expliquer l’inexplicable phĂ©nomĂšne dont seul vous aviez le secret. Mais sachez qu’en vous poursuivant jusque sur les hautes mers du Pacifique, l’Abraham-Lincoln croyait chasser quelque puissant monstre marin dont il fallait Ă  tout prix dĂ©livrer l’OcĂ©an. » Un demi-sourire dĂ©tendit les lĂšvres du commandant, puis, d’un ton plus calme Monsieur Aronnax, rĂ©pondit-il, oseriez-vous affirmer que votre frĂ©gate n’aurait pas poursuivi et canonnĂ© un bateau sous-marin aussi bien qu’un monstre ? » Cette question m’embarrassa, car certainement le commandant Farragut n’eĂ»t pas hĂ©sitĂ©. Il eĂ»t cru de son devoir de dĂ©truire un appareil de ce genre tout comme un narwal gigantesque. Vous comprenez donc, monsieur, reprit l’inconnu, que j’ai le droit de vous traiter en ennemis. » Je ne rĂ©pondis rien, et pour cause. À quoi bon discuter une proposition semblable, quand la force peut dĂ©truire les meilleurs arguments. J’ai longtemps hĂ©sitĂ©, reprit le commandant. Rien ne m’obligeait Ă  vous donner l’hospitalitĂ©. Si je devais me sĂ©parer de vous, je n’avais aucun intĂ©rĂȘt Ă  vous revoir. Je vous remettais sur la plate-forme de ce navire qui vous avait servi de refuge. Je m’enfonçais sous les mers, et j’oubliais que vous aviez jamais existĂ©. N’était-ce pas mon droit ? — C’était peut-ĂȘtre le droit d’un sauvage, rĂ©pondis-je, ce n’était pas celui d’un homme civilisĂ©. — Monsieur le professeur, rĂ©pliqua vivement le commandant, je ne suis pas ce que vous appelez un homme civilisĂ© ! J’ai rompu avec la sociĂ©tĂ© toute entiĂšre pour des raisons que moi seul j’ai le droit d’apprĂ©cier. Je n’obĂ©is donc point Ă  ses rĂšgles, et je vous engage Ă  ne jamais les invoquer devant moi ! » Ceci fut dit nettement. Un Ă©clair de colĂšre et de dĂ©dain avait allumĂ© les yeux de l’inconnu, et dans la vie de cet homme, j’entrevis un passĂ© formidable. Non-seulement il s’était mis en-dehors des lois humaines, mais il s’était fait indĂ©pendant, libre dans la plus rigoureuse acception du mot, hors de toute atteinte ! Qui donc oserait le poursuivre au fond des mers, puisque, Ă  leur surface, il dĂ©jouait les efforts tentĂ©s contre lui ? Quel navire rĂ©sisterait au choc de son monitor sous-marin ? Quelle cuirasse, si Ă©paisse qu’elle fĂ»t, supporterait les coups de son Ă©peron ? Nul, entre les hommes, ne pouvait lui demander compte de ses Ɠuvres. Dieu, s’il y croyait, sa conscience, s’il en avait une, Ă©taient les seuls juges dont il put dĂ©pendre. Ces rĂ©flexions traversĂšrent rapidement mon esprit, pendant que l’étrange personnage se taisait, absorbĂ© et comme retirĂ© en lui-mĂȘme. Je le considĂ©rais avec un effroi mĂ©langĂ© d’intĂ©rĂȘt, et sans doute, ainsi qu’ƒdipe considĂ©rait le Sphinx. AprĂšs un assez long silence, le commandant reprit la parole. J’ai donc hĂ©sitĂ©, dit-il, mais j’ai pensĂ© que mon intĂ©rĂȘt pouvait s’accorder avec cette pitiĂ© naturelle Ă  laquelle tout ĂȘtre humain a droit. Vous resterez Ă  mon bord, puisque la fatalitĂ© vous y a jetĂ©s. Vous y serez libres, et, en Ă©change de cette libertĂ©, toute relative d’ailleurs, je ne vous imposerai qu’une seule condition. Votre parole de vous y soumettre me suffira. — Parlez, monsieur, rĂ©pondis-je, je pense que cette condition est de celles qu’un honnĂȘte homme peut accepter ? — Oui, monsieur, et la voici. Il est possible que certains Ă©vĂ©nements imprĂ©vus m’obligent Ă  vous consigner dans vos cabines pour quelques heures ou quelques jours, suivant le cas. DĂ©sirant ne jamais employer la violence, j’attends de vous, dans ce cas, plus encore que dans tous les autres, une obĂ©issance passive. En agissant ainsi, je couvre votre responsabilitĂ©, je vous dĂ©gage entiĂšrement, car c’est Ă  moi de vous mettre dans l’impossibilitĂ© de voir ce qui ne doit pas ĂȘtre vu. Acceptez-vous cette condition ? » Il se passait donc Ă  bord des choses tout au moins singuliĂšres, et que ne devaient point voir des gens qui ne s’étaient pas mis hors des lois sociales ! Entre les surprises que l’avenir me mĂ©nageait, celle-ci ne devait pas ĂȘtre la moindre. Nous acceptons, rĂ©pondis-je. Seulement, je vous demanderai, monsieur, la permission de vous adresser une question, une seule. — Parlez, monsieur. — Vous avez dit que nous serions libres Ă  votre bord ? — EntiĂšrement. — Je vous demanderai donc ce que vous entendez par cette libertĂ©. — Mais la libertĂ© d’aller, de venir, de voir, d’observer mĂȘme tout ce qui se passe ici — sauf en quelques circonstances rares, — la libertĂ© enfin dont nous jouissons nous-mĂȘmes, mes compagnons et moi. » Il Ă©tait Ă©vident que nous ne nous entendions point. Pardon, monsieur, repris-je, mais cette libertĂ©, ce n’est que celle que tout prisonnier a de parcourir sa prison ! Elle ne peut nous suffire. — Il faudra, cependant, qu’elle vous suffise ! — Quoi ! nous devons renoncer Ă  jamais de revoir notre patrie, nos amis, nos parents ! — Oui, monsieur. Mais renoncer Ă  reprendre cet insupportable joug de la terre, que les hommes croient ĂȘtre la libertĂ©, n’est peut-ĂȘtre pas aussi pĂ©nible que vous le pensez ! — Par exemple, s’écria Ned Land, jamais je ne donnerai ma parole de ne pas chercher Ă  me sauver ! — Je ne vous demande pas de parole, maĂźtre Land rĂ©pondit froidement le commandant. — Monsieur, rĂ©pondis-je, emportĂ© malgrĂ© moi, vous abusez de votre situation envers nous ! C’est de la cruautĂ© ! — Non, monsieur, c’est de la clĂ©mence ! Vous ĂȘtes mes prisonniers aprĂšs combat ! Je vous garde, quand je pourrais d’un mot vous replonger dans les abĂźmes de l’OcĂ©an ! Vous m’avez attaquĂ© ! Vous ĂȘtes venus surprendre un secret que nul homme au monde ne doit pĂ©nĂ©trer, le secret de toute mon existence ! Et vous croyez que je vais vous renvoyer sur cette terre qui ne doit plus me connaĂźtre ! Jamais ! En vous retenant, ce n’est pas vous que je garde, c’est moi-mĂȘme ! » Ces paroles indiquaient de la part du commandant un parti pris contre lequel ne prĂ©vaudrait aucun argument. Ainsi, monsieur, repris-je, vous nous donnez tout simplement Ă  choisir entre la vie ou la mort ? — Tout simplement. — Mes amis, dis-je, Ă  une question ainsi posĂ©e, il n’y a rien Ă  rĂ©pondre. Mais aucune parole ne nous lie au maĂźtre de ce bord. — Aucune, monsieur, » rĂ©pondit l’inconnu. Puis, d’une voix plus douce, il reprit Maintenant, permettez-moi d’achever ce que j’ai Ă  vous dire. Je vous connais, monsieur Aronnax. Vous, sinon vos compagnons, vous n’aurez peut-ĂȘtre pas tant Ă  vous plaindre du hasard qui vous lie Ă  mon sort. Vous trouverez parmi les livres qui servent Ă  mes Ă©tudes favorites cet ouvrage que vous avez publiĂ© sur les grands fonds de la mer. Je l’ai souvent lu. Vous avez poussĂ© votre Ɠuvre aussi loin que vous le permettait la science terrestre. Mais vous ne savez pas tout, vous n’avez pas tout vu. Laissez-moi donc vous dire, monsieur le professeur, que vous ne regretterez pas le temps passĂ© Ă  mon bord. Vous allez voyager dans le pays des merveilles. L’étonnement, la stupĂ©faction seront probablement l’état habituel de votre esprit. Vous ne vous blaserez pas facilement sur le spectacle incessamment offert Ă  vos yeux. Je vais revoir dans un nouveau tour du monde sous-marin, — qui sait ? le dernier peut-ĂȘtre, — tout ce que j’ai pu Ă©tudier au fond de ces mers tant de fois parcourues, et vous serez mon compagnon d’études. À partir de ce jour, vous entrez dans un nouvel Ă©lĂ©ment, vous verrez ce que n’a vu encore aucun homme, — car moi et les miens nous ne comptons plus, — et notre planĂšte, grĂące Ă  moi, va vous livrer ses derniers secrets. » Je ne puis le nier ; ces paroles du commandant firent sur moi un grand effet. J’étais pris lĂ  par mon faible, et j’oubliai, pour un instant, que la contemplation de ces choses sublimes ne pouvait valoir la libertĂ© perdue. D’ailleurs, je comptais sur l’avenir pour trancher cette grave question. Ainsi, je me contentai de rĂ©pondre Messieurs, si vous avez brisĂ© avec l’humanitĂ©, je veux croire que vous n’avez pas reniĂ© tout sentiment humain. Nous sommes des naufragĂ©s charitablement recueillis Ă  votre bord, nous ne l’oublierons pas. Quant Ă  moi, je ne mĂ©connais pas que, si l’intĂ©rĂȘt de la science pouvait absorber jusqu’au besoin de libertĂ©, ce que me promet notre rencontre m’offrirait de grandes compensations. » Je pensais que le commandant allait me tendre la main pour sceller notre traitĂ©. Il n’en fit rien. Je le regrettai pour lui. Une derniĂšre question, dis-je, au moment oĂč cet ĂȘtre inexplicable semblait vouloir se retirer. — Parlez, monsieur le professeur. — De quel nom dois-je vous appeler ? — Monsieur, rĂ©pondit le commandant, je ne suis pour vous que le capitaine Nemo, et vos compagnons et vous, n’ĂȘtes pour moi que les passagers du Nautilus. » Le capitaine Nemo appela. Un stewart parut. Le capitaine lui donna ses ordres dans cette langue Ă©trangĂšre que je ne pouvais reconnaĂźtre. Puis, se tournant vers le Canadien et Conseil Un repas vous attend dans votre cabine, leur dit-il. Veuillez suivre cet homme. — Ça n’est pas de refus ! » rĂ©pondit le harponneur. Conseil et lui sortirent enfin de cette cellule oĂč ils Ă©taient renfermĂ©s depuis plus de trente heures. Et maintenant, monsieur Aronnax, notre dĂ©jeuner est prĂȘt. Permettez-moi de vous prĂ©cĂ©der. — À vos ordres, capitaine. » Je suivis le capitaine Nemo, et dĂšs que j’eus franchi la porte, je pris une sorte de couloir Ă©lectriquement Ă©clairĂ©, semblable aux coursives d’un navire. AprĂšs un parcours d’une dizaine de mĂštres, une seconde porte s’ouvrit devant moi. J’entrai alors dans une salle Ă  manger. J’entrai alors dans une salle Ă  manger ornĂ©e et meublĂ©e avec un goĂ»t sĂ©vĂšre. De hauts dressoirs de chĂȘne, incrustĂ©s d’ornements d’ébĂšne, s’élevaient aux deux extrĂ©mitĂ©s de cette salle, et sur leurs rayons Ă  ligne ondulĂ©e Ă©tincelaient des faĂŻences, des porcelaines, des verreries d’un prix inestimable. La vaisselle plate y resplendissait sous les rayons que versait un plafond lumineux, dont de fines peintures tamisaient et adoucissaient l’éclat. Au centre de la salle Ă©tait une table richement servie. Le capitaine Nemo m’indiqua la place que je devais occuper. Asseyez-vous, me dit-il, et mangez comme un homme qui doit mourir de faim. » Le dĂ©jeuner se composait d’un certain nombre de plats dont la mer seule avait fourni le contenu, et de quelques mets dont j’ignorais la nature et la provenance. J’avouerai que c’était bon, mais avec un goĂ»t particulier auquel je m’habituai facilement. Ces divers aliments me parurent riches en phosphore, et je pensai qu’ils devaient avoir une origine marine. Le capitaine Nemo me regardait. Je ne lui demandai rien, mais il devina mes pensĂ©es, et il rĂ©pondit de lui-mĂȘme aux questions que je brĂ»lais de lui adresser. La plupart de ces mets vous sont inconnus, me dit-il. Cependant, vous pouvez en user sans crainte. Ils sont sains et nourrissants. Depuis longtemps, j’ai renoncĂ© aux aliments de la terre, et je ne m’en porte pas plus mal. Mon Ă©quipage, qui est vigoureux, ne se nourrit pas autrement que moi. — Ainsi, dis-je, tous ces aliments sont des produits de la mer ? — Oui, monsieur le professeur, la mer fournit Ă  tous mes besoins. TantĂŽt, je mets mes filets a la traĂźne, et je les retire, prĂȘts Ă  se rompre. TantĂŽt, je vais chasser au milieu de cet Ă©lĂ©ment qui paraĂźt ĂȘtre inaccessible Ă  l’homme, et je force le gibier qui gĂźte dans mes forĂȘts sous-marines. Mes troupeaux, comme ceux du vieux pasteur de Neptune, paissent sans crainte les immenses prairies de l’OcĂ©an. J’ai lĂ  une vaste propriĂ©tĂ© que j’exploite moi-mĂȘme et qui est toujours ensemencĂ©e par la main du CrĂ©ateur de toutes choses. » Je regardai le capitaine Nemo avec un certain Ă©tonnement, et je lui rĂ©pondis Je comprends parfaitement, monsieur, que vos filets fournissent d’excellents poissons Ă  votre table ; je comprends moins que vous poursuiviez le gibier aquatique dans vos forĂȘts sous-marines ; mais je ne comprends plus du tout qu’une parcelle de viande, si petite qu’elle soit, figure dans votre menu. — Aussi, monsieur, me rĂ©pondit le capitaine Nemo, ne fais-je jamais usage de la chair des animaux terrestres. — Ceci, cependant, repris-je, en dĂ©signant un plat oĂč restaient encore quelques tranches de filet. — Ce que vous croyez ĂȘtre de la viande, monsieur le professeur, n’est autre chose que du filet de tortue de mer. Voici Ă©galement quelques foies de dauphin que vous prendriez pour un ragoĂ»t de porc. Mon cuisinier est un habile prĂ©parateur, qui excelle Ă  conserver ces produits variĂ©s de l’OcĂ©an. GoĂ»tez Ă  tous ces mets. Voici une conserve d’holoturies qu’un Malais dĂ©clarerait sans rivale au monde, voilĂ  une crĂšme dont le lait a Ă©tĂ© fourni par la mamelle des cĂ©tacĂ©s, et le sucre par les grands fucus de la mer du Nord, et enfin, permettez-moi de vous offrir des confitures d’anĂ©mones qui valent celles des fruits les plus savoureux. » Et je goĂ»tais, plutĂŽt en curieux qu’en gourmet, tandis que le capitaine Nemo m’enchantait par ses invraisemblables rĂ©cits. Mais cette mer, monsieur Aronnax, me dit-il, cette nourrice prodigieuse, inĂ©puisable, elle ne me nourrit pas seulement ; elle me vĂȘtit encore. Ces Ă©toffes qui vous couvrent sont tissĂ©es avec le byssus de certains coquillages ; elles sont teintes avec la pourpre des anciens et nuancĂ©es de couleurs violettes que j’extrais des aplysis de la MĂ©diterranĂ©e. Les parfums que vous trouverez sur la toilette de votre cabine sont le produit de la distillation des plantes marines. Votre lit est fait du plus doux zostĂšre de l’OcĂ©an. Votre plume sera un fanon de baleine, votre encre la liqueur sĂ©crĂ©tĂ©e par la seiche ou l’encornet. Tout me vient maintenant de la mer comme tout lui retournera un jour ! — Vous aimez la mer, capitaine. — Oui ! je l’aime ! La mer est tout ! Elle couvre les sept dixiĂšmes du globe terrestre. Son souffle est pur et sain. C’est l’immense dĂ©sert oĂč l’homme n’est jamais seul, car il sent frĂ©mir la vie Ă  ses cĂŽtĂ©s. La mer n’est que le vĂ©hicule d’une surnaturelle et prodigieuse existence ; elle n’est que mouvement et amour ; c’est l’infini vivant, comme l’a dit un de vos poĂštes. Et en effet, monsieur le professeur, la nature s’y manifeste par ses trois rĂšgnes, minĂ©ral, vĂ©gĂ©tal, animal. Ce dernier y est largement reprĂ©sentĂ© par les quatre groupes des zoophytes, par trois classes des articulĂ©s, par cinq classes des mollusques, par trois classes des vertĂ©brĂ©s, les mammifĂšres, les reptiles et ces innombrables lĂ©gions de poissons, ordre infini d’animaux qui compte plus de treize mille espĂšces, dont un dixiĂšme seulement appartient Ă  l’eau douce. La mer est le vaste rĂ©servoir de la nature. C’est par la mer que le globe a pour ainsi dire commencĂ©, et qui sait s’il ne finira pas par elle ! LĂ  est la suprĂȘme tranquillitĂ©. La mer n’appartient pas aux despotes. À sa surface, ils peuvent encore exercer des droits iniques, s’y battre, s’y dĂ©vorer, y transporter toutes les horreurs terrestres. Mais Ă  trente pieds au-dessous de son niveau, leur pouvoir cesse, leur influence s’éteint, leur puissance disparaĂźt ! Ah ! monsieur, vivez, vivez au sein des mers ! LĂ  seulement est l’indĂ©pendance ! LĂ  je ne reconnais pas de maĂźtres ! LĂ  je suis libre ! » Le capitaine Nemo se tut subitement au milieu de cet enthousiasme qui dĂ©bordait de lui. S’était-il laissĂ© entraĂźner au-delĂ  de sa rĂ©serve habituelle ? Avait-il trop parlĂ© ? Pendant quelques instants, il se promena, trĂšs-agitĂ©. Puis, ses nerfs se calmĂšrent, sa physionomie reprit sa froideur accoutumĂ©e, et, se tournant vers moi Maintenant, monsieur le professeur, dit-il, si vous voulez visiter le Nautilus, je suis Ă  vos ordres. » CHAPITRE XILE NAUTILUS. Le capitaine Nemo se leva. Je le suivis. Une double porte, mĂ©nagĂ©e Ă  l’arriĂšre de la salle, s’ouvrit, et j’entrai dans une chambre de dimension Ă©gale Ă  celle que je venais de quitter. C’était une bibliothĂšque. C’était une bibliothĂšque. De hauts meubles en palissandre noir, incrustĂ©s de cuivres, supportaient sur leurs larges rayons un grand nombre de livres uniformĂ©ment reliĂ©s. Ils suivaient le contour de la salle et se terminaient Ă  leur partie infĂ©rieure par de vastes divans, capitonnĂ©s de cuir marron, qui offraient les courbes les plus confortables. De lĂ©gers pupitres mobiles, en s’écartant ou se rapprochant Ă  volontĂ©, permettaient d’y poser le livre en lecture. Au centre se dressait une vaste table, couverte de brochures, entre lesquelles apparaissaient quelques journaux dĂ©jĂ  vieux. La lumiĂšre Ă©lectrique inondait tout cet harmonieux ensemble, et tombait de quatre globes dĂ©polis Ă  demi engagĂ©s dans les volutes du plafond. Je regardais avec une admiration rĂ©elle cette salle si ingĂ©nieusement amĂ©nagĂ©e, et je ne pouvais en croire mes yeux. Capitaine Nemo, dis-je Ă  mon hĂŽte, qui venait de s’étendre sur un divan, voilĂ  une bibliothĂšque qui ferait honneur Ă  plus d’un palais des continents, et je suis vraiment Ă©merveillĂ©, quand je songe qu’elle peut vous suivre au plus profond des mers. — OĂč trouverait-on plus de solitude, plus de silence, monsieur le professeur ? rĂ©pondit le capitaine Nemo. Votre cabinet du MusĂ©um vous offre-t-il un repos aussi complet ? — Non, monsieur, et je dois ajouter qu’il est bien pauvre auprĂšs du vĂŽtre. Vous possĂ©dez lĂ  six ou sept mille volumes
 — Douze mille, monsieur Aronnax. Ce sont les seuls liens qui me rattachent Ă  la terre. Mais le monde a fini pour moi le jour oĂč mon Nautilus s’est plongĂ© pour la premiĂšre fois sous les eaux. Ce jour-lĂ , j’ai achetĂ© mes derniers volumes, mes derniĂšres brochures, mes derniers journaux, et depuis lors, je veux croire que l’humanitĂ© n’a plus ni pensĂ©, ni Ă©crit. Ces livres, monsieur le professeur, sont d’ailleurs Ă  votre disposition, et vous pourrez en user librement. » Je remerciai le capitaine Nemo, et je m’approchai des rayons de la bibliothĂšque. Livres de science, de morale et de littĂ©rature, Ă©crits en toute langue, y abondaient ; mais je ne vis pas un seul ouvrage d’économie politique ; ils semblaient ĂȘtre sĂ©vĂšrement proscrits du bord. DĂ©tail curieux, tous ces livres Ă©taient indistinctement classĂ©s, en quelque langue qu’ils fussent Ă©crits, et ce mĂ©lange prouvait que le capitaine du Nautilus devait lire couramment les volumes que sa main prenait au hasard. Parmi ces ouvrages, je remarquai les chefs-d’Ɠuvre des maĂźtres anciens et modernes, c’est-Ă -dire tout ce que l’humanitĂ© a produit de plus beau dans l’histoire, la poĂ©sie, le roman et la science, depuis HomĂšre jusqu’à Victor Hugo, depuis XĂ©nophon jusqu’à Michelet, depuis Rabelais jusqu’à madame Sand. Mais la science, plus particuliĂšrement, faisait les frais de cette bibliothĂšque ; les livres de mĂ©canique, de balistique, d’hydrographie, de mĂ©tĂ©orologie, de gĂ©ographie, de gĂ©ologie, etc., y tenaient une place non moins importante que les ouvrages d’histoire naturelle, et je compris qu’ils formaient la principale Ă©tude du capitaine. Je vis lĂ  tout le Humboldt, tout l’Arago, les travaux de Foucault, d’Henry Sainte-Claire Deville, de Chasles, de Milne-Edwards, de Quatrefages, de Tyndall, de Faraday, de Berthelot, de l’abbĂ© Secchi, de Petermann, du commandant Maury, d’Agassis, etc. Les mĂ©moires de l’AcadĂ©mie des sciences, les bulletins des diverses sociĂ©tĂ©s de gĂ©ographie, etc., et, en bon rang, les deux volumes qui m’avaient peut-ĂȘtre valu cet accueil relativement charitable du capitaine Nemo. Parmi les Ɠuvres de Joseph Bertrand, son livre intitulĂ© les Fondateurs de l’Astronomie me donna mĂȘme une date certaine ; et comme je savais qu’il avait paru dans le courant de 1865, je pus en conclure que l’installation du Nautilus ne remontait pas Ă  une Ă©poque postĂ©rieure. Ainsi donc, depuis trois ans, au plus, le capitaine Nemo avait commencĂ© son existence sous-marine. J’espĂ©rai, d’ailleurs, que des ouvrages plus rĂ©cents encore me permettraient de fixer exactement cette Ă©poque ; mais j’avais le temps de faire cette recherche, et je ne voulus pas retarder davantage notre promenade Ă  travers les merveilles du Nautilus. Monsieur, dis-je au capitaine, je vous remercie d’avoir mis cette bibliothĂšque Ă  ma disposition. Il y a lĂ  des trĂ©sors de science, et j’en profiterai. — Cette salle n’est pas seulement une bibliothĂšque, dit le capitaine Nemo, c’est aussi un fumoir. — Un fumoir ? m’écriai-je. On fume donc Ă  bord ? — Sans doute. — Alors, monsieur, je suis forcĂ© de croire que vous avez conservĂ© des relations avec La Havane. — Aucune, rĂ©pondit le capitaine. Acceptez ce cigare, monsieur Aronnax, et, bien qu’il ne vienne pas de La Havane, vous en serez content, si vous ĂȘtes connaisseur. » Je pris le cigare qui m’était offert, et dont la forme rappelait celle du londrĂšs ; mais il semblait fabriquĂ© avec des feuilles d’or. Je l’allumai Ă  un petit brasero que supportait un Ă©lĂ©gant pied de bronze, et j’aspirai ses premiĂšres bouffĂ©es avec la voluptĂ© d’un amateur qui n’a pas fumĂ© depuis deux jours. C’est excellent, dis-je, mais ce n’est pas du tabac. — Non, rĂ©pondit le capitaine, ce tabac ne vient ni de La Havane ni de l’Orient. C’est une sorte d’algue, riche en nicotine, que la mer me fournit, non sans quelque parcimonie. Regrettez-vous les londrĂšs, monsieur ? — Capitaine, je les mĂ©prise Ă  partir de ce jour. — Fumez donc Ă  votre fantaisie, et sans discuter l’origine de ces cigares. Aucune rĂ©gie ne les a contrĂŽlĂ©s, mais ils n’en sont pas moins bons, j’imagine. — Au contraire. » À ce moment le capitaine Nemo ouvrit une porte qui faisait face Ă  celle par laquelle j’étais entrĂ© dans la bibliothĂšque, et je passai dans un salon immense et splendidement Ă©clairĂ©. Un vaste quadrilatĂšre Ă  pans coupĂ©s. C’était un vaste quadrilatĂšre, Ă  pans coupĂ©s, long de dix mĂštres, large de six, haut de cinq. Un plafond lumineux, dĂ©corĂ© de lĂ©gĂšres arabesques, distribuait un jour clair et doux sur toutes les merveilles entassĂ©es dans ce musĂ©e. Car, c’était rĂ©ellement un musĂ©e dans lequel une main intelligente et prodigue avait rĂ©uni tous les trĂ©sors de la nature et de l’art, avec ce pĂȘle-mĂȘle artiste qui distingue un atelier de peintre. Une trentaine de tableaux de maĂźtres, Ă  cadres uniformes, sĂ©parĂ©s par d’étincelantes panoplies, ornaient les parois tendues de tapisseries d’un dessin sĂ©vĂšre. Je vis lĂ  des toiles de la plus haute valeur, et que, pour la plupart, j’avais admirĂ©es dans les collections particuliĂšres de l’Europe et aux expositions de peinture. Les diverses Ă©coles des maĂźtres anciens Ă©taient reprĂ©sentĂ©es par une madone de RaphaĂ«l, une vierge de LĂ©onard de Vinci, une nymphe du CorrĂšge, une femme du Titien, une adoration de VĂ©ronĂšse, une assomption de Murillo, un portrait d’Holbein, un moine de VĂ©lasquez, un martyr de Ribeira, une kermesse de Rubens, deux paysages flamands de TĂ©niers, trois petits tableaux de genre de GĂ©rard Dow, de Metsu, de Paul Potter, deux toiles de GĂ©ricault et de Prudhon, quelques marines de Backuysen et de Vernet. Parmi les Ɠuvres de la peinture moderne, apparaissaient des tableaux signĂ©s Delacroix, Ingres, Decamp, Troyon, Meissonnier, Daubigny, etc., et quelques admirables rĂ©ductions de statues de marbre ou de bronze, d’aprĂšs les plus beaux modĂšles de l’antiquitĂ©, se dressaient sur leurs piĂ©destaux dans les angles de ce magnifique musĂ©e. Cet Ă©tat de stupĂ©faction que m’avait prĂ©dit le commandant du Nautilus commençait dĂ©jĂ  Ă  s’emparer de mon esprit. Monsieur le professeur, dit alors cet homme Ă©trange, vous excuserez le sans-gĂȘne avec lequel je vous reçois, et le dĂ©sordre qui rĂšgne dans ce salon. — Monsieur, rĂ©pondis-je, sans chercher Ă  savoir qui vous ĂȘtes, m’est-il permis de reconnaĂźtre en vous un artiste ? — Un amateur, tout au plus, monsieur. J’aimais autrefois Ă  collectionner ces belles Ɠuvres créées par la main de l’homme. J’étais un chercheur avide, un fureteur infatigable, et j’ai pu rĂ©unir quelques objets d’un haut prix. Ce sont mes derniers souvenirs de cette terre qui est morte pour moi. À mes yeux, vos artistes modernes ne sont dĂ©jĂ  plus que des anciens ; ils ont deux ou trois mille ans d’existence, et je les confonds dans mon esprit. Les maĂźtres n’ont pas d’ñge. — Et ces musiciens ? dis-je, en montrant des partitions de Weber, de Rossini, de Mozart, de Beethoven, d’Haydn, de Meyerbeer, d’Herold, de Wagner, d’Auber, de Gounod, et nombre d’autres, Ă©parses sur un piano-orgue de grand modĂšle qui occupait un des panneaux du salon. — Ces musiciens, me rĂ©pondit le capitaine Nemo, ce sont des contemporains d’OrphĂ©e, car les diffĂ©rences chronologiques s’effacent dans la mĂ©moire des morts, — et je suis mort, monsieur le professeur, aussi bien mort que ceux de vos amis qui reposent Ă  six pieds sous terre ! » Le capitaine Nemo se tut et sembla perdu dans une rĂȘverie profonde. Je le considĂ©rais avec une vive Ă©motion, analysant en silence les Ă©trangetĂ©s de sa physionomie. AccoudĂ© sur l’angle d’une prĂ©cieuse table de mosaĂŻque, il ne me voyait plus, il oubliait ma prĂ©sence. Je respectai ce recueillement, et je continuai de passer en revue les curiositĂ©s qui enrichissaient ce salon. AuprĂšs des Ɠuvres de l’art, les raretĂ©s naturelles tenaient une place trĂšs-importante. Elles consistaient principalement en plantes, en coquilles et autres productions de l’OcĂ©an, qui devaient ĂȘtre les trouvailles personnelles du capitaine Nemo. Au milieu du salon, un jet d’eau, Ă©lectriquement Ă©clairĂ©, retombait dans une vasque faite d’une seule tridacne. Cette coquille, fournie par le plus grand des mollusques acĂ©phales, mesurait sur ses bords, dĂ©licatement festonnĂ©s, une circonfĂ©rence de six mĂštres environ ; elle dĂ©passait donc en grandeur ces belles tridacnes qui furent donnĂ©es Ă  François 1er par la RĂ©publique de Venise, et dont l’église Saint-Sulpice, Ă  Paris, a fait deux bĂ©nitiers gigantesques. Autour de cette vasque, sous d’élĂ©gantes vitrines fixĂ©es par des armatures de cuivre, Ă©taient classĂ©s et Ă©tiquetĂ©s les plus prĂ©cieux produits de la mer qui eussent jamais Ă©tĂ© livrĂ©s aux regards d’un naturaliste. On conçoit ma joie de professeur. L’embranchement des zoophytes offrait de trĂšs curieux spĂ©cimens de ses deux groupes des polypes et des Ă©chinodermes. Dans le premier groupe, des tubipores, des gorgones disposĂ©es en Ă©ventail, des Ă©ponges douces de Syrie, des isis des Molluques, des pennatules, une virgulaire admirable des mers de NorwĂ©ge, des ombellulaires variĂ©es, des alcyonnaires, toute une sĂ©rie de ces madrĂ©pores que mon maĂźtre Milne-Edwards a si sagacement classĂ©s en sections, et parmi lesquels je remarquai d’adorables flabellines, des oculines de l’üle Bourbon, le char de Neptune » des Antilles, de superbes variĂ©tĂ©s de coraux, enfin toutes les espĂšces de ces curieux polypiers dont l’assemblage forme des Ăźles entiĂšres qui deviendront un jour des continents. Dans les Ă©chinodermes, remarquables par leur enveloppe Ă©pineuse, les astĂ©ries, les Ă©toiles de mer, les pantacrines, les comatules, les astĂ©rophons, les oursins, les holoturies, etc., reprĂ©sentaient la collection complĂšte des individus de ce groupe. Un conchyliologue un peu nerveux se serait pĂąmĂ© certainement devant d’autres vitrines plus nombreuses oĂč Ă©taient classĂ©s les Ă©chantillons de l’embranchement des mollusques. Je vis lĂ  une collection d’une valeur inestimable, et que le temps me manquerait Ă  dĂ©crire tout entiĂšre. Parmi ces produits, je citerai, pour mĂ©moire seulement, — l’élĂ©gant marteau royal de l’OcĂ©an indien dont les rĂ©guliĂšres taches blanches ressortaient vivement sur un fond rouge et brun, — un spondyle impĂ©rial, aux vives couleurs, tout hĂ©rissĂ© d’épines, rare spĂ©cimen dans les musĂ©ums europĂ©ens, et dont j’estimai la valeur Ă  vingt mille francs, — un marteau commun des mers de la Nouvelle-Hollande, qu’on se procure difficilement, — des buccardes exotiques du SĂ©nĂ©gal, fragiles coquilles blanches Ă  doubles valves, qu’un souffle eĂ»t dissipĂ©es comme une bulle de savon, — plusieurs variĂ©tĂ©s des arrosoirs de Java, sortes de tubes calcaires bordĂ©s de replis foliacĂ©s, et trĂšs-disputĂ©s par les amateurs, — toute une sĂ©rie de troques, les uns jaune-verdĂątre, pĂȘchĂ©s dans les mers d’AmĂ©rique, les autres d’un brun roux, amis des eaux de la Nouvelle-Hollande, ceux-ci, venus du golfe du Mexique, et remarquables par leur coquille imbriquĂ©e, ceux-lĂ , des stellaires trouvĂ©s dans les mers australes, et enfin, le plus rare de tous, le magnifique Ă©peron de la Nouvelle-ZĂ©lande ; — puis, d’admirables tellines sulfurĂ©es, de prĂ©cieuses espĂšces de cythĂ©rĂ©es et de VĂ©nus, le cadran treillissĂ© des cĂŽtes de Tranquebar, le sabot marbrĂ© Ă  nacre resplendissante, les perroquets verts des mers de Chine, le cĂŽne presque inconnu du genre CƓnodulli, toutes les variĂ©tĂ©s de porcelaines qui servent de monnaie dans l’Inde et en Afrique, la Gloire de la Mer », la plus prĂ©cieuse coquille des Indes orientales ; — enfin des littorines, des dauphinules, des turritelles, des janthines, des ovules, des volutes, des olives, des mitres, des casques, des pourpres, des buccins, des harpes, des rochers, des tritons, des cĂ©rites, des fuseaux, des strombes, des pterocĂšres, des patelles, des hyales, des clĂ©odores, coquillages dĂ©licats et fragiles, que la science a baptisĂ©s de ses noms les plus charmants. À part, et dans des compartiments spĂ©ciaux, se dĂ©roulaient des chapelets de perles de la plus grande beautĂ©, que la lumiĂšre Ă©lectrique piquait de pointes de feu, des perles roses, arrachĂ©es aux pinnes marines de la mer Rouge, des perles vertes de l’haliotyde iris, des perles jaunes, bleues, noires, curieux produits des divers mollusques de tous les ocĂ©ans et de certaines moules des cours d’eau du Nord, enfin plusieurs Ă©chantillons d’un prix inapprĂ©ciable qui avaient Ă©tĂ© distillĂ©s par les pintadines les plus rares. Quelques-unes de ces perles surpassaient en grosseur un Ɠuf de pigeon ; elles valaient, et au-delĂ , celle que le voyageur Tavernier vendit trois millions au shah de Perse, et primaient cette autre perle de l’iman de Mascate, que je croyais sans rivale au monde. Ainsi donc, chiffrer la valeur de cette collection Ă©tait, pour ainsi dire, impossible. Le capitaine Nemo avait dĂ» dĂ©penser des millions pour acquĂ©rir ces Ă©chantillons divers, et je me demandais Ă  quelle source il puisait pour satisfaire ainsi ses fantaisies de collectionneur, quand je fus interrompu par ces mots Vous examinez mes coquilles, monsieur le professeur. En effet, elles peuvent intĂ©resser un naturaliste ; mais, pour moi, elles ont un charme de plus, car je les ai toutes recueillies de ma main, et il n’est pas une mer du globe qui ait Ă©chappĂ© Ă  mes recherches. — Je comprends, capitaine, je comprends cette joie de se promener au milieu de telles richesses. Vous ĂȘtes de ceux qui ont fait eux-mĂȘmes leur trĂ©sor. Aucun musĂ©um de l’Europe ne possĂšde une semblable collection des produits de l’OcĂ©an. Mais si j’épuise mon admiration pour elle, que me restera-t-il pour le navire qui les porte ! Je ne veux point pĂ©nĂ©trer des secrets qui sont les vĂŽtres ! Cependant, j’avoue que ce Nautilus, la force motrice qu’il renferme en lui, les appareils qui permettent de le manƓuvrer, l’agent si puissant qui l’anime, tout cela excite au plus haut point ma curiositĂ©. Je vois suspendus aux murs de ce salon des instruments dont la destination m’est inconnue. Puis-je savoir ?
 — Monsieur Aronnax, me rĂ©pondit le capitaine Nemo, je vous ai dit que vous seriez libre Ă  mon bord, et par consĂ©quent, aucune partie du Nautilus ne vous est interdite. Vous pouvez donc le visiter en dĂ©tail et je me ferai un plaisir d’ĂȘtre votre cicĂ©rone. — Je ne sais comment vous remercier, monsieur, mais je n’abuserai pas de votre complaisance. Je vous demanderai seulement Ă  quel usage sont destinĂ©s ces instruments de physique
 — Monsieur le professeur, ces mĂȘmes instruments se trouvent dans ma chambre, et c’est lĂ  que j’aurai le plaisir de vous expliquer leur emploi. Mais auparavant, venez visiter la cabine qui vous est rĂ©servĂ©e. Il faut que vous sachiez comment vous serez installĂ© Ă  bord du Nautilus. » Je suivis le capitaine Nemo, qui, par une des portes percĂ©es Ă  chaque pan coupĂ© du salon, me fit rentrer dans les coursives du navire. Il me conduisit vers l’avant, et lĂ  je trouvai, non pas une cabine, mais une chambre Ă©lĂ©gante, avec lit, toilette et divers autres meubles. Je ne pus que remercier mon hĂŽte. Votre chambre est contiguĂ« Ă  la mienne, me dit-il, en ouvrant une porte, et la mienne donne sur le salon que nous venons de quitter. » La chambre du capitaine Nemo J’entrai dans la chambre du capitaine. Elle avait un aspect sĂ©vĂšre, presque cĂ©nobitique. Une couchette de fer, une table de travail, quelques meubles de toilette. Le tout Ă©clairĂ© par un demi-jour. Rien de confortable. Le strict nĂ©cessaire, seulement. Le capitaine Nemo me montra un siĂšge. Veuillez vous asseoir », me dit-il. Je m’assis, et il prit la parole en ces termes CHAPITRE XIITOUT PAR L’ÉLECTRICITÉ. Monsieur, dit le capitaine Nemo, me montrant les instruments suspendus aux parois de sa chambre, voici les appareils exigĂ©s par la navigation du Nautilus. Ici comme dans le salon, je les ai toujours sous les yeux, et ils m’indiquent ma situation et ma direction exacte au milieu de l’OcĂ©an. Les uns vous sont connus, tels que le thermomĂštre qui donne la tempĂ©rature intĂ©rieure du Nautilus ; le baromĂštre, qui pĂšse le poids de l’air et prĂ©dit les changements de temps ; l’hygromĂštre, qui marque le degrĂ© de sĂ©cheresse de l’atmosphĂšre ; le storm-glass, dont le mĂ©lange, en se dĂ©composant, annonce l’arrivĂ©e des tempĂȘtes ; la boussole, qui dirige ma route ; le sextant, qui par la hauteur du soleil m’apprend ma latitude ; les chronomĂštres, qui me permettent de calculer ma longitude ; et enfin des lunettes de jour et de nuit, qui me servent Ă  scruter tous les points de l’horizon, quand le Nautilus est remontĂ© Ă  la surface des flots. — Ce sont les instruments habituels au navigateur, rĂ©pondis-je, et j’en connais l’usage. Mais en voici d’autres qui rĂ©pondent sans doute aux exigences particuliĂšres du Nautilus. Ce cadran que j’aperçois et que parcourt une aiguille mobile, n’est-ce pas un manomĂštre ? — C’est un manomĂštre, en effet. Mis en communication avec l’eau dont il indique la pression extĂ©rieure, il me donne par lĂ  mĂȘme la profondeur Ă  laquelle se maintient mon appareil. — Et ces sondes d’une nouvelle espĂšce ? — Ce sont des sondes thermomĂ©triques qui rapportent la tempĂ©rature des diverses couches d’eau. — Et ces autres instruments dont je ne devine pas l’emploi ? — Ici, monsieur le professeur, je dois vous donner quelques explications, dit le capitaine Nemo. Veuillez donc m’écouter. » Il garda le silence pendant quelques instants, puis il dit Il est un agent puissant, obĂ©issant, rapide, facile, qui se plie Ă  tous les usages et qui rĂšgne en maĂźtre Ă  mon bord. Tout se fait par lui. Il m’éclaire, il m’échauffe, il est l’ñme de mes appareils mĂ©caniques. Cet agent, c’est l’électricitĂ©. — L’électricitĂ© ! m’écriai-je assez surpris. — Oui, monsieur. — Cependant, capitaine, vous possĂ©dez une extrĂȘme rapiditĂ© de mouvements qui s’accorde mal avec le pouvoir de l’électricitĂ©. Jusqu’ici, sa puissance dynamique est restĂ©e trĂšs-restreinte et n’a pu produire que de petites forces ! — Monsieur le professeur, rĂ©pondit le capitaine Nemo, mon Ă©lectricitĂ© n’est pas celle de tout le monde, et c’est lĂ  tout ce que vous me permettrez de vous en dire. — Je n’insisterai pas, monsieur, et je me contenterai d’ĂȘtre trĂšs Ă©tonnĂ© d’un tel rĂ©sultat. Une seule question, cependant, Ă  laquelle vous ne rĂ©pondrez pas si elle est indiscrĂšte. Les Ă©lĂ©ments que vous employez pour produire ce merveilleux agent doivent s’user vite. Le zinc, par exemple, comment le remplacez-vous, puisque vous n’avez plus aucune communication avec la terre ? — Votre question aura sa rĂ©ponse, rĂ©pondit le capitaine Nemo. Je vous dirai, d’abord, qu’il existe au fond des mers des mines de zinc, de fer, d’argent, d’or, dont l’exploitation serait trĂšs-certainement praticable. Mais je n’ai rien empruntĂ© Ă  ces mĂ©taux de la terre, et j’ai voulu ne demander qu’à la mer elle-mĂȘme les moyens de produire mon Ă©lectricitĂ©. — À la mer ? — Oui, monsieur le professeur, et les moyens ne me manquaient pas. J’aurais pu, en effet, en Ă©tablissant un circuit entre des fils plongĂ©s Ă  diffĂ©rentes profondeurs, obtenir l’électricitĂ© par la diversitĂ© de tempĂ©ratures qu’ils Ă©prouvaient ; mais j’ai prĂ©fĂ©rĂ© employer un systĂšme plus pratique. — Et lequel ? — Vous connaissez la composition de l’eau de mer. Sur mille grammes on trouve quatre-vingt-seize centiĂšmes et demi d’eau, et deux centiĂšmes deux tiers environ de chlorure de sodium ; puis, en petite quantitĂ©, des chlorures de magnĂ©sium et de potassium, du bromure de magnĂ©sium, du sulfate de magnĂ©sie, du sulfate et du carbonate de chaux. Vous voyez donc que le chlorure de sodium s’y rencontre dans une proportion notable. Or, c’est ce sodium que j’extrais de l’eau de mer et dont je compose mes Ă©lĂ©ments. — Le sodium ? — Oui, monsieur. MĂ©langĂ© avec le mercure, il forme un amalgame qui tient lieu du zinc dans les Ă©lĂ©ments Bunzen. Le mercure ne s’use jamais. Le sodium seul se consomme, et la mer me le fournit elle-mĂȘme. Je vous dirai, en outre, que les piles au sodium doivent ĂȘtre considĂ©rĂ©es comme les plus Ă©nergiques, et que leur force Ă©lectro-motrice est double de celle des piles au zinc. — Je comprends bien, capitaine, l’excellence du sodium dans les conditions oĂč vous vous trouvez. La mer le contient. Bien. Mais il faut encore le fabriquer, l’extraire en un mot. Et comment faites-vous ? Vos piles pourraient Ă©videmment servir Ă  cette extraction ; mais, si je ne me trompe, la dĂ©pense du sodium nĂ©cessitĂ©e par les appareils Ă©lectriques dĂ©passerait la quantitĂ© extraite. Il arriverait donc que vous en consommeriez pour le produire plus que vous n’en produiriez ! — Aussi, monsieur le professeur, je ne l’extrais pas par la pile, et j’emploie tout simplement la chaleur du charbon de terre. — De terre ? dis-je en insistant. — Disons le charbon de mer, si vous voulez, rĂ©pondit le capitaine Nemo. — Et vous pouvez exploiter des mines sous-marines de houille ? — Monsieur Aronnax, vous me verrez Ă  l’Ɠuvre. Je ne vous demande qu’un peu de patience, puisque vous avez le temps d’ĂȘtre patient. Rappelez-vous seulement ceci je dois tout Ă  l’OcĂ©an ; il produit l’électricitĂ©, et l’électricitĂ© donne au Nautilus la chaleur, la lumiĂšre, le mouvement, la vie en un mot. — Mais non pas l’air que vous respirez ? — Oh ! je pourrais fabriquer l’air nĂ©cessaire Ă  ma consommation, mais c’est inutile puisque je remonte Ă  la surface de la mer, quand il me plaĂźt. Cependant, si l’électricitĂ© ne me fournit pas l’air respirable, elle manƓuvre, du moins, des pompes puissantes qui l’emmagasinent dans des rĂ©servoirs spĂ©ciaux, ce qui me permet de prolonger, au besoin, et aussi longtemps que je le veux, mon sĂ©jour dans les couches profondes. — Capitaine, rĂ©pondis-je, je me contente d’admirer. Vous avez Ă©videmment trouvĂ© ce que les hommes trouveront sans doute un jour, la vĂ©ritable puissance dynamique de l’électricitĂ©. — Je ne sais s’ils la trouveront, rĂ©pondit froidement le capitaine Nemo. Quoi qu’il en soit, vous connaissez dĂ©jĂ  la premiĂšre application que j’ai faite de ce prĂ©cieux agent. C’est lui qui nous Ă©claire avec une Ă©galitĂ©, une continuitĂ© que n’a pas la lumiĂšre du soleil. Maintenant, regardez cette horloge ; elle est Ă©lectrique, et marche avec une rĂ©gularitĂ© qui dĂ©fie celle des meilleurs chronomĂštres. Je l’ai divisĂ©e en vingt-quatre heures, comme les horloges italiennes, car pour moi, il n’existe ni nuit, ni jour, ni soleil, ni lune, mais seulement cette lumiĂšre factice que j’entraĂźne jusqu’au fond des mers ! Voyez, en ce moment, il est dix heures du matin. — Parfaitement. — Autre application de l’électricitĂ©. Ce cadran, suspendu devant nos yeux, sert Ă  indiquer la vitesse du Nautilus. Un fil Ă©lectrique le met en communication avec l’hĂ©lice du loch, et son aiguille m’indique la marche rĂ©elle de l’appareil. Et, tenez, en ce moment, nous filons avec une vitesse modĂ©rĂ©e de quinze milles Ă  l’heure. — C’est merveilleux, rĂ©pondis-je, et je vois bien, capitaine, que vous avez eu raison d’employer cet agent, qui est destinĂ© Ă  remplacer le vent, l’eau et la vapeur. — Nous n’avons pas fini, monsieur Aronnax, dit le capitaine Nemo en se levant, et si vous voulez me suivre, nous visiterons l’arriĂšre du Nautilus. » En effet, je connaissais dĂ©jĂ  toute la partie antĂ©rieure de ce bateau sous-marin, dont voici la division exacte, en allant du centre Ă  l’éperon la salle Ă  manger de cinq mĂštres, sĂ©parĂ©e de la bibliothĂšque par une cloison Ă©tanche, c’est-Ă -dire ne pouvant ĂȘtre pĂ©nĂ©trĂ©e par l’eau, — la bibliothĂšque de cinq mĂštres, — le grand salon de dix mĂštres, sĂ©parĂ© de la chambre du capitaine par une seconde cloison Ă©tanche, — ladite chambre du capitaine de cinq mĂštres, — la mienne de deux mĂštres cinquante, — et enfin un rĂ©servoir d’air de sept mĂštres cinquante, qui s’étendait jusqu’à l’étrave. Total, trente-cinq mĂštres de longueur. Les cloisons Ă©tanches Ă©taient percĂ©es de portes qui se fermaient hermĂ©tiquement au moyen d’obturateurs en caoutchouc, et elles assuraient toute sĂ©curitĂ© Ă  bord du Nautilus, au cas oĂč une voie d’eau se fĂ»t dĂ©clarĂ©e. Je suivis le capitaine Nemo, Ă  travers les coursives situĂ©es en abord, et j’arrivai au centre du navire. LĂ , se trouvait une sorte de puits qui s’ouvrait entre deux cloisons Ă©tanches. Une Ă©chelle de fer, cramponnĂ©e Ă  la paroi, conduisait Ă  son extrĂ©mitĂ© supĂ©rieure. Je demandai au capitaine Ă  quel usage servait cette Ă©chelle. Elle aboutit au canot, rĂ©pondit-il. — Quoi ! vous avez un canot ? rĂ©pliquai-je, assez Ă©tonnĂ©. — Sans doute. Une excellente embarcation, lĂ©gĂšre et insubmersible, qui sert Ă  la promenade et Ă  la pĂȘche. — Mais alors, quand vous voulez vous embarquer, vous ĂȘtes forcĂ© de revenir Ă  la surface de la mer ? — Aucunement. Ce canot adhĂšre Ă  la partie supĂ©rieure de la coque du Nautilus, et occupe une cavitĂ© disposĂ©e pour le recevoir. Il est entiĂšrement pontĂ©, absolument Ă©tanche, et retenu par de solides boulons. Cette Ă©chelle conduit Ă  un trou d’homme percĂ© dans la coque du Nautilus, qui correspond Ă  un trou pareil percĂ© dans le flanc du canot. C’est par cette double ouverture que je m’introduis dans l’embarcation. On referme l’une, celle du Nautilus ; je referme l’autre, celle du canot, au moyen de vis de pression ; je largue les boulons, et l’embarcation remonte avec une prodigieuse rapiditĂ© Ă  la surface de la mer. J’ouvre alors le panneau du pont, soigneusement clos jusque-lĂ , je mĂąte, je hisse ma voile ou je prends mes avirons, et je me promĂšne. — Mais comment revenez-vous Ă  bord ? — Je ne reviens pas, monsieur Aronnax, c’est le Nautilus qui revient. — À vos ordres ! — À mes ordres. Un fil Ă©lectrique me rattache Ă  lui. Je lance un tĂ©lĂ©gramme, et cela suffit. — En effet, dis-je, grisĂ© par ces merveilles, rien n’est plus simple ! » AprĂšs avoir dĂ©passĂ© la cage de l’escalier qui aboutissait Ă  la plate-forme, je vis une cabine longue de deux mĂštres, dans laquelle Conseil et Ned Land, enchantĂ©s de leur repas, s’occupaient Ă  le dĂ©vorer Ă  belles dents. Puis, une porte s’ouvrit sur la cuisine longue de trois mĂštres, situĂ©e entre les vastes cambuses du bord. LĂ , l’électricitĂ©, plus Ă©nergique et plus obĂ©issante que le gaz lui-mĂȘme, faisait tous les frais de la cuisson. Les fils, arrivant sous les fourneaux, communiquaient Ă  des Ă©ponges de platine une chaleur qui se distribuait et se maintenait rĂ©guliĂšrement. Elle chauffait Ă©galement des appareils distillatoires qui, par la vaporisation, fournissaient une excellente eau potable. AuprĂšs de cette cuisine s’ouvrait une salle de bains, confortablement disposĂ©e, et dont les robinets fournissaient l’eau froide ou l’eau chaude, Ă  volontĂ©. À la cuisine succĂ©dait le poste de l’équipage, long de cinq mĂštres. Mais la porte en Ă©tait fermĂ©e, et je ne pus voir son amĂ©nagement, qui m’eĂ»t peut-ĂȘtre fixĂ© sur le nombre d’hommes nĂ©cessitĂ© par la manƓuvre du Nautilus. Au fond s’élevait une quatriĂšme cloison Ă©tanche qui sĂ©parait ce poste de la chambre des machines. Une porte s’ouvrit, et je me trouvai dans ce compartiment oĂč le capitaine Nemo, — ingĂ©nieur de premier ordre, Ă  coup sĂ»r, — avait disposĂ© ses appareils de locomotion. La chambre des machines nettement Ă©clairĂ©e. Cette chambre des machines, nettement Ă©clairĂ©e, ne mesurait pas moins de vingt mĂštres en longueur. Elle Ă©tait naturellement divisĂ©e en deux parties ; la premiĂšre renfermait les Ă©lĂ©ments qui produisaient l’électricitĂ©, et la seconde, le mĂ©canisme qui transmettait le mouvement Ă  l’hĂ©lice. Je fus surpris, tout d’abord, de l’odeur sui generis qui emplissait ce compartiment. Le capitaine Nemo s’aperçut de mon impression. Ce sont, me dit-il, quelques dĂ©gagements de gaz, produits par l’emploi du sodium ; mais ce n’est qu’un lĂ©ger inconvĂ©nient. Tous les matins, d’ailleurs, nous purifions le navire en le ventilant Ă  grand air. » Cependant, j’examinais avec un intĂ©rĂȘt facile Ă  concevoir la machine du Nautilus. Vous le voyez, me dit le capitaine Nemo, j’emploie des Ă©lĂ©ments Bunzen, et non des Ă©lĂ©ments Ruhmkorff. Ceux-ci eussent Ă©tĂ© impuissants. Les Ă©lĂ©ments Bunzen sont peu nombreux, mais forts et grands, ce qui vaut mieux, expĂ©rience faite. L’électricitĂ© produite se rend Ă  l’arriĂšre, oĂč elle agit par des Ă©lectro-aimants de grande dimension sur un systĂšme particulier de leviers et d’engrenages qui transmettent le mouvement Ă  l’arbre de l’hĂ©lice. Celle-ci, dont le diamĂštre est de six mĂštres et le pas de sept mĂštres cinquante, peut donner jusqu’à cent vingt tours par seconde. — Et vous obtenez alors ? — Une vitesse de cinquante milles Ă  l’heure. » Il y avait lĂ  un mystĂšre, mais je n’insistai pas pour le connaĂźtre. Comment l’électricitĂ© pouvait-elle agir avec une telle puissance ? OĂč cette force presque illimitĂ©e prenait-elle son origine ? Etait-ce dans sa tension excessive obtenue par des bobines d’une nouvelle sorte ? Était-ce dans sa transmission qu’un systĂšme de leviers inconnus[6] pouvait accroĂźtre Ă  l’infini ? C’est ce que je ne pouvais comprendre. Capitaine Nemo, dis-je, je constate les rĂ©sultats et je ne cherche pas Ă  les expliquer. J’ai vu le Nautilus manƓuvrer devant l’Abraham-Lincoln, et je sais Ă  quoi m’en tenir sur sa vitesse. Mais marcher ne suffit pas. Il faut voir oĂč l’on va ! Il faut pouvoir se diriger Ă  droite, Ă  gauche, en haut, en bas ! Comment atteignez-vous les grandes profondeurs, oĂč vous trouvez une rĂ©sistance croissante qui s’évalue par des centaines d’atmosphĂšres ? Comment remontez-vous Ă  la surface de l’OcĂ©an ? Enfin, comment vous maintenez-vous dans le milieu qui vous convient ? Suis-je indiscret en vous le demandant ? — Aucunement, monsieur le professeur, me rĂ©pondit le capitaine, aprĂšs une lĂ©gĂšre hĂ©sitation, puisque vous ne devez jamais quitter ce bateau sous-marin. Venez dans le salon. C’est notre vĂ©ritable cabinet de travail, et lĂ , vous apprendrez tout ce que vous devez savoir sur le Nautilus ! » CHAPITRE XIIIQUELQUES CHIFFRES. Nous Ă©tions assis sur un divan. Un instant aprĂšs, nous Ă©tions assis sur un divan du salon, le cigare aux lĂšvres. Le capitaine mit sous mes yeux une Ă©pure qui donnait les plan, coupe et Ă©lĂ©vation du Nautilus. Puis il commença sa description en ces termes Voici, monsieur Aronnax, les diverses dimensions du bateau qui vous porte. C’est un cylindre trĂšs-allongĂ©, Ă  bouts coniques. Il affecte sensiblement la forme d’un cigare, forme dĂ©jĂ  adoptĂ©e Ă  Londres dans plusieurs constructions du mĂȘme genre. La longueur de ce cylindre, de tĂȘte en tĂȘte, est exactement de soixante-dix mĂštres, et son bau, Ă  sa plus grande largeur, est de huit mĂštres. Il n’est donc pas construit tout Ă  fait au dixiĂšme comme vos steamers de grande marche, mais ses lignes sont suffisamment longues et sa coulĂ©e assez prolongĂ©e, pour que l’eau dĂ©placĂ©e s’échappe aisĂ©ment et n’oppose aucun obstacle a sa marche. Ces deux dimensions vous permettent d’obtenir par un simple calcul la surface et le volume du Nautilus. Sa surface comprend mille onze mĂštres carrĂ©s et quarante-cinq centiĂšmes ; son volume, quinze cents mĂštres cubes et deux dixiĂšmes, — ce qui revient Ă  dire qu’entiĂšrement immergĂ©, il dĂ©place ou pĂšse quinze cents mĂštres cubes ou tonneaux. Lorsque j’ai fait les plans de ce navire destinĂ© Ă  une navigation sous-marine, j’ai voulu, qu’en Ă©quilibre dans l’eau il plongeĂąt des neuf dixiĂšmes, et qu’il Ă©mergeĂąt d’un dixiĂšme seulement. Par consĂ©quent, il ne devait dĂ©placer dans ces conditions que les neuf dixiĂšmes de son volume, soit treize cent cinquante-six mĂštres cubes et quarante-huit centiĂšmes, c’est-Ă -dire ne peser que ce mĂȘme nombre de tonneaux. J’ai donc dĂ» ne pas dĂ©passer ce poids en le construisant suivant les dimensions sus-dites. Le Nautilus se compose de deux coques, l’une intĂ©rieure, l’autre extĂ©rieure, rĂ©unies entre elles par des fers en T qui lui donnent une rigiditĂ© extrĂȘme. En effet, grĂące Ă  cette disposition cellulaire, il rĂ©siste comme un bloc, comme s’il Ă©tait plein. Son bordĂ© ne peut cĂ©der ; il adhĂšre par lui-mĂȘme et non par le serrage des rivets, et l’homogĂ©nĂ©itĂ© de sa construction, due au parfait assemblage des matĂ©riaux, lui permet de dĂ©fier les mers les plus violentes. Ces deux coques sont fabriquĂ©es en tĂŽle d’acier dont la densitĂ© par rapport Ă  l’eau est de sept, huit dixiĂšmes. La premiĂšre n’a pas moins de cinq centimĂštres d’épaisseur, et pĂšse trois cent quatre-vingt-quatorze tonneaux quatre-vingt-seize centiĂšmes. La seconde enveloppe, la quille, haute de cinquante centimĂštres et large de vingt-cinq, pesant, Ă  elle seule, soixante-deux tonneaux, la machine, le lest, les divers accessoires et amĂ©nagements, les cloisons et les Ă©trĂ©sillons intĂ©rieurs, ont un poids de neuf cent soixante et un tonneaux soixante-deux centiĂšmes, qui, ajoutĂ©s aux trois cent quatre-vingt-quatorze tonneaux et quatre-vingt-seize centiĂšmes, forment le total exigĂ© de treize cent cinquante-six tonneaux et quarante-huit centiĂšmes. Est-ce entendu ? — C’est entendu, rĂ©pondis-je. — Donc, reprit le capitaine, lorsque le Nautilus se trouve Ă  flot dans ces conditions, il Ă©merge d’un dixiĂšme. Or, si j’ai disposĂ© des rĂ©servoirs d’une capacitĂ© Ă©gale Ă  ce dixiĂšme, soit d’une contenance de cent cinquante tonneaux et soixante-douze centiĂšmes, et si je les remplis d’eau, le bateau dĂ©plaçant alors quinze cent sept tonneaux, ou les pesant, sera complĂštement immergĂ©. C’est ce qui arrive, monsieur le professeur. Ces rĂ©servoirs existent en abord dans les parties infĂ©rieures du Nautilus. J’ouvre des robinets, ils se remplissent, et le bateau s’enfonçant vient affleurer la surface de l’eau. — Bien, capitaine, mais nous arrivons alors Ă  la vĂ©ritable difficultĂ©. Que vous puissiez affleurer la surface de l’OcĂ©an, je le comprends. Mais plus bas, en plongeant au-dessous de cette surface, votre appareil sous-marin ne va-t-il pas rencontrer une pression et par consĂ©quent subir une poussĂ©e de bas en haut qui doit ĂȘtre Ă©valuĂ©e Ă  une atmosphĂšre par trente pieds d’eau, soit environ un kilogramme par centimĂštre carrĂ© ? — Parfaitement, monsieur. — Donc, Ă  moins que vous ne remplissiez le Nautilus en entier, je ne vois pas comment vous pouvez l’entraĂźner au sein des masses liquides. — Monsieur le professeur, rĂ©pondit le capitaine Nemo, il ne faut pas confondre la statique avec la dynamique, sans quoi l’on s’expose Ă  de graves erreurs. Il y a trĂšs peu de travail Ă  dĂ©penser pour atteindre les basses rĂ©gions de l’OcĂ©an, car les corps ont une tendance Ă  devenir fondriers. » Suivez mon raisonnement. — Je vous Ă©coute, capitaine. — Lorsque j’ai voulu dĂ©terminer l’accroissement de poids qu’il faut donner au Nautilus pour l’immerger, je n’ai eu Ă  me prĂ©occuper que de la rĂ©duction du volume que l’eau de mer Ă©prouve Ă  mesure que ses couches deviennent de plus en plus profondes. — C’est Ă©vident, rĂ©pondis-je. — Or, si l’eau n’est pas absolument incompressible, elle est, du moins, trĂšs peu compressible. En effet, d’aprĂšs les calculs les plus rĂ©cents, cette rĂ©duction n’est que de quatre cent trente-six dix millioniĂšmes par atmosphĂšre, ou par chaque trente pieds de profondeur. S’agit-il d’aller Ă  mille mĂštres, je tiens compte alors de la rĂ©duction du volume sous une pression Ă©quivalente Ă  celle d’une colonne d’eau de mille mĂštres, c’est-Ă -dire sous une pression de cent atmosphĂšres. Cette rĂ©duction sera alors de quatre cent trente-six cent milliĂšmes. Je devrai donc accroĂźtre le poids de façon Ă  peser quinze cent treize tonneaux soixante-dix-sept centiĂšmes, au lieu de quinze cent sept tonneaux deux dixiĂšmes. L’augmentation ne sera consĂ©quemment que de six tonneaux cinquante-sept centiĂšmes. — Seulement ? — Seulement, monsieur Aronnax, et le calcul est facile Ă  vĂ©rifier. Or, j’ai des rĂ©servoirs supplĂ©mentaires capables d’embarquer cent tonneaux. Je puis donc descendre Ă  des profondeurs considĂ©rables. Lorsque je veux remonter Ă  la surface et l’affleurer, il me suffit de chasser cette eau, et de vider entiĂšrement tous les rĂ©servoirs, si je dĂ©sire que le Nautilus Ă©merge du dixiĂšme de sa capacitĂ© totale. » À ces raisonnements appuyĂ©s sur des chiffres, je n’avais rien Ă  objecter. J’admets vos calculs, capitaine, rĂ©pondis-je, et j’aurais mauvaise grĂące Ă  les contester, puisque l’expĂ©rience leur donne raison chaque jour. Mais je pressens actuellement en prĂ©sence une difficultĂ© rĂ©elle. — Laquelle, monsieur ? — Lorsque vous ĂȘtes par mille mĂštres de profondeur, les parois du Nautilus supportent une pression de cent atmosphĂšres. Si donc, Ă  ce moment, vous voulez vider les rĂ©servoirs supplĂ©mentaires pour allĂ©ger votre bateau et remonter Ă  la surface, il faut que les pompes vainquent cette pression de cent atmosphĂšres, qui est de cent kilogrammes par centimĂštre carrĂ©. De lĂ  une puissance
 — Que l’électricitĂ© seule pouvait me donner, se hĂąta de dire le capitaine Nemo. Je vous rĂ©pĂšte, monsieur, que le pouvoir dynamique de mes machines est Ă  peu prĂšs infini. Les pompes du Nautilus ont une force prodigieuse, et vous avez dĂ» le voir, quand leurs colonnes d’eau se sont prĂ©cipitĂ©es comme un torrent sur l’Abraham-Lincoln. D’ailleurs, je ne me sers des rĂ©servoirs supplĂ©mentaires que pour atteindre des profondeurs moyennes de quinze cent Ă  deux mille mĂštres, et cela dans le but de mĂ©nager mes appareils. Aussi, lorsque la fantaisie me prend de visiter les profondeurs de l’OcĂ©an Ă  deux ou trois lieues au-dessous de sa surface, j’emploie des manƓuvres plus longues, mais non moins infaillibles. — Lesquelles, capitaine ? demandai-je. — Ceci m’amĂšne naturellement Ă  vous dire comment se manƓuvre le Nautilus. — Je suis impatient de l’apprendre. — Pour gouverner ce bateau sur tribord, sur bĂąbord, pour Ă©voluer, en un mot, suivant un plan horizontal, je me sers d’un gouvernail ordinaire Ă  large safran, fixĂ© sur l’arriĂšre de l’étambot, et qu’une roue et des palans font agir. Mais je puis aussi mouvoir le Nautilus de bas en haut et de haut en bas, dans un plan vertical, au moyen de deux plans inclinĂ©s, attachĂ©s Ă  ses flancs sur son centre de flottaison, plans mobiles, aptes Ă  prendre toutes les positions, et qui se manƓuvrent de l’intĂ©rieur au moyen de leviers puissants. Ces plans sont-ils maintenus parallĂšles au bateau, celui-ci se meut horizontalement. Sont-ils inclinĂ©s, le Nautilus, suivant la disposition de cette inclinaison et sous la poussĂ©e de son hĂ©lice, ou s’enfonce suivant une diagonale aussi allongĂ©e qu’il me convient, ou remonte suivant cette diagonale. Et mĂȘme, si je veux revenir plus rapidement Ă  la surface, j’embraye l’hĂ©lice, et la pression des eaux fait remonter verticalement le Nautilus comme un ballon qui, gonflĂ© d’hydrogĂšne, s’élĂšve rapidement dans les airs. — Bravo ! capitaine, m’écriais-je. Mais comment le timonier peut-il suivre la route que vous lui donnez au milieu des eaux ? — Le timonier est placĂ© dans une cage vitrĂ©e, qui fait saillie Ă  la partie supĂ©rieure de la coque du Nautilus, et que garnissent des verres lenticulaires. — Des verres capables de rĂ©sister Ă  de telles pressions ? — Parfaitement. Le cristal, fragile au choc, offre cependant une rĂ©sistance considĂ©rable. Dans des expĂ©riences de pĂȘche Ă  la lumiĂšre Ă©lectrique faites en 1864, au milieu des mers du Nord, on a vu des plaques de cette matiĂšre, sous une Ă©paisseur de sept millimĂštres seulement, rĂ©sister Ă  une pression de seize atmosphĂšres, tout en laissant passer de puissants rayons calorifiques qui lui rĂ©partissaient inĂ©galement la chaleur. Or, les verres dont je me sers n’ont pas moins de vingt et un centimĂštres Ă  leur centre, c’est-Ă -dire trente fois cette Ă©paisseur. — Admis, capitaine Nemo ; mais enfin, pour voir, il faut que la lumiĂšre chasse les tĂ©nĂšbres, et je me demande comment au milieu de l’obscuritĂ© des eaux
 — En arriĂšre de la cage du timonier est placĂ© un puissant rĂ©flecteur Ă©lectrique, dont les rayons illuminent la mer Ă  un demi-mille de distance. — Ah ! bravo, trois fois bravo ! capitaine. Je m’explique maintenant cette phosphorescence du prĂ©tendu narwal, qui a tant intriguĂ© les savants ! À ce propos, je vous demanderai si l’abordage du Nautilus et du Scotia, qui a eu un si grand retentissement, a Ă©tĂ© le rĂ©sultat d’une rencontre fortuite ? — Purement fortuite, monsieur. Je naviguais Ă  deux mĂštres au-dessous de la surface des eaux, quand le choc s’est produit. J’ai d’ailleurs vu qu’il n’avait eu aucun rĂ©sultat fĂącheux. — Aucun, monsieur. Mais quant Ă  votre rencontre avec l’Abraham-Lincoln ?
 — Monsieur le professeur, j’en suis fĂąchĂ© pour l’un des meilleurs navires de cette brave marine amĂ©ricaine, mais on m’attaquait et j’ai dĂ» me dĂ©fendre ! Je me suis contentĂ©, toutefois, de mettre la frĂ©gate hors d’état de me nuire, — elle ne sera pas gĂȘnĂ©e de rĂ©parer ses avaries au port le plus prochain. — Ah ! commandant, m’écriai-je avec conviction, c’est vraiment un merveilleux bateau que votre Nautilus ! — Oui, monsieur le professeur, rĂ©pondit avec une vĂ©ritable Ă©motion le capitaine Nemo, et je l’aime comme la chair de ma chair ! Si tout est danger sur un de vos navires soumis aux hasards de l’OcĂ©an, si sur cette mer, la premiĂšre impression est le sentiment de l’abĂźme, comme l’a si bien dit le Hollandais Jansen, au-dessous et Ă  bord du Nautilus, le cƓur de l’homme n’a plus rien Ă  redouter. Pas de dĂ©formation Ă  craindre, car la double coque de ce bateau a la rigiditĂ© du fer ; pas de grĂ©ement que le roulis ou le tangage fatiguent ; pas de voiles que le vent emporte ; pas de chaudiĂšres que la vapeur dĂ©chire ; pas d’incendie Ă  redouter, puisque cet appareil est fait de tĂŽle et non de bois ; pas de charbon qui s’épuise, puisque l’électricitĂ© est son agent mĂ©canique ; pas de rencontre Ă  redouter, puisqu’il est seul Ă  naviguer dans les eaux profondes ; pas de tempĂȘte Ă  braver, puisqu’il trouve Ă  quelques mĂštres au-dessous des eaux l’absolue tranquillitĂ© ! VoilĂ , monsieur. VoilĂ  le navire par excellence ! Et s’il est vrai que l’ingĂ©nieur ait plus de confiance dans le bĂątiment que le constructeur, et le constructeur plus que le capitaine lui-mĂȘme, comprenez donc avec quel abandon je me fie Ă  mon Nautilus, puisque j’en suis tout Ă  la fois le capitaine, le constructeur et l’ingĂ©nieur ! » Le capitaine Nemo parlait avec une Ă©loquence entraĂźnante. Le feu de son regard, la passion de son geste, le transfiguraient. Oui ! il aimait son navire comme un pĂšre aime son enfant ! Mais une question, indiscrĂšte peut-ĂȘtre, se posait naturellement, et je ne pus me retenir de la lui faire. Vous ĂȘtes donc ingĂ©nieur, capitaine Nemo ? — Oui, monsieur le professeur, me rĂ©pondit-il, j’ai Ă©tudiĂ© Ă  Londres, Ă  Paris, Ă  New York, du temps que j’étais un habitant des continents de la terre. — Mais comment avez-vous pu construire, en secret, cet admirable Nautilus ? — Chacun de ses morceaux, monsieur Aronnax, m’est arrivĂ© d’un point diffĂ©rent du globe, et sous une destination dĂ©guisĂ©e. Sa quille a Ă©tĂ© forgĂ©e au Creusot, son arbre d’hĂ©lice chez Pen et C°, de Londres, les plaques de tĂŽle de sa coque chez Leard, de Liverpool, son hĂ©lice chez Scott, de Glasgow. Ses rĂ©servoirs ont Ă©tĂ© fabriquĂ©s par Cail et Ce, de Paris, sa machine par KrĂŒpp, en Prusse, son Ă©peron dans les ateliers de Motala, en SuĂšde, ses instruments de prĂ©cision chez Hart frĂšres, de New York, etc., et chacun de ces fournisseurs a reçu mes plans sous des noms divers. — Mais, repris-je, ces morceaux ainsi fabriquĂ©s, il a fallu les monter, les ajuster ? Le feu a dĂ©truit toute trace de notre passage. — Monsieur le professeur, j’avais Ă©tabli mes ateliers sur un Ăźlot dĂ©sert, en plein OcĂ©an. LĂ , mes ouvriers, c’est-Ă -dire mes braves compagnons que j’ai instruits et formĂ©s, et moi, nous avons achevĂ© notre Nautilus. Puis, l’opĂ©ration terminĂ©e, le feu a dĂ©truit toute trace de notre passage sur cet Ăźlot que j’aurais fait sauter, si je l’avais pu. — Alors il m’est permis de croire que le prix de revient de ce bĂątiment est excessif ? — Monsieur Aronnax, un navire en fer coĂ»te onze cent vingt-cinq francs par tonneau. Or, le Nautilus en jauge quinze cents. Il revient donc Ă  seize cent quatre-vingt-sept mille francs, soit deux millions y compris son amĂ©nagement, soit quatre ou cinq millions avec les Ɠuvres d’art et les collections qu’il renferme. — Une derniĂšre question, capitaine Nemo. — Faites, monsieur le professeur. — Vous ĂȘtes donc riche ? — Riche Ă  l’infini, monsieur, et je pourrais, sans me gĂȘner, payer les dix milliards de dettes de la France ! » Je regardai fixement le bizarre personnage qui me parlait ainsi. Abusait-il de ma crĂ©dulitĂ© ? L’avenir devait me l’apprendre. CHAPITRE XIVLE FLEUVE NOIR. La portion du globe terrestre occupĂ©e par les eaux est Ă©valuĂ©e Ă  trois millions huit cent trente-deux milles cinq cent cinquante-huit myriamĂštres carrĂ©s, soit plus de trente-huit millions d’hectares. Cette masse liquide comprend deux milliards deux cent cinquante millions de milles cubes, et formerait une sphĂšre d’un diamĂštre de soixante lieues dont le poids serait de trois quintillions de tonneaux. Et, pour comprendre ce nombre, il faut se dire que le quintillion est au milliard ce que le milliard est Ă  l’unitĂ©, c’est-Ă -dire qu’il y a autant de milliards dans un quintillion que d’unitĂ©s dans un milliard. Or, cette masse liquide, c’est Ă  peu prĂšs la quantitĂ© d’eau que verseraient tous les fleuves de la terre pendant quarante mille ans. Durant les Ă©poques gĂ©ologiques, Ă  la pĂ©riode du feu succĂ©da la pĂ©riode de l’eau. L’OcĂ©an fut d’abord universel. Puis, peu Ă  peu, dans les temps siluriens, des sommets de montagnes apparurent, des Ăźles Ă©mergĂšrent, disparurent sous des dĂ©luges partiels, se montrĂšrent Ă  nouveau, se soudĂšrent, formĂšrent des continents et enfin les terres se fixĂšrent gĂ©ographiquement telles que nous les voyons. Le solide avait conquis sur le liquide trente-sept millions six cent cinquante-sept milles carrĂ©s, soit douze mille neuf cent seize millions d’hectares. La configuration des continents permet de diviser les eaux en cinq grandes parties l’OcĂ©an glacial arctique, l’OcĂ©an glacial antarctique, l’OcĂ©an indien, l’OcĂ©an atlantique, l’OcĂ©an pacifique. L’OcĂ©an pacifique s’étend du nord au sud entre les deux cercles polaires, et de l’ouest a l’est entre l’Asie et l’AmĂ©rique sur une Ă©tendue de cent quarante-cinq degrĂ©s en longitude. C’est la plus tranquille des mers ; ses courants sont larges et lents, ses marĂ©es mĂ©diocres, ses pluies abondantes. Tel Ă©tait l’OcĂ©an que ma destinĂ©e m’appelait d’abord Ă  parcourir dans les plus Ă©tranges conditions. Monsieur le professeur, me dit le capitaine Nemo, nous allons, si vous le voulez bien, relever exactement notre position, et fixer le point de dĂ©part de ce voyage. Il est midi moins le quart. Je vais remonter Ă  la surface des eaux. » Le capitaine pressa trois fois un timbre Ă©lectrique. Les pompes commencĂšrent Ă  chasser l’eau des rĂ©servoirs ; l’aiguille du manomĂštre marqua par les diffĂ©rentes pressions le mouvement ascensionnel du Nautilus, puis elle s’arrĂȘta. Nous sommes arrivĂ©s », dit le capitaine. Je me rendis Ă  l’escalier central qui aboutissait Ă  la plate-forme. Je gravis les marches de mĂ©tal, et, par les panneaux ouverts, j’arrivai sur la partie supĂ©rieure du Nautilus. La plate-forme Ă©mergeait de quatre-vingts centimĂštres seulement. L’avant et l’arriĂšre du Nautilus prĂ©sentaient cette disposition fusiforme qui le faisait justement comparer Ă  un long cigare. Je remarquai que ses plaques de tĂŽles, imbriquĂ©es lĂ©gĂšrement, ressemblaient aux Ă©cailles qui revĂȘtent le corps des grands reptiles terrestres. Je m’expliquai donc trĂšs-naturellement que, malgrĂ© les meilleures lunettes, ce bateau eĂ»t toujours Ă©tĂ© pris pour un animal marin. Vers le milieu de la plate-forme, le canot, Ă  demi-engagĂ© dans la coque du navire, formait une lĂ©gĂšre extumescence. En avant et en arriĂšre s’élevaient deux cages de hauteur mĂ©diocre, Ă  parois inclinĂ©es, et en partie fermĂ©es par d’épais verres lenticulaires l’une destinĂ©e au timonier qui dirigeait le Nautilus, l’autre oĂč brillait le puissant fanal Ă©lectrique qui Ă©clairait sa route. La mer Ă©tait magnifique, le ciel pur. À peine si le long vĂ©hicule ressentait les larges ondulations de l’OcĂ©an. Une lĂ©gĂšre brise de l’est ridait la surface des eaux. L’horizon, dĂ©gagĂ© de brumes, se prĂȘtait aux meilleures observations. Nous n’avions rien en vue. Pas un Ă©cueil, pas un Ăźlot. Plus d’Abraham-Lincoln. L’immensitĂ© dĂ©serte. Le capitaine Nemo prit la hauteur du soleil. Le capitaine Nemo, muni de son sextant, prit la hauteur du soleil, qui devait lui donner sa latitude. Il attendit pendant quelques minutes que l’astre vint affleurer le bord de l’horizon. Tandis qu’il observait, pas un de ses muscles ne tressaillait, et l’instrument n’eĂ»t pas Ă©tĂ© plus immobile dans une main de marbre. Midi, dit-il. Monsieur le professeur, quand vous voudrez ?
 » Je jetai un dernier regard sur cette mer un peu jaunĂątre des attĂ©rages japonais, et je redescendis au grand salon. LĂ , le capitaine fit son point et calcula chronomĂ©triquement sa longitude, qu’il contrĂŽla par de prĂ©cĂ©dentes observations d’angle horaires. Puis il me dit Monsieur Aronnax, nous sommes par cent trente-sept degrĂ©s et quinze minutes de longitude Ă  l’ouest
 — De quel mĂ©ridien ? demandai-je vivement, espĂ©rant que la rĂ©ponse du capitaine m’indiquerait peut-ĂȘtre sa nationalitĂ©. — Monsieur, me rĂ©pondit-il, j’ai divers chronomĂštres rĂ©glĂ©s sur les mĂ©ridiens de Paris, de Greenwich et de Washington. Mais, en votre honneur je me servirai de celui de Paris. » Cette rĂ©ponse ne m’apprenait rien. Je m’inclinai, et le commandant reprit Trente-sept degrĂ©s et quinze minutes de longitude Ă  l’ouest du mĂ©ridien de Paris, et par trente degrĂ©s et sept minutes de latitude nord, c’est-Ă -dire Ă  trois cents milles environ des cĂŽtes du Japon. C’est aujourd’hui 8 novembre, Ă  midi, que commence notre voyage d’exploration sous les eaux. — Dieu nous garde ! rĂ©pondis-je. — Et maintenant, monsieur le professeur, ajouta le capitaine, je vous laisse Ă  vos Ă©tudes. J’ai donnĂ© la route Ă  l’est-nord-est par cinquante mĂštres de profondeur. Voici des cartes Ă  grands points, oĂč vous pourrez la suivre. Le salon est Ă  votre disposition, et je vous demande la permission de me retirer. » Le capitaine Nemo me salua. Je restai seul, absorbĂ© dans mes pensĂ©es. Toutes se portaient sur ce commandant du Nautilus. Saurais-je jamais Ă  quelle nation appartenait cet homme Ă©trange qui se vantait de n’appartenir Ă  aucune ? Cette haine qu’il avait vouĂ©e Ă  l’humanitĂ©, cette haine qui cherchait peut-ĂȘtre des vengeances terribles, qui l’avait provoquĂ©e ? Etait-il un de ces savants mĂ©connus, un de ces gĂ©nies auxquels on a fait du chagrin, » suivant l’expression de Conseil, un GalilĂ©e moderne, ou bien un de ces hommes de science comme l’AmĂ©ricain Maury, dont la carriĂšre a Ă©tĂ© brisĂ©e par des rĂ©volutions politiques ? Je ne pouvais encore le dire. Moi que le hasard venait de jeter Ă  son bord, moi dont il tenait la vie entre les mains, il m’accueillait froidement, mais hospitaliĂšrement. Seulement, il n’avait jamais pris la main que je lui tendais. Il ne m’avait jamais tendu la sienne. Une heure entiĂšre, je demeurai plongĂ© dans ces rĂ©flexions, cherchant Ă  percer ce mystĂšre si intĂ©ressant pour moi. Puis mes regards se fixĂšrent sur le vaste planisphĂšre Ă©talĂ© sur la table, et je plaçai le doigt sur le point mĂȘme oĂč se croisaient la longitude et la latitude observĂ©es. La mer a ses fleuves comme les continents. Ce sont des courants spĂ©ciaux, reconnaissables Ă  leur tempĂ©rature, Ă  leur couleur, et dont le plus remarquable est connu sous le nom de courant du Gulf Stream. La science a dĂ©terminĂ©, sur le globe, la direction de cinq courants principaux un dans l’Atlantique nord, un second dans l’Atlantique sud, un troisiĂšme dans le Pacifique nord, un quatriĂšme dans le Pacifique sud, et un cinquiĂšme dans l’OcĂ©an indien sud. Il est mĂȘme probable qu’un sixiĂšme courant existait autrefois dans l’OcĂ©an indien nord, lorsque les mers Caspienne et d’Aral, rĂ©unies aux grands lacs de l’Asie, ne formaient qu’une seule et mĂȘme Ă©tendue d’eau. Or, au point indiquĂ© sur le planisphĂšre, se dĂ©roulait l’un de ces courants, le Kuro-Scivo des Japonais, le Fleuve-Noir, qui, sorti du golfe du Bengale oĂč le chauffent les rayons perpendiculaires du soleil des Tropiques, traverse le dĂ©troit de Malacca, prolonge la cĂŽte d’Asie, s’arrondit dans le Pacifique nord jusqu’aux Ăźles AlĂ©outiennes, charriant des troncs de camphriers et autres produits indigĂšnes, et tranchant par le pur indigo de ses eaux chaudes avec les flots de l’OcĂ©an. C’est ce courant que le Nautilus allait parcourir. Je le suivais du regard, je le voyais se perdre dans l’immensitĂ© du Pacifique, et je me sentais entraĂźner avec lui, quand Ned Land et Conseil apparurent Ă  la porte du salon. Mes deux braves compagnons restĂšrent pĂ©trifiĂ©s Ă  la vue des merveilles entassĂ©es devant leurs yeux. OĂč sommes-nous ? oĂč sommes-nous ? s’écria le Canadien. Au musĂ©um de QuĂ©bec ? — S’il plaĂźt Ă  monsieur, rĂ©pliqua Conseil, ce serait plutĂŽt Ă  l’hĂŽtel du Sommerard ! — Mes amis, rĂ©pondis-je en leur faisant signe d’entrer, vous n’ĂȘtes ni au Canada ni en France, mais bien Ă  bord du Nautilus, et Ă  cinquante mĂštres au-dessous du niveau de la mer. — Il faut croire monsieur, puisque monsieur l’affirme, rĂ©pliqua Conseil ; mais franchement, ce salon est fait pour Ă©tonner mĂȘme un Flamand comme moi. — Étonne-toi, mon ami, et regarde, car, pour un classificateur de ta force, il y a de quoi travailler ici. » Je n’avais pas besoin d’encourager Conseil. Le brave garçon, penchĂ© sur les vitrines, murmurait dĂ©jĂ  des mots de la langue des naturalistes classe des GastĂ©ropodes, famille des BuccinoĂŻdes, genre des Porcelaines, espĂšces des CyprƓa Madagascariensis, etc. Pendant ce temps, Ned Land, assez peu conchyliologue, m’interrogeait sur mon entrevue avec le capitaine Nemo. Avais-je dĂ©couvert qui il Ă©tait, d’oĂč il venait, oĂč il allait, vers quelles profondeurs il nous entraĂźnait ? Enfin mille questions auxquelles je n’avais pas le temps de rĂ©pondre. Je lui appris tout ce que je savais, ou plutĂŽt, tout ce que je ne savais pas, et je lui demandai ce qu’il avait entendu ou vu de son cĂŽtĂ©. Rien vu, rien entendu ! rĂ©pondit le Canadien. Je n’ai pas mĂȘme aperçu l’équipage de ce bateau. Est-ce que, par hasard, il serait Ă©lectrique aussi, lui ? — Électrique ! — Par ma foi ! on serait tentĂ© de le croire. Mais vous, monsieur Aronnax, demanda Ned Land, qui avait toujours son idĂ©e, vous ne pouvez me dire combien d’hommes il y a Ă  bord ? Dix, vingt, cinquante, cent ? — Je ne saurais vous rĂ©pondre, maĂźtre Land. D’ailleurs, croyez-moi, abandonnez, pour le moment, cette idĂ©e de vous emparer du Nautilus ou de le fuir. Ce bateau est un des chefs-d’Ɠuvre de l’industrie moderne, et je regretterais de ne pas l’avoir vu ! Bien des gens accepteraient la situation qui nous est faite, ne fĂ»t-ce que pour se promener Ă  travers ces merveilles. Ainsi, tenez-vous tranquille, et tĂąchons de voir ce qui se passe autour de nous. — Voir ! s’écria le harponneur, mais on ne voit rien, on ne verra rien de cette prison de tĂŽle ! Nous marchons, nous naviguons en aveugles
 » — Ned Land prononçait ces derniers mots, quand l’obscuritĂ© se fit subitement, mais une obscuritĂ© absolue. Le plafond lumineux s’éteignit, et si rapidement, que mes yeux en Ă©prouvĂšrent une impression douloureuse, analogue Ă  celle que produit le passage contraire des profondes tĂ©nĂšbres Ă  la plus Ă©clatante lumiĂšre. Nous Ă©tions restĂ©s muets, ne remuant pas, ne sachant quelle surprise, agrĂ©able ou dĂ©sagrĂ©able, nous attendait. Mais un glissement se fit entendre. On eĂ»t dit que des panneaux se manƓuvraient sur les flancs du Nautilus. C’est la fin de la fin ! dit Ned Land. — Ordre des HydromĂ©duses ! » murmura Conseil. Soudain, le jour se fit de chaque cĂŽtĂ© du salon, Ă  travers deux ouvertures oblongues. Les masses liquides apparurent vivement Ă©clairĂ©es par les effluences Ă©lectriques. Deux plaques de cristal nous sĂ©paraient de la mer. Je frĂ©mis, d’abord, Ă  la pensĂ©e que cette fragile paroi pouvait se briser ; mais de fortes armatures de cuivre la maintenaient et lui donnaient une rĂ©sistance presque infinie. La mer Ă©tait distinctement visible dans un rayon d’un mille autour du Nautilus. Quel spectacle ! Quelle plume le pourrait dĂ©crire ! Qui saurait peindre les effets de la lumiĂšre Ă  travers ces nappes transparentes, et la douceur de ses dĂ©gradations successives jusqu’aux couches infĂ©rieures et supĂ©rieures de l’OcĂ©an ! On connaĂźt la diaphanĂ©itĂ© de la mer. On sait que sa limpiditĂ© l’emporte sur celle de l’eau de roche. Les substances minĂ©rales et organiques, qu’elle tient en suspension, accroissent mĂȘme sa transparence. Dans certaines parties de l’OcĂ©an, aux Antilles, cent quarante-cinq mĂštres d’eau laissent apercevoir le lit de sable avec une surprenante nettetĂ©, et la force de pĂ©nĂ©tration des rayons solaires ne paraĂźt s’arrĂȘter qu’à une profondeur de trois cents mĂštres. Mais, dans ce milieu fluide que parcourait le Nautilus, l’éclat Ă©lectrique se produisait au sein mĂȘme des ondes. Ce n’était plus de l’eau lumineuse, mais de la lumiĂšre liquide. Une fenĂȘtre ouverte sur ces abĂźmes inexplorĂ©s. Si l’on admet l’hypothĂšse d’Erhemberg, qui croit Ă  une illumination phosphorescente des fonds sous-marins, la nature a certainement rĂ©servĂ© pour les habitants de la mer l’un de ses plus prodigieux spectacles, et j’en pouvais juger ici par les mille jeux de cette lumiĂšre. De chaque cĂŽtĂ©, j’avais une fenĂȘtre ouverte sur ces abĂźmes inexplorĂ©s. L’obscuritĂ© du salon faisait valoir la clartĂ© extĂ©rieure, et nous regardions comme si ce pur cristal eĂ»t Ă©tĂ© la vitre d’un immense aquarium. Le Nautilus ne semblait pas bouger. C’est que les points de repĂšre manquaient. Parfois, cependant, les lignes d’eau, divisĂ©es par son Ă©peron, filaient devant nos regards avec une vitesse excessive. ÉmerveillĂ©s, nous Ă©tions accoudĂ©s devant ces vitrines, et nul de nous n’avait encore rompu ce silence de stupĂ©faction, quand Conseil dit Vous vouliez voir, ami Ned, eh bien, vous voyez ! — Curieux ! curieux ! faisait le Canadien, — qui oubliant ses colĂšres et ses projets d’évasion, subissait une attraction irrĂ©sistible, — et l’on viendrait de plus loin pour admirer ce spectacle ! — Ah ! m’écriai-je, je comprends la vie de cet homme ! Il s’est fait un monde Ă  part qui lui rĂ©serve ses plus Ă©tonnantes merveilles ! — Mais les poissons ? fit observer le Canadien. Je ne vois pas de poissons ! — Que vous importe, ami Ned, rĂ©pondit Conseil, puisque vous ne les connaissez pas. — Moi ! un pĂȘcheur ! s’écria Ned Land. Et sur ce sujet, une discussion s’éleva entre les deux amis, car ils connaissaient les poissons, mais chacun d’une façon trĂšs-diffĂ©rente. Tout le monde sait que les poissons forment la quatriĂšme et derniĂšre classe de l’embranchement des vertĂ©brĂ©s. On les a trĂšs-justement dĂ©finis des vertĂ©brĂ©s Ă  circulation double et Ă  sang froid, respirant par des branchies et destinĂ©s Ă  vivre dans l’eau. » Ils composent deux sĂ©ries distinctes la sĂ©rie des poissons osseux, c’est-Ă -dire ceux dont l’épine dorsale est faite de vertĂšbres osseuses, et les poissons cartilagineux, c’est-Ă -dire ceux dont l’épine dorsale est faite de vertĂšbres cartilagineuses. Le Canadien connaissait peut-ĂȘtre cette distinction, mais Conseil en savait bien davantage, et maintenant, liĂ© d’amitiĂ© avec Ned. il ne pouvait admettre qu’il fĂ»t moins instruit que lui. Aussi lui dit-il Ami Ned, vous ĂȘtes un tueur de poissons, un trĂšs-habile pĂȘcheur. Vous avez pris un grand nombre de ces intĂ©ressants animaux. Mais je gagerais que vous ne savez pas comment on les classe. — Si, rĂ©pondit sĂ©rieusement le harponneur. On les classe en poissons qui se mangent et en poissons qui ne se mangent pas ! — VoilĂ  une distinction de gourmand, rĂ©pondit Conseil. Mais dites-moi si vous connaissez la diffĂ©rence qui existe entre les poissons osseux et les poissons cartilagineux ? — Peut-ĂȘtre bien, Conseil. — Et la subdivision de ces deux grandes classes ? — Je ne m’en doute pas, rĂ©pondit le Canadien. — Eh bien, ami Ned, Ă©coutez et retenez ! Les poissons osseux se subdivisent en six ordres Primo. Les acanthoptĂ©rygiens, dont la mĂąchoire supĂ©rieure est complĂšte, mobile, et dont les branchies affectent la forme d’un peigne. Cet ordre comprend quinze familles, c’est-Ă -dire les trois quarts des poissons connus. Type la perche commune. — Assez bonne Ă  manger, rĂ©pondit Ned Land. — Secundo, reprit Conseil, les abdominaux, qui ont les nageoires ventrales suspendues sous l’abdomen et en arriĂšre des pectorales, sans ĂȘtre attachĂ©es aux os de l’épaule, — ordre qui se divise en cinq familles, et qui comprend la plus grande partie des poissons d’eau douce. Type la carpe, le brochet. — Peuh ! fit le Canadien avec un certain mĂ©pris, des poissons d’eau douce ! — Tertio, dit Conseil, les subrachiens, dont les ventrales sont attachĂ©es sous les pectorales et immĂ©diatement suspendues aux os de l’épaule. Cet ordre contient quatre familles. Type plies, limandes, turbots, barbues, soles, etc. — Excellent ! excellent ! s’écriait le harponneur, qui ne voulait considĂ©rer les poissons qu’au point de vue comestible. — Quarto, reprit Conseil, sans se dĂ©monter, les apodes, au corps allongĂ©, dĂ©pourvus de nageoires ventrales, et revĂȘtus d’une peau Ă©paisse et souvent gluante, — ordre qui ne comprend qu’une famille. Type l’anguille, le gymnote. — MĂ©diocre ! mĂ©diocre ! rĂ©pondit Ned Land. — Quinto, dit Conseil, les lophobranches, qui ont les mĂąchoires complĂštes et libres, mais dont les branchies sont formĂ©es de petites houppes, disposĂ©es par paires le long des arcs branchiaux. Cet ordre ne compte qu’une famille. Type les hippocampes, les pĂ©gases dragons. — Mauvais ! mauvais ! rĂ©pliqua le harponneur. — Sexto, enfin, dit Conseil, les plectognathes, dont l’os maxillaire est attachĂ© fixement sur le cĂŽtĂ© de l’intermaxillaire qui forme la mĂąchoire, et dont l’arcade palatine s’engrĂšne par suture avec le crĂąne, ce qui la rend immobile, — ordre qui manque de vraies ventrales, et qui se compose de deux familles. Types les tĂ©trodons, les poissons-lunes. — Bons Ă  dĂ©shonorer une chaudiĂšre ! s’écria le Canadien. — Avez-vous compris, ami Ned ? demanda le savant Conseil. — Pas le moins du monde, ami Conseil, rĂ©pondit le harponneur. Mais allez toujours, car vous ĂȘtes trĂšs-intĂ©ressant. — Quant aux poissons cartilagineux, reprit imperturbablement Conseil, ils ne comprennent que trois ordres. — Tant mieux, fit Ned. — Primo, les cyclostomes, dont les mĂąchoires sont soudĂ©es en un anneau mobile, et dont les branchies s’ouvrent par des trous nombreux, — ordre ne comprenant qu’une seule famille. Type la lamproie. — Faut l’aimer, rĂ©pondit Ned Land. — Secundo, les sĂ©laciens, avec branchies semblables Ă  celles des cyclostomes, mais dont la mĂąchoire infĂ©rieure est mobile. Cet ordre, qui est le plus important de la classe, comprend deux familles. Types la raie et les squales. — Quoi ! s’écria Ned, des raies et des requins dans le mĂȘme ordre ! Eh bien, ami Conseil, dans l’intĂ©rĂȘt des raies, je ne vous conseille pas de les mettre ensemble dans le mĂȘme bocal ! — Tertio, rĂ©pondit Conseil, les sturioniens, dont les branchies sont ouvertes, comme Ă  l’ordinaire, par une seule fente garnie d’un opercule, — ordre qui comprend quatre genres. Type l’esturgeon. — Ah ! ami Conseil, vous avez gardĂ© le meilleur pour la fin Ă  mon avis, du moins. Et c’est tout ? — Oui, mon brave Ned, rĂ©pondit Conseil, et remarquez que quand on sait cela, on ne sait rien encore, car les familles se subdivisent en genres, en sous-genres, en espĂšces, en variĂ©tĂ©s
 — Eh bien, ami Conseil, dit le harponneur, se penchant sur la vitre du panneau, voici des variĂ©tĂ©s qui passent ! — Oui ! des poissons, s’écria Conseil. On se croirait devant un aquarium ! — Non, rĂ©pondis-je, car l’aquarium n’est qu’une cage, et ces poissons-lĂ  sont libres comme l’oiseau dans l’air. — Eh bien, ami Conseil, nommez-les donc, nommez-les donc ! disait Ned Land. — Moi, rĂ©pondit Conseil, je n’en suis pas capable ! Cela regarde mon maĂźtre ! » Et en effet, le digne garçon, classificateur enragĂ©, n’était point un naturaliste, et je ne sais pas s’il aurait distinguĂ© un thon d’une bonite. En un mot, le contraire du Canadien, qui nommait tous ces poissons sans hĂ©siter. Un baliste, avais-je dit. — Et un baliste chinois ! rĂ©pondait Ned Land. — Genre des balistes, famille des sclĂ©rodermes, ordre des plectognathes, » murmurait Conseil. DĂ©cidĂ©ment, Ă  eux deux, Ned et Conseil auraient fait un naturaliste distinguĂ©. Le Canadien ne s’était pas trompĂ©. Une troupe de balistes, Ă  corps comprimĂ©, Ă  peau grenue, armĂ©s d’un aiguillon sur leur dorsale, se jouaient autour du Nautilus, et agitaient les quatre rangĂ©es de piquants qui hĂ©rissent chaque cĂŽtĂ© de leur queue. Rien de plus admirable que leur enveloppe, grise par-dessus, blanche par-dessous dont les taches d’or scintillaient dans le sombre remous des lames. Entre eux ondulaient des raies, comme une nappe abandonnĂ©e aux vents, et parmi elles, j’aperçus, Ă  ma grande joie, cette raie chinoise, jaunĂątre Ă  sa partie supĂ©rieure, rose tendre sous le ventre et munie de trois aiguillons en arriĂšre de son Ɠil ; espĂšce rare, et mĂȘme douteuse au temps de LacĂ©pĂšde, qui ne l’avait jamais vue que dans un recueil de dessins japonais. Pendant deux heures toute une armĂ©e aquatique fit escorte au Nautilus. Au milieu de leurs jeux, de leurs bonds, tandis qu’ils rivalisaient de beautĂ©, d’éclat et de vitesse, je distinguai le labre vert, le mulle barberin, marquĂ© d’une double raie noire. Le gobie Ă©lĂ©otre, Ă  caudale arrondie, blanc de couleur et tachetĂ© de violet sur le dos, le scombre japonais, admirable maquereau de ces mers, au corps bleu et Ă  la tĂȘte argentĂ©e, de brillants azurors dont le nom seul emporte toute description, des spares rayĂ©s, aux nageoires variĂ©es de bleu et de jaune, des spares fascĂ©s, relevĂ©s d’une bande noire sur leur caudale, des spares zonĂ©phores Ă©lĂ©gamment corsetĂ©s dans leurs six ceintures, des aulostones, vĂ©ritables bouches en flĂ»te ou bĂ©casses de mer, dont quelques Ă©chantillons atteignaient une longueur d’un mĂštre, des salamandres du Japon, des murĂšnes Ă©chidnĂ©es, longs serpents de six pieds, aux yeux vifs et petits, et Ă  la vaste bouche hĂ©rissĂ©e de dents, etc. Notre admiration se maintenait toujours au plus haut point. Nos interjections ne tarissaient pas. Ned nommait les poissons, Conseil les classait, moi, je m’extasiais devant la vivacitĂ© de leurs allures et la beautĂ© de leurs formes. Jamais il ne m’avait Ă©tĂ© donnĂ© de surprendre ces animaux vivants, et libres dans leur Ă©lĂ©ment naturel. Je ne citerai pas toutes les variĂ©tĂ©s qui passĂšrent ainsi devant nos yeux Ă©blouis, toute cette collection des mers du Japon et de la Chine. Ces poissons accouraient, plus nombreux que les oiseaux dans l’air, attirĂ©s sans doute par l’éclatant foyer de lumiĂšre Ă©lectrique. Subitement, le jour se fit dans le salon. Les panneaux de tĂŽle se refermĂšrent. L’enchanteresse vision disparut. Mais longtemps, je rĂȘvai encore, jusqu’au moment oĂč mes regards se fixĂšrent sur les instruments suspendus aux parois. La boussole montrait toujours la direction au nord-nord-est, le manomĂštre indiquait une pression de cinq atmosphĂšres correspondant Ă  une profondeur de cinquante mĂštres, et le loch Ă©lectrique donnait une marche de quinze milles Ă  l’heure. J’attendais le capitaine Nemo. Mais il ne parut pas. L’horloge marquait cinq heures. Ned Land et Conseil retournĂšrent Ă  leur cabine. Moi, je regagnai ma chambre. Mon dĂźner s’y trouvait prĂ©parĂ©. Il se composait d’une soupe Ă  la tortue faite des carets les plus dĂ©licats, d’un surmulet Ă  chair blanche, un peu feuilletĂ©e, dont le foie prĂ©parĂ© Ă  part fit un manger dĂ©licieux, et de filets de cette viande de l’holocante-empereur, dont la saveur me parut supĂ©rieure Ă  celle du saumon. Je passai la soirĂ©e Ă  lire, Ă  Ă©crire, Ă  penser. Puis, le sommeil me gagnant, je m’étendis sur ma couche de zostĂšre, et je m’endormis profondĂ©ment, pendant que le Nautilus se glissait Ă  travers le rapide courant du Fleuve-Noir. CHAPITRE XVUNE INVITATION PAR LETTRE. Le lendemain, 9 novembre, je ne me rĂ©veillai qu’aprĂšs un long sommeil de douze heures. Conseil vint, suivant son habitude, savoir comment monsieur avait passĂ© la nuit, » et lui offrir ses services. Il avait laissĂ© son ami le Canadien dormant comme un homme qui n’aurait fait que cela toute sa vie. Je laissai le brave garçon babiller Ă  sa fantaisie, sans trop lui rĂ©pondre. J’étais prĂ©occupĂ© de l’absence du capitaine Nemo pendant notre sĂ©ance de la veille, et j’espĂ©rais le revoir aujourd’hui. BientĂŽt j’eus revĂȘtu mes vĂȘtements de byssus. Leur nature provoqua plus d’une fois les rĂ©flexions de Conseil. Je lui appris qu’ils Ă©taient fabriquĂ©s avec les filaments lustrĂ©s et soyeux qui rattachent aux rochers les jambonneaux, » sortes de coquilles trĂšs abondantes sur les rivages de la MĂ©diterranĂ©e. Autrefois, on en faisait de belles Ă©toffes, des bas, des gants, car ils Ă©taient Ă  la fois trĂšs moelleux et trĂšs chauds. L’équipage du Nautilus pouvait donc se vĂȘtir Ă  bon compte, sans rien demander ni aux cotonniers, ni aux moutons, ni aux vers Ă  soie de la terre. Lorsque je fus habillĂ©, je me rendis au grand salon. Il Ă©tait dĂ©sert. Je me plongeai dans l’étude de ces trĂ©sors de conchyliologie, entassĂ©s sous les vitrines. Je fouillai aussi de vastes herbiers, emplis des plantes marines les plus rares, et qui, quoique dessĂ©chĂ©es, conservaient leurs admirables couleurs. Parmi ces prĂ©cieuses hydrophytes, je remarquai des cladostĂšphes verticillĂ©es, des padines-paon, des caulerpes Ă  feuilles de vigne, des callithamnes granifĂšres, de dĂ©licates cĂ©ramies Ă  teintes Ă©carlates, des agares disposĂ©es en Ă©ventails, des acĂ©tabules, semblables Ă  des chapeaux de champignons trĂšs-dĂ©primĂ©s, et qui furent longtemps classĂ©es parmi les zoophytes, enfin toute une sĂ©rie de varechs. La journĂ©e entiĂšre se passa, sans que je fusse honorĂ© de la visite du capitaine Nemo. Les panneaux du salon ne s’ouvrirent pas. Peut-ĂȘtre ne voulait-on pas nous blaser sur ces belles choses. La direction du Nautilus se maintint Ă  l’est-nord-est, sa vitesse Ă  douze milles, sa profondeur entre cinquante et soixante mĂštres. Le lendemain, 10 novembre, mĂȘme abandon, mĂȘme solitude. Je ne vis personne de l’équipage. Ned et Conseil passĂšrent la plus grande partie de la journĂ©e avec moi. Ils s’étonnĂšrent de l’inexplicable absence du capitaine. Cet homme singulier Ă©tait-il malade ? Voulait-il modifier ses projets Ă  notre Ă©gard ? AprĂšs tout, suivant la remarque de Conseil, nous jouissions d’une entiĂšre libertĂ©, nous Ă©tions dĂ©licatement et abondamment nourris. Notre hĂŽte se tenait dans les termes de son traitĂ©. Nous ne pouvions nous plaindre, et d’ailleurs, la singularitĂ© mĂȘme de notre destinĂ©e nous rĂ©servait de si belles compensations, que nous n’avions pas encore le droit de l’accuser. Ce jour-lĂ , je commençai le journal de ces aventures, ce qui m’a permis de les raconter avec la plus scrupuleuse exactitude, et, dĂ©tail curieux, je l’écrivis sur un papier fabriquĂ© avec la zostĂšre marine. Le 11 novembre, de grand matin, l’air frais rĂ©pandu Ă  l’intĂ©rieur du Nautilus m’apprit que nous Ă©tions revenus Ă  la surface de l’OcĂ©an, afin de renouveler les provisions d’oxygĂšne. Je me dirigeai vers l’escalier central, et je montai sur la plate-forme. Il Ă©tait six heures. Je trouvai le temps couvert, la mer grise, mais calme. À peine de houle. Le capitaine Nemo, que j’espĂ©rais rencontrer lĂ , viendrait-il ? Je n’aperçus que le timonier, emprisonnĂ© dans sa cage de verre. Assis sur la saillie produite par la coque du canot, j’aspirai avec dĂ©lices les Ă©manations salines. La mer s’enflamma Ă  son regard. Peu Ă  peu, la brume se dissipa sous l’action des rayons solaires. L’astre radieux dĂ©bordait de l’horizon oriental. La mer s’enflamma sous son regard comme une traĂźnĂ©e de poudre. Les nuages, Ă©parpillĂ©s dans les hauteurs, se colorĂšrent de tons vifs admirablement nuancĂ©s, et de nombreuses langues de chat »[7] annoncĂšrent du vent pour toute la journĂ©e. Mais que faisait le vent Ă  ce Nautilus que les tempĂȘtes ne pouvaient effrayer ! J’admirai donc ce joyeux lever de soleil, si gai, si vivifiant, lorsque j’entendis quelqu’un monter vers la plate-forme. Je me prĂ©parais Ă  saluer le capitaine Nemo, mais ce fut son second, — que j’avais dĂ©jĂ  vu pendant la premiĂšre visite du capitaine, — qui apparut. Il s’avança sur la plate-forme, et ne sembla pas s’apercevoir de ma prĂ©sence. Sa puissante lunette aux yeux, il scruta tous les points de l’horizon avec une attention extrĂȘme. Puis, cet examen fait, il s’approcha du panneau, et prononça une phrase dont voici exactement les termes. Je l’ai retenue, car, chaque matin, elle se reproduisit dans des conditions identiques. Elle Ă©tait ainsi conçue Nautron respoc lorni virch. » Ce qu’elle signifiait, je ne saurais le dire. Ces mots prononcĂ©s, le second redescendit. Je pensai que le Nautilus allait reprendre sa navigation sous-marine. Je regagnai donc le panneau, et par les coursives je revins Ă  ma chambre. Cinq jours s’écoulĂšrent ainsi, sans que la situation se modifiĂąt. Chaque matin, je montais sur la plate-forme. La mĂȘme phrase Ă©tait prononcĂ©e par le mĂȘme individu. Le capitaine Nemo ne paraissait pas. J’avais pris mon parti de ne plus le voir, quand, le 16 novembre, rentrĂ© dans ma chambre avec Ned et Conseil, je trouvai sur la table un billet Ă  mon adresse. Je l’ouvris d’une main impatiente. Il Ă©tait Ă©crit d’une Ă©criture franche et nette, mais un peu gothique et qui rappelait les types allemands. Ce billet Ă©tait libellĂ© en ces termes Monsieur le professeur Aronnax, Ă  bord du Nautilus. 16 novembre Le capitaine Nemo invite monsieur le professeur Aronnax Ă  une partie de chasse qui aura lieu demain matin dans ses forĂȘts de l’üle Crespo. Il espĂšre que rien n’empĂȘchera monsieur le professeur d’y assister, et il verra avec plaisir que ses compagnons se joignent Ă  lui. Le commandant du Nautilus,- Capitaine Nemo. »- Une chasse ! s’écria Ned. — Et dans ses forĂȘts de l’üle Crespo ! ajouta Conseil. — Mais il va donc Ă  terre, ce particulier-lĂ  ? reprit Ned Land. — Cela me paraĂźt clairement indiquĂ©, dis-je en relisant la lettre. — Eh bien ! il faut accepter, rĂ©pliqua le Canadien. Une fois sur la terre ferme, nous aviserons Ă  prendre un parti. D’ailleurs, je ne serai pas fĂąchĂ© de manger quelques morceaux de venaison fraĂźche. » Sans chercher Ă  concilier ce qu’il y avait de contradictoire entre l’horreur manifeste du capitaine Nemo pour les continents et les Ăźles, et son invitation de chasser en forĂȘt, je me contentai de rĂ©pondre Voyons d’abord ce que c’est que l’üle Crespo. » Je consultai le planisphĂšre, et, par 32° 40â€Č de latitude nord et 167° 50â€Č de longitude ouest, je trouvai un Ăźlot qui fut reconnu en 1801 par le capitaine Crespo, et que les anciennes cartes espagnoles nommaient Rocca de la Plata, c’est-Ă -dire Roche d’Argent. » Nous Ă©tions donc Ă  dix-huit cents milles environ de notre point de dĂ©part, et la direction un peu modifiĂ©e du Nautilus le ramenait vers le sud-est. Je montrai Ă  mes compagnons ce petit roc perdu au milieu du Pacifique nord. Si le capitaine Nemo va quelquefois Ă  terre, leur dis-je, il choisit du moins des Ăźles absolument dĂ©sertes ! » Ned Land hocha la tĂȘte sans rĂ©pondre, puis Conseil et lui me quittĂšrent. AprĂšs un souper qui me fut servi par le stewart muet et impassible, je m’endormis, non sans quelque prĂ©occupation. Le lendemain, 17 novembre, Ă  mon rĂ©veil, je sentis que le Nautilus Ă©tait absolument immobile. Je m’habillai lestement, et j’entrai dans le grand salon. Le capitaine Nemo Ă©tait lĂ . Il m’attendait, se leva, salua, et me demanda s’il me convenait de l’accompagner. Comme il ne fit aucune allusion Ă  son absence pendant ces huit jours, je m’abstins de lui en parler, et je rĂ©pondis simplement que mes compagnons et moi nous Ă©tions prĂȘts Ă  le suivre. Seulement, monsieur, ajoutai-je, je me permettrai de vous adresser une question. — Adressez, monsieur Aronnax, et, si je puis y rĂ©pondre, j’y rĂ©pondrai. — Eh bien, capitaine, comment se fait-il que vous, qui avez rompu toute relation avec la terre, vous possĂ©diez des forĂȘts dans l’üle Crespo ? — Monsieur le professeur, me rĂ©pondit le capitaine, les forĂȘts que je possĂšde ne demandent au soleil ni sa lumiĂšre ni sa chaleur. Ni les lions, ni les tigres, ni les panthĂšres, ni aucun quadrupĂšde ne les frĂ©quentent. Elles ne sont connues que de moi seul. Elles ne poussent que pour moi seul. Ce ne sont point des forĂȘts terrestres, mais bien des forĂȘts sous-marines. — Des forĂȘts sous-marines ! m’écriai-je. — Oui, monsieur le professeur. — Et vous m’offrez de m’y conduire ? — PrĂ©cisĂ©ment. — À pied ? — Et mĂȘme Ă  pied sec. — En chassant ? — En chassant. — Le fusil Ă  la main ? — Le fusil Ă  la main. » Je regardai le commandant du Nautilus d’un air qui n’avait rien de flatteur pour sa personne. DĂ©cidĂ©ment, il a le cerveau malade, pensai-je. Il a eu un accĂšs qui a durĂ© huit jours, et mĂȘme qui dure encore. C’est dommage ! Je l’aimais mieux Ă©trange que fou ! » Cette pensĂ©e se lisait clairement sur mon visage, mais le capitaine Nemo se contenta de m’inviter Ă  le suivre, et je le suivis en homme rĂ©signĂ© Ă  tout. Nous arrivĂąmes dans la salle Ă  manger, oĂč le dĂ©jeuner se trouvait servi. Monsieur Aronnax, me dit le capitaine, je vous prierai de partager mon dĂ©jeuner sans façon. Nous causerons en mangeant. Mais, si je vous ai promis une promenade en forĂȘt, je ne me suis point engagĂ© Ă  vous y faire rencontrer un restaurant. DĂ©jeunez donc en homme qui ne dĂźnera probablement que fort tard. » Je fis honneur au repas. Il se composait de divers poissons et de tranches d’holoturies, excellents zoophytes, relevĂ©s d’algues trĂšs apĂ©ritives, telles que la Porphyria laciniata et la Laurentia primafetida. La boisson se composait d’eau limpide Ă  laquelle, Ă  l’exemple du capitaine, j’ajoutai quelques gouttes d’une liqueur fermentĂ©e, extraite, suivant la mode kamchatkienne, de l’algue connue sous le nom de RhodomĂ©nie palmĂ©e ». Le capitaine Nemo mangea, d’abord, sans prononcer une seule parole. Puis, il me dit Monsieur le professeur, quand je vous ai proposĂ© de venir chasser dans mes forĂȘts de Crespo, vous m’avez cru en contradiction avec moi-mĂȘme. Quand je vous ai appris qu’il s’agissait de forĂȘts sous-marines, vous m’avez cru fou. Monsieur le professeur, il ne faut jamais juger les hommes Ă  la lĂ©gĂšre. — Mais, capitaine, croyez que
 — Veuillez m’écouter, et vous verrez si vous devez m’accuser de folie ou de contradiction. — Je vous Ă©coute. — Monsieur le professeur, vous le savez aussi bien que moi, l’homme peut vivre sous l’eau Ă  la condition d’emporter avec lui sa provision d’air respirable. Dans les travaux sous-marins, l’ouvrier, revĂȘtu d’un vĂȘtement impermĂ©able et la tĂȘte emprisonnĂ©e dans une capsule de mĂ©tal, reçoit l’air de l’extĂ©rieur au moyen de pompes foulantes et de rĂ©gulateurs d’écoulement. — C’est l’appareil des scaphandres, dis-je. — En effet, mais dans ces conditions, l’homme n’est pas libre. Il est rattachĂ© Ă  la pompe qui lui envoie l’air par un tuyau de caoutchouc, vĂ©ritable chaĂźne qui le rive Ă  la terre, et si nous devions ĂȘtre ainsi retenus au Nautilus, nous ne pourrions aller loin. — Et le moyen d’ĂȘtre libre ? demandai-je. — C’est d’employer l’appareil Rouquayrol-Denayrouze, imaginĂ© par deux de vos compatriotes, mais que j’ai perfectionnĂ© pour mon usage, et qui vous permettra de vous risquer dans ces nouvelles conditions physiologiques, sans que vos organes en souffrent aucunement. Il se compose d’un rĂ©servoir en tĂŽle Ă©paisse, dans lequel j’emmagasine l’air sous une pression de cinquante atmosphĂšres. Ce rĂ©servoir se fixe sur le dos au moyen de bretelles, comme un sac de soldat. Sa partie supĂ©rieure forme une boĂźte d’oĂč l’air, maintenu par un mĂ©canisme Ă  soufflet, ne peut s’échapper qu’à sa tension normale. Dans l’appareil Rouquayrol, tel qu’il est employĂ©, deux tuyaux en caoutchouc, partant de cette boĂźte, viennent aboutir Ă  une sorte de pavillon qui emprisonne le nez et la bouche de l’opĂ©rateur ; l’un sert Ă  l’introduction de l’air inspirĂ©, l’autre Ă  l’issue de l’air expirĂ©, et la langue ferme celui-ci ou celui-lĂ , suivant les besoins de la respiration. Mais, moi qui affronte des pressions considĂ©rables au fond des mers, j’ai dĂ» enfermer ma tĂȘte, comme celle des scaphandres, dans une sphĂšre de cuivre, et c’est Ă  cette sphĂšre qu’aboutissent les deux tuyaux inspirateurs et expirateurs. — Parfaitement, capitaine Nemo, mais l’air que vous emportez doit s’user vite, et dĂšs qu’il ne contient plus que quinze pour cent d’oxygĂšne, il devient irrespirable. Sans doute, mais je vous l’ai dit, monsieur Aronnax, les pompes du Nautilus me permettent de l’emmagasiner sous une pression considĂ©rable, et, dans ces conditions, le rĂ©servoir de l’appareil peut fournir de l’air respirable pendant neuf ou dix heures. — Je n’ai plus d’objection Ă  faire, rĂ©pondis-je. Je vous demanderai seulement, capitaine, comment vous pouvez Ă©clairer votre route au fond de l’OcĂ©an ? — Avec l’appareil Ruhmkorff, monsieur Aronnax. Si le premier se porte sur le dos, le second s’attache Ă  la ceinture. Il se compose d’une pile de Bunzen que je mets en activitĂ©, non avec du bichromate de potasse, mais avec du sodium. Une bobine d’induction recueille l’électricitĂ© produite, et la dirige vers une lanterne d’une disposition particuliĂšre. Dans cette lanterne se trouve un serpentin de verre qui contient seulement un rĂ©sidu de gaz carbonique. Quand l’appareil fonctionne, ce gaz devient lumineux, en donnant une lumiĂšre blanchĂątre et continue. Ainsi pourvu, je respire et je vois. — Capitaine Nemo, Ă  toutes mes objections vous faites de si Ă©crasantes rĂ©ponses que je n’ose plus douter. Cependant, si je suis bien forcĂ© d’admettre les appareils Rouquayrol et Ruhmkorff, je demande Ă  faire des rĂ©serves pour le fusil dont vous voulez m’armer. — Mais ce n’est point un fusil Ă  poudre, rĂ©pondit le capitaine. — C’est donc un fusil Ă  vent ? — Sans doute. Comment voulez-vous que je fabrique de la poudre Ă  mon bord, n’ayant ni salpĂȘtre, ni soufre ni charbon ? — D’ailleurs, dis-je, pour tirer sous l’eau, dans un milieu huit cent cinquante-cinq fois plus dense que l’air il faudrait vaincre une rĂ©sistance considĂ©rable. — Ce ne serait pas une raison. Il existe certains canons, perfectionnĂ©s aprĂšs Fulton par les Anglais Philippe Coles et Burley, par le Français Furcy, par l’Italien Landi, qui sont munis d’un systĂšme particulier de fermeture, et qui peuvent tirer dans ces conditions. Mais je vous le rĂ©pĂšte, n’ayant pas de poudre, je l’ai remplacĂ©e par de l’air Ă  haute pression, que les pompes du Nautilus me fournissent abondamment. — Mais cet air doit rapidement s’user. — Eh bien, n’ai-je pas mon rĂ©servoir Rouquayrol, qui peut, au besoin, m’en fournir. Il suffit pour cela d’un robinet ad hoc. D’ailleurs, monsieur Aronnax, vous verrez par vous-mĂȘme que, pendant ces chasses sous-marines, on ne fait pas grande dĂ©pense d’air ni de balles. — Cependant, il me semble que dans cette demi-obscuritĂ©, et au milieu de ce liquide trĂšs-dense par rapport Ă  l’atmosphĂšre, les coups ne peuvent porter loin et sont difficilement mortels ? — Monsieur, avec ce fusil tous les coups sont mortels, au contraire, et dĂšs qu’un animal est touchĂ©, si lĂ©gĂšrement que ce soit, il tombe foudroyĂ©. — Pourquoi ? — Parce que ce ne sont pas des balles ordinaires que ce fusil lance, mais de petites capsules de verre, — inventĂ©es par le chimiste autrichien Leniebroek, — et dont j’ai un approvisionnement considĂ©rable. Ces capsules de verre, recouvertes d’une armature d’acier, et alourdies par un culot de plomb, sont de vĂ©ritables petites bouteilles de Leyde, dans lesquelles l’électricitĂ© est forcĂ©e Ă  une trĂšs-haute tension. Au plus lĂ©ger choc, elles se dĂ©chargent, et l’animal, si puissant qu’il soit, tombe mort. J’ajouterai que ces capsules ne sont pas plus grosses que du numĂ©ro quatre, et que la charge d’un fusil ordinaire pourrait en contenir dix. — Je ne discute plus, rĂ©pondis-je en me levant de table, et je n’ai plus qu’à prendre mon fusil. D’ailleurs, oĂč vous irez, j’irai. » Le capitaine Nemo me conduisit vers l’arriĂšre du Nautilus, et, en passant devant la cabine de Ned et de Conseil, j’appelai mes deux compagnons qui nous suivirent aussitĂŽt. Puis, nous arrivĂąmes Ă  une cellule situĂ©e en abord, prĂšs de la chambre des machines, et dans laquelle nous devions revĂȘtir nos vĂȘtements de promenade. CHAPITRE XVIPROMENADE EN PLAINE. Cette cellule Ă©tait, Ă  proprement parler, l’arsenal et le vestiaire du Nautilus. Une douzaine d’appareils de scaphandres, suspendus Ă  la paroi, attendaient les promeneurs. Ned Land, en les voyant, manifesta une rĂ©pugnance Ă©vidente Ă  s’en revĂȘtir. Mais, mon brave Ned, lui dis-je, les forĂȘts de l’üle de Crespo ne sont que des forĂȘts sous-marines ! — Bon ! fit le harponneur dĂ©sappointĂ©, qui voyait s’évanouir ses rĂȘves de viande fraĂźche. Et vous, monsieur Aronnax, vous allez vous introduire dans ces habits-lĂ  ? — Il le faut bien, maĂźtre Ned. — Libre Ă  vous, monsieur, rĂ©pondit le harponneur, haussant les Ă©paules, mais quant Ă  moi, Ă  moins qu’on ne m’y force, je n’entrerai jamais lĂ -dedans. — On ne vous forcera pas, maĂźtre Ned, dit le capitaine Nemo. — Et Conseil va se risquer ? demanda Ned. — Je suis monsieur partout oĂč va monsieur, » rĂ©pondit Conseil. Sur un appel du capitaine, deux hommes de l’équipage vinrent nous aider Ă  revĂȘtir ces lourds vĂȘtements impermĂ©ables, faits en caoutchouc sans couture, et prĂ©parĂ©s de maniĂšre Ă  supporter des pressions considĂ©rables. On eĂ»t dit une armure Ă  la fois souple et rĂ©sistante. Ces vĂȘtements formaient pantalon et veste. Le pantalon se terminait par d’épaisses chaussures, garnies de lourdes semelles de plomb. Le tissu de la veste Ă©tait maintenu par des lamelles de cuivre qui cuirassaient la poitrine, la dĂ©fendaient contre la poussĂ©e des eaux, et laissaient les poumons fonctionner librement ; ses manches finissaient en forme de gants assouplis, qui ne contrariaient aucunement les mouvements de la main. Il y avait loin, on le voit, de ces scaphandres perfectionnĂ©s aux vĂȘtements informes, tels que les cuirasses de liĂšge, les soubrevestes, les habits de mer, les coffres, etc., qui furent inventĂ©s et prĂŽnĂ©s dans le XVIIIe siĂšcle. Le capitaine Nemo, un de ses compagnons, — sorte d’Hercule, qui devait ĂȘtre d’une force prodigieuse, — Conseil et moi, nous eĂ»mes bientĂŽt revĂȘtu ces habits de scaphandres. Il ne s’agissait plus que d’emboĂźter notre tĂȘte dans sa sphĂšre mĂ©tallique. Mais, avant de procĂ©der Ă  cette opĂ©ration, je demandai au capitaine la permission d’examiner les fusils qui nous Ă©taient destinĂ©s. L’un des hommes du Nautilus me prĂ©senta un fusil simple dont la crosse, faite en tĂŽle d’acier et creuse Ă  l’intĂ©rieur, Ă©tait d’assez grande dimension. Elle servait de rĂ©servoir Ă  l’air comprimĂ©, qu’une soupape, manƓuvrĂ©e par une gĂąchette, laissait Ă©chapper dans le tube de mĂ©tal. Une boĂźte Ă  projectiles, Ă©vidĂ©e dans l’épaisseur de la crosse, renfermait une vingtaine de balles Ă©lectriques, qui, au moyen d’un ressort, se plaçaient automatiquement dans le canon du fusil. DĂšs qu’un coup Ă©tait tirĂ©, l’autre Ă©tait prĂȘt Ă  partir. Capitaine Nemo, dis-je, cette arme est parfaite et d’un maniement facile. Je ne demande plus qu’à l’essayer. Mais comment allons-nous gagner le fond de la mer ? — En ce moment, monsieur le professeur, le Nautilus est Ă©chouĂ© par dix mĂštres d’eau, et nous n’avons plus qu’à partir. — Mais comment sortirons-nous ? — Vous l’allez voir. » Le capitaine Nemo introduisit sa tĂȘte dans la calotte sphĂ©rique. Conseil et moi, nous en fĂźmes autant, non sans avoir entendu le Canadien nous lancer un bonne chasse » ironique. Le haut de notre vĂȘtement Ă©tait terminĂ© par un collet de cuivre taraudĂ©, sur lequel se vissait ce casque de mĂ©tal. Trois trous, protĂ©gĂ©s par des verres Ă©pais, permettaient de voir suivant toutes les directions, rien qu’en tournant la tĂȘte Ă  l’intĂ©rieur de cette sphĂšre. DĂšs qu’elle fut en place, les appareils Rouquayrol, placĂ©s sur notre dos, commencĂšrent Ă  fonctionner, et, pour mon compte, je respirai Ă  l’aise. La lampe Ruhmkorff suspendue Ă  ma ceinture, le fusil Ă  la main, j’étais prĂȘt Ă  partir. Mais, pour ĂȘtre franc, emprisonnĂ© dans ces lourds vĂȘtements et clouĂ© au tillac par mes semelles de plomb, il m’eĂ»t Ă©tĂ© impossible de faire un pas. Mais ce cas Ă©tait prĂ©vu, car je sentis que l’on me poussait dans une petite chambre contiguĂ« au vestiaire. Mes compagnons, Ă©galement remorquĂ©s, me suivaient. J’entendis une porte, munie d’obturateurs, se refermer sur nous, et une profonde obscuritĂ© nous enveloppa. AprĂšs quelques minutes, un vif sifflement parvint Ă  mon oreille. Je sentis une certaine impression de froid monter de mes pieds Ă  ma poitrine. Évidemment, de l’intĂ©rieur du bateau on avait, par un robinet, donnĂ© entrĂ©e Ă  l’eau extĂ©rieure qui nous envahissait, et dont cette chambre fut bientĂŽt remplie. Une seconde porte, percĂ©e dans le flanc du Nautilus, s’ouvrit alors. Un demi-jour nous Ă©claira. Un instant aprĂšs, nos pieds foulaient le fond de la mer. Et maintenant, comment pourrais-je retracer les impressions que m’a laissĂ©es cette promenade sous les eaux ? Les mots sont impuissants Ă  raconter de telles merveilles ! Quand le pinceau lui-mĂȘme est inhabile Ă  rendre les effets particuliers Ă  l’élĂ©ment liquide, comment la plume saurait-elle les reproduire ? Le capitaine Nemo marchait en avant, et son compagnon nous suivait Ă  quelques pas en arriĂšre. Conseil et moi, nous restions l’un prĂšs de l’autre, comme si un Ă©change de paroles eĂ»t Ă©tĂ© possible Ă  travers nos carapaces mĂ©talliques. Je ne sentais dĂ©jĂ  plus la lourdeur de mes vĂȘtements, de mes chaussures, de mon rĂ©servoir d’air, ni le poids de cette Ă©paisse sphĂšre, au milieu de laquelle ma tĂȘte ballottait comme une amande dans sa coquille. Tous ces objets, plongĂ©s dans l’eau, perdaient une partie de leur poids Ă©gale Ă  celui du liquide dĂ©placĂ©, et je me trouvais trĂšs-bien de cette loi physique reconnue par ArchimĂšde. Je n’étais plus une masse inerte, et j’avais une libertĂ© de mouvement relativement grande. La lumiĂšre, qui Ă©clairait le sol jusqu’à trente pieds au-dessous de la surface de l’OcĂ©an, m’étonna par sa puissance. Les rayons solaires traversaient aisĂ©ment cette masse aqueuse et en dissipaient la coloration. Je distinguais nettement les objets Ă  une distance de cent mĂštres. Au-delĂ , les fonds se nuançaient des fines dĂ©gradations de l’outremer, puis ils bleuissaient dans les lointains, et s’effaçaient au milieu d’une vague obscuritĂ©. VĂ©ritablement, cette eau qui m’entourait n’était qu’une sorte d’air, plus dense que l’atmosphĂšre terrestre, mais presque aussi diaphane. Au-dessus de moi, j’apercevais la calme surface de la mer. Nous marchions sur un sable fin, uni, non ridĂ© comme celui des plages qui conserve l’empreinte de la houle. Ce tapis Ă©blouissant, vĂ©ritable rĂ©flecteur, repoussait les rayons du soleil avec une surprenante intensitĂ©. De lĂ , cette immense rĂ©verbĂ©ration qui pĂ©nĂ©trait toutes les molĂ©cules liquides. Serai-je cru si j’affirme, qu’à cette profondeur de trente pieds, j’y voyais comme en plein jour ? Pendant un quart d’heure, je foulai ce sable ardent, semĂ© d’une impalpable poussiĂšre de coquillages. La coque du Nautilus, dessinĂ©e comme un long Ă©cueil, disparaissait peu Ă  peu, mais son fanal, lorsque la nuit se serait faite au milieu des eaux, devait faciliter notre retour Ă  bord, en projetant ses rayons avec une nettetĂ© parfaite. Effet difficile Ă  comprendre pour qui n’a vu que sur terre ces nappes blanchĂątres si vivement accusĂ©es. LĂ , la poussiĂšre dont l’air est saturĂ© leur donne l’apparence d’un brouillard lumineux ; mais sur mer, comme sous mer, ces traits Ă©lectriques se transmettent avec une incomparable puretĂ©. Cependant, nous allions toujours, et la vaste plaine de sable semblait ĂȘtre sans bornes. J’écartais de la main les rideaux liquides qui se refermaient derriĂšre moi, et la trace de mes pas s’effaçait soudain sous la pression de l’eau. BientĂŽt, quelques formes d’objets, Ă  peine estompĂ©es dans l’éloignement, se dessinĂšrent Ă  mes yeux. Je reconnus de magnifiques premiers plans de rochers, tapissĂ©s de zoophytes du plus bel Ă©chantillon, et je fus tout d’abord frappĂ© d’un effet spĂ©cial Ă  ce milieu. Il Ă©tait alors dix heures du matin. Les rayons du soleil frappaient la surface des flots sous un angle assez oblique, et au contact de leur lumiĂšre dĂ©composĂ©e par la rĂ©fraction comme Ă  travers un prisme, fleurs, rochers, plantules, coquillages, polypes, se nuançaient sur leurs bords des sept couleurs du spectre solaire. C’était une merveille, une fĂȘte des yeux, que cet enchevĂȘtrement de tons colorĂ©s, une vĂ©ritable kalĂ©idoscopie de vert, de jaune, d’orange, de violet, d’indigo, de bleu, en un mot, toute la palette d’un coloriste enragĂ© ! Que ne pouvais-je communiquer Ă  Conseil les vives sensations qui me montaient au cerveau, et rivaliser avec lui d’interjections admiratives ! Que ne savais-je, comme le capitaine Nemo et son compagnon, Ă©changer mes pensĂ©es au moyen de signes convenus ! Aussi, faute de mieux, je me parlais Ă  moi-mĂȘme, je criais dans la boĂźte de cuivre qui coiffait ma tĂȘte, dĂ©pensant peut-ĂȘtre en vaines paroles plus d’air qu’il ne convenait. Devant ce splendide spectacle, Conseil s’était arrĂȘtĂ© comme moi. Évidemment, le digne garçon, en prĂ©sence de ces Ă©chantillons de zoophytes et de mollusques, classait, classait toujours. Polypes et Ă©chinodermes abondaient sur le sol. Les isis variĂ©es, les cornulaires qui vivent isolĂ©ment, des touffes d’oculines vierges, dĂ©signĂ©es autrefois sous le nom de corail blanc », les fongies hĂ©rissĂ©es en forme de champignons, les anĂ©mones adhĂ©rant par leur disque musculaire, figuraient un parterre de fleurs, Ă©maillĂ© de porpites parĂ©es de leur collerette de tentacules azurĂ©s, d’étoiles de mer qui constellaient le sable, et d’astĂ©rophytons verruqueux, fines dentelles brodĂ©es par la main des naĂŻades, dont les festons se balançaient aux faibles ondulations provoquĂ©es par notre marche. C’était un vĂ©ritable chagrin pour moi d’écraser sous mes pas les brillants spĂ©cimens de mollusques qui jonchaient le sol par milliers, les peignes concentriques, les marteaux, les donaces, vĂ©ritables coquilles bondissantes, les troques, les casques rouges, les strombes aile-d’ange, les aphysies, et tant d’autres produits de cet inĂ©puisable OcĂ©an. Mais il fallait marcher, et nous allions en avant, pendant que voguaient au-dessus de nos tĂȘtes des troupes de physalies, laissant leurs tentacules d’outre-mer flotter Ă  la traĂźne, des mĂ©duses dont l’ombrelle opaline ou rose tendre, festonnĂ©e d’un liston d’azur, nous abritait des rayons solaires, et des pĂ©lagies panopyres, qui, dans l’obscuritĂ©, eussent semĂ© notre chemin de lueurs phosphorescentes ! Toutes ces merveilles, je les entrevis dans l’espace d’un quart de mille, m’arrĂȘtant Ă  peine, et suivant le capitaine Nemo, qui me rappelait d’un geste. BientĂŽt, la nature du sol se modifia. À la plaine de sable succĂ©da une couche de vase visqueuse que les AmĂ©ricains nomment oaze », uniquement composĂ©e de coquilles siliceuses ou calcaires. Puis, nous parcourĂ»mes une prairie d’algues, plantes pĂ©lagiennes que les eaux n’avaient pas encore arrachĂ©es, et dont la vĂ©gĂ©tation Ă©tait fougueuse. Ces pelouses Ă  tissu serrĂ©, douces au pied, eussent rivalisĂ© avec les plus moelleux tapis tissĂ©s par la main des hommes. Mais, en mĂȘme temps que la verdure s’étalait sous nos pas, elle n’abandonnait pas nos tĂȘtes. Un lĂ©ger berceau de plantes marines, classĂ©es dans cette exubĂ©rante famille des algues, dont on connaĂźt plus de deux mille espĂšces, se croisait Ă  la surface des eaux. Je voyais flotter de longs rubans de fucus, les uns globuleux, les autres tubulĂ©s, des laurencies, des cladostĂšphes, au feuillage si dĂ©liĂ©, des rhodymĂšnes palmĂ©s, semblables Ă  des Ă©ventails de cactus. J’observai que les plantes vertes se maintenaient plus prĂšs de la surface de la mer, tandis que les rouges occupaient une profondeur moyenne, laissant aux hydrophytes noires ou brunes le soin de former les jardins et les parterres des couches reculĂ©es de l’OcĂ©an. Ces algues sont vĂ©ritablement un prodige de la crĂ©ation, une des merveilles de la flore universelle. Cette famille produit Ă  la fois les plus petits et les plus grands vĂ©gĂ©taux du globe. Car de mĂȘme qu’on a comptĂ© quarante mille de ces imperceptibles plantules dans un espace de cinq millimĂštres carrĂ©s, de mĂȘme on a recueilli des fucus dont la longueur dĂ©passait cinq cents mĂštres. Nous avions quittĂ© le Nautilus depuis une heure et demie environ. Il Ă©tait prĂšs de midi. Je m’en aperçus Ă  la perpendicularitĂ© des rayons solaires qui ne se rĂ©fractaient plus. La magie des couleurs disparut peu Ă  peu, et les nuances de l’émeraude et du saphir s’effacĂšrent de notre firmament. Nous marchions d’un pas rĂ©gulier qui rĂ©sonnait sur le sol avec une intensitĂ© Ă©tonnante. Les moindres bruits se transmettaient avec une vitesse Ă  laquelle l’oreille n’est pas habituĂ©e sur la terre. En effet, l’eau est pour le son un meilleur vĂ©hicule que l’air, et il s’y propage avec une rapiditĂ© quadruple. En ce moment, le sol s’abaissa par une pente prononcĂ©e. La lumiĂšre prit une teinte uniforme. Nous atteignĂźmes une profondeur de cent mĂštres, subissant alors une pression de dix atmosphĂšres. Mais mon vĂȘtement de scaphandre Ă©tait Ă©tabli dans des conditions telles que je ne souffrais aucunement de cette pression. Je sentais seulement une certaine gĂȘne aux articulations des doigts, et encore ce malaise ne tarda-t-il pas Ă  disparaĂźtre. Quant Ă  la fatigue que devait amener cette promenade de deux heures sous un harnachement dont j’avais si peu l’habitude, elle Ă©tait nulle. Mes mouvements, aidĂ©s par l’eau, se produisaient avec une surprenante facilitĂ©. ArrivĂ© Ă  cette profondeur de trois cents pieds, je percevais encore les rayons du soleil, mais faiblement. À leur Ă©clat intense avait succĂ©dĂ© un crĂ©puscule rougeĂątre, moyen terme entre le jour et la nuit. Cependant, nous voyions suffisamment Ă  nous conduire, et il n’était pas encore nĂ©cessaire de mettre les appareils Ruhmkorff en activitĂ©. En ce moment, le capitaine Nemo s’arrĂȘta. Il attendit que je l’eusse rejoint, et du doigt, il me montra quelques masses obscures qui s’accusaient dans l’ombre Ă  une petite distance. C’est la forĂȘt de l’üle Crespo, » pensai-je, et je ne me trompais pas. CHAPITRE XVIIUNE FORÊT SOUS-MARINE. Nous Ă©tions enfin arrivĂ©s Ă  la lisiĂšre de cette forĂȘt, sans doute l’une des plus belles de l’immense domaine du capitaine Nemo. Il la considĂ©rait comme Ă©tant sienne, et s’attribuait sur elle les mĂȘmes droits qu’avaient les premiers hommes aux premiers jours du monde. D’ailleurs, qui lui eĂ»t disputĂ© la possession de cette propriĂ©tĂ© sous-marine ? Quel autre pionnier plus hardi serait venu, la hache Ă  la main, en dĂ©fricher les sombres taillis ? Cette forĂȘt se composait de grandes plantes arborescentes, et, dĂšs que nous eĂ»mes pĂ©nĂ©trĂ© sous ses vastes arceaux, mes regards furent tout d’abord frappĂ©s d’une singuliĂšre disposition de leurs ramures, — disposition que je n’avais pas encore observĂ©e jusqu’alors. Aucune des herbes qui tapissaient le sol, aucune des branches qui hĂ©rissaient les arbrisseaux, ne rampait, ni ne se courbait, ni ne s’étendait dans un plan horizontal. Toutes montaient vers la surface de l’OcĂ©an. Pas de filaments, pas de rubans, si minces qu’ils fussent, qui ne se tinssent droit comme des tiges de fer. Les fucus et les lianes se dĂ©veloppaient suivant une ligne rigide et perpendiculaire, commandĂ©e par la densitĂ© de l’élĂ©ment qui les avait produits. Immobiles, d’ailleurs, lorsque je les Ă©cartais de la main, ces plantes reprenaient aussitĂŽt leur position premiĂšre. C’était ici le rĂšgne de la verticalitĂ©. BientĂŽt, je m’habituai Ă  cette disposition bizarre, ainsi qu’à l’obscuritĂ© relative qui nous enveloppait. Le sol de la forĂȘt Ă©tait semĂ© de blocs aigus, difficiles Ă  Ă©viter. La flore sous-marine m’y parut ĂȘtre assez complĂšte, plus riche mĂȘme qu’elle ne l’eĂ»t Ă©tĂ© sous les zones arctiques ou tropicales, oĂč ses produits sont moins nombreux. Mais, pendant quelques minutes, je confondis involontairement les rĂšgnes entre eux, prenant des zoophytes pour des hydrophytes, des animaux pour des plantes. Et qui ne s’y fĂ»t pas trompĂ© ? La faune et la flore se touchent de si prĂšs dans ce monde sous-marin ! J’observai que toutes ces productions du rĂšgne vĂ©gĂ©tal ne tenaient au sol que par un empĂątement superficiel. DĂ©pourvues de racines, indiffĂ©rentes au corps solide, sable, coquillage, test ou galet, qui les supporte, elles ne lui demandent qu’un point d’appui, non la vitalitĂ©. Ces plantes ne procĂšdent que d’elles-mĂȘmes, et le principe de leur existence est dans cette eau qui les soutient, qui les nourrit. La plupart, au lieu de feuilles, poussaient des lamelles de formes capricieuses, circonscrites dans une gamme restreinte de couleurs, qui ne comprenait que le rose, le carmin, le vert, l’olivĂątre, le fauve et le brun. Je revis lĂ , mais non plus dessĂ©chĂ©es comme les Ă©chantillons du Nautilus, des padines-paons, dĂ©ployĂ©es en Ă©ventails qui semblaient solliciter la brise, des cĂ©ramies Ă©carlates, des laminaires allongeant leurs jeunes pousses comestibles, des nĂ©rĂ©ocystĂ©es filiformes et fluxueuses, qui s’épanouissaient Ă  une hauteur de quinze mĂštres, des bouquets d’acĂ©tabules, dont les tiges grandissent par le sommet, et nombre d’autres plantes pĂ©lagiennes, toutes dĂ©pourvues de fleurs. Curieuse anomalie, bizarre Ă©lĂ©ment, a dit un spirituel naturaliste, oĂč le rĂšgne animal fleurit, et oĂč le rĂšgne vĂ©gĂ©tal ne fleurit pas ! » Entre ces divers arbrisseaux, grands comme les arbres des zones tempĂ©rĂ©es, et sous leur ombre humide, se massaient de vĂ©ritables buissons Ă  fleurs vivantes, des haies de zoophytes, sur lesquels s’épanouissaient des mĂ©andrines zĂ©brĂ©es de sillons tortueux, des cariophylles jaunĂątres Ă  tentacules diaphanes, des touffes gazonnantes de zoanthaires, — et pour complĂ©ter l’illusion, — les poissons-mouches volaient de branches en branches, comme un essaim de colibris, tandis que de jaunes lĂ©pisacanthes, Ă  la mĂąchoire hĂ©rissĂ©e, aux Ă©cailles aiguĂ«s, des dactyloptĂšres et des monocentres, se levaient sous nos pas, semblables Ă  une troupe de bĂ©cassines. Vers une heure, le capitaine Nemo donna le signal de la halte. J’en fus assez satisfait pour mon compte, et nous nous Ă©tendĂźmes sous un berceau d’alariĂ©es, dont les longues laniĂšres amincies se dressaient comme des flĂšches. Cet instant de repos me parut dĂ©licieux. Il ne nous manquait que le charme de la conversation. Mais impossible de parler, impossible de rĂ©pondre. J’approchai seulement ma grosse tĂȘte de cuivre de la tĂȘte de Conseil. Je vis les yeux de ce brave garçon briller de contentement, et en signe de satisfaction, il s’agita dans sa carapace de l’air le plus comique du monde. AprĂšs quatre heures de cette promenade, je fus trĂšs Ă©tonnĂ© de ne pas ressentir un violent besoin de manger. À quoi tenait cette disposition de l’estomac, je ne saurais le dire. Mais, en revanche, j’éprouvais une insurmontable envie de dormir, ainsi qu’il arrive Ă  tous les plongeurs. Aussi mes yeux se fermĂšrent-ils bientĂŽt derriĂšre leur Ă©paisse vitre, et je tombai dans une invincible somnolence, que le mouvement de la marche avait seul pu combattre jusqu’alors. Le capitaine Nemo et son robuste compagnon, Ă©tendus dans ce limpide cristal, nous donnaient l’exemple du sommeil. Combien de temps restai-je ainsi plongĂ© dans cet assoupissement, je ne pus l’évaluer ; mais lorsque je me rĂ©veillai, il me sembla que le soleil s’abaissait vers l’horizon. Le capitaine Nemo s’était dĂ©jĂ  relevĂ©, et je commençais Ă  me dĂ©tirer les membres, quand une apparition inattendue me remit brusquement sur les pieds. Une monstrueuse araignĂ©e de mer. À quelques pas, une monstrueuse araignĂ©e de mer, haute d’un mĂštre, me regardait de ses yeux louches, prĂȘte Ă  s’élancer sur moi. Quoique mon habit de scaphandre fĂ»t assez Ă©pais pour me dĂ©fendre contre les morsures de cet animal, je ne pus retenir un mouvement d’horreur. Conseil et le matelot du Nautilus s’éveillĂšrent en ce moment. Le capitaine Nemo montra Ă  son compagnon le hideux crustacĂ©, qu’un coup de crosse abattit aussitĂŽt, et je vis les horribles pattes du monstre se tordre dans des convulsions terribles. Cette rencontre me fit penser que d’autres animaux, plus redoutables, devaient hanter ces fonds obscurs, et que mon scaphandre ne me protĂ©gerait pas contre leurs attaques. Je n’y avais pas songĂ© jusqu’alors, et je rĂ©solus de me tenir sur mes gardes. Je supposais, d’ailleurs, que cette halte marquait le terme de notre promenade ; mais je me trompais, et, au lieu de retourner au Nautilus, le capitaine Nemo continua son audacieuse excursion. Le sol se dĂ©primait toujours, et sa pente, s’accusant davantage, nous conduisit Ă  de plus grandes profondeurs. Il devait ĂȘtre Ă  peu prĂšs trois heures, quand nous atteignĂźmes une Ă©troite vallĂ©e, creusĂ©e entre de hautes parois Ă  pic, et situĂ©e par cent cinquante mĂštres de fond. GrĂące Ă  la perfection de nos appareils, nous dĂ©passions ainsi de quatre-vingt-dix mĂštres la limite que la nature semblait avoir imposĂ©e jusqu’ici aux excursions sous-marines de l’homme. Je dis cent cinquante mĂštres, bien qu’aucun instrument ne me permĂźt d’évaluer cette distance. Mais je savais que, mĂȘme dans les mers les plus limpides, les rayons solaires ne pouvaient pĂ©nĂ©trer plus avant. Or, prĂ©cisĂ©ment, l’obscuritĂ© devint profonde. Aucun objet n’était visible Ă  dix pas. Je marchais donc en tĂątonnant, quand je vis briller subitement une lumiĂšre blanche assez vive. Le capitaine Nemo venait de mettre son appareil Ă©lectrique en activitĂ©. Son compagnon l’imita. Conseil et moi nous suivĂźmes leur exemple. J’établis, en tournant une vis, la communication entre la bobine et le serpentin de verre, et la mer, Ă©clairĂ©e par nos quatre lanternes, s’illumina dans un rayon de vingt-cinq mĂštres. Le capitaine Nemo continua de s’enfoncer dans les obscures profondeurs de la forĂȘt dont les arbrisseaux se rarĂ©fiaient de plus en plus. J’observai que la vie vĂ©gĂ©tale disparaissait plus vite que la vie animale. Les plantes pĂ©lagiennes abandonnaient dĂ©jĂ  le sol devenu aride, qu’un nombre prodigieux d’animaux, zoophytes, articulĂ©s, mollusques et poissons y pullulaient encore. Tout en marchant, je pensais que la lumiĂšre de nos appareils Ruhmkorff devait nĂ©cessairement attirer quelques habitants de ces sombres couches. Mais s’ils nous approchĂšrent, ils se tinrent du moins Ă  une distance regrettable pour des chasseurs. Plusieurs fois, je vis le capitaine Nemo s’arrĂȘter et mettre son fusil en joue ; puis, aprĂšs quelques instants d’observation, il se relevait et reprenait sa marche. Enfin, vers quatre heures environ, cette merveilleuse excursion s’acheva. Un mur de rochers superbes et d’une masse imposante se dressa devant nous, entassement de blocs gigantesques, Ă©norme falaise de granit, creusĂ©e de grottes obscures, mais qui ne prĂ©sentait aucune rampe praticable. C’étaient les accores de l’üle Crespo. C’était la terre. Un geste du capitaine nous fit faire halte. Le capitaine Nemo s’arrĂȘta soudain. Un geste de lui nous fit faire halte, et si dĂ©sireux que je fusse de franchir cette muraille, je dus m’arrĂȘter. Ici finissaient les domaines du capitaine Nemo. Il ne voulait pas les dĂ©passer. Au-delĂ , c’était cette portion du globe qu’il ne devait plus fouler du pied. Le retour commença. Le capitaine Nemo avait repris la tĂȘte de sa petite troupe, se dirigeant toujours sans hĂ©siter. Je crus voir que nous ne suivions pas le mĂȘme chemin pour revenir au Nautilus. Cette nouvelle route, trĂšs raide, et par consĂ©quent trĂšs pĂ©nible, nous rapprocha rapidement de la surface de la mer. Cependant, ce retour dans les couches supĂ©rieures ne fut pas tellement subit que la dĂ©compression se fit trop rapidement, ce qui aurait pu amener dans notre organisme des dĂ©sordres graves, et dĂ©terminer ces lĂ©sions internes si fatales aux plongeurs. TrĂšs-promptement, la lumiĂšre reparut et grandit, et, le soleil Ă©tant dĂ©jĂ  bas sur l’horizon, la rĂ©fraction borda de nouveau les divers objets d’un anneau spectral. À dix mĂštres de profondeur, nous marchions au milieu d’un essaim de petits poissons de toute espĂšce, plus nombreux que les oiseaux dans l’air, plus agiles aussi, mais aucun gibier aquatique, digne d’un coup de fusil, ne s’était encore offert Ă  nos regards. En ce moment, je vis l’arme du capitaine, vivement Ă©paulĂ©e, suivre entre les buissons un objet mobile. Le coup partit, j’entendis un faible sifflement, et un animal retomba foudroyĂ© Ă  quelques pas. C’était une magnifique loutre de mer, une enhydre, le seul quadrupĂšde qui soit exclusivement marin. Cette loutre, longue d’un mĂštre cinquante centimĂštres, devait avoir un trĂšs-grand prix. Sa peau, d’un brun marron en dessus, et argentĂ©e en dessous, faisait une de ces admirables fourrures si recherchĂ©es sur les marchĂ©s russes et chinois ; la finesse et le lustre de son poil lui assuraient une valeur minimum de deux mille francs. J’admirai fort ce curieux mammifĂšre Ă  la tĂȘte arrondie et ornĂ©e d’oreilles courtes, aux yeux ronds, aux moustaches blanches et semblables Ă  celles du chat, aux pieds palmĂ©s et unguiculĂ©s, Ă  la queue touffue. Ce prĂ©cieux carnassier, chassĂ© et traquĂ© par les pĂȘcheurs, devient extrĂȘmement rare, et il s’est principalement rĂ©fugiĂ© dans les portions borĂ©ales du Pacifique, oĂč vraisemblablement son espĂšce ne tardera pas Ă  s’éteindre. Le compagnon du capitaine Nemo vint prendre la bĂȘte, la chargea sur son Ă©paule, et l’on se remit en route. Pendant une heure, une plaine de sable se dĂ©roula devant nos pas. Elle remontait souvent Ă  moins de deux mĂštres de la surface des eaux. Je voyais alors notre image, nettement reflĂ©tĂ©e, se dessiner en sens inverse, et, au-dessus de nous, apparaissait une troupe identique, reproduisant nos mouvements et nos gestes, de tout point semblable, en un mot, Ă  cela prĂšs qu’elle marchait la tĂȘte en bas et les pieds en l’air. Autre effet Ă  noter. C’était le passage de nuages Ă©pais qui se formaient et s’évanouissaient rapidement ; mais en rĂ©flĂ©chissant, je compris que ces prĂ©tendus nuages n’étaient dus qu’à l’épaisseur variable des longues lames de fond, et j’apercevais mĂȘme les moutons » Ă©cumeux que leur crĂȘte brisĂ©e multipliait sur les eaux. Il n’était pas jusqu’à l’ombre des grands oiseaux qui passaient sur nos tĂȘtes, dont je ne surprisse le rapide effleurement Ă  la surface de la mer. Un grand oiseau s’approchait en planant. En cette occasion, je fus tĂ©moin de l’un des plus beaux coups de fusil qui ait jamais fait tressaillir les fibres d’un chasseur. Un grand oiseau, Ă  large envergure, trĂšs nettement visible, s’approchait en planant. Le compagnon du capitaine Nemo le mit en joue et le tira, lorsqu’il fut Ă  quelques mĂštres seulement au-dessus des flots. L’animal tomba foudroyĂ©, et sa chute l’entraĂźna jusqu’à la portĂ©e de l’adroit chasseur qui s’en empara. C’était un albatros de la plus belle espĂšce, admirable spĂ©cimen des oiseaux pĂ©lagiens. Notre marche n’avait pas Ă©tĂ© interrompue par cet incident. Pendant deux heures, nous suivĂźmes tantĂŽt des plaines sableuses, tantĂŽt des prairies de varechs, fort pĂ©nibles Ă  traverser. Franchement, je n’en pouvais plus, quand j’aperçus une vague lueur qui rompait, Ă  un demi-mille, l’obscuritĂ© des eaux. C’était le fanal du Nautilus. Avant vingt minutes, nous devions ĂȘtre Ă  bord, et lĂ , je respirerais Ă  l’aise, car il me semblait que mon rĂ©servoir ne fournissait plus qu’un air trĂšs pauvre en oxygĂšne. Mais je comptais sans une rencontre qui retarda quelque peu notre arrivĂ©e. J’étais restĂ© d’une vingtaine de pas en arriĂšre, lorsque je vis le capitaine Nemo revenir brusquement vers moi. De sa main vigoureuse, il me courba Ă  terre, tandis que son compagnon en faisait autant de Conseil. Tout d’abord, je ne sus trop que penser de cette brusque attaque, mais je me rassurai en observant que le capitaine se couchait prĂšs de moi et demeurait immobile. J’étais donc Ă©tendu sur le sol, et prĂ©cisĂ©ment Ă  l’abri d’un buisson de varechs, quand, relevant la tĂȘte, j’aperçus d’énormes masses passer bruyamment en jetant des lueurs phosphorescentes. Mon sang se glaça dans mes veines ! J’avais reconnu les formidables squales qui nous menaçaient. C’était un couple de tintorĂ©as, requins terribles, Ă  la queue Ă©norme, au regard terne et vitreux, qui distillent une matiĂšre phosphorescente par des trous percĂ©s autour de leur museau. Monstrueuses mouches Ă  feu, qui broient un homme tout entier dans leurs mĂąchoires de fer ! Je ne sais si Conseil s’occupait Ă  les classer, mais pour mon compte, j’observais leur ventre argentĂ©, leur gueule formidable, hĂ©rissĂ©e de dents, Ă  un point de vue peu scientifique, et plutĂŽt en victime qu’en naturaliste. TrĂšs-heureusement, ces voraces animaux y voient mal. Ils passĂšrent sans nous apercevoir, nous effleurant de leurs nageoires brunĂątres, et nous Ă©chappĂąmes, comme par miracle, Ă  ce danger plus grand, Ă  coup sĂ»r, que la rencontre d’un tigre en pleine forĂȘt. Une demi-heure aprĂšs, guidĂ©s par la traĂźnĂ©e Ă©lectrique, nous atteignions le Nautilus. La porte extĂ©rieure Ă©tait restĂ©e ouverte, et le capitaine Nemo la referma, dĂšs que nous fĂ»mes rentrĂ©s dans la premiĂšre cellule. Puis, il pressa un bouton. J’entendis manƓuvrer les pompes au-dedans du navire, je sentis l’eau baisser autour de moi et, en quelques instants, la cellule fut entiĂšrement vidĂ©e. La porte intĂ©rieure s’ouvrit alors, et nous passĂąmes dans le vestiaire. LĂ , nos habits de scaphandre furent retirĂ©s, non sans peine, et, trĂšs harassĂ©, tombant d’inanition et de sommeil, je regagnai ma chambre, tout Ă©merveillĂ© de cette surprenante excursion au fond des mers. CHAPITRE XVIIIQUATRE MILLE LIEUES SOUS LE PACIFIQUE. Le lendemain matin, 18 novembre, j’étais parfaitement remis de mes fatigues de la veille, et je montai sur la plate-forme, au moment oĂč le second du Nautilus prononçait sa phrase quotidienne. Il me vint alors Ă  l’esprit qu’elle se rapportait Ă  l’état de la mer, ou plutĂŽt qu’elle signifiait Nous n’avons rien en vue. » Et en effet, l’OcĂ©an Ă©tait dĂ©sert. Pas une voile Ă  l’horizon. Les hauteurs de l’üle Crespo avaient disparu pendant la nuit. La mer, absorbant les couleurs du prisme, Ă  l’exception des rayons bleus, rĂ©flĂ©chissait ceux-ci dans toutes les directions et revĂȘtait une admirable teinte d’indigo. Une moire, Ă  larges raies, se dessinait rĂ©guliĂšrement sur les flots onduleux. J’admirais ce magnifique aspect de l’OcĂ©an, quand le capitaine Nemo apparut. Il ne sembla pas s’apercevoir de ma prĂ©sence, et commença une sĂ©rie d’observations astronomiques. Puis, son opĂ©ration terminĂ©e, il alla s’accouder sur la cage du fanal, et ses regards se perdirent Ă  la surface de l’OcĂ©an. Cependant, une vingtaine de matelots du Nautilus, tous gens vigoureux et bien constituĂ©s, Ă©taient montĂ©s sur la plate-forme. Ils venaient retirer les filets qui avaient Ă©tĂ© mis Ă  la traĂźne pendant la nuit. Ces marins appartenaient Ă©videmment Ă  des nations diffĂ©rentes, bien que le type europĂ©en fĂ»t indiquĂ© chez tous. Je reconnus, Ă  ne pas me tromper, des Irlandais, des Français, quelques Slaves, un Grec ou un Candiote. Du reste, ces hommes Ă©taient sobres de paroles, et n’employaient entre eux que ce bizarre idiome dont je ne pouvais pas mĂȘme soupçonner l’origine. Aussi, je dus renoncer Ă  les interroger. Les filets furent halĂ©s Ă  bord. C’étaient des espĂšces de chaluts, semblables Ă  ceux des cĂŽtes normandes, vastes poches qu’une vergue flottante et une chaĂźne transfilĂ©e dans les mailles infĂ©rieures tiennent entr’ouvertes. Ces poches, ainsi traĂźnĂ©es sur leurs gantiers de fer, balayaient le fond de l’OcĂ©an et ramassaient tous ses produits sur leur passage. Ce jour-lĂ , ils ramenĂšrent de curieux Ă©chantillons de ces parages poissonneux, des lophies, auxquels leurs mouvements comiques ont valu le qualificatif d’histrions, des commerçons noirs, munis de leurs antennes, des balistes ondulĂ©s, entourĂ©s de bandelettes rouges, des tĂ©trodons-croissants, dont le venin est extrĂȘmement subtil, quelques lamproies olivĂątres, des macrorhinques, couverts d’écailles argentĂ©es, des trichiures, dont la puissance Ă©lectrique est Ă©gale Ă  celle du gymnote et de la torpille, des notoptĂšres Ă©cailleux, Ă  bandes brunes et transversales, des gades verdĂątres, plusieurs variĂ©tĂ©s de gobies, etc., enfin, quelques poissons de proportions plus vastes, un caranx Ă  tĂȘte proĂ©minente, long d’un mĂštre, plusieurs beaux scombres bonites, chamarrĂ©s de couleurs bleues et argentĂ©es, et trois magnifiques thons que la rapiditĂ© de leur marche n’avait pu sauver du chalut. J’estimai que ce coup de filet rapportait plus de mille livres de poissons. C’était une belle pĂȘche, mais non surprenante. En effet, ces filets restent Ă  la traĂźne pendant plusieurs heures et enserrent dans leur prison de fil tout un monde aquatique. Nous ne devions donc pas manquer de vivres d’une excellente qualitĂ©, que la rapiditĂ© du Nautilus et l’attraction de sa lumiĂšre Ă©lectrique pouvaient renouveler sans cesse. Ces divers produits de la mer furent immĂ©diatement affalĂ©s par le panneau vers les cambuses, destinĂ©s, les uns Ă  ĂȘtre mangĂ©s frais, les autres Ă  ĂȘtre conservĂ©s. La pĂȘche finie, la provision d’air renouvelĂ©e, je pensais que le Nautilus allait reprendre son excursion sous-marine, et je me prĂ©parais Ă  regagner ma chambre, quand, se tournant vers moi, le capitaine Nemo me dit sans autre prĂ©ambule Voyez cet ocĂ©an, monsieur le professeur, n’est-il pas douĂ© d’une vie rĂ©elle ? N’a-t-il pas ses colĂšres et ses tendresses ? Hier, il s’est endormi comme nous, et le voilĂ  qui se rĂ©veille aprĂšs une nuit paisible ! » Ni bonjour, ni bonsoir ! N’eĂ»t-on pas dit que cet Ă©trange personnage continuait avec moi une conversation dĂ©jĂ  commencĂ©e ? Regardez, reprit-il, il s’éveille sous les caresses du soleil ! Il va revivre de son existence diurne ! C’est une intĂ©ressante Ă©tude que de suivre le jeu de son organisme. Il possĂšde un pouls, des artĂšres, il a ses spasmes, et je donne raison Ă  ce savant Maury, qui a dĂ©couvert en lui une circulation aussi rĂ©elle que la circulation sanguine chez les animaux. » Il est certain que le capitaine Nemo n’attendait de moi aucune rĂ©ponse, et il me parut inutile de lui prodiguer les Évidemment, » les À coup sĂ»r, » et les Vous avez raison. » Il se parlait plutĂŽt Ă  lui-mĂȘme, prenant de longs temps entre chaque phrase. C’était une mĂ©ditation Ă  voix haute. Oui, dit-il, l’OcĂ©an possĂšde une circulation vĂ©ritable, et, pour la provoquer, il a suffi au CrĂ©ateur de toutes choses de multiplier en lui le calorique, le sel et les animalcules. Le calorique, en effet, crĂ©e des densitĂ©s diffĂ©rentes, qui amĂšnent les courants et les contre-courants. L’évaporation, nulle aux rĂ©gions hyperborĂ©ennes, trĂšs-active dans les zones Ă©quatoriales, constitue un Ă©change permanent des eaux tropicales et des eaux polaires. En outre, j’ai surpris ces courants de haut en bas et de bas en haut, qui forment la vraie respiration de l’OcĂ©an. J’ai vu la molĂ©cule d’eau de mer, Ă©chauffĂ©e Ă  la surface, redescendre vers les profondeurs, atteindre son maximum de densitĂ© Ă  deux degrĂ©s au-dessous de zĂ©ro, puis se refroidissant encore, devenir plus lĂ©gĂšre et remonter. Vous verrez, aux pĂŽles, les consĂ©quences de ce phĂ©nomĂšne, et vous comprendrez pourquoi, par cette loi de la prĂ©voyante nature, la congĂ©lation ne peut jamais se produire qu’à la surface des eaux ! » Pendant que le capitaine Nemo achevait sa phrase, je me disais Le pĂŽle ! Est-ce que cet audacieux personnage prĂ©tend nous conduire jusque-lĂ  ! » Cependant, le capitaine s’était tu, et regardait cet Ă©lĂ©ment si complĂštement, si incessamment Ă©tudiĂ© par lui. Puis reprenant Les sels, dit-il, sont en quantitĂ© considĂ©rable dans la mer, monsieur le professeur, et si vous enleviez tous ceux qu’elle contient en dissolution, vous en feriez une masse de quatre millions et demi de lieues cubes, qui, Ă©talĂ©e sur le globe, formerait une couche de plus de dix mĂštres de hauteur. Et ne croyez pas que la prĂ©sence de ces sels ne soit due qu’à un caprice de la nature. Non. Ils rendent les eaux marines moins Ă©vaporables, et empĂȘchent les vents de leur enlever une trop grande quantitĂ© de vapeurs, qui, en se rĂ©solvant, submergeraient les zones tempĂ©rĂ©es. RĂŽle immense, rĂŽle de pondĂ©rateur dans l’économie gĂ©nĂ©rale du globe ! » Le capitaine Nemo s’arrĂȘta, se leva mĂȘme, fit quelques pas sur la plate-forme, et revint vers moi Quant aux infusoires, reprit-il, quant Ă  ces milliards d’animalcules, qui existent par millions dans une gouttelette, et dont il faut huit cent mille pour peser un milligramme, leur rĂŽle n’est pas moins important. Ils absorbent les sels marins, ils s’assimilent les Ă©lĂ©ments solides de l’eau, et, vĂ©ritables faiseurs de continents calcaires, ils fabriquent des coraux et des madrĂ©pores ! Et alors la goutte d’eau, privĂ©e de son aliment minĂ©ral, s’allĂšge, remonte Ă  la surface, y absorbe les sels abandonnĂ©s par l’évaporation, s’alourdit, redescend, et rapporte aux animalcules de nouveaux Ă©lĂ©ments Ă  absorber. De lĂ , un double courant ascendant et descendant, et toujours le mouvement, toujours la vie ! La vie, plus intense que sur les continents, plus exubĂ©rante, plus infinie, s’épanouissant dans toutes les parties de cet ocĂ©an, Ă©lĂ©ment de mort pour l’homme, a-t-on dit, Ă©lĂ©ment de vie pour des myriades d’animaux, — et pour moi ! » Quand le capitaine Nemo parlait ainsi, il se transfigurait et provoquait en moi une extraordinaire Ă©motion. Aussi, ajouta-t-il, lĂ  est la vraie existence ! Et je concevrais la fondation de villes nautiques, d’agglomĂ©rations de maisons sous-marines, qui, comme le Nautilus reviendraient respirer chaque matin Ă  la surface des mers, villes libres, s’il en fut, citĂ©s indĂ©pendantes ! Et encore, qui sait si quelque despote
 » Le capitaine Nemo acheva sa phrase par un geste violent. Puis, s’adressant directement Ă  moi, comme pour chasser une pensĂ©e funeste Monsieur Aronnax, me demanda-t-il, savez-vous quelle est la profondeur de l’OcĂ©an ? — Je sais, du moins, capitaine, ce que les principaux sondages nous ont appris. — Pourriez-vous me les citer, afin que je les contrĂŽle au besoin ? — En voici quelques-uns, rĂ©pondis-je, qui me reviennent Ă  la mĂ©moire. Si je ne me trompe, on a trouvĂ© une profondeur moyenne de huit mille deux cents mĂštres dans l’Atlantique nord, et de deux mille cinq cents mĂštres dans la MĂ©diterranĂ©e. Les plus remarquables sondes ont Ă©tĂ© faites dans l’Atlantique sud, prĂšs du trente-cinquiĂšme degrĂ©, et elles ont donnĂ© douze mille mĂštres, quatorze mille quatre-vingt-onze mĂštres, et quinze mille cent quarante-neuf mĂštres. En somme, on estime que si le fond de la mer Ă©tait nivelĂ©, sa profondeur moyenne serait de sept kilomĂštres environ. — Bien, monsieur le professeur, rĂ©pondit le capitaine Nemo, nous vous montrerons mieux que cela, je l’espĂšre. Quant Ă  la profondeur moyenne de cette partie du Pacifique, je vous apprendrai qu’elle est seulement de quatre mille mĂštres. » Ceci dit, le capitaine Nemo se dirigea vers le panneau et disparut par l’échelle. Je le suivis, et je regagnai le grand salon. L’hĂ©lice se mit aussitĂŽt en mouvement, et le loch accusa une vitesse de vingt milles Ă  l’heure. Pendant les jours, pendant les semaines qui s’écoulĂšrent, le capitaine Nemo fut trĂšs-sobre de visites. Je ne le vis qu’à de rares intervalles. Son second faisait rĂ©guliĂšrement le point que je trouvais reportĂ© sur la carte, de telle sorte que je pouvais relever exactement la route du Nautilus. Conseil et Land passaient de longues heures avec moi. Conseil avait racontĂ© Ă  son ami les merveilles de notre promenade, et le Canadien regrettait de ne nous avoir point accompagnĂ©s. Mais j’espĂ©rais que l’occasion se reprĂ©senterait de visiter les forĂȘts ocĂ©aniennes. Presque chaque jour, pendant quelques heures, les panneaux du salon s’ouvraient, et nos yeux ne se fatiguaient pas de pĂ©nĂ©trer les mystĂšres du monde sous-marin. La direction gĂ©nĂ©rale du Nautilus Ă©tait sud-est, et il se maintenait entre cent mĂštres et cent cinquante mĂštres de profondeur. Un jour, cependant, par je ne sais quel caprice, entraĂźnĂ© diagonalement au moyen de ses plans inclinĂ©s, il atteignit les couches d’eau situĂ©es par deux mille mĂštres. Le thermomĂštre indiquait une tempĂ©rature de 4,25 centigrades, tempĂ©rature qui, sous cette profondeur, paraĂźt ĂȘtre commune Ă  toutes les latitudes. Le 26 novembre, Ă  trois heures du matin, le Nautilus franchit le tropique du Cancer par 172° de longitude. Le 27, il passa en vue des Sandwich, oĂč l’illustre Cook trouva la mort, le 14 fĂ©vrier 1779. Nous avions alors fait quatre mille huit cent soixante lieues depuis notre point de dĂ©part. Le matin, lorsque j’arrivai sur la plate-forme, j’aperçus, Ă  deux milles sous le vent, HaouaĂŻ, la plus considĂ©rable des sept Ăźles qui forment cet archipel. Je distinguai nettement sa lisiĂšre cultivĂ©e, les diverses chaĂźnes de montagnes qui courent parallĂšlement Ă  la cĂŽte, et ses volcans que domine le Mouna-Rea, Ă©levĂ© de cinq mille mĂštres au-dessus du niveau de la mer. Entre autres Ă©chantillons de ces parages, les filets rapportĂšrent des flabellaires pavonĂ©es, polypes comprimĂ©s de forme gracieuse, et qui sont particuliers Ă  cette partie de l’OcĂ©an. La direction du Nautilus se maintint au sud-est. Il coupa l’Équateur, le 1er dĂ©cembre, par 142° de longitude, et le 4 du mĂȘme mois, aprĂšs une rapide traversĂ©e que ne signala aucun incident, nous eĂ»mes connaissance du groupe des Marquises. J’aperçus Ă  trois milles, par 8° 57â€Č de latitude sud et 139°32’ de longitude ouest, la pointe Martin de Nouka-Hiva, la principale de ce groupe qui appartient Ă  la France. Je vis seulement les montagnes boisĂ©es qui se dessinaient Ă  l’horizon, car le capitaine Nemo n’aimait pas Ă  rallier les terres. LĂ , les filets rapportĂšrent de beaux spĂ©cimens de poissons, des choryphĂšnes aux nageoires azurĂ©es et Ă  la queue d’or, dont la chair est sans rivale au monde, des hologymnoses Ă  peu prĂšs dĂ©pourvus d’écailles, mais d’un goĂ»t exquis, des ostorhinques Ă  mĂąchoire osseuse, des thasards jaunĂątres qui valaient la bonite, tous poissons dignes d’ĂȘtre classĂ©s Ă  l’office du bord. AprĂšs avoir quittĂ© ces Ăźles charmantes protĂ©gĂ©es par le pavillon français, du 4 au 11 dĂ©cembre, le Nautilus parcourut environ deux mille milles. Cette navigation fut marquĂ©e par la rencontre d’une immense troupe de calmars, curieux mollusques, trĂšs voisins de la seiche. Les pĂȘcheurs français les dĂ©signent sous le nom d’encornets, et ils appartiennent Ă  la classe des cĂ©phalopodes et Ă  la famille des dibranchiaux, qui comprend avec eux les seiches et les argonautes. Ces animaux furent particuliĂšrement Ă©tudiĂ©s par les naturalistes de l’antiquitĂ©, et ils fournissaient de nombreuses mĂ©taphores aux orateurs de l’Agora, en mĂȘme temps qu’un plat excellent Ă  la table des riches citoyens, s’il faut en croire AthĂ©nĂ©e, mĂ©decin grec, qui vivait avant Gallien. On pouvait compter ces calamar par millions. Ce fut pendant la nuit du 9 au 10 dĂ©cembre, que le Nautilus rencontra cette armĂ©e de mollusques qui sont particuliĂšrement nocturnes. On pouvait les compter par millions. Ils Ă©migraient des zones tempĂ©rĂ©es vers les zones plus chaudes, en suivant l’itinĂ©raire des harengs et des sardines. Nous les regardions Ă  travers les Ă©paisses vitres de cristal, nageant Ă  reculons avec une extrĂȘme rapiditĂ©, se mouvant au moyen de leur tube locomoteur, poursuivant les poissons et les mollusques, mangeant les petits, mangĂ©s des gros, et agitant dans une confusion indescriptible les dix pieds que la nature leur a implantĂ©s sur la tĂȘte, comme une chevelure de serpents pneumatiques. Le Nautilus, malgrĂ© sa vitesse, navigua pendant plusieurs heures au milieu de cette troupe d’animaux et ses filets en ramenĂšrent une innombrable quantitĂ©, oĂč je reconnus les neuf espĂšces que d’Orbigny a classĂ©es pour l’ocĂ©an Pacifique. On le voit, pendant cette traversĂ©e, la mer prodiguait incessamment ses plus merveilleux spectacles. Elle les variait Ă  l’infini. Elle changeait son dĂ©cor et sa mise en scĂšne pour le plaisir de nos yeux, et nous Ă©tions appelĂ©s non seulement Ă  contempler les Ɠuvres du CrĂ©ateur au milieu de l’élĂ©ment liquide, mais encore Ă  pĂ©nĂ©trer les plus redoutables mystĂšres de l’OcĂ©an. Pendant la journĂ©e du 11 dĂ©cembre, j’étais occupĂ© Ă  lire dans le grand salon. Ned Land et Conseil observaient les eaux lumineuses par les panneaux entr’ouverts. Le Nautilus Ă©tait immobile. Ses rĂ©servoirs remplis, il se tenait Ă  une profondeur de mille mĂštres, rĂ©gion peut habitĂ©e des OcĂ©ans, dans laquelle les gros poissons faisaient seuls de rares apparitions. Je lisais en ce moment un livre charmant de Jean MacĂ©, les Serviteurs de l’estomac, et j’en savourais les leçons ingĂ©nieuses, lorsque Conseil interrompit ma lecture. Monsieur veut-il venir un instant ? me dit-il d’une voix singuliĂšre. — Qu’y a-t-il donc, Conseil ? — Que monsieur regarde. » Je me levai, j’allai m’accouder devant la vitre, et je regardai. En pleine lumiĂšre Ă©lectrique, une Ă©norme masse noirĂątre, immobile, se tenait suspendue au milieu des eaux. Je l’observai attentivement, cherchant Ă  reconnaĂźtre la nature de ce gigantesque cĂ©tacĂ©. Mais une pensĂ©e traversa subitement mon esprit. Un navire ! m’écriai-je. — Oui, rĂ©pondit le Canadien, un bĂątiment dĂ©semparĂ© qui a coulĂ© Ă  pic ! » Nous Ă©tions en prĂ©sence d’un navire. Ned Land ne se trompait pas. Nous Ă©tions en prĂ©sence d’un navire, dont les haubans coupĂ©s pendaient encore Ă  leurs cadĂšnes. Sa coque paraissait ĂȘtre en bon Ă©tat, et son naufrage datait au plus de quelques heures. Trois tronçons de mĂąts, rasĂ©s Ă  deux pieds au-dessus du pont, indiquaient que ce navire engagĂ© avait dĂ» sacrifier sa mĂąture. Mais, couchĂ© sur le flanc, il s’était rempli, et il donnait encore la bande Ă  bĂąbord. Triste spectacle que celui de cette carcasse perdue sous les flots, mais plus triste encore la vue de son pont oĂč quelques cadavres, amarrĂ©s par des cordes, gisaient encore ! J’en comptai quatre, — quatre hommes, dont l’un se tenait debout, au gouvernail, — puis une femme, Ă  demi-sortie par la claire-voie de la dunette, et tenant un enfant dans ses bras. Cette femme Ă©tait jeune. Je pus reconnaĂźtre, vivement Ă©clairĂ©s par les feux du Nautilus, ses traits que l’eau n’avait pas encore dĂ©composĂ©s. Dans un suprĂȘme effort, elle avait Ă©levĂ© au-dessus de sa tĂȘte son enfant, pauvre petit ĂȘtre dont les bras enlaçaient le cou de sa mĂšre ! L’attitude des quatre marins me parut effrayante, tordus qu’ils Ă©taient dans des mouvements convulsifs, et faisant un dernier effort pour s’arracher des cordes qui les liaient au navire. Seul, plus calme, la face nette et grave, ses cheveux grisonnants collĂ©s Ă  son front, la main crispĂ©e Ă  la roue du gouvernail, le timonier semblait encore conduire son trois-mĂąts naufragĂ© Ă  travers les profondeurs de l’OcĂ©an ! Quelle scĂšne ! Nous Ă©tions muets, le cƓur palpitant, devant ce naufrage pris sur le fait, et, pour ainsi dire, photographiĂ© Ă  sa derniĂšre minute ! Et je voyais dĂ©jĂ  s’avancer, l’Ɠil en feu, d’énormes squales, attirĂ©s par cet appĂąt de chair humaine ! Cependant le Nautilus, Ă©voluant, tourna autour du navire submergĂ©, et, un instant, je pus lire sur son tableau d’arriĂšre Florida, Sunderland. CHAPITRE XIXVANIKORO. Ce terrible spectacle inaugurait la sĂ©rie des catastrophes maritimes, que le Nautilus devait renconter sur sa route. Depuis qu’il suivait des mers plus frĂ©quentĂ©es, nous apercevions souvent des coques naufragĂ©es qui achevaient de pourrir entre deux eaux, et, plus profondĂ©ment, des canons, des boulets, des ancres, des chaĂźnes, et mille autres objets de fer, que la rouille dĂ©vorait. Cependant, toujours entraĂźnĂ©s par ce Nautilus, oĂč nous vivions comme isolĂ©s, le 11 dĂ©cembre, nous eĂ»mes connaissance de l’archipel des Pomotou, ancien groupe dangereux » de Bougainville, qui s’étend sur un espace de cinq cents lieues de l’est-sud-est Ă  l’ouest-nord-ouest, entre 13° 30â€Č et 23° 50â€Č de latitude sud, et 125° 30â€Č et 151° 30â€Č de longitude ouest, depuis l’üle Ducie jusqu’à l’üle Lazareff. Cet archipel couvre une superficie de trois cent soixante-dix lieues carrĂ©es, et il est formĂ© d’une soixantaine de groupes d’üles, parmi lesquels on remarque le groupe Gambier, auquel la France a imposĂ© son protectorat. Ces Ăźles sont coralligĂšnes. Un soulĂšvement lent, mais continu, provoquĂ© par le travail des polypes, les reliera un jour entre elles. Puis, cette nouvelle Ăźle se soudera plus tard aux archipels voisins, et un cinquiĂšme continent s’étendra depuis la Nouvelle-ZĂ©lande et la Nouvelle-CalĂ©donie jusqu’aux Marquises. Le jour oĂč je dĂ©veloppai cette thĂ©orie devant le capitaine Nemo, il me rĂ©pondit froidement Ce ne sont pas de nouveaux continents qu’il faut Ă  la terre, mais de nouveaux hommes ! » Les hasards de sa navigation avaient prĂ©cisĂ©ment conduit le Nautilus vers l’üle Clermont-Tonnerre, l’une des plus curieuses du groupe, qui fut dĂ©couvert en 1822, par le capitaine Bell, de la Minerve. Je pus alors Ă©tudier ce systĂšme madrĂ©porique auquel sont dues les Ăźles de cet OcĂ©an. Les madrĂ©pores, qu’il faut se garder de confondre avec les coraux, ont un tissu revĂȘtu d’un encroĂ»tement calcaire, et les modifications de sa structure ont amenĂ© M. Milne-Edwards, mon illustre maĂźtre, Ă  les classer en cinq sections. Les petits animalcules qui sĂ©crĂštent ce polypier vivent par milliards au fond de leurs cellules. Ce sont leurs dĂ©pĂŽts calcaires qui deviennent rochers, rĂ©cifs, Ăźlots, Ăźles. Ici, ils forment un anneau circulaire, entourant un lagon ou un petit lac intĂ©rieur, que des brĂšches mettent en communication avec la mer. LĂ , ils figurent des barriĂšres de rĂ©cifs semblables Ă  celles qui existent sur les cĂŽtes de la Nouvelle-CalĂ©donie et de diverses Ăźles des Pomotou. En d’autres endroits, comme Ă  la RĂ©union et Ă  Maurice, ils Ă©lĂšvent des rĂ©cifs frangĂ©s, hautes murailles droites, prĂšs desquelles les profondeurs de l’OcĂ©an sont considĂ©rables. En prolongeant Ă  quelques encablures seulement les accores de l’üle Clermont-Tonnerre, j’admirai l’ouvrage gigantesque, accompli par ces travailleurs microscopiques. Ces murailles Ă©taient spĂ©cialement l’Ɠuvre des madrĂ©poraires dĂ©signĂ©s par les noms de millepores, de porites, d’astrĂ©es et de mĂ©andrines. Ces polypes se dĂ©veloppent particuliĂšrement dans les couches agitĂ©es de la surface de la mer, et par consĂ©quent, c’est par leur partie supĂ©rieure qu’ils commencent ces substructions, lesquelles s’enfoncent peu Ă  peu avec les dĂ©bris de sĂ©crĂ©tions qui les supportent. Telle est, du moins, la thĂ©orie de M. Darwin, qui explique ainsi la formation des atolls, — thĂ©orie supĂ©rieure, selon moi, Ă  celle qui donne pour base aux travaux madrĂ©poriques des sommets de montagnes ou de volcans, immergĂ©s Ă  quelques pieds au-dessous du niveau de la mer. Je pus observer de trĂšs-prĂšs ces curieuses murailles, car, Ă  leur aplomb, la sonde accusait plus de trois cents mĂštres de profondeur, et nos nappes Ă©lectriques faisaient Ă©tinceler ce brillant calcaire. RĂ©pondant Ă  une question que me posa Conseil, sur la durĂ©e d’accroissement de ces barriĂšres colossales, je l’étonnai beaucoup en lui disant que les savants portaient cet accroissement Ă  un huitiĂšme de pouce par siĂšcle. Donc, pour Ă©lever ces murailles, me dit-il, il a fallu ?
 — Cent quatre-vingt-douze mille ans, mon brave Conseil, ce qui allonge singuliĂšrement les jours bibliques. D’ailleurs, la formation de la houille, c’est-Ă -dire la minĂ©ralisation des forĂȘts enlisĂ©es par les dĂ©luges, a exigĂ© un temps beaucoup plus considĂ©rable. Mais j’ajouterai que les jours de la Bible ne sont que des Ă©poques et non l’intervalle qui s’écoule entre deux levers de soleil, car, d’aprĂšs la Bible elle-mĂȘme, le soleil ne date pas du premier jour de la crĂ©ation. » Lorsque le Nautilus revint Ă  la surface de l’OcĂ©an, je pus embrasser dans tout son dĂ©veloppement cette Ăźle de Clermont-Tonnerre, basse et boisĂ©e. Ses roches madrĂ©poriques furent Ă©videmment fertilisĂ©es par les trombes et les tempĂȘtes. Un jour, quelque graine, enlevĂ©e par l’ouragan aux terres voisines, tomba sur les couches calcaires, mĂȘlĂ©es des dĂ©tritus dĂ©composĂ©s de poissons et de plantes marines qui formĂšrent l’humus vĂ©gĂ©tal. Une noix de coco, poussĂ©e par les lames, arriva sur cette cĂŽte nouvelle. Le germe prit racine. L’arbre, grandissant, arrĂȘta la vapeur d’eau. Le ruisseau naquit. La vĂ©gĂ©tation gagna peu Ă  peu. Quelques animalcules, des vers, des insectes, abordĂšrent sur des troncs arrachĂ©s aux Ăźles du vent. Les tortues vinrent pondre leurs Ɠufs. Les oiseaux nichĂšrent dans les jeunes arbres. De cette façon, la vie animale se dĂ©veloppa, et, attirĂ© par la verdure et la fertilitĂ©, l’homme apparut. Ainsi se formĂšrent ces Ăźles, Ɠuvres immenses d’animaux microscopiques. Vers le soir, Clermont-Tonnerre se fondit dans l’éloignement, et la route du Nautilus se modifia d’une maniĂšre sensible. AprĂšs avoir touchĂ© le tropique du Capricorne par le cent trente-cinquiĂšme degrĂ© de longitude, il se dirigea vers l’ouest-nord-ouest, remontant toute la zone intertropicale. Quoique le soleil de l’étĂ© fĂ»t prodigue de ses rayons, nous ne souffrions aucunement de la chaleur, car Ă  trente ou quarante mĂštres au-dessous de l’eau, la tempĂ©rature ne s’élevait pas au-dessus de dix Ă  douze degrĂ©s. Le 15 dĂ©cembre, nous laissions dans l’est le sĂ©duisant archipel de la SociĂ©tĂ©, et la gracieuse TaĂŻti, la reine du Pacifique. J’aperçus le matin, quelques milles sous le vent, les sommets Ă©levĂ©s de cette Ăźle. Ses eaux fournirent aux tables du bord d’excellents poissons, des maquereaux, des bonites, des albicores, et des variĂ©tĂ©s d’un serpent de mer nommĂ© munĂ©rophis. Le Nautilus avait franchi huit mille cent milles. Neuf mille sept cent vingt milles Ă©taient relevĂ©s au loch, lorsqu’il passa entre l’archipel de Tonga-Tabou, oĂč pĂ©rirent les Ă©quipages de l’Argo, du Port-au-Prince et du Duke-of-Portland, et l’archipel des Navigateurs, oĂč fut tuĂ© le capitaine de Langle, l’ami de La PĂ©rouse. Puis, il eut connaissance de l’archipel Viti, oĂč les sauvages massacrĂšrent les matelots de l’Union et le capitaine Bureau, de Nantes, commandant l’Aimable-Josephine. Cet archipel qui se prolonge sur une Ă©tendue de cent lieues du nord au sud, et sur quatre-vingt-dix lieues de l’est Ă  l’ouest, est compris entre 6° et 2° de latitude sud, et 174° et 179° de longitude ouest. Il se compose d’un certain nombre d’üles, d’ülots et d’écueils, parmi lesquels on remarque les Ăźles de Viti-Levou, de Vanoua-Levou et de Kandubon. Ce fut Tasman qui dĂ©couvrit ce groupe en 1643, l’annĂ©e mĂȘme oĂč Toricelli inventait le baromĂštre, et oĂč Louis XIV montait sur le trĂŽne. Je laisse Ă  penser lequel de ces faits fut le plus utile Ă  l’humanitĂ©. Vinrent ensuite Cook en 1714, d’Entrecasteaux en 1793, et enfin Dumont-d’Urville, en 1827, dĂ©brouilla tout le chaos gĂ©ographique de cet archipel. Le Nautilus s’approcha de la baie de Wailea, théùtre des terribles aventures de ce capitaine Dillon, qui, le premier, Ă©claira le mystĂšre du naufrage de La PĂ©rouse. Cette baie, draguĂ©e Ă  plusieurs reprises, fournit abondamment des huĂźtres excellentes. Nous en mangeĂąmes immodĂ©rĂ©ment, aprĂšs les avoir ouvertes sur notre table mĂȘme, suivant le prĂ©cepte de SĂ©nĂšque. Ces mollusques appartenaient Ă  l’espĂšce connue sous le nom d’ostrea lamellosa, qui est trĂšs-commune en Corse. Ce banc de Wailea devait ĂȘtre considĂ©rable, et certainement, sans des causes multiples de destruction, ces agglomĂ©rations finiraient par combler les baies, puisque l’on compte jusqu’à deux millions d’Ɠufs dans un seul individu. Et si maĂźtre Ned Land n’eut pas Ă  se repentir de sa gloutonnerie en cette circonstance, c’est que l’huĂźtre est le seul mets qui ne provoque jamais d’indigestion. En effet, il ne faut pas moins de seize douzaines de ces mollusques acĂ©phales pour fournir les trois cent quinze grammes de substance azotĂ©e, nĂ©cessaires Ă  la nourriture quotidienne d’un seul homme. Le 25 dĂ©cembre, le Nautilus naviguait au milieu de l’archipel des Nouvelles-HĂ©brides, que Quiros dĂ©couvrit en 1606, que Bougainville explora en 1768, et auquel Cook donna son nom actuel en 1773. Ce groupe se compose principalement de neuf grandes Ăźles, et forme une bande de cent vingt lieues du nord-nord-ouest au sud-sud-est, comprise entre 15° et 2° de latitude sud, et entre 164° et 168° de longitude. Nous passĂąmes assez prĂšs de l’üle d’Aurou, qui, au moment des observations de midi, m’apparut comme une masse de bois verts, dominĂ©e par un pic d’une grande hauteur. Ce jour-lĂ , c’était NoĂ«l, et Ned Land me sembla regretter vivement la cĂ©lĂ©bration du Christmas », la vĂ©ritable fĂȘte de la famille, dont les protestants sont fanatiques. Je n’avais pas aperçu le capitaine Nemo depuis une huitaine de jours, quand le 27, au matin, il entra dans le grand salon, ayant toujours l’air d’un homme qui vous a quittĂ© depuis cinq minutes. J’étais occupĂ© Ă  reconnaĂźtre sur le planisphĂšre la route du Nautilus. Le capitaine s’approcha, posa un doigt sur un point de la carte, et prononça ce seul mot Vanikoro. » Ce nom fut magique. C’était le nom des Ăźlots sur lesquels vinrent se perdre les vaisseaux de La PĂ©rouse. Je me relevai subitement. Le Nautilus nous porte Ă  Vanikoro ? demandai-je. — Oui, monsieur le professeur, rĂ©pondit le capitaine. — Et je pourrai visiter ces Ăźles cĂ©lĂšbres oĂč se brisĂšrent la Boussole et l’Astrolabe ? — Si cela vous plaĂźt, monsieur le professeur. — Quand serons-nous Ă  Vanikoro ? — Nous y sommes, monsieur le professeur. » Suivi du capitaine Nemo, je montait sur la plate-forme, et de lĂ , mes regards parcoururent avidement l’horizon. Dans le nord-est Ă©mergeaient deux Ăźles volcaniques d’inĂ©gale grandeur, entourĂ©es d’un rĂ©cif de coraux qui mesurait quarante milles de circuit. Nous Ă©tions en prĂ©sence de l’üle de Vanikoro proprement dite, Ă  laquelle Dumont d’Urville imposa le nom d’üle de la Recherche, et prĂ©cisĂ©ment devant le petit havre de Vanou, situĂ© par 16° 4â€Č de latitude sud, et 164° 32â€Č de longitude est. Les terres semblaient recouvertes de verdure depuis la plage jusqu’aux sommets de l’intĂ©rieur, que dominait le mont Kapogo, haut de quatre cent soixante-seize toises. Le Nautilus, aprĂšs avoir franchi la ceinture extĂ©rieure de roches par une Ă©troite passe, se trouva en dedans des brisants, oĂč la mer avait une profondeur de trente Ă  quarante brasses. Sous le verdoyant ombrage des palĂ©tuviers, j’aperçus quelques sauvages qui montrĂšrent une extrĂȘme surprise Ă  notre approche. Dans ce long corps noirĂątre, s’avançant Ă  fleur d’eau, ne voyaient-ils pas quelque cĂ©tacĂ© formidable dont ils devaient se dĂ©fier ? En ce moment, le capitaine Nemo me demanda ce que je savais du naufrage de La PĂ©rouse. Ce que tout le monde en sait, capitaine, lui rĂ©pondis-je. — Et pourriez-vous m’apprendre ce que tout le monde en sait ? me demanda-t-il d’un ton un peu ironique. — TrĂšs-facilement. » Je lui racontai ce que les derniers travaux de Dumont d’Urville avaient fait connaĂźtre, travaux dont voici le rĂ©sumĂ© trĂšs-succinct. La PĂ©rouse et son second, le capitaine de Langle, furent envoyĂ©s par Louis XVI, en 1785, pour accomplir un voyage de circumnavigation. Ils montaient les corvettes la Boussole et l’Astrolabe, qui ne reparurent plus. En 1791, le gouvernement français, justement inquiet du sort des deux corvettes, arma deux grandes flĂ»tes, la Recherche et l’EspĂ©rance, qui quittĂšrent Brest, le 28 septembre, sous les ordres de Bruni d’Entrecasteaux. Deux mois aprĂšs, on apprenait par la dĂ©position d’un certain Bowen, commandant l’Albermale, que des dĂ©bris de navires naufragĂ©s avaient Ă©tĂ© vus sur les cĂŽtes de la Nouvelle-GĂ©orgie. Mais d’Entrecasteaux, ignorant cette communication, — assez incertaine, d’ailleurs, — se dirigea vers les Ăźles de l’AmirautĂ©, dĂ©signĂ©es dans un rapport du capitaine Hunter comme Ă©tant le lieu du naufrage de La PĂ©rouse. Ses recherches furent vaines. L’EspĂ©rance et la Recherche passĂšrent mĂȘme devant Vanikoro sans s’y arrĂȘter, et, en somme, ce voyage fut trĂšs-malheureux, car il coĂ»ta la vie Ă  d’Entrecasteaux, Ă  deux de ses seconds et Ă  plusieurs marins de son Ă©quipage. Ce fut un vieux routier du Pacifique, le capitaine Dillon, qui, le premier, retrouva des traces indiscutables des naufragĂ©s. Le 15 mai 1824, son navire, le Saint-Patrick, passa prĂšs de l’üle de Tikopia, l’une des Nouvelles-HĂ©brides. LĂ , un lascar, l’ayant accostĂ© dans une pirogue, lui vendit une poignĂ©e d’épĂ©e en argent qui portait l’empreinte de caractĂšres gravĂ©s au burin. Ce lascar prĂ©tendait, en outre, que, six ans auparavant, pendant un sĂ©jour Ă  Vanikoro, il avait vu deux EuropĂ©ens qui appartenaient Ă  des navires Ă©chouĂ©s depuis de longues annĂ©es sur les rĂ©cifs de l’üle. Dillon devina qu’il s’agissait des navires de La PĂ©rouse, dont la disparition avait Ă©mu le monde entier. Il voulut gagner Vanikoro, oĂč, suivant le lascar, se trouvaient de nombreux dĂ©bris du naufrage ; mais les vents et les courants l’en empĂȘchĂšrent. Dillon revint Ă  Calcutta. LĂ , il sut intĂ©resser Ă  sa dĂ©couverte la SociĂ©tĂ© Asiatique et la Compagnie des Indes. Un navire, auquel on donna le nom de la Recherche, fut mis Ă  sa disposition, et il partit, le 23 janvier 1827, accompagnĂ© d’un agent français. La Recherche, aprĂšs avoir relĂąchĂ© sur plusieurs points du Pacifique, mouilla devant Vanikoro, le 7 juillet 1827, dans ce mĂȘme havre de Vanou, oĂč le Nautilus flottait en ce moment. LĂ , il recueillit de nombreux restes du naufrage, des ustensiles de fer, des ancres, des estropes de poulies, des pierriers, un boulet de dix-huit, des dĂ©bris d’instruments d’astronomie, un morceau de couronnement, et une cloche en bronze portant cette inscription Bazin m’a fait », marque de la fonderie de l’Arsenal de Brest vers 1785. Le doute n’était donc plus possible. Dillon, complĂ©tant ses renseignements, resta sur le lieu du sinistre jusqu’au mois d’octobre. Puis, il quitta Vanikoro, se dirigea vers la Nouvelle-ZĂ©lande, mouilla Ă  Calcutta, le 7 avril 1828, et revint en France, oĂč il fut trĂšs-sympathiquement accueilli par Charles X. Mais, Ă  ce moment, Dumont d’Urville, sans avoir eu connaissance des travaux de Dillon, Ă©tait dĂ©jĂ  parti pour chercher ailleurs le théùtre du naufrage. Et, en effet, on avait appris par les rapports d’un baleinier que des mĂ©dailles et une croix de Saint-Louis se trouvaient entre les mains des sauvages de la Louisiade et de la Nouvelle-CalĂ©donie. Dumont d’Urville, commandant l’Astrolabe, avait donc pris la mer, et, deux mois aprĂšs que Dillon venait de quitter Vanikoro, il mouillait devant Hobart-Town. LĂ , il avait connaissance des rĂ©sultats obtenus par Dillon, et, de plus, il apprenait qu’un certain James Hobbs, second de l’Union, de Calcutta, ayant pris terre sur une Ăźle situĂ©e par 8° 18â€Č de latitude sud et 156° 30â€Č de longitude est, avait remarquĂ© des barres de fer et des Ă©toffes rouges dont se servaient les naturels de ces parages. Dumont d’Urville, assez perplexe, et ne sachant s’il devait ajouter foi Ă  ces rĂ©cits rapportĂ©s par des journaux peu dignes de confiance, se dĂ©cida cependant Ă  se lancer sur les traces de Dillon. Le 10 fĂ©vrier 1828, l’Astrolabe se prĂ©senta devant Tikopia, prit pour guide et interprĂšte un dĂ©serteur fixĂ© sur cette Ăźle, fit route vers Vanikoro, en eut connaissance le 12 fĂ©vrier, prolongea ses rĂ©cifs jusqu’au 14, et, le 20 seulement, mouilla au-dedans de la barriĂšre, dans le havre de Vanou. Le 23, plusieurs des officiers firent le tour de l’üle, et rapportĂšrent quelques dĂ©bris peu importants. Les naturels, adoptant un systĂšme de dĂ©nĂ©gations et de faux-fuyants, refusaient de les mener sur le lieu du sinistre. Cette conduite, trĂšs-louche, laissa croire qu’ils avaient maltraitĂ© les naufragĂ©s, et, en effet, ils semblaient craindre que Dumont d’Urville ne fĂ»t venu venger La PĂ©rouse et ses infortunĂ©s compagnons. Cependant, le 26, dĂ©cidĂ©s par des prĂ©sents, et comprenant qu’ils n’avaient Ă  craindre aucune reprĂ©saille, ils conduisirent le second, M. Jacquinot, sur le théùtre du naufrage. LĂ , par trois ou quatre brasses d’eau, entre les rĂ©cifs Pacou et Vanou, gisaient des ancres, des canons, des saumons de fer et de plomb, empĂątĂ©s dans les concrĂ©tions calcaires. La chaloupe et la baleiniĂšre de l’Astrolabe furent dirigĂ©es vers cet endroit, et, non sans de longues fatigues, leurs Ă©quipages parvinrent Ă  retirer une ancre pesant dix-huit cents livres, un canon de huit en fonte, un saumon de plomb et deux pierriers de cuivre. Dumont d’Urville, interrogeant les naturels, apprit aussi que La PĂ©rouse, aprĂšs avoir perdu ses deux navires sur les rĂ©cifs de l’üle, avait construit un bĂątiment plus petit, pour aller se perdre une seconde fois
 OĂč ? On ne savait. Le commandant de l’Astrolabe fit alors Ă©lever, sous une touffe de mangliers, un cĂ©notaphe Ă  la mĂ©moire du cĂ©lĂšbre navigateur et de ses compagnons. Ce fut une simple pyramide quadrangulaire, assise sur une base de coraux, et dans laquelle n’entra aucune ferrure qui pĂ»t tenter la cupiditĂ© des naturels. Puis, Dumont d’Urville voulut partir ; mais ses Ă©quipages Ă©taient minĂ©s par les fiĂšvres de ces cĂŽtes malsaines, et, trĂšs-malade lui-mĂȘme, il ne put appareiller que le 17 mars. Cependant, le gouvernement français, craignant que Dumont d’Urville ne fĂ»t pas au courant des travaux de Dillon, avait envoyĂ© Ă  Vanikoro la corvette la Bayonnaise, commandĂ©e par Legoarant de Tromelin, qui Ă©tait en station sur la cĂŽte ouest de l’AmĂ©rique. La Bayonnaise mouilla devant Vanikoro, quelques mois aprĂšs le dĂ©part de l’Astrolabe, ne trouva aucun document nouveau, mais constata que les sauvages avaient respectĂ© le mausolĂ©e de La PĂ©rouse. Telle est la substance du rĂ©cit que je fis au capitaine Nemo. Ainsi, me dit-il, on ne sait encore oĂč est allĂ© pĂ©rir ce troisiĂšme navire construit par les naufragĂ©s sur l’üle de Vanikoro ? — On ne sait. » Le capitaine Nemo ne rĂ©pondit rien, et me fit signe de le suivre au grand salon. Le Nautilus s’enfonça de quelques mĂštres au-dessous des flots, et les panneaux s’ouvrirent. Je me prĂ©cipitai vers la vitre, et sous les empĂątements de coraux, revĂȘtus de fongies, de syphonules, d’alcyons, de cariophyllĂ©es, Ă  travers des myriades de poissons charmants, des girelles, des glyphisidons, des pomphĂ©rides, des diacopes, des holocentres, je reconnus certains dĂ©bris que les dragues n’avaient pu arracher, des Ă©triers de fer, des ancres, des canons, des boulets, une garniture de cabestan, une Ă©trave, tous objets provenant des navires naufragĂ©s et maintenant tapissĂ©s de fleurs vivantes. Et pendant que je regardais ces Ă©paves dĂ©solĂ©es, le capitaine Nemo me dit d’une voix grave Le commandant La PĂ©rouse partit le 7 dĂ©cembre 1785 avec ses navires la Boussole et l’Astrolabe. Il mouilla d’abord Ă  Botany-Bay, visita l’archipel des Amis, la Nouvelle-CalĂ©donie, se dirigea vers Santa-Cruz et relĂącha Ă  Namouka, l’une des Ăźles du groupe HapaĂŻ. Puis, ses navires arrivĂšrent sur les rĂ©cifs inconnus de Vanikoro. La Boussole, qui marchait en avant, s’engagea sur la cĂŽte mĂ©ridionale. L’Astrolabe vint Ă  son secours et s’échoua de mĂȘme. Le premier navire se dĂ©truisit presque immĂ©diatement. Le second, engravĂ© sous le vent, rĂ©sista quelques jours. Les naturels firent assez bon accueil aux naufragĂ©s. Ceux-ci s’installĂšrent dans l’üle, et construisirent un bĂątiment plus petit avec les dĂ©bris des deux grands. Quelques matelots restĂšrent volontairement Ă  Vanikoro. Les autres, affaiblis, malades, partirent avec La PĂ©rouse. Ils se dirigĂšrent vers les Ăźles Salomon, et ils pĂ©rirent, corps et biens, sur la cĂŽte occidentale de l’üle principale du groupe, entre les caps DĂ©ception et Satisfaction ! — Et comment le savez-vous ? m’écriai-je. — Voici ce que j’ai trouvĂ© sur le lieu mĂȘme de ce dernier naufrage ! » Je vis une liasse de papiers jaunis Le capitaine Nemo me montra une boĂźte de fer-blanc, estampillĂ©e aux armes de France, et toute corrodĂ©e par les eaux salines. Il l’ouvrit, et je vis une liasse de papiers jaunis, mais encore lisibles. C’étaient les instructions mĂȘme du ministre de la Marine au commandant La PĂ©rouse, annotĂ©es en marge de la main de Louis XVI ! Ah ! c’est une belle mort pour un marin ! dit alors le capitaine Nemo. C’est une tranquille tombe que cette tombe de corail, et fasse le ciel que, mes compagnons et moi, nous n’en ayons jamais d’autre ! » CHAPITRE XXLE DÉTROIT DE TORRÈS. Pendant la nuit du 27 au 28 dĂ©cembre, le Nautilus abandonna les parages de Vanikoro avec une vitesse excessive. Sa direction Ă©tait sud-ouest, et, en trois jours, il franchit les sept cent cinquante lieues qui sĂ©parent le groupe de La PĂ©rouse de la pointe sud-est de la Papouasie. Le 1er janvier 1863, de grand matin, Conseil me rejoignit sur la plate-forme. Monsieur, me dit ce brave garçon, monsieur me permettra-t-il de lui souhaiter une bonne annĂ©e ? — Comment donc, Conseil, mais exactement comme si j’étais Ă  Paris, dans mon cabinet du Jardin des Plantes. J’accepte tes vƓux et je t’en remercie. Seulement, je te demanderai ce que tu entends par une bonne annĂ©e », dans les circonstances oĂč nous nous trouvons. Est-ce l’annĂ©e qui amĂšnera la fin de notre emprisonnement, ou l’annĂ©e qui verra se continuer cet Ă©trange voyage ? — Ma foi, rĂ©pondit Conseil, je ne sais trop que dire Ă  monsieur. Il est certain que nous voyons de curieuses choses, et que, depuis deux mois, nous n’avons pas eu le temps de nous ennuyer. La derniĂšre merveille est toujours la plus Ă©tonnante, et si cette progression se maintient, je ne sais pas comment cela finira. M’est avis que nous ne retrouverons jamais une occasion semblable. — Jamais, Conseil. — En outre, monsieur Nemo, qui justifie bien son nom latin, n’est pas plus gĂȘnant que s’il n’existait pas. — Comme tu le dis, Conseil. — Je pense donc, n’en dĂ©plaise Ă  monsieur, qu’une bonne annĂ©e serait une annĂ©e qui nous permettrait de tout voir
 — De tout voir, Conseil ? Ce serait peut-ĂȘtre long. Mais qu’en pense Ned Land ? — Ned Land pense exactement le contraire de moi, rĂ©pondit Conseil. C’est un esprit positif et un estomac impĂ©rieux. Regarder les poissons et toujours en manger ne lui suffit pas. Le manque de vin, de pain, de viande, cela ne convient guĂšre Ă  un digne Saxon auquel les beefsteaks sont familiers, et que le brandy ou le gin, pris dans une proportion modĂ©rĂ©e, n’effrayent guĂšre ! — Pour mon compte, Conseil, ce n’est point lĂ  ce qui me tourmente, et je m’accommode trĂšs bien du rĂ©gime du bord. — Moi de mĂȘme, rĂ©pondit Conseil. Aussi je pense autant Ă  rester que maĂźtre Land Ă  prendre la fuite. Donc, si l’annĂ©e qui commence n’est pas bonne pour moi, elle le sera pour lui, et rĂ©ciproquement. De cette façon, il y aura toujours quelqu’un de satisfait. Enfin, pour conclure, je souhaite Ă  monsieur ce qui fera plaisir Ă  monsieur. — Merci, Conseil. Seulement je te demanderai de remettre Ă  plus tard la question des Ă©trennes, et de les remplacer provisoirement par une bonne poignĂ©e de main. Je n’ai que cela sur moi. — Monsieur n’a jamais Ă©tĂ© si gĂ©nĂ©reux, » rĂ©pondit Conseil. Et lĂ -dessus, le brave garçon s’en alla. Le 2 janvier, nous avions fait onze mille trois cent quarante milles, soit cinq mille deux cent cinquante lieues, depuis notre point de dĂ©part dans les mers du Japon. Devant l’éperon du Nautilus s’étendaient les dangereux parages de la mer de corail, sur la cĂŽte nord-est de l’Australie. Notre bateau prolongeait Ă  une distance de quelques milles ce redoutable banc sur lequel les navires de Cook faillirent se perdre, le 10 juin 1770. Le bĂątiment que montait Cook donna sur un roc, et s’il ne coula pas, ce fut grĂące Ă  cette circonstance que le morceau de corail, dĂ©tachĂ© au choc, resta engagĂ© dans la coque entr’ouverte. J’aurais vivement souhaitĂ© de visiter ce rĂ©cif long de trois cent soixante lieues, contre lequel la mer, toujours houleuse, se brisait avec une intensitĂ© formidable et comparable aux roulements du tonnerre. Mais en ce moment, les plans inclinĂ©s du Nautilus nous entraĂźnaient Ă  une grande profondeur, et je ne pus rien voir de ces hautes murailles coralligĂšnes. Je dus me contenter des divers Ă©chantillons de poissons rapportĂ©s par nos filets. Je remarquai, entre autres, des germons, espĂšces de scombres grands comme des thons, aux flancs bleuĂątres et rayĂ©s de bandes transversales qui disparaissent avec la vie de l’animal. Ces poissons nous accompagnaient par troupes et fournirent Ă  notre table une chair excessivement dĂ©licate. On prit aussi un grand nombre de spares vertors, longs d’un demi-dĂ©cimĂštre, ayant le goĂ»t de la dorade, et des pyrapĂšdes volants, vĂ©ritables hirondelles sous-marines, qui, par les nuits obscures, rayent alternativement les airs et les eaux de leurs lueurs phosphorescentes. Parmi les mollusques et les zoophytes, je trouvai dans les mailles du chalut diverses espĂšces d’alcyoniaires, des oursins, des marteaux, des Ă©perons, des cadrans, des cĂ©rites, des hyalles. La flore Ă©tait reprĂ©sentĂ©e par de belles algues flottantes, des laminaires et des macrocystes, imprĂ©gnĂ©es du mucilage qui transsudait Ă  travers leurs pores, et parmi lesquelles je recueillis une admirable Nemastoma GeliniaroĂŻde, qui fut classĂ©e parmi les curiositĂ©s naturelles du musĂ©e. Deux jours aprĂšs avoir traversĂ© la mer de Corail, le 4 janvier, nous eĂ»mes connaissance des cĂŽtes de la Papouasie. À cette occasion, le capitaine Nemo m’apprit que son intention Ă©tait de gagner l’ocĂ©an Indien par le dĂ©troit de TorrĂšs. Sa communication se borna lĂ . Ned vit avec plaisir que cette route le rapprochait des mers europĂ©ennes. Ce dĂ©troit de TorrĂšs est regardĂ© comme non moins dangereux par les Ă©cueils qui le hĂ©rissent que par les sauvages habitants qui frĂ©quentent ses cĂŽtes. Il sĂ©pare de la Nouvelle-Hollande la grande Ăźle de la Papouasie, nommĂ©e aussi Nouvelle-GuinĂ©e. La Papouasie a quatre cents lieues de long sur cent trente lieues de large, et une superficie de quarante mille lieues gĂ©ographiques. Elle est situĂ©e, en latitude, entre 0° 19â€Č et 10° 2â€Č sud, et en longitude, entre 128° 23â€Č et 146° 15â€Č. À midi, pendant que le second prenait la hauteur du soleil, j’aperçus les sommets des monts Arfalxs, Ă©levĂ©s par plans et terminĂ©s par des pitons aigus. Cette terre, dĂ©couverte en 1511 par le Portugais Francisco Serrano, fut visitĂ©e successivement par don JosĂ© de MenesĂšs en 1526, par Grijalva en 1527, par le gĂ©nĂ©ral espagnol Alvar de Saavedra en 1528, par Juigo Ortez en 1545, par le Hollandais Shouten en 1616, par Nicolas Sruick en 1753, par Tasman, Dampier, Fumel, Carteret, Edwards, Bougainville, Cook, Forrest, Mac Cluer, par d’Entrecasteaux en 1792, par Duperrey en 1823, et par Dumont d’Urville en 1827. C’est le foyer des noirs qui occupent toute la Malaisie, » a dit M. de Rienzi, et je ne me doutais guĂšre que les hasards de cette navigation allaient me mettre en prĂ©sence des redoutables AndamĂšnes. Le Nautilus se prĂ©senta donc Ă  l’entrĂ©e du plus dangereux dĂ©troit du globe, de celui que les plus hardis navigateurs osent Ă  peine franchir, dĂ©troit que Louis Paz de TorrĂšs affronta en revenant des mers du Sud dans la MĂ©lanĂ©sie, et dans lequel, en 1840, les corvettes Ă©chouĂ©es de Dumont d’Urville furent sur le point de se perdre corps et biens. Le Nautilus lui-mĂȘme, supĂ©rieur Ă  tous les dangers de la mer, allait, cependant, faire connaissance avec les rĂ©cifs coralliens. Le dĂ©troit de TorrĂšs a environ trente-quatre lieues de large, mais il est obstruĂ© par une innombrable quantitĂ© d’üles, d’ülots, de brisants, de rochers, qui rendent sa navigation presque impraticable. En consĂ©quence, le capitaine Nemo prit toutes les prĂ©cautions voulues pour le traverser. Le Nautilus, flottant Ă  fleur d’eau, s’avançait sous une allure modĂ©rĂ©e. Son hĂ©lice, comme une queue de cĂ©tacĂ©, battait les flots avec lenteur. Profitant de cette situation, mes deux compagnons et moi, nous avions pris place sur la plate-forme toujours dĂ©serte. Devant nous s’élevait la cage du timonier, et je me trompe fort, ou le capitaine Nemo devait ĂȘtre lĂ , dirigeant lui-mĂȘme son Nautilus. J’avais sous les yeux les excellentes cartes du dĂ©troit de TorrĂšs levĂ©es et dressĂ©es par l’ingĂ©nieur hydrographe Vincendon Dumoulin et l’enseigne de vaisseau Coupvent-Desbois, — maintenant amiral, — qui faisaient partie de l’état-major de Dumont-d’Urville pendant son dernier voyage de circumnavigation. Ce sont, avec celles du capitaine King, les meilleures cartes qui dĂ©brouillent l’imbroglio de cet Ă©troit passage, et je les consultais avec une scrupuleuse attention. Autour du Nautilus la mer bouillonnait avec furie. Le courant de flots, qui portait du sud-est au nord-ouest avec une vitesse de deux milles et demi, se brisait sur les coraux dont la tĂȘte Ă©mergeait çà et lĂ . VoilĂ  une mauvaise mer ! me dit Ned Land. — DĂ©testable, en effet, rĂ©pondis-je, et qui ne convient guĂšre Ă  un bĂątiment comme le Nautilus. — Il faut, reprit le Canadien, que ce damnĂ© capitaine soit bien certain de sa route, car je vois lĂ  des pĂątĂ©s de coraux qui mettraient sa coque en mille piĂšces, si elle les effleurait seulement ! » En effet, la situation Ă©tait pĂ©rilleuse, mais le Nautilus semblait se glisser comme par enchantement au milieu de ces furieux Ă©cueils. Il ne suivait pas exactement la route de l’Astrolabe et de la ZĂ©lĂ©e qui fut fatale Ă  Dumont d’Urville. Il prit plus au nord, rangea l’üle Murray, et revint au sud-ouest, vers le passage de Cumberland. Je croyais qu’il allait y donner franchement, quand, remontant dans le nord-ouest, il se porta, Ă  travers une grande quantitĂ© d’üles et d’ülots peu connus, vers l’üle Tound et le canal Mauvais. Je me demandais dĂ©jĂ  si le capitaine Nemo, imprudent jusqu’à la folie, voulait engager son navire dans cette passe oĂč touchĂšrent les deux corvettes de Dumont d’Urville, quand, modifiant une seconde fois sa direction et coupant droit Ă  l’ouest, il se dirigea vers l’üle Gueboroar. Il Ă©tait alors trois heures aprĂšs-midi. Le flot se cassait, la marĂ©e Ă©tant presque pleine. Le Nautilus s’approcha de cette Ăźle que je vois encore avec sa remarquable lisiĂšre de pendanus. Nous la rangions Ă  moins de deux milles. Le Nautilus venait de toucher. Soudain, un choc me renversa. Le Nautilus venait de toucher contre un Ă©cueil, et il demeura immobile, donnant une lĂ©gĂšre gĂźte sur bĂąbord. Quand je me relevai, j’aperçus sur la plate-forme le capitaine Nemo et son second. Ils examinaient la situation du navire, Ă©changeant quelques mots dans leur incomprĂ©hensible idiome. Voici quelle Ă©tait cette situation. À deux milles, par tribord, apparaissait l’üle Gueboroar dont la cĂŽte s’arrondissait du nord Ă  l’ouest, comme un immense bras. Vers le sud et l’est se montraient dĂ©jĂ  quelques tĂȘtes de coraux que le jusant laissait Ă  dĂ©couvert. Nous nous Ă©tions Ă©chouĂ©s au plein, et dans une de ces mers oĂč les marĂ©es sont mĂ©diocres, circonstance fĂącheuse pour le renflouage du Nautilus. Cependant, Le navire n’avait aucunement souffert, tant sa coque Ă©tait solidement liĂ©e. Mais s’il ne pouvait ni couler, ni s’ouvrir, il risquait fort d’ĂȘtre Ă  jamais attachĂ© sur ces Ă©cueils, et alors c’en Ă©tait fait de l’appareil sous-marin du capitaine Nemo. Je rĂ©flĂ©chissais ainsi, quand le capitaine, froid et calme, toujours maĂźtre de lui, ne paraissant ni Ă©mu ni contrariĂ©, s’approcha Un accident ? lui dis-je. — Non, un incident, me rĂ©pondit-il. — Mais un incident, rĂ©pliquai-je, qui vous obligera peut-ĂȘtre Ă  redevenir un habitant de ces terres que vous fuyez ! » Le capitaine Nemo me regarda d’un air singulier, et fit un geste nĂ©gatif. C’était me dire assez clairement que rien ne le forcerait jamais Ă  remettre les pieds sur un continent. Puis il dit D’ailleurs, monsieur Aronnax, le Nautilus n’est pas en perdition. Il vous transportera encore au milieu des merveilles de l’OcĂ©an. Notre voyage ne fait que commencer, et je ne dĂ©sire pas me priver si vite de l’honneur de votre compagnie. — Cependant, capitaine Nemo, repris-je sans relever la tournure ironique de cette phrase, le Nautilus s’est Ă©chouĂ© au moment de la pleine mer. Or, les marĂ©es ne sont pas fortes dans le Pacifique, et, si vous ne pouvez dĂ©lester le Nautilus, — ce qui me paraĂźt impossible je ne vois pas comment il sera renflouĂ©. — Les marĂ©es ne sont pas fortes dans le Pacifique, vous avez raison, monsieur le professeur, rĂ©pondit le capitaine Nemo, mais, au dĂ©troit de TorrĂšs, on trouve encore une diffĂ©rence d’un mĂštre et demi entre le niveau des hautes et basses mers. C’est aujourd’hui le 4 janvier, et dans cinq jours la pleine lune. Or, je serai bien Ă©tonnĂ© si ce complaisant satellite ne soulĂšve pas suffisamment ces masses d’eau, et ne me rend pas un service que je ne veux devoir qu’à lui seul. » Ceci dit, le capitaine Nemo, suivi de son second, redescendit Ă  l’intĂ©rieur du Nautilus. Quant au bĂątiment, il ne bougeait plus et demeurait immobile, comme si les polypes coralliens l’eussent dĂ©jĂ  maçonnĂ© dans leur indestructible ciment. Eh bien, monsieur ? me dit Ned Land, qui vint Ă  moi aprĂšs le dĂ©part du capitaine. — Eh bien, ami Ned, nous attendrons tranquillement la marĂ©e du 9, car il paraĂźt que la lune aura la complaisance de nous remettre Ă  flot. — Tout simplement ? — Tout simplement. — Et ce capitaine ne va pas mouiller ses ancres au large, mettre sa machine sur ses chaĂźnes, et tout faire pour se dĂ©haler ? — Puisque la marĂ©e suffira ! » rĂ©pondit simplement Conseil. Le Canadien regarda Conseil, puis il haussa les Ă©paules. C’était le marin qui parlait en lui. Monsieur, rĂ©pliqua-t-il, vous pouvez me croire quand je vous dis que ce morceau de fer ne naviguera plus jamais ni sur ni sous les mers. Il n’est bon qu’à vendre au poids. Je pense donc que le moment est venu de fausser compagnie au capitaine Nemo. — Ami Ned, rĂ©pondis-je, je ne dĂ©sespĂšre pas comme vous de ce vaillant Nautilus, et dans quatre jours nous saurons Ă  quoi nous en tenir sur les marĂ©es du Pacifique. D’ailleurs, le conseil de fuir pourrait ĂȘtre opportun si nous Ă©tions en vue des cĂŽtes de l’Angleterre ou de la Provence, mais dans les parages de la Papouasie, c’est autre chose, et il sera toujours temps d’en venir Ă  cette extrĂ©mitĂ©, si le Nautilus ne parvient pas Ă  se relever, ce que je regarderais comme un Ă©vĂ©nement grave. — Mais ne saurait-on tĂąter, au moins, de ce terrain ? reprit Ned Land. VoilĂ  une Ăźle. Sur cette Ăźle, il y a des arbres. Sous ces arbres, des animaux terrestres, des porteurs de cĂŽtelettes et de roastbeefs, auxquels je donnerais volontiers quelques coups de dents. — Ici, l’ami Ned a raison, dit Conseil, et je me range Ă  son avis. Monsieur ne pourrait-il obtenir de son ami le capitaine Nemo de nous transporter Ă  terre, ne fĂ»t-ce que pour ne pas perdre l’habitude de fouler du pied les parties solides de notre planĂšte ? — Je peux le lui demander, rĂ©pondis-je, mais il refusera. — Que monsieur se risque, dit Conseil, et nous saurons Ă  quoi nous en tenir sur l’amabilitĂ© du capitaine. » À ma grande surprise, le capitaine Nemo m’accorda la permission que je lui demandais, et il le fit avec beaucoup de grĂące et d’empressement, sans mĂȘme avoir exigĂ© de moi la promesse de revenir Ă  bord. Mais une fuite Ă  travers les terres de la Nouvelle-GuinĂ©e eĂ»t Ă©tĂ© trĂšs pĂ©rilleuse, et je n’aurais pas conseillĂ© Ă  Ned Land de la tenter. Mieux valait ĂȘtre prisonnier Ă  bord du Nautilus, que de tomber entre les mains des naturels de la Papouasie. Le canot fut mis Ă  notre disposition pour le lendemain matin. Je ne cherchai pas Ă  savoir si le capitaine Nemo nous accompagnerait. Je pensai mĂȘme qu’aucun homme de l’équipage ne nous serait donnĂ©, et que Ned Land serait seul chargĂ© de diriger l’embarcation. D’ailleurs, la terre se trouvait Ă  deux milles au plus, et ce n’était qu’un jeu pour le Canadien de conduire ce lĂ©ger canot entre les lignes de rĂ©cifs si fatales aux grands navires. Le lendemain, 5 janvier, le canot, dĂ©pontĂ©, fut arrachĂ© de son alvĂ©ole et lancĂ© Ă  la mer du haut de la plate-forme. Deux hommes suffirent Ă  cette opĂ©ration. Les avirons Ă©taient dans l’embarcation, et nous n’avions plus qu’à y prendre place. À huit heures, armĂ©s de fusils et de haches, nous dĂ©bordions du Nautilus. La mer Ă©tait assez calme. Une petite brise soufflait de terre. Conseil et moi, placĂ©s aux avirons, nous nagions vigoureusement, et Ned gouvernait dans les Ă©troites passes que les brisants laissaient entre eux. Le canot se maniait bien et filait rapidement. Ned Land ne pouvait contenir sa joie. C’était un prisonnier Ă©chappĂ© de sa prison, et il ne songeait guĂšre qu’il lui faudrait y rentrer. De la viande ! rĂ©pĂ©tait-il, nous allons donc manger de la viande, et quelle viande ! Du vĂ©ritable gibier ! Pas de pain, par exemple ! Je ne dis pas que le poisson ne soit une bonne chose, mais il ne faut pas en abuser, et un morceau de fraĂźche venaison, grillĂ© sur des charbons ardents, variera agrĂ©ablement notre ordinaire. — Gourmand ! rĂ©pondait Conseil, il m’en fait venir l’eau Ă  la bouche. — Il reste Ă  savoir, dis-je, si ces forĂȘts sont giboyeuses, et si le gibier n’y est pas de telle taille qu’il puisse lui-mĂȘme chasser le chasseur. — Bon ! monsieur Aronnax, rĂ©pondit le Canadien, dont les dents semblaient ĂȘtre affĂ»tĂ©es comme un tranchant de hache, mais je mangerai du tigre, de l’aloyau de tigre, s’il n’y a pas d’autre quadrupĂšde dans cette Ăźle. — L’ami Ned est inquiĂ©tant, rĂ©pondit Conseil. — Quel qu’il soit, reprit Ned Land, tout animal Ă  quatre pattes sans plumes, ou Ă  deux pattes avec plumes, sera saluĂ© de mon premier coup de fusil. — Bon ! rĂ©pondis-je, voilĂ  les imprudences de maĂźtre Land qui vont recommencer ! — N’ayez pas peur, monsieur Aronnax, rĂ©pondit le Canadien, et nagez ferme ! Je ne demande pas vingt-cinq minutes pour vous offrir un mets de ma façon. » À huit heures et demie, le canot du Nautilus venait s’échouer doucement sur une grĂšve de sable, aprĂšs avoir heureusement franchi l’anneau coralligĂšne qui entourait l’üle de Gueboroar. CHAPITRE XXIQUELQUES JOURS À TERRE. Je fus assez vivement impressionnĂ© en touchant terre. Ned Land essayait le sol du pied, comme pour en prendre possession. Il n’y avait pourtant que deux mois que nous Ă©tions, suivant l’expression du capitaine Nemo, les passagers du Nautilus, » c’est-Ă -dire, en rĂ©alitĂ©, les prisonniers de son commandant. Tout l’horizon se cachait derriĂšre un rideau de forĂȘts. En quelques minutes, nous fĂ»mes Ă  une portĂ©e de fusil de la cĂŽte. Le sol Ă©tait presque entiĂšrement madrĂ©porique, mais certains lits de torrents dessĂ©chĂ©s, semĂ©s de dĂ©bris granitiques, dĂ©montraient que cette Ăźle Ă©tait due Ă  une formation primordiale. Tout l’horizon se cachait derriĂšre un rideau de forĂȘts admirables. Des arbres Ă©normes, dont la taille atteignait parfois deux cents pieds, se reliaient l’un Ă  l’autre par des guirlandes de lianes, vrais hamacs naturels que berçait une brise lĂ©gĂšre. C’étaient des mimosas, des ficus, des casuarinas, des teks, des hibiscus, des pendanus, des palmiers, mĂ©langĂ©s Ă  profusion, et sous l’abri de leur voĂ»te verdoyante, au pied de leur stipe gigantesque, croissaient des orchidĂ©es, des lĂ©gumineuses et des fougĂšres. Mais, sans remarquer tous ces beaux Ă©chantillons de la flore papouasienne, le Canadien abandonna l’agrĂ©able pour l’utile. Il aperçut un cocotier, abattit quelques-uns de ses fruits, les brisa, et nous bĂ»mes leur lait, nous mangeĂąmes leur amande, avec une satisfaction qui protestait contre l’ordinaire du Nautilus. Excellent ! disait Ned Land. — Exquis ! rĂ©pondait Conseil. — Et je ne pense pas, dit le Canadien, que votre Nemo s’oppose Ă  ce que nous introduisions une cargaison de cocos Ă  son bord ? — Je ne le crois pas, rĂ©pondis-je, mais il n’y voudra pas goĂ»ter ! — Tant pis pour lui ! dit Conseil. — Et tant mieux pour nous ! riposta Ned Land. Il en restera davantage. — Un mot seulement, maĂźtre Land, dis-je au harponneur qui se disposait Ă  ravager un autre cocotier, le coco est une bonne chose, mais avant d’en remplir le canot, il me paraĂźt sage de reconnaĂźtre si l’üle ne produit pas quelque substance non moins utile. Des lĂ©gumes frais seraient bien reçus Ă  l’office du Nautilus. — Monsieur a raison, rĂ©pondit Conseil, et je propose de rĂ©server trois places dans notre embarcation, l’une pour les fruits, l’autre pour les lĂ©gumes, et la troisiĂšme pour la venaison, dont je n’ai pas encore entrevu le plus mince Ă©chantillon. — Conseil, il ne faut dĂ©sespĂ©rer de rien, rĂ©pondit le Canadien. — Continuons donc notre excursion, repris-je, mais ayons l’Ɠil aux aguets. Quoique l’üle paraisse inhabitĂ©e, elle pourrait renfermer, cependant, quelques individus qui seraient moins difficiles que nous sur la nature du gibier ! — HĂ© ! hĂ© ! fit Ned Land, avec un mouvement de mĂąchoire trĂšs-significatif. — Eh bien ! Ned ! s’écria Conseil. — Ma foi, riposta le Canadien, je commence Ă  comprendre les charmes de l’anthropophagie ! — Ned ! Ned ! que dites-vous lĂ  ! rĂ©pliqua Conseil. Vous, anthropophage ! Mais je ne serai plus en sĂ»retĂ© prĂšs de vous, moi qui partage votre cabine ! Devrai-je donc me rĂ©veiller un jour Ă  demi dĂ©vorĂ© ? — Ami Conseil, je vous aime beaucoup, mais pas assez pour vous manger sans nĂ©cessitĂ©. — Je ne m’y fie pas, rĂ©pondit Conseil. En chasse ! Il faut absolument abattre quelque gibier pour satisfaire ce cannibale, ou bien, l’un de ces matins, monsieur ne trouvera plus que des morceaux de domestique pour le servir. » Tandis que s’échangeaient ces divers propos, nous pĂ©nĂ©trions sous les sombres voĂ»tes de la forĂȘt, et pendant deux heures, nous la parcourĂ»mes en tous sens. Le hasard servit Ă  souhait cette recherche de vĂ©gĂ©taux comestibles, et l’un des plus utiles produits des zones tropicales nous fournit un aliment prĂ©cieux qui manquait Ă  bord. Je veux parler de l’arbre Ă  pain, trĂšs abondant dans l’üle Gueboroar, et j’y remarquai principalement cette variĂ©tĂ© dĂ©pourvue de graines, qui porte en malais le nom de Rima ». Cet arbre se distinguait des autres arbres par un tronc droit et haut de quarante pieds. Sa cime, gracieusement arrondie et formĂ©e de grandes feuilles multilobĂ©es, dĂ©signait suffisamment aux yeux d’un naturaliste cet artocarpus » qui a Ă©tĂ© trĂšs-heureusement naturalisĂ© aux Ăźles Mascareignes. De sa masse de verdure se dĂ©tachaient de gros fruits globuleux, larges d’un dĂ©cimĂštre, et pourvus extĂ©rieurement de rugositĂ©s qui prenaient une disposition hexagonale. Utile vĂ©gĂ©tal dont la nature a gratifiĂ© les rĂ©gions auxquelles le blĂ© manque, et qui, sans exiger aucune culture, donne des fruits pendant huit mois de l’annĂ©e. Ned Land les connaissait bien, ces fruits. Il en avait dĂ©jĂ  mangĂ© pendant ses nombreux voyages, et il savait prĂ©parer leur substance comestible. Aussi leur vue excita-t-elle ses dĂ©sirs, et il n’y put tenir plus longtemps. Monsieur, me dit-il, que je meure si je ne goĂ»te pas un peu de cette pĂąte de l’arbre Ă  pain ! — GoĂ»tez, ami Ned, goĂ»tez Ă  votre aise. Nous sommes ici pour faire des expĂ©riences, faisons-les. — Ce ne sera pas long, » rĂ©pondit le Canadien. Et, armĂ© d’une lentille, il alluma un feu de bois mort qui pĂ©tilla joyeusement. Pendant ce temps, Conseil et moi, nous choisissions les meilleurs fruits de l’artocarpus. Quelques-uns n’avaient pas encore atteint un degrĂ© suffisant de maturitĂ©, et leur peau Ă©paisse recouvrait une pulpe blanche, mais peu fibreuse. D’autres, en trĂšs grand nombre, jaunĂątres et gĂ©latineux, n’attendaient que le moment d’ĂȘtre cueillis. Ces fruits ne renfermaient aucun noyau. Conseil en apporta une douzaine Ă  Ned Land, qui les plaça sur un feu de charbons, aprĂšs les avoir coupĂ©s en tranches Ă©paisses, et ce faisant, il rĂ©pĂ©tait toujours Vous verrez, monsieur, comme ce pain est bon ! — Surtout quand on en est privĂ© depuis longtemps, dit Conseil. — Ce n’est mĂȘme plus du pain, ajouta le Canadien. C’est une pĂątisserie dĂ©licate. Vous n’en avez jamais mange, monsieur ? — Non, Ned. — Eh bien, prĂ©parez-vous Ă  absorber une chose succulente. Si vous n’y revenez pas, je ne suis plus le roi des harponneurs ! » Au bout de quelques minutes, la partie des fruits exposĂ©e au feu fut complĂštement charbonnĂ©e. À l’intĂ©rieur apparaissait une pĂąte blanche, sorte de mie tendre, dont la saveur rappelait celle de l’artichaut. Il faut l’avouer, ce pain Ă©tait excellent, et j’en mangeai avec grand plaisir. Malheureusement, dis-je, une telle pĂąte ne peut se garder fraĂźche, et il me paraĂźt inutile d’en faire une provision pour le bord. — Par exemple, monsieur ! s’écria Ned Land. Vous parlez lĂ  comme un naturaliste, mais moi, je vais agir comme un boulanger. Conseil, faites une rĂ©colte de ces fruits que nous reprendrons Ă  notre retour. — Et comment les prĂ©parerez-vous ? demandai-je au Canadien. — En fabriquant avec leur pulpe une pĂąte fermentĂ©e qui se gardera indĂ©finiment et sans se corrompre. Lorsque je voudrai l’employer, je la ferai cuire Ă  la cuisine du bord, et malgrĂ© sa saveur un peu acide, vous la trouverez excellente. — Alors, maĂźtre Ned, je vois qu’il ne manque rien Ă  ce pain
 — Si, monsieur le professeur, rĂ©pondit le Canadien, il y manque quelques fruits ou tout au moins quelques lĂ©gumes ! — Cherchons les fruits et les lĂ©gumes. » Lorsque notre rĂ©colte fut terminĂ©e, nous nous mĂźmes en route pour complĂ©ter ce dĂźner terrestre. » Nos recherches ne furent pas vaines, et, vers midi, nous avions fait une ample provision de bananes. Ces produits dĂ©licieux de la zone torride mĂ»rissent pendant toute l’annĂ©e, et les Malais, qui leur ont donnĂ© le nom de pisang », les mangent sans les faire cuire. Avec ces bananes, nous recueillĂźmes des jaks Ă©normes dont le goĂ»t est trĂšs-accusĂ©, des mangues savoureuses, et des ananas d’une grosseur invraisemblable. Mais cette rĂ©colte prit une grande partie de notre temps, que, d’ailleurs, il n’y avait pas lieu de regretter. Conseil observait toujours Ned. Le harponneur marchait en avant, et, pendant sa promenade Ă  travers la forĂȘt, il glanait d’une main sĂ»re d’excellents fruits qui devaient complĂ©ter sa provision. Enfin, demanda Conseil, il ne vous manque plus rien, ami Ned ? — Hum ! fit le Canadien. — Quoi ! vous vous plaignez ? — Tous ces vĂ©gĂ©taux ne peuvent constituer un repas, rĂ©pondit Ned. C’est la fin d’un repas, c’est un dessert. Mais le potage ? mais le rĂŽti ? — En effet, dis-je, Ned nous avait promis des cĂŽtelettes qui me semblent fort problĂ©matiques. — Monsieur, rĂ©pondit le Canadien, non seulement la chasse n’est pas finie, mais elle n’est mĂȘme pas commencĂ©e. Patience ! Nous finirons bien par rencontrer quelque animal de plume ou de poil, et, si ce n’est pas en cet endroit, ce sera dans un autre
 — Et si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera demain, ajouta Conseil, car il ne faut pas trop s’éloigner. Je propose mĂȘme de revenir au canot. — Quoi ! dĂ©jĂ  ! s’écria Ned. — Nous devons ĂȘtre de retour avant la nuit, dis-je. — Mais quelle heure est-il donc ? demanda le Canadien. — Deux heures, au moins, rĂ©pondit Conseil. — Comme le temps passe sur ce sol ferme ! s’écria maĂźtre Ned Land avec un soupir de regret. — En route », rĂ©pondit Conseil. Nous revĂźnmes donc Ă  travers la forĂȘt, et nous complĂ©tĂąmes notre rĂ©colte en faisant une razzia de choux-palmistes qu’il fallut cueillir Ă  la cime des arbres, de petits haricots que je reconnus pour ĂȘtre les abrou » des Malais, et d’ignames d’une qualitĂ© supĂ©rieure. Nous Ă©tions surchargĂ©s quand nous arrivĂąmes au canot. Cependant, Ned Land ne trouvait pas encore sa provision suffisante. Mais le sort le favorisa. Au moment de s’embarquer, il aperçut plusieurs arbres, hauts de vingt-cinq Ă  trente pieds, qui appartenaient Ă  l’espĂšce des palmiers. Ces arbres, aussi prĂ©cieux que l’artocarpus, sont justement comptĂ©s parmi les plus utiles produits de la Malaisie. C’étaient des sagoutiers, vĂ©gĂ©taux qui croissent sans culture, se reproduisant, comme les mĂ»riers, par leurs rejetons et leurs graines. Ned Land connaissait la maniĂšre de traiter ces arbres. Il prit sa hache, et la maniant avec une grande vigueur, il eut bientĂŽt couchĂ© sur le sol deux ou trois sagoutiers dont la maturitĂ© se reconnaissait Ă  la poussiĂšre blanche qui saupoudrait leurs palmes. Je le regardai faire plutĂŽt avec les yeux d’un naturaliste qu’avec les yeux d’un homme affamĂ©. Il commença par enlever Ă  chaque tronc une bande d’écorce, Ă©paisse d’un pouce, qui recouvrait un rĂ©seau de fibres allongĂ©es formant d’inextricables nƓuds, que mastiquait une sorte de farine gommeuse. Cette farine, c’était le sagou, substance comestible qui sert principalement Ă  l’alimentation des populations mĂ©lanĂ©siennes. Ned Land se contenta, pour le moment, de couper ces troncs par morceaux, comme il eĂ»t fait de bois Ă  brĂ»ler, se rĂ©servant d’en extraire plus tard la farine, de la passer dans une Ă©toffe afin de la sĂ©parer de ses ligaments fibreux, d’en faire Ă©vaporer l’humiditĂ© au soleil, et de la laisser durcir dans des moules. Enfin, Ă  cinq heures du soir, chargĂ©s de toutes nos richesses, nous quittions le rivage de l’üle, et, une demi-heure aprĂšs, nous accostions le Nautilus. Personne ne parut Ă  notre arrivĂ©e. L’énorme cylindre de tĂŽle semblait dĂ©sert. Les provisions embarquĂ©es, je descendis Ă  ma chambre. J’y trouvai mon souper prĂȘt. Je mangeai, puis je m’endormis. Le lendemain, 6 janvier, rien de nouveau Ă  bord. Pas un bruit Ă  l’intĂ©rieur, pas un signe de vie. Le canot Ă©tait restĂ© le long du bord, Ă  la place mĂȘme oĂč nous l’avions laissĂ©. Nous rĂ©solĂ»mes de retourner Ă  l’üle Gueboroar. Ned Land espĂ©rait ĂȘtre plus heureux que la veille au point de vue du chasseur, et dĂ©sirait visiter une autre partie de la forĂȘt. Au lever du soleil, nous Ă©tions en route. L’embarcation, enlevĂ©e par le flot qui portait Ă  terre, atteignit l’üle en peu d’instants. Nous dĂ©barquĂąmes, et, pensant qu’il valait mieux s’en rapporter Ă  l’instinct du Canadien, nous suivĂźmes Ned Land dont les longues jambes menaçaient de nous distancer. Ned Land remonta la cĂŽte vers l’ouest, puis, passant Ă  guĂ© quelques lits de torrents, il gagna la haute plaine que bordaient d’admirables forĂȘts. Quelques martins-pĂȘcheurs rĂŽdaient le long des cours d’eau, mais ils ne se laissaient pas approcher. Leur circonspection me prouva que ces volatiles savaient Ă  quoi s’en tenir sur des bipĂšdes de notre espĂšce, et j’en conclus que, si l’üle n’était pas habitĂ©e, du moins, des ĂȘtres humains la frĂ©quentaient. AprĂšs avoir traversĂ© une assez grasse prairie, nous arrivĂąmes Ă  la lisiĂšre d’un petit bois qu’animaient le chant et le vol d’un grand nombre d’oiseaux. Ce ne sont encore que des oiseaux, dit Conseil. — Mais il y en a qui se mangent ! rĂ©pondit le harponneur. — Point, ami Ned, rĂ©pliqua Conseil, car je ne vois lĂ  que de simples perroquets. — Ami Conseil, rĂ©pondit gravement Ned, le perroquet est le faisan de ceux qui n’ont pas autre chose Ă  manger. — Et j’ajouterai, dis-je, que cet oiseau, convenablement prĂ©parĂ©, vaut son coup de fourchette. » En effet, sous l’épais feuillage de ce bois, tout un monde de perroquets voltigeait de branche en branche, n’attendant qu’une Ă©ducation plus soignĂ©e pour parler la langue humaine. Pour le moment, ils caquetaient en compagnie de perruches de toutes couleurs, de graves kakatouas, qui semblaient mĂ©diter quelque problĂšme philosophique, tandis que des loris d’un rouge Ă©clatant passaient comme un morceau d’étamine emportĂ© par la brise, au milieu de kalaos au vol bruyant, de papouas peints des plus fines nuances de l’azur, et de toute une variĂ©tĂ© de volatiles charmants, mais gĂ©nĂ©ralement peu comestibles. Cependant, un oiseau particulier Ă  ces terres, et qui n’a jamais dĂ©passĂ© la limite des Ăźles d’Arrou et des Ăźles des Papouas, manquait Ă  cette collection. Mais le sort me rĂ©servait de l’admirer avant peu. AprĂšs avoir traversĂ© un taillis de mĂ©diocre Ă©paisseur, nous avions retrouvĂ© une plaine obstruĂ©e de buissons. Je vis alors s’enlever de magnifiques oiseaux que la disposition de leurs longues plumes obligeait Ă  se diriger contre le vent. Leur vol ondulĂ©, la grĂące de leurs courbes aĂ©riennes, le chatoiement de leurs couleurs, attiraient et charmaient le regard. Je n’eus pas de peine Ă  les reconnaĂźtre. Des oiseaux de paradis ! m’écriai-je. — Ordre des passereaux, section des clystomores, rĂ©pondit Conseil. — Famille des perdreaux ? demanda Ned Land. — Je ne crois pas, maĂźtre Land. NĂ©anmoins, je compte sur votre adresse pour attraper un de ces charmants produits de la nature tropicale ! — On essayera, monsieur le professeur, quoique je sois plus habituĂ© Ă  manier le harpon que le fusil. » Les Malais, qui font un grand commerce de ces oiseaux avec les Chinois, ont, pour les prendre, divers moyens que nous ne pouvions employer. TantĂŽt ils disposent des lacets au sommet des arbres Ă©levĂ©s que les paradisiers habitent de prĂ©fĂ©rence. TantĂŽt ils s’en emparent avec une glu tenace qui paralyse leurs mouvements. Ils vont mĂȘme jusqu’à empoisonner les fontaines oĂč ces oiseaux ont l’habitude de boire. Quant Ă  nous, nous Ă©tions rĂ©duits Ă  les tirer au vol, ce qui nous laissait peu de chances de les atteindre. Et en effet, nous Ă©puisĂąmes vainement une partie de nos munitions. Vers onze heures du matin, le premier plan des montagnes qui forment le centre de l’üle Ă©tait franchi, et nous n’avions encore rien tuĂ©. La faim nous aiguillonnait. Les chasseurs s’étaient fiĂ©s au produit de leur chasse, et ils avaient eu tort. TrĂšs-heureusement, Conseil, Ă  sa grande surprise, fit un coup double et assura le dĂ©jeuner. Il abattit un pigeon blanc et un ramier, qui, lestement plumĂ©s et suspendus Ă  une brochette, rĂŽtirent devant un feu ardent de bois mort. Pendant que ces intĂ©ressants animaux cuisaient, Ned prĂ©para des fruits de l’artocarpus. Puis, le pigeon et le ramier furent dĂ©vorĂ©s jusqu’aux os et dĂ©clarĂ©s excellents. La muscade, dont ils ont l’habitude de se gaver, parfume leur chair et en fait un manger dĂ©licieux. C’est comme si les poulardes se nourrissaient de truffes, dit Conseil. — Et maintenant, Ned, que vous manque-t-il ? demandai-je au Canadien. — Un gibier Ă  quatre pattes, monsieur Aronnax, rĂ©pondit Ned Land. Tous ces pigeons ne sont que hors-d’Ɠuvre et amusettes de la bouche. Aussi, tant que je n’aurai pas tuĂ© un animal Ă  cĂŽtelettes, je ne serai pas content ! — Ni moi, Ned, si je n’attrape pas un paradisier. — Continuons donc la chasse, rĂ©pondit Conseil, mais en revenant vers la mer. Nous sommes arrivĂ©s aux premiĂšres pentes des montagnes, et je pense qu’il vaut mieux regagner la rĂ©gion des forĂȘts. » C’était un avis sensĂ©, et il fut suivi. AprĂšs une heure de marche, nous avions atteint une vĂ©ritable forĂȘt de sagoutiers. Quelques serpents inoffensifs fuyaient sous nos pas. Les oiseaux de paradis se dĂ©robaient Ă  notre approche, et vĂ©ritablement, je dĂ©sespĂ©rais de les atteindre, lorsque Conseil, qui marchait en avant, se baissa soudain, poussa un cri de triomphe, et revint Ă  moi, rapportant un magnifique paradisier. Ah ! bravo ! Conseil, m’écriai-je. — Monsieur est bien bon, rĂ©pondit Conseil. — Mais non, mon garçon. Tu as fait lĂ  un coup de maĂźtre. Prendre un de ces oiseaux vivants, et le prendre Ă  la main ! — Si monsieur veut l’examiner de prĂšs, il verra que je n’ai pas eu grand mĂ©rite. — Et pourquoi, Conseil ? — Parce que cet oiseau est ivre comme une caille. — Ivre ? — Oui, monsieur, ivre des muscades qu’il dĂ©vorait sous le muscadier oĂč je l’ai pris. Voyez, ami Ned, voyez les monstrueux effets de l’intempĂ©rance ! — Mille diables ! riposta le Canadien, pour ce que j’ai bu de gin depuis deux mois, ce n’est pas la peine de me le reprocher ! » Cependant, j’examinais le curieux oiseau. Conseil ne se trompait pas. Le paradisier, enivrĂ© par le suc capiteux, Ă©tait rĂ©duit Ă  l’impuissance. Il ne pouvait voler. Il marchait Ă  peine. Mais cela m’inquiĂ©ta peu, et je le laissai cuver ses muscades. C’était le paradisier grand Ă©meraude. Cet oiseau appartenait Ă  la plus belle des huit espĂšces que l’on compte en Papouasie et dans les Ăźles voisines. C’était le paradisier grand-Ă©meraude », l’un des plus rares. Il mesurait trois dĂ©cimĂštres de longueur. Sa tĂȘte Ă©tait relativement petite, ses yeux placĂ©s prĂšs de l’ouverture du bec, et petits aussi. Mais il offrait une admirable rĂ©union de nuances, Ă©tant jaune de bec, brun de pieds et d’ongles, noisette aux ailes empourprĂ©es Ă  leurs extrĂ©mitĂ©s, jaune pĂąle Ă  la tĂȘte et sur le derriĂšre du cou, couleur d’émeraude Ă  la gorge, brun marron au ventre et Ă  la poitrine. Deux filets cornĂ©s et duveteux s’élevaient au-dessus de sa queue, que prolongeaient de longues plumes trĂšs-lĂ©gĂšres, d’une finesse admirable, et ils complĂ©taient l’ensemble de ce merveilleux oiseau que les indigĂšnes ont poĂ©tiquement appelĂ© l’oiseau du soleil. » Je souhaitais vivement de pouvoir ramener Ă  Paris ce superbe spĂ©cimen des paradisiers, afin d’en faire don au Jardin des Plantes, qui n’en possĂšde pas un seul vivant. C’est donc bien rare ? demanda le Canadien, du ton d’un chasseur qui estime fort peu le gibier au point de vue de l’art. — TrĂšs-rare, mon brave compagnon, et surtout trĂšs-difficile Ă  prendre vivant. Et mĂȘme morts, ces oiseaux sont encore l’objet d’un important trafic. Aussi, les naturels ont-ils imaginĂ© d’en fabriquer comme on fabrique des perles ou des diamants. — Quoi ! s’écria Conseil, on fait de faux oiseaux de paradis ? — Oui, Conseil. — Et monsieur connaĂźt-il le procĂ©dĂ© des indigĂšnes ? — Parfaitement. Les paradisiers, pendant la mousson d’est, perdent ces magnifiques plumes qui entourent leur queue, et que les naturalistes ont appelĂ©es plumes subalaires. Ce sont ces plumes que recueillent les faux-monnayeurs en volatiles, et qu’ils adaptent adroitement Ă  quelque pauvre perruche prĂ©alablement mutilĂ©e. Puis ils teignent la suture, ils vernissent l’oiseau, et ils expĂ©dient aux musĂ©ums et aux amateurs d’Europe ces produits de leur singuliĂšre industrie. — Bon ! fit Ned Land, si ce n’est pas l’oiseau, ce sont toujours ses plumes, et tant que l’objet n’est pas destinĂ© Ă  ĂȘtre mangĂ©, je n’y vois pas grand mal ! » Mais si mes dĂ©sirs Ă©taient satisfaits par la possession de ce paradisier, ceux du chasseur canadien ne l’étaient pas encore. Heureusement, vers deux heures, Ned Land abattit un magnifique cochon des bois, de ceux que les naturels appellent bari-outang ». L’animal venait Ă  propos pour nous procurer de la vraie viande de quadrupĂšde, et il fut bien reçu. Ned Land se montra trĂšs glorieux de son coup de fusil. Le cochon, touchĂ© par la balle Ă©lectrique, Ă©tait tombĂ© raide mort. Le Canadien le dĂ©pouilla et le vida proprement, aprĂšs en avoir retirĂ© une demi-douzaine de cĂŽtelettes destinĂ©es Ă  fournir une grillade pour le repas du soir. Puis, cette chasse fut reprise, qui devait encore ĂȘtre marquĂ©e par les exploits de Ned et de Conseil. En effet, les deux amis, battant les buissons, firent lever une troupe de kangaroos, qui s’enfuirent en bondissant sur leurs pattes Ă©lastiques. Mais ces animaux ne s’enfuirent pas si rapidement que la capsule Ă©lectrique ne put les arrĂȘter dans leur course. Ah ! monsieur le professeur, s’écria Ned Land que la rage du chasseur prenait Ă  la tĂȘte, quel gibier excellent, cuit Ă  l’étuvĂ©e surtout ! Quel approvisionnement pour le Nautilus ! Deux ! trois ! cinq Ă  terre ! Et quand je pense que nous dĂ©vorerons toute cette chair, et que ces imbĂ©ciles du bord n’en auront pas miette ! » Ned Land se contenta d’une douzaine de kangaroos. Je crois que, dans l’excĂšs de sa joie, le Canadien, s’il n’avait pas tant parlĂ©, aurait massacrĂ© toute la bande ! Mais il se contenta d’une douzaine de ces intĂ©ressants marsupiaux, qui forment le premier ordre des mammifĂšres aplacentaires, — nous dit Conseil. Ces animaux Ă©taient de petite taille. C’était une espĂšce de ces kangaroos-lapins, » qui gĂźtent habituellement dans le creux des arbres, et dont la vĂ©locitĂ© est extrĂȘme ; mais s’ils sont de mĂ©diocre grosseur, ils fournissent, du moins, la chair la plus estimĂ©e. Nous Ă©tions trĂšs-satisfaits des rĂ©sultats de notre chasse. Le joyeux Ned se proposait de revenir le lendemain Ă  cette Ăźle enchantĂ©e, qu’il voulait dĂ©peupler de tous ses quadrupĂšdes comestibles. Mais il comptait sans les Ă©vĂ©nements. À six heures du soir, nous avions regagnĂ© la plage. Notre canot Ă©tait Ă©chouĂ© Ă  sa place habituelle. Le Nautilus, semblable Ă  un long Ă©cueil, Ă©mergeait des flots Ă  deux milles du rivage. Ned Land, sans plus tarder, s’occupa de la grande affaire du dĂźner. Il s’entendait admirablement Ă  toute cette cuisine. Les cĂŽtelettes de bari-outang, » grillĂ©es sur des charbons, rĂ©pandirent bientĂŽt une dĂ©licieuse odeur qui parfuma l’atmosphĂšre !
 Mais je m’aperçois que je marche sur les traces du Canadien. Me voici en extase devant une grillade de porc frais ! Que l’on me pardonne, comme j’ai pardonnĂ© Ă  maĂźtre Land, et pour les mĂȘmes motifs ! Enfin, le dĂźner fut excellent. Deux ramiers complĂ©tĂšrent ce menu extraordinaire. La pĂąte de sagou, le pain de l’artocarpus, quelques mangues, une demi-douzaine d’ananas, et la liqueur fermentĂ©e de certaines noix de cocos, nous mirent en joie. Je crois mĂȘme que les idĂ©es de mes dignes compagnons n’avaient pas toute la nettetĂ© dĂ©sirable. Si nous ne retournions pas ce soir au Nautilus ? dit Conseil. — Si nous n’y retournions jamais ? » ajouta Ned Land. En ce moment une pierre vint tomber Ă  nos pieds, et coupa court Ă  la proposition du harponneur. CHAPITRE XXIILA FOUDRE DU CAPITAINE NEMO. Nous avions regardĂ© du cĂŽtĂ© de la forĂȘt, sans nous lever, ma main s’arrĂȘtant dans son mouvement vers ma bouche, celle de Ned Land achevant son office. Une pierre ne tombe pas du ciel, dit Conseil, ou bien elle mĂ©rite le nom d’aĂ©rolithe. » Une seconde pierre, soigneusement arrondie, qui enleva de la main de Conseil une savoureuse cuisse de ramier, donna encore plus de poids Ă  son observation. LevĂ©s tous les trois, le fusil Ă  l’épaule, nous Ă©tions prĂȘts Ă  rĂ©pondre Ă  toute attaque. Sont-ce des singes ? s’écria Ned Land. — À peu prĂšs, rĂ©pondit Conseil, ce sont des sauvages. — Au canot ! » dis-je en me dirigeant vers la mer. Il fallait, en effet, battre en retraite, car une vingtaine de naturels, armĂ©s d’arcs et de frondes, apparaissaient sur la lisiĂšre d’un taillis, qui masquait l’horizon de droite, Ă  cent pas Ă  peine. Notre canot Ă©tait Ă©chouĂ© Ă  dix toises de nous. Les sauvages s’approchaient, sans courir, mais ils prodiguaient les dĂ©monstrations les plus hostiles. Les pierres et les flĂšches pleuvaient. Ned Land n’avait pas voulu abandonner ses provisions, et malgrĂ© l’imminence du danger, son cochon d’un cĂŽtĂ©, ses kangaroos de l’autre, il dĂ©talait avec une certaine rapiditĂ©. En deux minutes, nous Ă©tions sur la grĂšve. Charger le canot des provisions et des armes, le pousser Ă  la mer, armer les deux avirons, ce fut l’affaire d’un instant. Nous n’avions pas gagnĂ© deux encablures, que cent sauvages, hurlant et gesticulant, entrĂšrent dans l’eau jusqu’à la ceinture. Je regardais si leur apparition attirerait sur la plate-forme quelques hommes du Nautilus. Mais non. L’énorme engin, couchĂ© au large, demeurait absolument dĂ©sert. Vingt minutes plus tard, nous montions Ă  bord. Les panneaux Ă©taient ouverts. AprĂšs avoir amarrĂ© le canot, nous rentrĂąmes Ă  l’intĂ©rieur du Nautilus. Je descendis au salon, d’oĂč s’échappaient quelques accords. Le capitaine Nemo Ă©tait lĂ , courbĂ© sur son orgue et plongĂ© dans une extase musicale. Capitaine ! » lui dis-je. Il ne m’entendit pas. Capitaine ! » repris-je en le touchant de la main. Il frissonna, et se retournant Ah ! c’est vous, monsieur le professeur ? me dit-il. Eh bien ! avez-vous fait bonne chasse, avez-vous herborisĂ© avec succĂšs ? — Oui, capitaine, rĂ©pondis-je, mais nous avons malheureusement ramenĂ© une troupe de bipĂšdes dont le voisinage me paraĂźt inquiĂ©tant. — Quels bipĂšdes ? — Des sauvages. — Des sauvages ! rĂ©pondit le capitaine Nemo d’un ton ironique. Et vous vous Ă©tonnez, monsieur le professeur, qu’ayant mis le pied sur une des terres de ce globe, vous y trouviez des sauvages ? Des sauvages, oĂč n’y en a-t-il pas ? Et d’ailleurs, sont-ils pires que les autres, ceux que vous appelez des sauvages ? — Mais, capitaine
 — Pour mon compte, monsieur, j’en ai rencontrĂ© partout. — Eh bien, rĂ©pondis-je, si vous ne voulez pas en recevoir Ă  bord du Nautilus, vous ferez bien de prendre quelques prĂ©cautions. — Tranquillisez-vous, monsieur le professeur, il n’y a pas lĂ  de quoi se prĂ©occuper. — Mais ces naturels sont nombreux. — Combien en avez-vous comptĂ© ? — Une centaine, au moins. — Monsieur Aronnax, rĂ©pondit le capitaine Nemo, dont les doigts s’étaient replacĂ©s sur les touches de l’orgue, quand tous les indigĂšnes de la Papouasie seraient rĂ©unis sur cette plage, le Nautilus n’aurait rien Ă  craindre de leurs attaques ! » Les doigts du capitaine couraient alors sur le clavier de l’instrument, et je remarquai qu’il n’en frappait que les touches noires, ce qui donnait Ă  ses mĂ©lodies une couleur essentiellement Ă©cossaise. BientĂŽt, il eut oubliĂ© ma prĂ©sence, et fut plongĂ© dans une rĂȘverie que je ne cherchai plus Ă  dissiper. Je remontai sur la plate-forme. La nuit Ă©tait dĂ©jĂ  venue, car, sous cette basse latitude, le soleil se couche rapidement et sans crĂ©puscule. Je n’aperçus plus que confusĂ©ment l’Ile Gueboroar. Mais des feux nombreux, allumĂ©s sur la plage, attestaient que les naturels ne songeaient pas Ă  la quitter. Je restai seul ainsi pendant plusieurs heures, tantĂŽt songeant Ă  ces indigĂšnes, — mais sans les redouter autrement, car l’imperturbable confiance du capitaine me gagnait, — tantĂŽt les oubliant, pour admirer les splendeurs de cette nuit des tropiques. Mon souvenir s’envolait vers la France, Ă  la suite de ces Ă©toiles zodiacales qui devaient l’éclairer dans quelques heures. La lune resplendissait au milieu des constellations du zĂ©nith. Je pensai alors que ce fidĂšle et complaisant satellite reviendrait aprĂšs-demain, Ă  cette mĂȘme place, pour soulever ces ondes et arracher le Nautilus Ă  son lit de coraux. Vers minuit, voyant que tout Ă©tait tranquille sur les flots assombris aussi bien que sous les arbres du rivage, je regagnai ma cabine, et je m’endormis paisiblement. La nuit s’écoula sans mĂ©saventure. Les Papouas s’effrayaient, sans doute, Ă  la seule vue du monstre Ă©chouĂ© dans la baie, car, les panneaux, restĂ©s ouverts, leur eussent offert un accĂšs facile Ă  l’intĂ©rieur du Nautilus. À six heures du matin, — 8 janvier, — je remontai sur la plate-forme. Les ombres du matin se levaient. L’üle montra bientĂŽt, Ă  travers les brumes dissipĂ©es, ses plages d’abord, ses sommets ensuite. Les indigĂšnes Ă©taient toujours lĂ , plus nombreux que la veille, — cinq ou six cents peut-ĂȘtre. Quelques-uns, profitant de la marĂ©e basse, s’étaient avancĂ©s sur les tĂȘtes de coraux, Ă  moins de deux encablures du Nautilus. Je les distinguai facilement. C’étaient bien de vĂ©ritables Papouas, Ă  taille athlĂ©tique, hommes de belle race, au front large et Ă©levĂ©, au nez gros mais non Ă©patĂ©, aux dents blanches. Leur chevelure laineuse, teinte en rouge, tranchait sur un corps, noir et luisant comme celui des Nubiens. Au lobe de leur oreille, coupĂ© et distendu, pendaient des chapelets en os. Ces sauvages Ă©taient gĂ©nĂ©ralement nus. Parmi eux, je remarquai quelques femmes, habillĂ©es, des hanches au genou, d’une vĂ©ritable crinoline d’herbes que soutenait une ceinture vĂ©gĂ©tale. Certains chefs avaient ornĂ© leur cou d’un croissant et de colliers de verroteries rouges et blanches. Presque tous, armĂ©s d’arcs, de flĂšches et de boucliers, portaient Ă  leur Ă©paule une sorte de filet contenant ces pierres arrondies que leur fronde lance avec adresse. Un de ces chefs, assez rapprochĂ© du Nautilus, l’examinait avec attention. Ce devait ĂȘtre un mado » de haut rang, car il se drapait dans une natte en feuilles de bananiers, dentelĂ©e sur ses bords et relevĂ©e d’éclatantes couleurs. J’aurais pu facilement abattre cet indigĂšne, qui se trouvait Ă  petite portĂ©e ; mais je crus qu’il valait mieux attendre des dĂ©monstrations vĂ©ritablement hostiles. Entre EuropĂ©ens et sauvages, il convient que les EuropĂ©ens ripostent et n’attaquent pas. Ces indigĂšnes rodĂšrent prĂšs du Nautilus Pendant tout le temps de la marĂ©e basse, ces indigĂšnes rĂŽdĂšrent prĂšs du Nautilus, mais ils ne se montrĂšrent pas bruyants. Je les entendais rĂ©pĂ©ter frĂ©quemment le mot assai », et Ă  leurs gestes je compris qu’ils m’invitaient Ă  aller Ă  terre, invitation que je crus devoir dĂ©cliner. Donc, ce jour-lĂ , le canot ne quitta pas le bord, au grand dĂ©plaisir de maĂźtre Land qui ne put complĂ©ter ses provisions. Cet adroit Canadien employa son temps Ă  prĂ©parer les viandes et farines qu’il avait rapportĂ©es de l’üle Gueboroar. Quant aux sauvages, ils regagnĂšrent la terre vers onze heures du matin, dĂšs que les tĂȘtes de corail commencĂšrent Ă  disparaĂźtre sous le flot de la marĂ©e montante. Mais je vis leur nombre s’accroĂźtre considĂ©rablement sur la plage. Il Ă©tait probable qu’ils venaient des Ăźles voisines ou de la Papouasie proprement dite. Cependant, je n’avais pas aperçu une seule pirogue indigĂšne. N’ayant rien de mieux Ă  faire, je songeai Ă  draguer ces belles eaux limpides, qui laissaient voir Ă  profusion des coquilles, des zoophytes et des plantes pĂ©lagiennes. C’était, d’ailleurs, la derniĂšre journĂ©e que le Nautilus allait passer dans ces parages, si, toutefois, il flottait Ă  la pleine mer du lendemain, suivant la promesse du capitaine Nemo. J’appelai donc Conseil qui m’apporta une petite drague lĂ©gĂšre, Ă  peu prĂšs semblable Ă  celles qui servent Ă  pĂȘcher les huĂźtres. Et ces sauvages ? me demanda Conseil. N’en dĂ©plaise Ă  monsieur, ils ne me semblent pas trĂšs mĂ©chants ! — Ce sont pourtant des anthropophages, mon garçon. — On peut ĂȘtre anthropophage et brave homme, rĂ©pondit Conseil, comme on peut ĂȘtre gourmand et honnĂȘte. L’un n’exclut pas l’autre. — Bon ! Conseil, je t’accorde que ce sont d’honnĂȘtes anthropophages, et qu’ils dĂ©vorent honnĂȘtement leurs prisonniers. Cependant, comme je ne tiens pas Ă  ĂȘtre dĂ©vorĂ©, mĂȘme honnĂȘtement, je me tiendrai sur mes gardes, car le commandant du Nautilus ne paraĂźt prendre aucune prĂ©caution. Et maintenant Ă  l’ouvrage. » Pendant deux heures, notre pĂȘche fut activement conduite, mais sans rapporter aucune raretĂ©. La drague s’emplissait d’oreilles de Midas, de harpes, de mĂ©lanies, et particuliĂšrement des plus beaux marteaux que j’eusse vu jusqu’à ce jour. Nous prĂźmes aussi quelques holoturies, des huĂźtres perliĂšres, et une douzaine de petites tortues qui furent rĂ©servĂ©es pour l’office du bord. Mais, au moment oĂč je m’y attendais le moins, je mis la main sur une merveille, je devrais dire sur une difformitĂ© naturelle, trĂšs rare Ă  rencontrer. Conseil venait de donner un coup de drague, et son appareil remontait chargĂ© de diverses coquilles assez ordinaires, quand, tout d’un coup, il me vit plonger rapidement le bras dans le filet, en retirer un coquillage, et pousser un cri de conchyliologue, c’est-Ă -dire le cri le plus perçant que puisse produire un gosier humain. Eh ! qu’a donc monsieur ? demanda Conseil, trĂšs surpris. Monsieur a-t-il Ă©tĂ© mordu ? — Non, mon garçon, et cependant, j’eusse volontiers payĂ© d’un doigt ma dĂ©couverte ! — Quelle dĂ©couverte ? — Cette coquille, dis-je en montrant l’objet de mon triomphe. — Mais c’est tout simplement une olive porphyre, genre olive, ordre des pectinibranches, classe des gastĂ©ropodes, embranchement des mollusques
 — Oui, Conseil, mais au lieu d’ĂȘtre enroulĂ©e de droite Ă  gauche, cette olive tourne de gauche Ă  droite ! — Est-il possible ! s’écria Conseil. — Oui, mon garçon, c’est une coquille sĂ©nestre ! — Une coquille sĂ©nestre ! rĂ©pĂ©tait Conseil, le cƓur palpitant. — Regarde sa spire ! — Ah ! monsieur peut m’en croire, dit Conseil en prenant la prĂ©cieuse coquille d’une main tremblante, mais je n’ai jamais Ă©prouvĂ© une Ă©motion pareille ! » Et il y avait de quoi ĂȘtre Ă©mu ! On sait, en effet, comme l’ont fait observer les naturalistes, que la dextrositĂ© est une loi de nature. Les astres et leurs satellites, dans leur mouvement de translation et de rotation, se meuvent de droite Ă  gauche. L’homme se sert plus souvent de sa main droite que de sa main gauche, et, consĂ©quemment, ses instruments et ses appareils, escaliers, serrures, ressorts de montres, etc., sont combinĂ©s de maniĂšre Ă  ĂȘtre employĂ©s de droite Ă  gauche. Or, la nature a gĂ©nĂ©ralement suivi cette loi pour l’enroulement de ses coquilles. Elles sont toutes dextres, Ă  de rares exceptions, et quand, par hasard, leur spire est sĂ©nestre, les amateurs les payent au poids de l’or. Conseil se jeta sur mon fusil. Conseil et moi, nous Ă©tions donc plongĂ©s dans la contemplation de notre trĂ©sor, et je me promettais bien d’en enrichir le MusĂ©um, quand une pierre, malencontreusement lancĂ©e par un indigĂšne, vint briser le prĂ©cieux objet dans la main de Conseil. Je poussai un cri de dĂ©sespoir ! Conseil se jeta sur mon fusil, et visa un sauvage qui balançait sa fronde Ă  dix mĂštres de lui. Je voulus l’arrĂȘter, mais son coup partit et brisa le bracelet d’amulettes qui pendait au bras de l’indigĂšne. Conseil, m’écriai-je, Conseil ! — Eh quoi ! Monsieur ne voit-il pas que ce cannibale a commencĂ© l’attaque ? — Une coquille ne vaut pas la vie d’un homme ! lui dis-je. — Ah ! le gueux ! s’écria Conseil, j’aurais mieux aimĂ© qu’il m’eĂ»t cassĂ© l’épaule ! » Conseil Ă©tait sincĂšre, mais je ne fus pas de son avis. Cependant, la situation avait changĂ© depuis quelques instants, et nous ne nous en Ă©tions pas aperçus. Une vingtaine de pirogues entouraient alors le Naulilus. Ces pirogues, creusĂ©es dans des troncs d’arbre, longues, Ă©troites, bien combinĂ©es pour la marche, s’équilibraient au moyen d’un double balancier en bambous qui flottait Ă  la surface de l’eau. Elles Ă©taient manƓuvrĂ©es par d’adroits pagayeurs Ă  demi nus, et je ne les vis pas s’avancer sans inquiĂ©tude. Il Ă©tait Ă©vident que ces Papouas avaient eu dĂ©jĂ  des relations avec les EuropĂ©ens, et qu’ils connaissaient leurs navires. Mais ce long cylindre de fer allongĂ© dans la baie, sans mĂąts, sans cheminĂ©e, que devaient-ils en penser ? Rien de bon, car ils s’en Ă©taient d’abord tenus Ă  distance respectueuse. Cependant, Le voyant immobile, ils reprenaient peu Ă  peu confiance, et cherchaient Ă  se familiariser avec lui. Or, c’était prĂ©cisĂ©ment cette familiaritĂ© qu’il fallait empĂȘcher. Nos armes, auxquelles la dĂ©tonation manquait, ne pouvaient produire qu’un effet mĂ©diocre sur ces indigĂšnes, qui n’ont de respect que pour les engins bruyants. La foudre, sans les roulements du tonnerre, effraierait peu les hommes, bien que le danger soit dans l’éclair, non dans le bruit. En ce moment, les pirogues s’approchĂšrent plus prĂšs du Nautilus, et une nuĂ©e de flĂšches s’abattit sur lui. Diable ! il grĂȘle ! dit Conseil, et peut-ĂȘtre une grĂȘle empoisonnĂ©e ! — Il faut prĂ©venir le capitaine Nemo », dis-je en rentrant par le panneau. Je descendis au salon. Je n’y trouvai personne. Je me hasardai Ă  frapper Ă  la porte qui s’ouvrait sur la chambre du capitaine. Un entrez » me rĂ©pondit. J’entrai, et je trouvai le capitaine Nemo plongĂ© dans un calcul oĂč les x et autres signes algĂ©briques ne manquaient pas. Je vous dĂ©range ? dis-je par politesse. — En effet, monsieur Aronnax, me rĂ©pondit le capitaine, mais je pense que vous avez eu des raisons sĂ©rieuses de me voir ? — TrĂšs-sĂ©rieuses. Les pirogues des naturels nous entourent, et, dans quelques minutes, nous serons certainement assaillis par plusieurs centaines de sauvages. — Ah ! fit tranquillement le capitaine Nemo, ils sont venus avec leurs pirogues ? — Oui, monsieur. — Eh bien, monsieur, il suffit de fermer les panneaux. — PrĂ©cisĂ©ment, et je venais vous dire
 — Rien n’est plus facile, » dit le capitaine Nemo. Et, pressant un bouton Ă©lectrique, il transmit un ordre au poste de l’équipage. VoilĂ  qui est fait, monsieur, me dit-il, aprĂšs quelques instants. Le canot est en place, et les panneaux sont fermĂ©s. Vous ne craignez pas, j’imagine, que ces messieurs dĂ©foncent des murailles que les boulets de votre frĂ©gate n’ont pu entamer ? — Non, capitaine, mais il existe encore un danger. — Lequel, monsieur ? — C’est que demain, Ă  pareille heure, il faudra rouvrir les panneaux pour renouveler l’air du Nautilus
 — Sans contredit, monsieur, puisque notre bĂątiment respire Ă  la maniĂšre des cĂ©tacĂ©s. — Or, si Ă  ce moment, les Papouas occupent la plate-forme, je ne vois pas comment vous pourrez les empĂȘcher d’entrer. — Alors, monsieur, vous supposez qu’ils monteront Ă  bord ? — J’en suis certain. — Eh bien, monsieur, qu’ils montent. Je ne vois aucune raison pour les en empĂȘcher. Au fond, ce sont de pauvres diables, ces Papouas, et je ne veux pas que ma visite Ă  l’üle Gueboroar coĂ»te la vie Ă  un seul de ces malheureux ! » Cela dit, j’allais me retirer ; mais le capitaine Nemo me retint et m’invita Ă  m’asseoir prĂšs de lui. Il me questionna avec intĂ©rĂȘt sur nos excursions Ă  terre, sur nos chasses, et n’eut pas l’air de comprendre ce besoin de viande qui passionnait le Canadien. Puis, la conversation effleura divers sujets, et, sans ĂȘtre plus communicatif, le capitaine Nemo se montra plus aimable. Entre autres choses, nous en vĂźnmes Ă  parler de la situation du Nautilus, prĂ©cisĂ©ment Ă©chouĂ© dans ce dĂ©troit, oĂč Dumont d’Urville fut sur le point de se perdre. Puis Ă  ce propos Ce fut un de vos grands marins, me dit le capitaine, un de vos plus intelligents navigateurs que ce d’Urville ! C’est votre capitaine Cook, Ă  vous autres, Français. InfortunĂ© savant ! Avoir bravĂ© les banquises du pĂŽle Sud, les coraux de l’OcĂ©anie, les cannibales du Pacifique, pour pĂ©rir misĂ©rablement dans un train de chemin de fer ! Si cet homme Ă©nergique a pu rĂ©flĂ©chir pendant les derniĂšres secondes de son existence, vous figurez-vous quelles ont dĂ» ĂȘtre ses suprĂȘmes pensĂ©es ! » En parlant ainsi, le capitaine Nemo semblait Ă©mu, et je porte cette Ă©motion Ă  son actif. Puis, la carte Ă  la main, nous revĂźmes les travaux du navigateur français, ses voyages de circumnavigation, sa double tentative au pĂŽle Sud qui amena la dĂ©couverte des terres AdĂ©lie et Louis-Philippe, enfin ses levĂ©s hydrographiques des principales Ăźles de l’OcĂ©anie. Ce que votre d’Urville a fait Ă  la surface des mers, me dit le capitaine Nemo, je l’ai fait Ă  l’intĂ©rieur de l’OcĂ©an, et plus facilement, plus complĂštement que lui. L’Astrolabe et la ZĂ©lĂ©e, incessamment ballottĂ©es par les ouragans, ne pouvaient valoir le Nautilus, tranquille cabinet de travail, et vĂ©ritablement sĂ©dentaire au milieu des eaux ! — Cependant, capitaine, dis-je, il y a un point de ressemblance entre les corvettes de Dumont d’Urville et le Nautilus. — Lequel, monsieur ? — C’est que le Nautilus s’est Ă©chouĂ© comme elles ! — Le Nautilus ne s’est pas Ă©chouĂ©, monsieur, me rĂ©pondit froidement le capitaine Nemo. Le Nautilus est fait pour reposer sur le lit des mers, et les pĂ©nibles travaux, les manƓuvres qu’imposa Ă  d’Urville le renflouage de ses corvettes, je ne les entreprendrai pas. L’Astrolabe et la ZĂ©lĂ©e ont failli pĂ©rir, mais mon Nautilus ne court aucun danger. Demain, au jour dit, Ă  l’heure dite, la marĂ©e le soulĂšvera paisiblement, et il reprendra sa navigation Ă  travers les mers. — Capitaine, dis-je, je ne doute pas
. — Demain, ajouta le capitaine Nemo en se levant, demain, Ă  deux heures quarante minutes du soir, le Nautilus flottera et quittera sans avarie le dĂ©troit de TorrĂšs. » Ces paroles prononcĂ©es d’un ton trĂšs bref, le capitaine Nemo s’inclina lĂ©gĂšrement. C’était me donner congĂ©, et je rentrai dans ma chambre. LĂ , je trouvai Conseil, qui dĂ©sirait connaĂźtre le rĂ©sultat de mon entrevue avec le capitaine. Mon garçon, rĂ©pondis-je, lorsque j’ai eu l’air de croire que son Nautilus Ă©tait menace par les naturels de la Papouasie, le capitaine m’a rĂ©pondu trĂšs ironiquement. Je n’ai donc qu’une chose Ă  dire Aie confiance en lui, et va dormir en paix. — Monsieur n’a pas besoin de mes services ? — Non, mon ami. Que fait Ned Land ? — Que monsieur m’excuse, rĂ©pondit Conseil, mais l’ami Ned confectionne un pĂątĂ© de kangaroo qui sera une merveille ! » Je restai seul, je me couchai, mais je dormis assez mal. J’entendais le bruit des sauvages qui piĂ©tinaient sur la plate-forme en poussant des cris assourdissants. La nuit se passa ainsi, et sans que l’équipage sortĂźt de son inertie habituelle. Il ne s’inquiĂ©tait pas plus de la prĂ©sence de ces cannibales que les soldats d’un fort blindĂ© ne se prĂ©occupent des fourmis qui courent sur son blindage. À six heures du matin, je me levai. Les panneaux n’avaient pas Ă©tĂ© ouverts. L’air ne fut donc pas renouvelĂ© Ă  l’intĂ©rieur, mais les rĂ©servoirs, chargĂ©s Ă  toute occurrence, fonctionnĂšrent Ă  propos et lancĂšrent quelques mĂštres cubes d’oxygĂšne dans l’atmosphĂšre appauvrie du Nautilus. Je travaillai dans ma chambre jusqu’à midi, sans avoir vu, mĂȘme un instant, le capitaine Nemo. On ne paraissait faire Ă  bord aucun prĂ©paratif de dĂ©part. J’attendis quelque temps encore, puis, je me rendis au grand salon. La pendule marquait deux heures et demie. Dans dix minutes, le flot devait avoir atteint son maximum de hauteur, et, si le capitaine Nemo n’avait point fait une promesse tĂ©mĂ©raire, le Nautilus serait immĂ©diatement dĂ©gagĂ©. Sinon, bien des mois se passeraient avant qu’il pĂ»t quitter son lit de corail. Cependant, quelques tressaillements avant-coureurs se firent bientĂŽt sentir dans la coque du bateau. J’entendis grincer sur son bordage les aspĂ©ritĂ©s calcaires du fond corallien. À deux heures trente-cinq minutes, le capitaine Nemo parut dans le salon. Nous allons partir, dit-il. — Ah ! fis-je. — J’ai donnĂ© l’ordre d’ouvrir les panneaux. — Et les Papouas ? — Les Papouas ? rĂ©pondit le capitaine Nemo, haussant lĂ©gĂšrement les Ă©paules. — Ne vont-ils pas pĂ©nĂ©trer Ă  l’intĂ©rieur du Nautilus ? — Et comment ? — En franchissant les panneaux que vous aurez fait ouvrir. — Monsieur Aronnax, rĂ©pondit tranquillement le capitaine Nemo, on n’entre pas ainsi par les panneaux du Nautilus, mĂȘme quand ils sont ouverts. » Je regardai le capitaine. Vous ne comprenez pas ? me dit-il. — Aucunement. — Eh bien ! venez et vous verrez. » Je me dirigeai vers l’escalier central. LĂ , Ned Land et Conseil, trĂšs intriguĂ©s, regardaient quelques hommes de l’équipage qui ouvraient les panneaux, tandis que des cris de rage et d’épouvantables vocifĂ©rations rĂ©sonnaient au-dehors. Les mantelets furent rabattus extĂ©rieurement. Vingt figures horribles apparurent. Mais le premier de ces indigĂšnes qui mit la main sur la rampe de l’escalier, rejetĂ© en arriĂšre par je ne sais quelle force invisible, s’enfuit, poussant des cris affreux et faisant des gambades exorbitantes. Dix de ses compagnons lui succĂ©dĂšrent. Dix eurent le mĂȘme sort. Dix de ses compagnons eurent le mĂȘme sort. Conseil Ă©tait dans l’extase. Ned Land, emportĂ© par ses instincts violents, s’élança sur l’escalier. Mais, dĂšs qu’il eut saisi la rampe Ă  deux mains, il fut renversĂ© Ă  son tour. Mille diables ! s’écria-t-il. Je suis foudroyĂ© ! » Ce mot m’expliqua tout. Ce n’était plus une rampe, mais un cĂąble de mĂ©tal, tout chargĂ© de l’électricitĂ© du bord, qui aboutissait Ă  la plate-forme. Quiconque la touchait ressentait une formidable secousse, et cette secousse eĂ»t Ă©tĂ© mortelle, si le capitaine Nemo eĂ»t lancĂ© dans ce conducteur tout le courant de ses appareils ! On peut rĂ©ellement dire, qu’entre ses assaillants et lui, il avait tendu un rĂ©seau Ă©lectrique que nul ne pouvait impunĂ©ment franchir. Cependant, les Papouas Ă©pouvantĂ©s avaient battu en retraite, affolĂ©s de terreur. Nous, moitiĂ© riants, nous consolions et frictionnions le malheureux Ned Land qui jurait comme un possĂ©dĂ©. Mais, en ce moment, le Nautilus, soulevĂ© par les derniĂšres ondulations du flot, quitta son lit de corail Ă  cette quarantiĂšme minute exactement fixĂ©e par le capitaine. Son hĂ©lice battit les eaux avec une majestueuse lenteur. Sa vitesse s’accrut peu Ă  peu, et, naviguant Ă  la surface de l’OcĂ©an, il abandonna sain et sauf les dangereuses passes du dĂ©troit de TorrĂšs. CHAPITRE XXIIIÆGRI SOMNIA. Le jour suivant, 10 janvier, le Nautilus reprit sa marche entre deux eaux, mais avec une vitesse remarquable que je ne puis estimer Ă  moins de trente-cinq milles Ă  l’heure. La rapiditĂ© de son hĂ©lice Ă©tait telle que je ne pouvais ni suivre ses tours ni les compter. Quand je songeais que ce merveilleux agent Ă©lectrique, aprĂšs avoir donnĂ© le mouvement, la chaleur, la lumiĂšre au Nautilus, le protĂ©geait encore contre les attaques extĂ©rieures, et le transformait en une arche sainte Ă  laquelle nul profanateur ne touchait sans ĂȘtre foudroyĂ©, mon admiration n’avait plus de bornes, et de l’appareil, elle remontait aussitĂŽt Ă  l’ingĂ©nieur qui l’avait créé. Nous marchions directement vers l’ouest, et, le 11 janvier, nous doublĂąmes ce cap Wessel, situĂ© par 135° de longitude et 10° de latitude nord, qui forme la pointe est du golfe de Carpentarie. Les rĂ©cifs Ă©taient encore nombreux, mais plus clairsemĂ©s, et relevĂ©s sur la carte avec une extrĂȘme prĂ©cision. Le Nautilus Ă©vita facilement les brisants de Money Ă  bĂąbord, et les rĂ©cifs Victoria Ă  tribord, placĂ©s par 130° de longitude, et sur ce dixiĂšme parallĂšle que nous suivions rigoureusement. Le 13 janvier, le capitaine Nemo, arrivĂ© dans la mer de Timor, avait connaissance de l’üle de ce nom par 122° de longitude. Cette Ăźle dont la superficie est de seize cent vingt-cinq lieues carrĂ©es est gouvernĂ©e par des radjahs. Ces princes se disent fils de crocodiles, c’est-Ă -dire issus de la plus haute origine Ă  laquelle un ĂȘtre humain puisse prĂ©tendre. Aussi, ces ancĂȘtres Ă©cailleux foisonnent dans les riviĂšres de l’üle, et sont l’objet d’une vĂ©nĂ©ration particuliĂšre. On les protĂšge, on les gĂąte, on les adule, on les nourrit, on leur offre des jeunes filles en pĂąture, et malheur Ă  l’étranger qui porte la main sur ces lĂ©zards sacrĂ©s. Mais le Nautilus n’eut rien Ă  dĂ©mĂȘler avec ces vilains animaux. Timor ne fut visible qu’un instant, Ă  midi, pendant que le second relevait sa position. Également, je ne fis qu’entrevoir cette petite Ăźle Rotti, qui fait partie du groupe, et dont les femmes ont une rĂ©putation de beautĂ© trĂšs Ă©tablie sur les marchĂ©s malais. À partir de ce point, la direction du Nautilus, en latitude, s’inflĂ©chit vers le sud-ouest. Le cap fut mis sur l’ocĂ©an Indien. OĂč la fantaisie du capitaine Nemo allait-elle nous entraĂźner ? Remonterait-il vers les cĂŽtes de l’Asie ? Se rapprocherait-il des rivages de l’Europe ? RĂ©solutions peu probables de la part d’un homme qui fuyait les continents habitĂ©s ? Descendrait-il donc vers le sud ? Irait-il doubler le cap de Bonne-EspĂ©rance, puis le cap Horn, et pousser au pĂŽle antarctique ? Reviendrait-il enfin vers ses mers du Pacifique, oĂč son Nautilus trouvait une navigation facile et indĂ©pendante ? L’avenir devait nous l’apprendre. AprĂšs avoir prolongĂ© les Ă©cueils de Cartier, d’Hibernia, de Seringapatam, de Scott, derniers efforts de l’élĂ©ment solide contre l’élĂ©ment liquide, le 14 janvier, nous Ă©tions au-delĂ  de toutes terres. La vitesse du Nautilus fut singuliĂšrement ralentie, et, trĂšs-capricieux dans ses allures, tantĂŽt il nageait au milieu des eaux, et tantĂŽt il flottait Ă  leur surface. Pendant cette pĂ©riode du voyage, le capitaine Nemo fit d’intĂ©ressantes expĂ©riences sur les diverses tempĂ©ratures de la mer Ă  des couches diffĂ©rentes. Dans les conditions ordinaires, ces relevĂ©s s’obtiennent au moyen d’instruments assez compliquĂ©, dont les rapports sont au moins douteux, que ce soient des sondes thermomĂ©triques, dont les verres se brisent souvent sous la pression des eaux, ou des appareils basĂ©s sur la variation de rĂ©sistance de mĂ©taux aux courants Ă©lectriques. Ces rĂ©sultats ainsi obtenus ne peuvent ĂȘtre suffisamment contrĂŽlĂ©s. Au contraire, le capitaine Nemo allait lui-mĂȘme chercher cette tempĂ©rature dans les profondeurs de la mer, et son thermomĂštre, mis en communication avec les diverses nappes liquides, lui donnait immĂ©diatement et sĂ»rement le degrĂ© recherchĂ©. C’est ainsi que, soit en surchargeant ses rĂ©servoirs, soit en descendant obliquement au moyen de ses plans inclinĂ©s, le Nautilus atteignit successivement des profondeurs de trois, quatre, cinq, sept, neuf et dix mille mĂštres, et le rĂ©sultat dĂ©finitif de ces expĂ©riences fut que la mer prĂ©sentait une tempĂ©rature permanente de quatre degrĂ©s et demi, Ă  une profondeur de mille mĂštres, sous toutes les latitudes. Je suivais ces expĂ©riences avec le plus vif intĂ©rĂȘt. Le capitaine Nemo y apportait une vĂ©ritable passion. Souvent, je me demandai dans quel but il faisait ces observations. Était-ce au profit de ses semblables ? Ce n’était pas probable, car, un jour ou l’autre, ses travaux devaient pĂ©rir avec lui dans quelque mer ignorĂ©e ! À moins qu’il ne me destinĂąt le rĂ©sultat de ses expĂ©riences. Mais c’était admettre que mon Ă©trange voyage aurait un terme, et ce terme, je ne l’apercevais pas encore. Quoi qu’il en soit, le capitaine Nemo me fit Ă©galement connaĂźtre divers chiffres obtenus par lui et qui Ă©tablissaient le rapport des densitĂ©s de l’eau dans les principales mers du globe. De cette communication, je tirai un enseignement personnel qui n’avait rien de scientifique. C’était pendant la matinĂ©e du 15 janvier. Le capitaine, avec lequel je me promenais sur la plate-forme, me demanda si je connaissais les diffĂ©rentes densitĂ©s que prĂ©sentent les eaux de la mer. Je lui rĂ©pondis nĂ©gativement, et j’ajoutai que la science manquait d’observations rigoureuses Ă  ce sujet. Je les ai faites, ces observations, me dit-il, et je puis en affirmer la certitude. — Bien, rĂ©pondis-je, mais le Nautilus est un monde Ă  part, et les secrets de ses savants n’arrivent pas jusqu’à la terre. — Vous avez raison, monsieur le professeur, me dit-il, aprĂšs quelques instants de silence. C’est un monde Ă  part. Il est aussi Ă©tranger Ă  la terre que les planĂštes qui accompagnent ce globe autour du soleil, et l’on ne connaĂźtra jamais les travaux des savants de Saturne ou de Jupiter. Cependant, puisque le hasard a liĂ© nos deux existences, je puis vous communiquer le rĂ©sultat de mes observations. — Je vous Ă©coute, capitaine. — Vous savez, monsieur le professeur, que l’eau de mer est plus dense que l’eau douce, mais cette densitĂ© n’est pas uniforme. En effet, si je reprĂ©sente par un la densitĂ© de l’eau douce, je trouve un vingt-huit milliĂšme pour les eaux de l’Atlantique, un vingt-six milliĂšme pour les eaux du Pacifique, un trente-milliĂšme pour les eaux de la MĂ©diterranĂ©e
 — Ah ! pensai-je, il s’aventure dans la MĂ©diterranĂ©e ? — Un dix-huit milliĂšme pour les eaux de la mer Ionienne, et un vingt-neuf milliĂšme pour les eaux de l’Adriatique. » DĂ©cidĂ©ment, le Nautilus ne fuyait pas les mers frĂ©quentĂ©es de l’Europe, et j’en conclus qu’il nous ramĂšnerait, — peut-ĂȘtre avant peu, — vers des continents plus civilisĂ©s. Je pensai que Ned Land apprendrait cette particularitĂ© avec une satisfaction trĂšs-naturelle. Pendant plusieurs jours, nos journĂ©es se passĂšrent en expĂ©riences de toutes sortes, qui portĂšrent sur les degrĂ©s de salure des eaux Ă  diffĂ©rentes profondeurs, sur leur Ă©lectrisation, sur leur coloration, sur leur transparence, et dans toutes ces circonstances, le capitaine Nemo dĂ©ploya une ingĂ©niositĂ© qui ne fut Ă©galĂ©e que par sa bonne grĂące envers moi. Puis, pendant quelques jours, je ne le revis plus, et demeurai de nouveau comme isolĂ© Ă  son bord. Le 16 janvier, le Nautilus parut s’endormir Ă  quelques mĂštres seulement au-dessous de la surface des flots. Ses appareils Ă©lectriques ne fonctionnaient pas, et son hĂ©lice immobile le laissait errer au grĂ© des courants. Je supposai que l’équipage s’occupait de rĂ©parations intĂ©rieures, nĂ©cessitĂ©es par la violence des mouvements mĂ©caniques de la machine. Mes compagnons et moi, nous fĂ»mes alors tĂ©moins d’un curieux spectacle. Les panneaux du salon Ă©taient ouverts, et comme le fanal du Nautilus n’était pas en activitĂ©, une vague obscuritĂ© rĂ©gnait au milieu des eaux. Le ciel orageux et couvert d’épais nuages ne donnait aux premiĂšres couches de l’OcĂ©an qu’une insuffisante clartĂ©. J’observais l’état de la mer dans ces conditions, et les plus gros poissons ne m’apparaissaient plus que comme des ombres Ă  peine figurĂ©es, quand le Nautilus se trouva subitement transportĂ© en pleine lumiĂšre. Je crus d’abord que le fanal avait Ă©tĂ© rallumĂ©, et qu’il projetait son Ă©clat Ă©lectrique dans la masse liquide. Je me trompais, et aprĂšs une rapide observation, je reconnus mon erreur. Le Nautilus flottait au milieu d’une couche phosphorescente, qui dans cette obscuritĂ© devenait Ă©blouissante. Elle Ă©tait produite par des myriades d’animalcules lumineux, dont l’étincellement s’accroissait en glissant sur la coque mĂ©tallique de l’appareil. Je surprenais alors des Ă©clairs au milieu de ces nappes lumineuses, comme eussent Ă©tĂ© des coulĂ©es de plomb fondu dans une fournaise ardente, ou des masses mĂ©talliques portĂ©es au rouge blanc ; de telle sorte que par opposition, certaines portions lumineuses faisaient ombre dans ce milieu ignĂ©, dont toute ombre semblait devoir ĂȘtre bannie. Non ! ce n’était plus l’irradiation calme de notre Ă©clairage habituel ! Il y avait lĂ  une vigueur et un mouvement insolites ! Cette lumiĂšre, on la sentait vivante ! En effet, c’était une agglomĂ©ration infinie d’infusoires pĂ©lagiens, de noctiluques miliaires, vĂ©ritables globules de gelĂ©e diaphane, pourvus d’un tentacule filiforme, et dont on a comptĂ© jusqu’à vingt-cinq mille dans trente centimĂštres cubes d’eau. Et leur lumiĂšre Ă©tait encore doublĂ©e par ces lueurs particuliĂšres aux mĂ©duses, aux astĂ©ries, aux aurĂ©lies, aux pholadesdattes, et autres zoophytes phosphorescents, imprĂ©gnĂ©s du graissin des matiĂšres organiques dĂ©composĂ©es par la mer, et peut-ĂȘtre du mucus sĂ©crĂ©tĂ© par les poissons. Pendant plusieurs heures, le Nautilus flotta dans ces ondes brillantes, et notre admiration s’accrut Ă  voir les gros animaux marins s’y jouer comme des salamandres. Je vis lĂ , au milieu de ce feu qui ne brĂ»le pas, des marsouins Ă©lĂ©gants et rapides, infatigables clowns des mers, et des istiophores longs de trois mĂštres, intelligents prĂ©curseurs des ouragans, dont le formidable glaive heurtait parfois la vitre du salon. Puis apparurent des poissons plus petits, des balistes variĂ©s, des scomberoĂŻdes-sauteurs, des nasons-loups, et cent autres qui zĂ©braient dans leur course la lumineuse atmosphĂšre. Ce fut un enchantement que cet Ă©blouissant spectacle ! Peut-ĂȘtre quelque condition atmosphĂ©rique augmentait-elle l’intensitĂ© de ce phĂ©nomĂšne ? Peut-ĂȘtre quelque orage se dĂ©chaĂźnait-il Ă  la surface des flots ? Mais, Ă  cette profondeur de quelques mĂštres, le Nautilus ne ressentait pas sa fureur, et il se balançait paisiblement au milieu des eaux tranquilles. Ainsi nous marchions, incessamment charmĂ©s par quelque merveille nouvelle. Conseil observait et classait ses zoophytes, ses articulĂ©s, ses mollusques, ses poissons. Les journĂ©es s’écoulaient rapidement, et je ne les comptais plus. Ned, suivant son habitude, cherchait Ă  varier l’ordinaire du bord. VĂ©ritables colimaçons, nous Ă©tions faits Ă  notre coquille, et j’affirme qu’il est facile de devenir un parfait colimaçon. Donc, cette existence nous paraissait facile, naturelle, et nous n’imaginions plus qu’il existĂąt une vie diffĂ©rente Ă  la surface du globe terrestre, quand un Ă©vĂ©nement vint nous rappeler Ă  l’étrangetĂ© de notre situation. Le 18 janvier, le Nautilus se trouvait par 105° de longitude et 15° de latitude mĂ©ridionale. Le temps Ă©tait menaçant, la mer dure et houleuse. Le vent soufflait de l’est en grande brise. Le baromĂštre, qui baissait depuis quelques jours, annonçait une prochaine lutte des Ă©lĂ©ments. J’étais montĂ© sur la plate-forme au moment oĂč le second prenait ses mesures d’angles horaires. J’attendais, suivant la coutume, que la phrase quotidienne fĂ»t prononcĂ©e. Mais, ce jour-lĂ , elle fut remplacĂ©e par une autre phrase non moins incomprĂ©hensible. Presque aussitĂŽt, je vis apparaĂźtre le capitaine Nemo, dont les yeux, munis d’une lunette, se dirigĂšrent vers l’horizon. Pendant quelques minutes, le capitaine resta immobile, sans quitter le point enfermĂ© dans le champ de son objectif. Puis, il abaissa sa lunette, et Ă©changea une dizaine de paroles avec son second. Celui-ci semblait ĂȘtre en proie Ă  une Ă©motion qu’il voulait vainement contenir. Le capitaine Nemo, plus maĂźtre de lui, demeurait froid. Il paraissait, d’ailleurs, faire certaines objections auxquelles le second rĂ©pondait par des assurances formelles. Du moins, je le compris ainsi, Ă  la diffĂ©rence de leur ton et de leurs gestes. Quant Ă  moi, j’avais soigneusement regardĂ© dans la direction observĂ©e, sans rien apercevoir. Le ciel et l’eau se confondaient sur une ligne d’horizon d’une parfaite nettetĂ©. Cependant, le capitaine Nemo se promenait d’une extrĂ©mitĂ© Ă  l’autre de la plate-forme, sans me regarder, peut-ĂȘtre sans me voir. Son pas Ă©tait assurĂ©, mais moins rĂ©gulier que d’habitude. Il s’arrĂȘtait parfois, et les bras croisĂ©s sur la poitrine, il observait la mer. Que pouvait-il chercher sur cet immense espace ? Le Nautilus se trouvait alors Ă  quelques centaines de milles de la cĂŽte la plus rapprochĂ©e ! Le second avait repris sa lunette et interrogeait obstinĂ©ment l’horizon, allant et venant, frappant du pied, contrastant avec son chef par son agitation nerveuse. D’ailleurs, ce mystĂšre allait nĂ©cessairement s’éclaircir, et avant peu, car, sur un ordre du capitaine Nemo, la machine, accroissant sa puissance propulsive, imprima Ă  l’hĂ©lice une rotation plus rapide. En ce moment, le second attira de nouveau l’attention du capitaine. Celui-ci suspendit sa promenade et dirigea sa lunette vers le point indiquĂ©. Il l’observa longtemps. De mon cĂŽtĂ©, trĂšs-sĂ©rieusement intriguĂ©, je descendis au salon, et j’en rapportai une excellente longue-vue dont je me servais ordinairement. Puis, l’appuyant sur la cage du fanal qui formait saillie Ă  l’avant de la plate-forme, je me disposai Ă  parcourir toute la ligne du ciel et de la mer. Mais, mon Ɠil ne s’était pas encore appliquĂ© Ă  l’oculaire, que l’instrument me fut vivement arrachĂ© des mains. Je me retournai. Le capitaine Nemo Ă©tait devant moi, mais je ne le reconnus pas. Sa physionomie Ă©tait transfigurĂ©e. Son Ɠil, brillant d’un feu sombre, se dĂ©robait sous son sourcil froncĂ©. Ses dents se dĂ©couvraient Ă  demi. Son corps raide, ses poings fermĂ©s, sa tĂȘte retirĂ©e entre les Ă©paules, tĂ©moignaient de la haine violente que respirait toute sa personne. Il ne bougeait pas. Ma lunette tombĂ©e de sa main, avait roulĂ© Ă  ses pieds. Venais-je donc, sans le vouloir, de provoquer cette attitude de colĂšre ? S’imaginait-il, cet incomprĂ©hensible personnage, que j’avais surpris quelque secret interdit aux hĂŽtes du Nautilus ? Non ! cette haine, je n’en Ă©tais pas l’objet, car il ne me regardait pas, et son Ɠil restait obstinĂ©ment fixĂ© sur l’impĂ©nĂ©trable point de l’horizon. Son Ɠil restait fixĂ© sur l’horizon. Enfin, le capitaine Nemo redevint maĂźtre de lui. Sa physionomie, si profondĂ©ment altĂ©rĂ©e, reprit son calme habituel. Il adressa Ă  son second quelques mots en langue Ă©trangĂšre, puis il se retourna vers moi. Monsieur Aronnax, me dit-il d’un ton assez impĂ©rieux, je rĂ©clame de vous l’observation de l’un des engagements qui vous lient Ă  moi. — De quoi s’agit-il, capitaine ? — Il faut vous laisser enfermer, vos compagnons et vous, jusqu’au moment oĂč je jugerai convenable de vous rendre la libertĂ©. — Vous ĂȘtes le maĂźtre, lui rĂ©pondis-je, en le regardant fixement. Mais puis-je vous adresser une question ? — Aucune, monsieur. » Sur ce mot, je n’avais pas Ă  discuter, mais Ă  obĂ©ir, puisque toute rĂ©sistance eĂ»t Ă©tĂ© impossible. Je descendis Ă  la cabine qu’occupaient Ned Land et Conseil, et je leur fis part de la dĂ©termination du capitaine. Je laisse Ă  penser comment cette communication fut reçue par le Canadien. D’ailleurs, le temps manqua Ă  toute explication. Quatre hommes de l’équipage attendaient Ă  la porte, et ils nous conduisirent Ă  cette cellule oĂč nous avions passĂ© notre premiĂšre nuit Ă  bord du Nautilus. Ned Land voulut rĂ©clamer, mais la porte se ferma sur lui pour toute rĂ©ponse. Monsieur me dira-t-il ce que cela signifie ? » me demanda Conseil. Je racontai Ă  mes compagnons ce qui s’était passĂ©. Ils furent aussi Ă©tonnĂ©s que moi, mais aussi peu avancĂ©s. Cependant, j’étais plongĂ© dans un abĂźme de rĂ©flexions, et l’étrange apprĂ©hension de la physionomie du capitaine Nemo ne quittait pas ma pensĂ©e. J’étais incapable d’accoupler deux idĂ©es logiques, et je me perdais dans les plus absurdes hypothĂšses, quand je fus tirĂ© de ma contention d’esprit par ces paroles de Ned Land Tiens ! le dĂ©jeuner est servi ! » En effet, la table Ă©tait prĂ©parĂ©e. Il Ă©tait Ă©vident que le capitaine Nemo avait donnĂ© cet ordre en mĂȘme temps qu’il faisait hĂąter la marche du Nautilus. Monsieur me permettra-t-il de lui faire une recommandation ? me demanda Conseil. — Oui, mon garçon, rĂ©pondis-je. — Eh bien ! que monsieur dĂ©jeune. C’est prudent, car nous ne savons ce qui peut arriver. — Tu as raison, Conseil. — Malheureusement, dit Ned Land, on ne nous a donnĂ© que le menu du bord. — Ami Ned, rĂ©pliqua Conseil, que diriez-vous donc, si le dĂ©jeuner avait manquĂ© totalement ! » Cette raison coupa net aux rĂ©criminations du harponneur. Nous nous mĂźmes Ă  table. Le repas se fit assez silencieusement. Je mangeai peu. Conseil se força, » toujours par prudence, et Ned Land, quoi qu’il en eĂ»t, ne perdit pas un coup de dent. Puis, le dĂ©jeuner terminĂ©, chacun de nous s’accota dans son coin. En ce moment, le globe lumineux qui Ă©clairait la cellule s’éteignit et nous laissa dans une obscuritĂ© profonde. Ned Land ne tarda pas Ă  s’endormir, et, ce qui m’étonna, Conseil se laissa aller aussi Ă  un lourd assoupissement. Je me demandais ce qui avait pu provoquer chez lui cet impĂ©rieux besoin de sommeil, quand je sentis mon cerveau s’imprĂ©gner d’une Ă©paisse torpeur. Mes yeux, que je voulais tenir ouverts, se fermĂšrent malgrĂ© moi. J’étais en proie Ă  une hallucination douloureuse. Évidemment, des substances soporifiques avaient Ă©tĂ© mĂȘlĂ©es aux aliments que nous venions de prendre ! Ce n’était donc pas assez de la prison pour nous dĂ©rober les projets du capitaine Nemo, il fallait encore le sommeil ! J’entendis alors les panneaux se refermer. Les ondulations de la mer qui provoquaient un lĂ©ger mouvement de roulis, cessĂšrent. Le Nautilus avait-il donc quittĂ© la surface de l’OcĂ©an ? Était-il rentrĂ© dans la couche immobile des eaux ? Je voulus rĂ©sister au sommeil. Ce fut impossible. Ma respiration s’affaiblit. Je sentis un froid mortel glacer mes membres alourdis et comme paralysĂ©s. Mes paupiĂšres, vĂ©ritables calottes de plomb, tombĂšrent sur mes yeux. Je ne pus les soulever. Un sommeil morbide, plein d’hallucinations, s’empara de tout mon ĂȘtre. Puis, les visions disparurent, et me laissĂšrent dans un complet anĂ©antissement. CHAPITRE XXIVLE ROYAUME DE CORAIL. Le lendemain, je me rĂ©veillai la tĂȘte singuliĂšrement dĂ©gagĂ©e. À ma grande surprise, j’étais dans ma chambre. Mes compagnons, sans doute, avaient Ă©tĂ© rĂ©intĂ©grĂ©s dans leur cabine, sans qu’ils s’en fussent aperçus plus que moi. Ce qui s’était passĂ© pendant cette nuit, ils l’ignoraient comme je l’ignorais moi-mĂȘme, et pour dĂ©voiler ce mystĂšre, je ne comptais que sur les hasards de l’avenir. Je songeai alors Ă  quitter ma chambre. Étais-je encore une fois libre ou prisonnier ? Libre entiĂšrement. J’ouvris la porte, je pris par les coursives, je montai l’escalier central. Les panneaux, fermĂ©s la veille, Ă©taient ouverts. J’arrivai sur la plate-forme. Ned Land et Conseil m’y attendaient. Je les interrogeai. Ils ne savaient rien. Endormis d’un sommeil pesant qui ne leur laissait aucun souvenir, ils avaient Ă©tĂ© trĂšs-surpris de se retrouver dans leur cabine. Quant au Nautilus, il nous parut tranquille et mystĂ©rieux comme toujours. Il flottait Ă  la surface des flots sous une allure modĂ©rĂ©e. Rien ne semblait changĂ© Ă  bord. Ned Land, de ses yeux pĂ©nĂ©trants, observa la mer. Elle Ă©tait dĂ©serte. Le Canadien ne signala rien de nouveau Ă  l’horizon, ni voile, ni terre. Une brise d’ouest soufflait bruyamment, et de longues lames, Ă©chevelĂ©es par le vent, imprimaient Ă  l’appareil un trĂšs-sensible roulis. Le Nautilus, aprĂšs avoir renouvelĂ© son air, se maintint Ă  une profondeur moyenne de quinze mĂštres, de maniĂšre Ă  pouvoir revenir promptement Ă  la surface des flots. OpĂ©ration qui, contre l’habitude, fut pratiquĂ©e plusieurs fois, pendant cette journĂ©e du 19 janvier. Le second montait alors sur la plate-forme, et la phrase accoutumĂ©e retentissait Ă  l’intĂ©rieur du navire. Quant au capitaine Nemo, il ne parut pas. Des gens du bord, je ne vis que l’impassible stewart, qui me servit avec son exactitude et son mutisme ordinaires. Vers deux heures, j’étais au salon, occupĂ© Ă  classer mes notes, lorsque le capitaine ouvrit la porte et parut. Je le saluai. Il me rendit un salut presque imperceptible, sans m’adresser la parole. Je me remis Ă  mon travail, espĂ©rant qu’il me donnerait peut-ĂȘtre des explications sur les Ă©vĂ©nements qui avaient marquĂ© la nuit prĂ©cĂ©dente. Il n’en fit rien. Je le regardai. Sa figure me parut fatiguĂ©e ; ses yeux rougis n’avaient pas Ă©tĂ© rafraĂźchis par le sommeil ; sa physionomie exprimait une tristesse profonde, un rĂ©el chagrin. Il allait et venait, s’asseyait et se relevait, prenait un livre au hasard, l’abandonnait aussitĂŽt, consultait ses instruments sans prendre ses notes habituelles, et semblait ne pouvoir tenir un instant en place. Enfin, il vint vers moi et me dit Etes-vous mĂ©decin, monsieur Aronnax ? » Je m’attendais si peu Ă  cette demande, que je le regardai quelque temps sans rĂ©pondre. Etes-vous mĂ©decin ? rĂ©pĂ©ta-t-il. Plusieurs de vos collĂšgues ont fait leurs Ă©tudes de mĂ©decine, Gratiolet, Moquin-Tandon et autres. — En effet, dis-je, je suis docteur et interne des hĂŽpitaux. J’ai pratiquĂ© pendant plusieurs annĂ©es avant d’entrer au MusĂ©um. — Bien, monsieur. » Ma rĂ©ponse avait Ă©videmment satisfait le capitaine Nemo. Mais ne sachant oĂč il en voulait venir, j’attendis de nouvelles questions, me rĂ©servant de rĂ©pondre suivant les circonstances. Monsieur Aronnax, me dit le capitaine, consentiriez-vous Ă  donner vos soins Ă  l’un de mes hommes ? — Vous avez un malade ? — Oui. — Je suis prĂȘt Ă  vous suivre. — Venez. » J’avouerai que mon cƓur battait. Je ne sais pourquoi je voyais une certaine connexitĂ© entre cette maladie d’un homme de l’équipage et les Ă©vĂ©nements de la veille, et ce mystĂšre me prĂ©occupait au moins autant que le malade. Le capitaine Nemo me conduisit Ă  l’arriĂšre du Nautilus, et me fit entrer dans une cabine situĂ©e prĂšs du poste des matelots. LĂ , sur un lit, reposait un homme d’une quarantaine d’annĂ©es, Ă  figure Ă©nergique, vrai type de l’Anglo-Saxon. LĂ , sur un lit, reposait un homme Ă  figure Ă©nergique. Je me penchai sur lui. Ce n’était pas seulement un malade, c’était un blessĂ©. Sa tĂȘte, emmaillotĂ©e de linges sanglants, reposait sur un double oreiller. Je dĂ©tachai ces linges, et le blessĂ©, regardant de ses grands yeux fixes, me laissa faire, sans profĂ©rer une seule plainte. La blessure Ă©tait horrible. Le crĂąne, fracassĂ© par un instrument contondant, montrait la cervelle Ă  nu, et la substance cĂ©rĂ©brale avait subi une attrition profonde. Des caillots sanguins s’étaient formĂ©s dans la masse diffluente, qui affectait une couleur lie de vin. Il y avait eu Ă  la fois contusion et commotion du cerveau. La respiration du malade Ă©tait lente, et quelques mouvements spasmodiques des muscles agitaient sa face. La phlegmasie cĂ©rĂ©brale Ă©tait complĂšte et entraĂźnait la paralysie du sentiment et du mouvement. Je pris le pouls du blessĂ©. Il Ă©tait intermittent. Les extrĂ©mitĂ©s du corps se refroidissaient dĂ©jĂ , et je vis que la mort s’approchait, sans qu’il me parĂ»t possible de l’enrayer. AprĂšs avoir pansĂ© ce malheureux, je rajustai les linges de sa tĂȘte, et je me retournai vers le capitaine Nemo. D’oĂč vient cette blessure ? Lui demandai-je. — Qu’importe ! rĂ©pondit Ă©vasivement le capitaine. Un choc du Nautilus a brisĂ© un des leviers de la machine, qui a frappĂ© cet homme. Mais votre avis sur son Ă©tat ? » J’hĂ©sitais Ă  me prononcer. Vous pouvez parler, me dit le capitaine. Cet homme n’entend pas le français. » Je regardai une derniĂšre fois le blessĂ©, puis je rĂ©pondis Cet homme sera mort dans deux heures. — Rien ne peut le sauver ? — Rien. » La main du capitaine Nemo se crispa, et quelques larmes glissĂšrent de ses yeux, que je ne croyais pas faits pour pleurer. Pendant quelques instants, j’observai encore ce mourant dont la vie se retirait peu Ă  peu. Sa pĂąleur s’accroissait encore sous l’éclat Ă©lectrique qui baignait son lit de mort. Je regardais sa tĂȘte intelligente, sillonnĂ©e de rides prĂ©maturĂ©es, que le malheur, la misĂšre peut-ĂȘtre, avaient creusĂ©es depuis longtemps. Je cherchais Ă  surprendre le secret de sa vie dans les derniĂšres paroles Ă©chappĂ©es Ă  ses lĂšvres ! Vous pouvez vous retirer, monsieur Aronnax », me dit le capitaine Nemo. Je laissai le capitaine dans la cabine du mourant, et je regagnai ma chambre, trĂšs-Ă©mu de cette scĂšne. Pendant toute la journĂ©e, je fus agitĂ© de sinistres pressentiments. La nuit, je dormis mal, et, entre mes songes frĂ©quemment interrompus, je crus entendre des soupirs lointains et comme une psalmodie funĂšbre. Était-ce la priĂšre des morts, murmurĂ©e dans cette langue que je ne savais comprendre ? Le lendemain matin, je montai sur le pont. Le capitaine Nemo m’y avait prĂ©cĂ©dĂ©. DĂšs qu’il m’aperçut, il vint Ă  moi. Monsieur le professeur, me dit-il, vous conviendrait-il de faire aujourd’hui une excursion sous-marine ? — Avec mes compagnons ? demandai-je. — Si cela leur plaĂźt. — Nous sommes Ă  vos ordres, capitaine. — Veuillez donc aller revĂȘtir vos scaphandres. » Du mourant ou du mort il ne fut pas question. Je rejoignis Ned Land et Conseil. Je leur fis connaĂźtre la proposition du capitaine Nemo. Conseil s’empressa d’accepter, et, cette fois, le Canadien se montra trĂšs-disposĂ© Ă  nous suivre. Il Ă©tait huit heures du matin. À huit heures et demie, nous Ă©tions vĂȘtus pour cette nouvelle promenade, et munis des deux appareils d’éclairage et de respiration. La double porte fut ouverte, et, accompagnĂ©s du capitaine Nemo que suivaient une douzaine d’hommes de l’équipage, nous prenions pied Ă  une profondeur de dix mĂštres sur le sol ferme oĂč reposait le Nautilus. Une lĂ©gĂšre pente aboutissait Ă  un fond accidentĂ©, par quinze brasses de profondeur environ. Ce fond diffĂ©rait complĂštement de celui que j’avais visitĂ© pendant ma premiĂšre excursion sous les eaux de l’OcĂ©an Pacifique. Ici, point de sable fin, point de prairies sous-marines, nulle forĂȘt pĂ©lagienne. Je reconnus immĂ©diatement cette rĂ©gion merveilleuse dont, ce jour-lĂ , le capitaine Nemo nous faisait les honneurs. C’était le royaume du corail. Dans l’embranchement des zoophytes et dans la classe des alcyonnaires, on remarque l’ordre des gorgonaires qui renferme les trois groupes des gorgoniens, des isidiens et des coralliens. C’est Ă  ce dernier qu’appartient le corail, curieuse substance qui fut tour Ă  tour classĂ©e dans les rĂšgnes minĂ©ral, vĂ©gĂ©tal et animal. RemĂšde chez les anciens, bijou chez les modernes, ce fut seulement en 1694 que le Marseillais Peysonnel le rangea dĂ©finitivement dans le rĂšgne animal. Le corail est un ensemble d’animalcules, rĂ©unis sur un polypier de nature cassante et pierreuse. Ces polypes ont un gĂ©nĂ©rateur unique qui les a produits par bourgeonnement, et ils possĂšdent une existence propre, tout en participant Ă  la vie commune. C’est donc une sorte de socialisme naturel. Je connaissais les derniers travaux faits sur ce bizarre zoophyte, qui se minĂ©ralise tout en s’arborisant, suivant la trĂšs juste observation des naturalistes, et rien ne pouvait ĂȘtre plus intĂ©ressant pour moi que de visiter l’une de ces forĂȘts pĂ©trifiĂ©es que la nature a plantĂ©es au fond des mers. Les appareils Rumhkorff furent mis en activitĂ©, et nous suivĂźmes un banc de corail en voie de formation, qui, le temps aidant, fermera un jour cette portion de l’ocĂ©an indien. La route Ă©tait bordĂ©e d’inextricables buissons formĂ©s par l’enchevĂȘtrement d’arbrisseaux que couvraient de petites fleurs Ă©toilĂ©es Ă  rayons blancs. Seulement, Ă  l’inverse des plantes de la terre, ces arborisations, fixĂ©es aux rochers du sol, se dirigeaient toutes de haut en bas. La lumiĂšre produisait mille effets charmants en se jouant au milieu de ces ramures si vivement colorĂ©es. Il me semblait voir ces tubes membraneux et cylindriques trembler sous l’ondulation des eaux. J’étais tentĂ© de cueillir leurs fraĂźches corolles ornĂ©es de dĂ©licats tentacules, les unes nouvellement Ă©panouies, les autres naissant Ă  peine, pendant que de lĂ©gers poissons, aux rapides nageoires, les effleuraient en passant comme des volĂ©es d’oiseaux. Mais, si ma main s’approchait de ces fleurs vivantes, de ces sensitives animĂ©es, aussitĂŽt l’alerte se mettait dans la colonie. Les corolles blanches rentraient dans leurs Ă©tuis rouges, les fleurs s’évanouissaient sous mes regards, et le buisson se changeait en un bloc de mamelons pierreux. Le hasard m’avait mis lĂ  en prĂ©sence des plus prĂ©cieux Ă©chantillons de ce zoophyte. Ce corail valait celui qui se pĂȘche dans la MĂ©diterranĂ©e, sur les cĂŽtes de France, d’Italie et de Barbarie. Il justifiait par ses tons vifs ces noms poĂ©tiques de fleur de sang et d’écume de sang que le commerce donne Ă  ses plus beaux produits. Le corail se vend jusqu’à cinq cents francs le kilogramme, et en cet endroit, les couches liquides recouvraient la fortune de tout un monde de corailleurs. Cette prĂ©cieuse matiĂšre, souvent mĂ©langĂ©e avec d’autres polypiers, formait alors des ensembles compacts et inextricables appelĂ©s macciota », et sur lesquels je remarquai d’admirables spĂ©cimens de corail rose. Mais bientĂŽt les buissons se resserrĂšrent, les arborisations grandirent. De vĂ©ritables taillis pĂ©trifiĂ©s et de longues travĂ©es d’une architecture fantaisiste s’ouvrirent devant nos pas. Le capitaine Nemo s’engagea sous une obscure galerie dont la pente douce nous conduisit Ă  une profondeur de cent mĂštres. La lumiĂšre de nos serpentins produisait parfois des effets magiques, en s’accrochant aux rugueuses aspĂ©ritĂ©s de ces arceaux naturels et aux pendentifs disposĂ©s comme des lustres, qu’elle piquait de pointes de feu. Entre les arbrisseaux coralliens, j’observai d’autres polypes non moins curieux, des mĂ©lites, des iris aux ramifications articulĂ©es, puis quelques touffes de corallines, les unes vertes, les autres rouges, vĂ©ritables algues encroĂ»tĂ©es dans leurs sels calcaires, que les naturalistes, aprĂšs longues discussions, ont dĂ©finitivement rangĂ©es dans le rĂšgne vĂ©gĂ©tal. Mais, suivant la remarque d’un penseur, c’est peut-ĂȘtre lĂ  le point rĂ©el oĂč la vie obscurĂ©ment se soulĂšve du sommeil de pierre, sans se dĂ©tacher encore de ce rude point de dĂ©part. » Enfin, aprĂšs deux heures de marche, nous avions atteint une profondeur de trois cents mĂštres environ, c’est-Ă -dire la limite extrĂȘme sur laquelle le corail commence Ă  se former. Mais lĂ , ce n’était plus le buisson isolĂ©, ni le modeste taillis de basse futaie. C’était la forĂȘt immense, les grandes vĂ©gĂ©tations minĂ©rales, les Ă©normes arbres pĂ©trifiĂ©s, rĂ©unis par des guirlandes d’élĂ©gantes plumarias, ces lianes de la mer, toutes parĂ©es de nuances et de reflets. Nous passions librement sous leur haute ramure perdue dans l’ombre des flots, tandis qu’à nos pieds, les tubipores, les mĂ©andrines, les astrĂ©es, les fongies, les cariophylles, formaient un tapis de fleurs, semĂ© de gemmes Ă©blouissantes. Quel indescriptible spectacle ! Ah ! que ne pouvions-nous communiquer nos sensations ! Pourquoi Ă©tions-nous emprisonnĂ©s sous ce masque de mĂ©tal et de verre ! Pourquoi les paroles nous Ă©taient-elles interdites de l’un Ă  l’autre ! Que ne vivions-nous, du moins, de la vie de ces poissons qui peuplent le liquide Ă©lĂ©ment, ou plutĂŽt encore de celle de ces amphibies qui, pendant de longues heures, peuvent parcourir, au grĂ© de leur caprice, le double domaine de la terre et des eaux ! Cependant, le capitaine Nemo s’était arrĂȘtĂ©. Mes compagnons et moi nous suspendĂźmes notre marche, et, me retournant, je vis que ses hommes formaient un demi-cercle autour de leur chef. En regardant avec plus d’attention, j’observai que quatre d’entre eux portaient sur leurs Ă©paules un objet de forme oblongue. Nous occupions, en cet endroit, le centre d’une vaste clairiĂšre, entourĂ©e par les hautes arborisations de la forĂȘt sous-marine. Nos lampes projetaient sur cet espace une sorte de clartĂ© crĂ©pusculaire qui allongeait dĂ©mesurĂ©ment les ombres sur le sol. À la limite de la clairiĂšre, l’obscuritĂ© redevenait profonde, et ne recueillait que de petites Ă©tincelles retenues par les vives arĂȘtes du corail. Ned Land et Conseil Ă©taient prĂšs de moi. Nous regardions, et il me vint Ă  la pensĂ©e que j’allais assister Ă  une scĂšne Ă©trange. En observant le sol, je vis qu’il Ă©tait gonflĂ©, en de certains points, par de lĂ©gĂšres extumescences encroĂ»tĂ©es de dĂ©pĂŽts calcaires, et disposĂ©es avec une rĂ©gularitĂ© qui trahissait la main de l’homme. Au milieu de la clairiĂšre, sur un piĂ©destal de rocs grossiĂšrement entassĂ©s, se dressait une croix de corail, qui Ă©tendait ses longs bras qu’on eĂ»t dit faits d’un sang pĂ©trifiĂ©. Sur un signe du capitaine Nemo, un de ses hommes s’avança, et Ă  quelques pieds de la croix, il commença Ă  creuser un trou avec une pioche qu’il dĂ©tacha de sa ceinture. Je compris tout ! Cette clairiĂšre c’était un cimetiĂšre, ce trou, une tombe, cet objet oblong, le corps de l’homme mort dans la nuit ! Le capitaine Nemo et les siens venaient enterrer leur compagnon dans cette demeure commune, au fond de cet inaccessible OcĂ©an ! Non ! jamais mon esprit ne fut surexcitĂ© Ă  ce point ! Jamais idĂ©es plus impressionnantes n’envahirent mon cerveau ! Je ne voulais pas voir ce que voyaient mes yeux ! Cependant, la tombe se creusait lentement. Les poissons fuyaient çà et lĂ  leur retraite troublĂ©e. J’entendais rĂ©sonner, sur le sol calcaire, le fer du pic qui Ă©tincelait parfois en heurtant quelque silex perdu au fond des eaux. Le trou s’allongeait, s’élargissait, et bientĂŽt il fut assez profond pour recevoir le corps. Alors, les porteurs s’approchĂšrent. Le corps, enveloppĂ© dans un tissu de byssus blanc, descendit dans son humide tombe. Le capitaine Nemo, les bras croisĂ©s sur la poitrine, et tous les amis de celui qui les avait aimĂ©s s’agenouillĂšrent dans l’attitude de la priĂšre
 Mes deux compagnons et moi, nous nous Ă©tions religieusement inclinĂ©s. Tous s’agenouillĂšrent dans l’attitude de la priĂšre. La tombe fut alors recouverte des dĂ©bris arrachĂ©s au sol, qui formĂšrent un lĂ©ger renflement. Quand ce fut fait, le capitaine Nemo et ses hommes se redressĂšrent ; puis, se rapprochant de la tombe, tous flĂ©chirent encore le genou, et tous Ă©tendirent leur main en signe de suprĂȘme adieu
 Alors, la funĂšbre troupe reprit le chemin du Nautilus, repassant sous les arceaux de la forĂȘt, au milieu des taillis, le long des buissons de corail, et toujours montant. Enfin, les feux du bord apparurent. Leur traĂźnĂ©e lumineuse nous guida jusqu’au Nautilus. À une heure, nous Ă©tions de retour. DĂšs que mes vĂȘtements furent changĂ©s, je remontai sur la plate-forme, et, en proie Ă  une terrible obsession d’idĂ©es, j’allai m’asseoir prĂšs du fanal. Le capitaine Nemo me rejoignit. Je me levai et lui dis Ainsi, suivant mes prĂ©visions, cet homme est mort dans la nuit ? — Oui, monsieur Aronnax, rĂ©pondit le capitaine Nemo. — Et il repose maintenant prĂšs de ses compagnons, dans ce cimetiĂšre de corail ? — Oui, oubliĂ©s de tous, mais non de nous ! Nous creusons la tombe, et les polypes se chargent d’y sceller nos morts pour l’éternitĂ© ! » Et cachant d’un geste brusque son visage dans ses mains crispĂ©es, le capitaine essaya vainement de comprimer un sanglot. Puis il ajouta C’est lĂ  notre paisible cimetiĂšre, Ă  quelques centaines de pieds au-dessous de la surface des flots ! — Vos morts y dorment, du moins, tranquilles, capitaine, hors de l’atteinte des requins ! — Oui, monsieur, rĂ©pondit gravement le capitaine Nemo, des requins et des hommes ! » fin de la premiĂšre partie. CHAPITRE PREMIERL’OCÉAN INDIEN. Ici commence la seconde partie de ce voyage sous les mers. La premiĂšre s’est terminĂ©e sur cette Ă©mouvante scĂšne du cimetiĂšre de corail qui a laissĂ© dans mon esprit une impression profonde. Ainsi donc, au sein de cette mer immense, la vie du capitaine Nemo se dĂ©roulait tout entiĂšre, et il n’était pas jusqu’à sa tombe qu’il n’eĂ»t prĂ©parĂ©e dans le plus impĂ©nĂ©trable de ses abĂźmes. LĂ , pas un des monstres de l’OcĂ©an ne viendrait troubler le dernier sommeil de ces hĂŽtes du Nautilus, de ces amis, rivĂ©s les uns aux autres, dans la mort aussi bien que dans la vie ! Nul homme, non plus ! » avait ajoutĂ© le capitaine. Toujours cette mĂȘme dĂ©fiance, farouche, implacable, envers les sociĂ©tĂ©s humaines ! Pour moi, je ne me contentais plus des hypothĂšses qui satisfaisaient Conseil. Ce digne garçon persistait Ă  ne voir dans le commandant du Nautilus qu’un de ces savants mĂ©connus qui rendent Ă  l’humanitĂ© mĂ©pris pour indiffĂ©rence. C’était encore pour lui un gĂ©nie incompris qui, las des dĂ©ceptions de la terre, avait dĂ» se rĂ©fugier dans cet inaccessible milieu oĂč ses instincts s’exerçaient librement. Mais, Ă  mon avis, cette hypothĂšse n’expliquait qu’un des cĂŽtĂ©s du capitaine Nemo. En effet, le mystĂšre de cette derniĂšre nuit pendant laquelle nous avions Ă©tĂ© enchaĂźnĂ©s dans la prison et le sommeil, la prĂ©caution si violemment prise par le capitaine d’arracher de mes yeux la lunette prĂȘte Ă  parcourir l’horizon, la blessure mortelle de cet homme due Ă  un choc inexplicable du Nautilus, tout cela me poussait dans une voie nouvelle. Non ! le capitaine Nemo ne se contentait pas de fuir les hommes ! Son formidable appareil servait non seulement ses instincts de libertĂ©, mais peut-ĂȘtre aussi les intĂ©rĂȘts de je ne sais quelles terribles reprĂ©sailles. En ce moment, rien n’est Ă©vident pour moi, je n’entrevois encore dans ces tĂ©nĂšbres que des lueurs, et je dois me borner Ă  Ă©crire, pour ainsi dire, sous la dictĂ©e des Ă©vĂ©nements. D’ailleurs rien ne nous lie au capitaine Nemo. Il sait que s’échapper du Nautilus est impossible. Nous ne sommes pas mĂȘme prisonniers sur parole. Aucun engagement d’honneur ne nous enchaĂźne. Nous ne sommes que des captifs, que des prisonniers dĂ©guisĂ©s sous le nom d’hĂŽtes par un semblant de courtoisie. Toutefois, Ned Land n’a pas renoncĂ© Ă  l’espoir de recouvrer sa libertĂ©. Il est certain qu’il profitera de la premiĂšre occasion que le hasard lui offrira. Je ferai comme lui sans doute. Et cependant, ce ne sera pas sans une sorte de regret que j’emporterai ce que la gĂ©nĂ©rositĂ© du capitaine nous aura laissĂ© pĂ©nĂ©trer des mystĂšres du Nautilus ! Car enfin, faut-il haĂŻr cet homme ou l’admirer ? Est-ce une victime ou un bourreau ? Et puis, pour ĂȘtre franc, je voudrais, avant de l’abandonner Ă  jamais, je voudrais avoir accompli ce tour du monde sous-marin dont les dĂ©buts sont si magnifiques. Je voudrais avoir observĂ© la complĂšte sĂ©rie des merveilles entassĂ©es sous les mers du globe. Je voudrais avoir vu ce que nul homme n’a vu encore, quand je devrais payer de ma vie cet insatiable besoin d’apprendre ! Qu’ai-je dĂ©couvert jusqu’ici ? Rien, ou presque rien, puisque nous n’avons encore parcouru que six mille lieues Ă  travers le Pacifique ! Pourtant je sais bien que le Nautilus se rapproche des terres habitĂ©es, et que, si quelque chance de salut s’offre Ă  nous, il serait cruel de sacrifier mes compagnons Ă  ma passion pour l’inconnu. Il faudra les suivre, peut-ĂȘtre mĂȘme les guider. Mais cette occasion se prĂ©sentera-t-elle jamais ? L’homme privĂ© par la force de son libre arbitre la dĂ©sire, cette occasion, mais le savant, le curieux, la redoute. Ce jour-lĂ , 21 janvier 1868, Ă  midi, le second vint prendre la hauteur du soleil. Je montai sur la plate-forme, j’allumai un cigare, et je suivis l’opĂ©ration. Il me parut Ă©vident que cet homme ne comprenait pas le français, car plusieurs fois je fis Ă  voix haute des rĂ©flexions qui auraient dĂ» lui arracher quelque signe involontaire d’attention, s’il les eĂ»t comprises, mais il resta impassible et muet. Pendant qu’il observait au moyen du sextant, un des matelots du Nautilus, — cet homme vigoureux qui nous avait accompagnĂ©s lors de notre premiĂšre excursion sous-marine Ă  l’üle Crespo, — vint nettoyer les vitres du fanal. J’examinai alors l’installation de cet appareil dont la puissance Ă©tait centuplĂ©e par des anneaux lenticulaires disposĂ©s comme ceux des phares, et qui maintenaient sa lumiĂšre dans le plan utile. La lampe Ă©lectrique Ă©tait combinĂ©e de maniĂšre Ă  donner tout son pouvoir Ă©clairant. Sa lumiĂšre, en effet, se produisait dans le vide, ce qui assurait Ă  la fois sa rĂ©gularitĂ© et son intensitĂ©. Ce vide Ă©conomisait aussi les pointes de graphite entre lesquelles se dĂ©veloppe l’arc lumineux. Économie importante pour le capitaine Nemo, qui n’aurait pu les renouveler aisĂ©ment. Mais, dans ces conditions, leur usure Ă©tait presque insensible. Lorsque le Nautilus se prĂ©para Ă  reprendre sa marche sous-marine, je redescendis au salon. Les panneaux se refermĂšrent, et la route fut donnĂ©e directement Ă  l’ouest. Nous sillonnions alors les flots de l’ocĂ©an Indien, vaste plaine liquide d’une contenance de cinq cent cinquante millions d’hectares, et dont les eaux sont si transparentes qu’elles donnent le vertige Ă  qui se penche Ă  leur surface. Le Nautilus y flottait gĂ©nĂ©ralement entre cent et deux cents mĂštres de profondeur. Ce fut ainsi pendant quelques jours. À tout autre que moi, pris d’un immense amour de la mer, les heures eussent sans doute paru longues et monotones ; mais ces promenades quotidiennes sur la plate-forme oĂč je me retrempais dans l’air vivifiant de l’OcĂ©an, le spectacle de ces riches eaux Ă  travers les vitres du salon, la lecture des livres de la bibliothĂšque, la rĂ©daction de mes mĂ©moires, employaient tout mon temps et ne me laissaient pas un moment de lassitude ou d’ennui. Notre santĂ© Ă  tous se maintenait dans un Ă©tat trĂšs-satisfaisant. Le rĂ©gime du bord nous convenait parfaitement, et pour mon compte, je me serais bien passĂ© des variantes que Ned Land, par esprit de protestation, s’ingĂ©niait Ă  y apporter. De plus, dans cette tempĂ©rature constante, il n’y avait pas mĂȘme un rhume Ă  craindre. D’ailleurs, ce madrĂ©poraire DendrophyllĂ©e, connu en Provence sous le nom de Fenouil de mer, » et dont il existait une certaine rĂ©serve Ă  bord, eĂ»t fourni avec la chair fondante de ses polypes une pĂąte excellente contre la toux. Pendant quelques jours, nous vĂźmes une grande quantitĂ© d’oiseaux aquatiques, palmipĂšdes, mouettes ou goĂ©lands. Quelques-uns furent adroitement tuĂ©s, et, prĂ©parĂ©s d’une certaine façon, ils fournirent un gibier d’eau trĂšs-acceptable. Parmi les grands voiliers, emportĂ©s Ă  de longues distances de toutes terres, et qui se reposent sur les flots des fatigues du vol, j’aperçus de magnifiques albatros au cri discordant comme un braiement d’ñne, oiseaux qui appartiennent Ă  la famille des longipennes. La famille des totipalmes Ă©tait reprĂ©sentĂ©e par des frĂ©gates rapides qui pĂȘchaient prestement les poissons de la surface, et par de nombreux phaĂ©tons ou paille-en-queue, entre autres, ce phaĂ©ton Ă  brins rouges, gros comme un pigeon, et dont le plumage blanc est nuancĂ© de tons roses qui font valoir la teinte noire des ailes. Albatros, frĂ©gates et phaetons. Les filets du Nautilus rapportĂšrent plusieurs sortes de tortues marines, du genre caret, Ă  dos bombĂ©, et dont l’écaille est trĂšs-estimĂ©e. Ces reptiles, qui plongent facilement, peuvent se maintenir longtemps sous l’eau en fermant la soupape charnue situĂ©e Ă  l’orifice externe de leur canal nasal. Quelques-uns de ces carets, lorsqu’on les prit, dormaient encore dans leur carapace, Ă  l’abri des animaux marins. La chair de ces tortues Ă©tait gĂ©nĂ©ralement mĂ©diocre, mais leurs Ɠufs formaient un rĂ©gal excellent. Quant aux poissons, ils provoquaient toujours notre admiration, quand nous surprenions Ă  travers les panneaux ouverts les secrets de leur vie aquatique. Je remarquai plusieurs espĂšces qu’il ne m’avait pas Ă©tĂ© donnĂ© d’observer jusqu’alors. Je citerai principalement des ostracions particuliers Ă  la mer Rouge, Ă  la mer des Indes et Ă  cette partie de l’OcĂ©an qui baigne les cĂŽtes de l’AmĂ©rique Ă©quinoxiale. Ces poissons, comme les tortues, les tatous, les oursins, les crustacĂ©s, sont protĂ©gĂ©s par une cuirasse qui n’est ni crĂ©tacĂ©e, ni pierreuse, mais vĂ©ritablement osseuse. TantĂŽt, elle affecte la forme d’un solide triangulaire, tantĂŽt la forme d’un solide quadrangulaire. Parmi les triangulaires, j’en notai quelques-uns d’une longueur d’un demi-dĂ©cimĂštre, d’une chair salubre, d’un goĂ»t exquis, bruns Ă  la queue, jaunes aux nageoires, et dont je recommande l’acclimatation mĂȘme dans les eaux douces, auxquelles d’ailleurs un certain nombre de poissons de mer s’accoutument aisĂ©ment. Je citerai aussi des ostracions quadrangulaires, surmontĂ©s sur le dos de quatre gros tubercules ; des ostracions mouchetĂ©s de points blancs sous la partie infĂ©rieure du corps, qui s’apprivoisent comme des oiseaux ; des trigones, pourvus d’aiguillons formĂ©s par la prolongation de leur croĂ»te osseuse, et auxquels leur singulier grognement a valu le surnom de cochons de mer ; » puis des dromadaires Ă  grosses bosses en forme de cĂŽne, dont la chair est dure et coriace. Je relĂšve encore sur les notes quotidiennes tenues par maĂźtre Conseil certains poissons du genre tĂ©trodons, particuliers Ă  ces mers, des spenglĂ©riens au dos rouge, Ă  la poitrine blanche, qui se distinguent par trois rangĂ©es longitudinales de filaments, et des Ă©lectriques, longs de sept pouces, parĂ©s des plus vives couleurs. Puis, comme Ă©chantillons d’autres genres, des ovoĂŻdes semblables Ă  un Ɠuf d’un brun noir, sillonnĂ©s de bandelettes blanches et dĂ©pourvus de queue ; des diodons, vĂ©ritables porcs-Ă©pics de la mer, munis d’aiguillons et pouvant se gonfler de maniĂšre Ă  former une pelote hĂ©rissĂ©e de dards ; des hippocampes communs Ă  tous les ocĂ©ans ; des pĂ©gases volants, Ă  museau allongĂ©, auxquels leurs nageoires pectorales, trĂšs-Ă©tendues et disposĂ©es en forme d’ailes, permettent sinon de voler, du moins de s’élancer dans les airs ; des pigeons spatulĂ©s, dont la queue est couverte de nombreux anneaux Ă©cailleux ; des macrognathes Ă  longue mĂąchoire, excellents poissons longs de vingt-cinq centimĂštres et brillants des plus agrĂ©ables couleurs ; des calliomores livides, dont la tĂȘte est rugueuse ; des myriades de blennies-sauteurs, rayĂ©s de noir, aux longues nageoires pectorales, glissant Ă  la surface des eaux avec une prodigieuse vĂ©locitĂ© ; de dĂ©licieux vĂ©lifĂšres, qui peuvent hisser leurs nageoires comme autant de voiles dĂ©ployĂ©es aux courants favorables ; des kurtes splendides, auxquels la nature a prodiguĂ© le jaune, le bleu cĂ©leste, l’argent et l’or ; des trichoptĂšres, dont les ailes sont formĂ©es de filaments ; des cottes, toujours maculĂ©es de limon, qui produisent un certain bruissement ; des trygles, dont le foie est considĂ©rĂ© comme poison ; des bodians, qui portent sur les yeux une ƓillĂšre mobile ; enfin des soufflets, au museau long et tubuleux, vĂ©ritables gobe-mouches de l’OcĂ©an, armĂ©s d’un fusil que n’ont prĂ©vu ni les Chassepot ni les Remington, et qui tuent les insectes en les frappant d’une simple goutte d’eau. Dans le quatre-vingt-neuviĂšme genre des poissons classĂ©s par LacĂ©pĂšde, qui appartient Ă  la seconde sous-classe des osseux, caractĂ©risĂ©s par un opercule et une membrane branchiale, je remarquai la scorpĂšne, dont la tĂȘte est garnie d’aiguillons et qui ne possĂšde qu’une seule nageoire dorsale ; ces animaux sont revĂȘtus ou privĂ©s de petites Ă©cailles, suivant le sous-genre auquel ils appartiennent. Le second sous-genre nous donna des Ă©chantillons de dydactyles longs de trois Ă  quatre dĂ©cimĂštres, rayĂ©s de jaune, mais dont la tĂȘte est d’un aspect fantastique. Quant au premier sous-genre, il fournit plusieurs spĂ©cimens de ce poisson bizarre justement surnommĂ© crapaud de mer, » poisson Ă  tĂȘte grande, tantĂŽt creusĂ©e de sinus profonds, tantĂŽt boursouflĂ©e de protubĂ©rances ; hĂ©rissĂ© d’aiguillons et parsemĂ© de tubercules, il porte des cornes irrĂ©guliĂšres et hideuses ; son corps et sa queue sont garnis de callositĂ©s ; ses piquants font des blessures dangereuses ; il est rĂ©pugnant et horrible. Du 21 au 23 janvier, le Nautilus marcha Ă  raison de deux cent cinquante lieues par vingt-quatre heures, soit cinq cent quarante milles, ou vingt-deux milles Ă  l’heure. Si nous reconnaissions au passage les diverses variĂ©tĂ©s de poissons, c’est que ceux-ci, attirĂ©s par l’éclat Ă©lectrique, cherchaient Ă  nous accompagner ; la plupart, distancĂ©s par cette vitesse, restaient bientĂŽt en arriĂšre ; quelques-uns cependant parvenaient Ă  se maintenir pendant un certain temps dans les eaux du Nautilus. Le 24 au matin, par 12° 5â€Č de latitude sud et 94° 33â€Č de longitude, nous eĂ»mes connaissance de l’üle Keeling, soulĂšvement madrĂ©porique plantĂ© de magnifiques cocos, et qui fut visitĂ©e par M. Darwin et le capitaine Fitz-Roy. Le Nautilus prolongea Ă  peu de distance les accores de cette Ăźle dĂ©serte. Ses dragues rapportĂšrent de nombreux Ă©chantillons de polypes et d’échinodermes, et des tests curieux de l’embranchement des mollusques. Quelques prĂ©cieux produits de l’espĂšce des dauphinules accrurent les trĂ©sors du capitaine Nemo, auquel je joignis une astrĂ©e punctifĂšre, sorte de polypier parasite souvent fixĂ© sur une coquille. BientĂŽt l’üle Keeling disparut sous l’horizon, et la route fut donnĂ©e au nord-ouest vers la pointe de la pĂ©ninsule indienne. Des terres civilisĂ©es, me dit ce jour-lĂ  Ned Land. Cela vaudra mieux que ces Ăźles de la Papouasie, oĂč l’on rencontre plus de sauvages que de chevreuils ! Sur cette terre indienne, monsieur le professeur, il y a des routes, des chemins de fer, des villes anglaises, françaises et indoues. On ne ferait pas cinq milles sans y rencontrer un compatriote. Hein ! est-ce que le moment n’est pas venu de brĂ»ler la politesse au capitaine Nemo ? — Non, Ned, non, rĂ©pondis-je d’un ton trĂšs-dĂ©terminĂ©. Laissons courir, comme vous dites, vous autres marins. Le Nautilus se rapproche des continents habitĂ©s. Il revient vers l’Europe, qu’il nous y conduise. Une fois arrivĂ©s dans nos mers, nous verrons ce que la prudence nous conseillera de tenter. D’ailleurs, je ne suppose pas que le capitaine Nemo nous permette d’aller chasser sur les cĂŽtes du Malabar ou de Coromandel comme dans les forĂȘts de la Nouvelle-GuinĂ©e. — Eh bien ! monsieur, ne peut-on se passer de sa permission ? » Je ne rĂ©pondis pas au Canadien. Je ne voulais pas discuter. Au fond, j’avais Ă  cƓur d’épuiser jusqu’au bout les hasards de la destinĂ©e qui m’avait jetĂ© Ă  bord du Nautilus. À partir de l’üle Keeling, notre marche se ralentit gĂ©nĂ©ralement. Elle fut aussi plus capricieuse et nous entraĂźna souvent Ă  de grandes profondeurs. On fit plusieurs fois usage des plans inclinĂ©s que des leviers intĂ©rieurs pouvaient placer obliquement Ă  la ligne de flottaison. Nous allĂąmes ainsi jusqu’à deux et trois kilomĂštres, mais sans jamais avoir vĂ©rifiĂ© les grands fonds de cette mer indienne que des sondes de treize mille mĂštres n’ont pas pu atteindre. Quant Ă  la tempĂ©rature des basses couches, le thermomĂštre indiqua toujours invariablement quatre degrĂ©s au-dessus de zĂ©ro. J’observai seulement que, dans les nappes supĂ©rieures, l’eau Ă©tait toujours plus froide sur les hauts fonds qu’en pleine mer. Le 25 janvier, l’OcĂ©an Ă©tant absolument dĂ©sert, le Nautilus passa la journĂ©e Ă  sa surface, battant les flots de sa puissante hĂ©lice et les faisant rejaillir Ă  une grande hauteur. Comment, dans ces conditions, ne l’eĂ»t-on pas pris pour un cĂ©tacĂ© gigantesque ? Je passai les trois quarts de cette journĂ©e sur la plate-forme. Je regardais la mer. Rien Ă  l’horizon, si ce n’est, vers quatre heures du soir, un long steamer qui courait dans l’ouest Ă  contre-bord. Sa mĂąture fut visible un instant, mais il ne pouvait apercevoir le Nautilus, trop ras sur l’eau. Je pensai que ce bateau Ă  vapeur appartenait Ă  la ligne pĂ©ninsulaire et orientale qui fait le service de l’üle de Ceyland Ă  Sydney, en touchant Ă  la pointe du roi Georges et Ă  Melbourne. À cinq heures du soir, avant ce rapide crĂ©puscule qui lie le jour Ă  la nuit dans les zones tropicales, Conseil et moi nous fĂ»mes Ă©merveillĂ©s par un curieux spectacle. Il est un charmant animal dont la rencontre, suivant les anciens, prĂ©sageait des chances heureuses. Aristote, AthĂ©nĂ©e, Pline, Oppien, avaient Ă©tudiĂ© ses goĂ»ts et Ă©puisĂ© Ă  son Ă©gard toute la poĂ©tique des savants de la GrĂšce et de l’Italie. Ils l’appelĂšrent Nautilus et Pompylius. Mais la science moderne n’a pas ratifiĂ© leur appellation, et ce mollusque est maintenant connu sous le nom d’Argonaute. Qui eĂ»t consultĂ© Conseil eĂ»t appris de ce brave garçon que l’embranchement des mollusques se divise en cinq classes ; que la premiĂšre classe, celle des cĂ©phalopodes dont les sujets sont tantĂŽt nus, tantĂŽt testacĂ©s, comprend deux familles, celles des dibranchiaux et des tĂ©trabranchiaux, qui se distinguent par le nombre de leurs branchies ; que la famille des dibranchiaux renferme trois genres, l’argonaute, le calmar et la seiche, et que la famille des tĂ©trabranchiaux n’en contient qu’un seul, le nautile. Si aprĂšs cette nomenclature, un esprit rebelle eĂ»t confondu l’argonaute, qui est acĂ©tabulifĂšre, c’est-Ă -dire porteur de ventouses, avec le nautile, qui est tentaculifĂšre, c’est-Ă -dire porteur de tentacules, il aurait Ă©tĂ© sans excuse. Or, c’était une troupe de ces argonautes qui voyageait alors Ă  la surface de l’OcĂ©an. Nous pouvions en compter plusieurs centaines. Ils appartenaient Ă  l’espĂšce des argonautes tuberculĂ©s qui est spĂ©ciale aux mers de l’Inde. Ces gracieux mollusques se mouvaient Ă  reculons au moyen de leur tube locomoteur en chassant par ce tube l’eau qu’ils avaient aspirĂ©e. De leurs huit tentacules, six, allongĂ©s et amincis, flottaient sur l’eau, tandis que les deux autres, arrondis en palmes, se tendaient au vent comme une voile lĂ©gĂšre. Je voyais parfaitement leur coquille spiraliforme et ondulĂ©e que Cuvier compare justement Ă  une Ă©lĂ©gante chaloupe. VĂ©ritable bateau en effet. Il transporte l’animal qui l’a sĂ©crĂ©tĂ©, sans que l’animal y adhĂšre. L’argonaute est libre de quitter sa coquille, dis-je Ă  Conseil, mais il ne la quitte jamais. — Ainsi fait le capitaine Nemo, rĂ©pondit judicieusement Conseil. C’est pourquoi il eĂ»t mieux fait d’appeler son navire l’Argonaute. » Pendant une heure environ, le Nautilus flotta au milieu de cette troupe de mollusques. Puis, je ne sais quel effroi les prit soudain. Comme Ă  un signal, toutes les voiles furent subitement amenĂ©es ; les bras se repliĂšrent, les corps se contractĂšrent. Les coquilles se renversant changĂšrent leur centre de gravitĂ©, et toute la flottille disparut sous les flots. Ce fut instantanĂ©, et jamais navires d’une escadre ne manƓuvrĂšrent avec plus d’ensemble. En ce moment, la nuit tomba subitement, et les lames, Ă  peine soulevĂ©es par la brise, s’allongĂšrent paisiblement sous les prĂ©cintes du Nautilus. Le lendemain, 26 janvier, nous coupions l’Équateur sur le quatre-vingt-deuxiĂšme mĂ©ridien, et nous rentrions dans l’hĂ©misphĂšre borĂ©al. Pendant cette journĂ©e, une formidable troupe de squales nous fit cortĂšge. Terribles animaux qui pullulent dans ces mers et les rendent fort dangereuses. C’étaient des squales philipps au dos brun et au ventre blanchĂątre armĂ©s de onze rangĂ©es de dents, des squales ƓillĂ©s dont le cou est marquĂ© d’une grande tache noire cerclĂ©e de blanc qui ressemble Ă  un Ɠil, des squales isabelle Ă  museau arrondi et semĂ© de points obscurs. Souvent, ces puissants animaux se prĂ©cipitaient contre la vitre du salon avec une violence peu rassurante. Ned Land ne se possĂ©dait plus alors. Il voulait remonter Ă  la surface des flots et harponner ces monstres, surtout certains squales Ă©missoles dont la gueule est pavĂ©e de dents disposĂ©es comme une mosaĂŻque, et de grands squales tigrĂ©s, longs de cinq mĂštres, qui le provoquaient avec une insistance toute particuliĂšre. Mais bientĂŽt le Nautilus, accroissant sa vitesse, laissa facilement en arriĂšre les plus rapides de ces requins. Le 27 janvier, Ă  l’ouvert du vaste golfe du Bengale, nous rencontrĂąmes Ă  plusieurs reprises, spectacle sinistre ! des cadavres qui flottaient Ă  la surface des flots. C’étaient les morts des villes indiennes, charriĂ©s par le Gange jusqu’à la haute mer, et que les vautours, les seuls ensevelisseurs du pays, n’avaient pas achevĂ© de dĂ©vorer. Mais les squales ne manquaient pas pour les aider dans leur funĂšbre besogne. Vers sept heures du soir, le Nautilus Ă  demi-immergĂ© navigua au milieu d’une mer de lait. À perte de vue l’OcĂ©an semblait ĂȘtre lactifiĂ©. Était-ce l’effet des rayons lunaires ? Non, car la lune, ayant deux jours Ă  peine, Ă©tait encore perdue au-dessous de l’horizon dans les rayons du soleil. Tout le ciel, quoique Ă©clairĂ© par le rayonnement sidĂ©ral, semblait noir par contraste avec la blancheur des eaux. Conseil ne pouvait en croire ses yeux, et il m’interrogeait sur les causes de ce singulier phĂ©nomĂšne. Heureusement, j’étais en mesure de lui rĂ©pondre. C’est ce qu’on appelle une mer de lait, lui dis-je, vaste Ă©tendue de flots blancs qui se voit frĂ©quemment sur les cĂŽtes d’Amboine et dans ces parages. — Mais, demanda Conseil, monsieur peut-il m’apprendre quelle cause produit un pareil effet, car cette eau ne s’est pas changĂ©e en lait, je suppose ! — Non, mon garçon, et cette blancheur qui te surprend n’est due qu’à la prĂ©sence de myriades de bestioles infusoires, sortes de petits vers lumineux, d’un aspect gĂ©latineux et incolore, de l’épaisseur d’un cheveu, et dont la longueur ne dĂ©passe pas un cinquiĂšme de millimĂštre. Quelques-unes de ces bestioles adhĂšrent entre elles pendant l’espace de plusieurs lieues. — Plusieurs lieues ! s’écria Conseil. — Oui, mon garçon, et ne cherche pas Ă  supputer le nombre de ces infusoires ! Tu n’y parviendrais pas, car, si je ne me trompe, certains navigateurs ont flottĂ© sur ces mers de lait pendant plus de quarante milles. » Je ne sais si Conseil tint compte de ma recommandation, mais il parut se plonger dans des rĂ©flexions profondes, cherchant sans doute Ă  Ă©valuer combien quarante milles carrĂ©s contiennent de cinquiĂšmes de millimĂštres. Pour moi, je continuai d’observer le phĂ©nomĂšne. Pendant plusieurs heures, le Nautilus trancha de son Ă©peron ces flots blanchĂątres, et je remarquai qu’il glissait sans bruit sur cette eau savonneuse, comme s’il eĂ»t flottĂ© dans ces remous d’écume que les courants et les contre-courants des baies laissaient quelquefois entre eux. Vers minuit, la mer reprit subitement sa teinte ordinaire, mais derriĂšre nous, jusqu’aux limites de l’horizon, le ciel, rĂ©flĂ©chissant la blancheur des flots, sembla longtemps imprĂ©gnĂ© des vagues lueurs d’une aurore borĂ©ale. CHAPITRE IIUNE NOUVELLE PROPOSITION DU CAPITAINE NEMO. Le 28 fĂ©vrier, lorsque le Nautilus revint Ă  midi Ă  la surface de la mer, par 9°4’ de latitude nord, il se trouvait en vue d’une terre qui lui restait Ă  huit milles dans l’ouest. J’observai tout d’abord une agglomĂ©ration de montagnes, hautes de deux mille pieds environ, dont les formes se modelaient trĂšs-capricieusement. Le point terminĂ©, je rentrai dans le salon, et lorsque le relĂšvement eut Ă©tĂ© reportĂ© sur la carte, je reconnus que nous Ă©tions en prĂ©sence de l’üle de Ceyland, cette perle qui pend au lobe infĂ©rieur de la pĂ©ninsule indienne. J’allai chercher dans la bibliothĂšque quelque livre relatif Ă  cette Ăźle, l’une des plus fertiles du globe. Je trouvai prĂ©cisĂ©ment un volume de Sirr H. C., esq., intitulĂ© Ceylan and the Cingalese. RentrĂ© au salon, je notai d’abord les relĂšvements de Ceyland, Ă  laquelle l’antiquitĂ© avait prodiguĂ© tant de noms divers. Sa situation Ă©tait entre 5° 55â€Č et 9° 49â€Č de latitude nord, et entre 79° 42â€Č et 82° 4â€Č de longitude Ă  l’est du mĂ©ridien de Greenwich ; sa longueur, deux cent soixante-quinze milles ; sa largeur maximum, cent cinquante milles ; sa circonfĂ©rence, neuf cents milles ; sa superficie, vingt-quatre mille quatre cent quarante-huit milles, c’est-Ă -dire un peu infĂ©rieure Ă  celle de l’Irlande. Le capitaine Nemo et son second parurent en ce moment. Le capitaine jeta un coup d’Ɠil sur la carte. Puis, se retournant vers moi L’üle de Ceylan, dit-il, une terre cĂ©lĂšbre par ses pĂȘcheries de perles. Vous serait-il agrĂ©able, monsieur Aronnax, de visiter l’une de ses pĂȘcheries ? — Sans aucun doute, capitaine. — Bien. Ce sera chose facile. Seulement, si nous voyons les pĂȘcheries, nous ne verrons pas les pĂȘcheurs. L’exploitation annuelle n’est pas encore commencĂ©e. N’importe. Je vais donner l’ordre de rallier le golfe de Manaar, oĂč nous arriverons dans la nuit. » Le capitaine dit quelques mots Ă  son second qui sortit aussitĂŽt. BientĂŽt le Nautilus rentra dans son liquide Ă©lĂ©ment, et le manomĂštre indiqua qu’il s’y tenait Ă  une profondeur de trente pieds. La carte sous les yeux, je cherchai alors ce golfe de Manaar. Je le trouvai par le neuviĂšme parallĂšle, sur la cĂŽte nord-ouest de Ceylan. Il Ă©tait formĂ© par une ligne allongĂ©e de la petite Ăźle Manaar. Pour l’atteindre, il fallait remonter tout le rivage occidental de Ceylan. Monsieur le professeur, me dit alors le capitaine Nemo, on pĂȘche des perles dans le golfe du Bengale, dans la mer des Indes, dans les mers de Chine et du Japon, dans les mers du sud de l’AmĂ©rique, au golfe de Panama, au golfe de Californie ; mais c’est Ă  Ceyland que cette pĂȘche obtient les plus beaux rĂ©sultats. Nous arrivons un peu tĂŽt, sans doute. Les pĂȘcheurs ne se rassemblent que pendant le mois de mars au golfe de Manaar, et lĂ , pendant trente jours, leurs trois cents bateaux se livrent Ă  cette lucrative exploitation des trĂ©sors de la mer. Chaque bateau est montĂ© par dix rameurs et par dix pĂȘcheurs. Ceux-ci, divisĂ©s en deux groupes, plongent alternativement et descendent Ă  une profondeur de douze mĂštres au moyen d’une lourde pierre qu’ils saisissent entre leurs pieds et qu’une corde rattache au bateau. — Ainsi, dis-je, c’est toujours ce moyen primitif qui est encore en usage ? — Toujours, me rĂ©pondit le capitaine Nemo, bien que ces pĂȘcheries appartiennent au peuple le plus industrieux du globe, aux Anglais, auxquels le traitĂ© d’Amiens les a cĂ©dĂ©es en 1802. — Il me semble, cependant, que le scaphandre, tel que vous l’employez, rendrait de grands services dans une telle opĂ©ration. — Oui, car ces pauvres pĂȘcheurs ne peuvent demeurer longtemps sous l’eau. L’Anglais Perceval, dans son voyage Ă  Ceylan, parle bien d’un Cafre qui restait cinq minutes sans remonter Ă  la surface, mais le fait me paraĂźt peu croyable. Je sais que quelques plongeurs vont jusqu’à cinquante-sept secondes, et de trĂšs habiles jusqu’à quatre-vingt-sept ; toutefois ils sont rares, et, revenus Ă  bord, ces malheureux rendent par le nez et les oreilles de l’eau teintĂ©e de sang. Je crois que la moyenne de temps que les pĂȘcheurs peuvent supporter est de trente secondes, pendant lesquelles ils se hĂątent d’entasser dans un petit filet toutes les huĂźtres perliĂšres qu’ils arrachent ; mais, gĂ©nĂ©ralement, ces pĂȘcheurs ne vivent pas vieux ; leur vue s’affaiblit ; des ulcĂ©rations se dĂ©clarent Ă  leurs yeux ; des plaies se forment sur leur corps, et souvent mĂȘme ils sont frappĂ©s d’apoplexie au fond de la mer. — Oui, dis-je, c’est un triste mĂ©tier, et qui ne sert qu’à la satisfaction de quelques caprices. Mais, dites-moi, capitaine, quelle quantitĂ© d’huĂźtres peut pĂȘcher un bateau dans sa journĂ©e ? — Quarante Ă  cinquante mille environ. On dit mĂȘme qu’en 1814, le gouvernement anglais ayant fait pĂȘcher pour son propre compte, ses plongeurs, dans vingt journĂ©es de travail, rapportĂšrent soixante-seize millions d’huĂźtres. — Au moins, demandai-je, ces pĂȘcheurs sont-ils suffisamment rĂ©tribuĂ©s ? — À peine, monsieur le professeur. À Panama, ils ne gagnent qu’un dollar par semaine. Le plus souvent, ils ont un sol par huĂźtre qui renferme une perle, et combien en ramĂšnent-ils qui n’en contiennent pas ! — Un sol Ă  ces pauvres gens qui enrichissent leurs maĂźtres ! C’est odieux. — Ainsi, monsieur le professeur, me dit le capitaine Nemo, vos compagnons et vous, vous visiterez le banc de Manaar, et si par hasard quelque pĂȘcheur hĂątif s’y trouve dĂ©jĂ , eh bien, nous le verrons opĂ©rer. — C’est convenu, capitaine. — À propos, monsieur Aronnax, vous n’avez pas peur des requins ? — Des requins ? » m’écriai-je. Cette question me parut, pour le moins, trĂšs-oiseuse. Eh bien ? reprit le capitaine Nemo. — Je vous avouerai, capitaine, que je ne suis pas encore trĂšs-familiarisĂ© avec ce genre de poissons. — Nous y sommes habituĂ©s, nous autres, rĂ©pliqua le capitaine Nemo, et avec le temps, vous vous y ferez. D’ailleurs, nous serons armĂ©s, et, chemin faisant, nous pourrons peut-ĂȘtre chasser quelque squale. C’est une chasse intĂ©ressante. Ainsi donc, Ă  demain, monsieur le professeur, et de grand matin. » Cela dit d’un ton dĂ©gagĂ©, le capitaine Nemo quitta le salon. On vous inviterait Ă  chasser l’ours dans les montagnes de la Suisse, que vous diriez TrĂšs bien ! demain nous irons chasser l’ours. » On vous inviterait Ă  chasser le lion dans les plaines de l’Atlas, ou le tigre dans les jungles de l’Inde, que vous diriez Ah ! ah ! il paraĂźt que nous allons chasser le tigre ou le lion ! » Mais on vous inviterait Ă  chasser le requin dans son Ă©lĂ©ment naturel, que vous demanderiez peut-ĂȘtre Ă  rĂ©flĂ©chir avant d’accepter cette invitation. Pour moi, je passai ma main sur mon front oĂč perlaient quelques gouttes de sueur froide. RĂ©flĂ©chissons, me dis-je, et prenons notre temps. Chasser des loutres dans les forĂȘts sous-marines, comme nous l’avons fait dans les forĂȘts de l’üle Crespo, passe encore. Mais courir le fond des mers, quand on est Ă  peu prĂšs certain d’y rencontrer des squales, c’est autre chose ! Je sais bien que dans certains pays, aux Ăźles AndamĂšnes particuliĂšrement, les nĂšgres n’hĂ©sitent pas Ă  attaquer le requin, un poignard dans une main et un lacet dans l’autre, mais je sais aussi que beaucoup de ceux qui affrontent ces formidables animaux ne reviennent pas vivants ! D’ailleurs, je ne suis pas un nĂšgre, et quand je serais un nĂšgre, je crois que, dans ce cas, une lĂ©gĂšre hĂ©sitation de ma part ne serait pas dĂ©placĂ©e. » Et me voilĂ  rĂȘvant de requins, songeant Ă  ces vastes mĂąchoires armĂ©es de multiples rangĂ©es de dents, et capables de couper un homme en deux. Je me sentais dĂ©jĂ  une certaine douleur autour des reins. Puis, je ne pouvais digĂ©rer le sans-façon avec lequel le capitaine avait fait cette dĂ©plorable invitation ! N’eĂ»t-on pas dit qu’il s’agissait d’aller traquer sous bois quelque renard inoffensif ? Bon ! pensai-je, jamais Conseil ne voudra venir, et cela me dispensera d’accompagner le capitaine. » Quant Ă  Ned Land, j’avoue que je ne me sentais pas aussi sĂ»r de sa sagesse. Un pĂ©ril, si grand qu’il fĂ»t, avait toujours un attrait pour sa nature batailleuse. Je repris ma lecture du livre de Sirr, mais je le feuilletai machinalement. Je voyais, entre les lignes, des mĂąchoires formidablement ouvertes. En ce moment, Conseil et le Canadien entrĂšrent, l’air tranquille et mĂȘme joyeux. Ils ne savaient pas ce qui les attendait. Ma foi, monsieur, me dit Ned Land, votre capitaine Nemo, — que le diable emporte ! — vient de nous faire une trĂšs-aimable proposition. — Ah ! dis-je, vous savez
 — N’en dĂ©plaise Ă  monsieur, rĂ©pondit Conseil, le commandant du Nautilus nous a invitĂ©s Ă  visiter demain, en compagnie de monsieur, les magnifiques pĂȘcheries de Ceyland. Il l’a fait en termes excellents et s’est conduit en vĂ©ritable gentleman. — Il ne vous a rien dit de plus ? — Rien, monsieur, rĂ©pondit le Canadien, si ce n’est qu’il vous avait parlĂ© de cette petite promenade. — En effet, dis-je. Et il ne vous a donnĂ© aucun dĂ©tail sur
 — Aucun, monsieur le naturaliste. Vous nous accompagnerez, n’est-il pas vrai ? — Moi
 sans doute ! Je vois que vous y prenez goĂ»t, maĂźtre Land. — Oui ! c’est curieux, trĂšs-curieux. — Dangereux peut-ĂȘtre ! ajoutai-je d’un ton insinuant. — Dangereux, rĂ©pondit Ned Land, une simple excursion sur un banc d’huĂźtres ! » DĂ©cidĂ©ment le capitaine Nemo avait jugĂ© inutile d’éveiller l’idĂ©e de requins dans l’esprit de mes compagnons. Moi, je les regardais d’un Ɠil troublĂ©, et comme s’il leur manquait dĂ©jĂ  quelque membre. Devais-je les prĂ©venir ? Oui, sans doute, mais je ne savais trop comment m’y prendre. Monsieur, me dit Conseil, monsieur voudra-t-il nous donner des dĂ©tails sur la pĂȘche des perles ? — Sur la pĂȘche elle-mĂȘme, demandai-je, ou sur les incidents qui
 — Sur la pĂȘche, rĂ©pondit le Canadien. Avant de s’engager sur le terrain, il est bon de le connaĂźtre. — Eh bien ! asseyez-vous, mes amis, et je vais vous apprendre tout ce que l’Anglais Sirr vient de m’apprendre Ă  moi-mĂȘme. » Ned et Conseil prirent place sur un divan, et tout d’abord le Canadien me dit Monsieur, qu’est-ce que c’est qu’une perle ? — Mon brave Ned, rĂ©pondis-je, pour le poĂšte, la perle est une larme de la mer ; pour les Orientaux, c’est une goutte de rosĂ©e solidifiĂ©e ; pour les dames, c’est un bijou de forme oblongue, d’un Ă©clat hyalin, d’une matiĂšre nacrĂ©e, qu’elles portent au doigt, au cou ou Ă  l’oreille ; pour le chimiste, c’est un mĂ©lange de phosphate et de carbonate de chaux avec un peu de gĂ©latine, et enfin, pour les naturalistes, c’est une simple sĂ©crĂ©tion maladive de l’organe qui produit la nacre chez certains bivalves. — Embranchement des mollusques, dit Conseil, classe des acĂ©phales, ordre des testacĂ©s. — PrĂ©cisĂ©ment, savant Conseil. Or, parmi ces testacĂ©s, l’oreille-de-mer iris, les turbots, les tridacnes, les pinnes-marines, en un mot tous ceux qui sĂ©crĂštent la nacre c’est-Ă -dire cette substance bleue, bleuĂątre, violette ou blanche, qui tapisse l’intĂ©rieur de leurs valves, sont susceptibles de produire des perles. — Les moules aussi ? demanda le Canadien. — Oui ! les moules de certains cours d’eau de l’Ecosse, du pays de Galles, de l’Irlande, de la Saxe, de la BohĂšme, de la France. — Bon ! on y fera attention, dĂ©sormais, rĂ©pondit le Canadien. — Mais, repris-je, le mollusque par excellence qui distille la perle, c’est l’huĂźtre perliĂšre, la mĂ©lĂ©agrina Margaritifera, la prĂ©cieuse pintadine. La perle n’est qu’une concrĂ©tion nacrĂ©e qui se dispose sous une forme globuleuse. Ou elle adhĂšre Ă  la coquille de l’huĂźtre, ou elle s’incruste dans les plis de l’animal. Sur les valves, la perle est adhĂ©rente ; sur les chairs, elle est libre. Mais elle a toujours pour noyau un petit corps dur, soit un ovule stĂ©rile, soit un grain de sable, autour duquel la matiĂšre nacrĂ©e se dĂ©pose en plusieurs annĂ©es, successivement et par couches minces et concentriques. — Trouve-t-on plusieurs perles dans une mĂȘme huĂźtre ? demanda Conseil. — Oui, mon garçon. Il y a de certaines pintadines qui forment un vĂ©ritable Ă©crin. On a mĂȘme citĂ© une huĂźtre, mais je me permets d’en douter, qui ne contenait pas moins de cent cinquante requins. — Cent cinquante requins ! s’écria Ned Land. — Ai-je dit requins ? m’écriai-je vivement. Je veux dire cent cinquante perles. Requins n’aurait aucun sens. — En effet, dit Conseil. Mais monsieur nous apprendra-t-il maintenant par quels moyens on extrait ces perles ? — On procĂšde de plusieurs façons, et souvent mĂȘme, quand les perles adhĂšrent aux valves, les pĂȘcheurs les arrachent avec des pinces. Mais, le plus communĂ©ment, les pintadines sont Ă©tendues sur des nattes de sparterie qui couvrent le rivage. Elles meurent ainsi Ă  l’air libre, et, au bout de dix jours, elles se trouvent dans un Ă©tat satisfaisant de putrĂ©faction. On les plonge alors dans de vastes rĂ©servoirs d’eau de mer, puis on les ouvre et on les lave. C’est Ă  ce moment que commence le double travail des rogueurs. D’abord, ils sĂ©parent les plaques de nacre connues dans le commerce sous le nom de franche argentĂ©e, de bĂątarde blanche et de bĂątarde noire, qui sont livrĂ©es par caisses de cent vingt-cinq Ă  cent cinquante kilogrammes. Puis, ils enlĂšvent le parenchyme de l’huĂźtre, ils le font bouillir, et ils le tamisent afin d’en extraire jusqu’aux plus petites perles. — Le prix de ces perles varie suivant leur grosseur ? demanda Conseil. — Non-seulement selon leur grosseur, rĂ©pondis-je, mais aussi selon leur forme, selon leur eau, c’est-Ă -dire leur couleur, et selon leur orient, c’est-Ă -dire cet Ă©clat chatoyant et diaprĂ© qui les rend si charmantes a l’Ɠil. Les plus belles perles sont appelĂ©es perles vierges ou paragons ; elles se forment isolĂ©ment dans le tissu du mollusque ; elles sont blanches, souvent opaques, mais quelquefois d’une transparence opaline, et le plus communĂ©ment sphĂ©riques ou piriformes. SphĂ©riques, elles forment les bracelets ; piriformes, des pendeloques, et, Ă©tant les plus prĂ©cieuses, elles se vendent Ă  la piĂšce. Les autres perles adhĂšrent Ă  la coquille de l’huĂźtre, et, plus irrĂ©guliĂšres, elles se vendent au poids. Enfin, dans un ordre infĂ©rieur se classent les petites perles, connues sous le nom de semences ; elles se vendent Ă  la mesure et servent plus particuliĂšrement Ă  exĂ©cuter des broderies sur les ornements d’église. — Mais ce travail, qui consiste Ă  sĂ©parer les perles selon leur grosseur, doit ĂȘtre long et difficile, dit le Canadien. — Non, mon ami. Ce travail se fait au moyen de onze tamis ou cribles percĂ©s d’un nombre variable de trous. Les perles qui restent dans les tamis, qui comptent de vingt Ă  quatre-vingts trous, sont de premier ordre. Celles qui ne s’échappent pas des cribles percĂ©s de cent Ă  huit cents trous sont de second ordre. Enfin, les perles pour lesquelles l’on emploie les tamis percĂ©s de neuf cents Ă  mille trous forment la semence. — C’est ingĂ©nieux, dit Conseil, et je vois que la division, le classement des perles, s’opĂšre mĂ©caniquement. Et monsieur pourra-t-il nous dire ce que rapporte l’exploitation des bancs d’huĂźtres perliĂšres ? — À s’en tenir au livre de Sirr, rĂ©pondis-je, les pĂȘcheries de Ceylan sont affermĂ©es annuellement pour la somme de trois millions de squales. — De francs ! reprit Conseil. — Oui, de francs ! Trois millions de francs, repris-je. Mais je crois que ces pĂȘcheries ne rapportent plus ce qu’elles rapportaient autrefois. Il en est de mĂȘme des pĂȘcheries amĂ©ricaines, qui, sous le rĂšgne de Charles-Quint, produisaient quatre millions de francs, prĂ©sentement rĂ©duits aux deux tiers. En somme, on peut Ă©valuer Ă  neuf millions de francs le rendement gĂ©nĂ©ral de l’exploitation des perles. — Mais, demanda Conseil, est-ce que l’on ne cite pas quelques perles cĂ©lĂšbres qui ont Ă©tĂ© cotĂ©es Ă  un trĂšs-haut prix ? — Oui, mon garçon. On dit que CĂ©sar offrit Ă  Servillia une perle estimĂ©e cent vingt mille francs de notre monnaie. — J’ai mĂȘme entendu raconter, dit le Canadien, qu’une certaine dame antique buvait des perles dans son vinaigre. — ClĂ©opĂątre, riposta Conseil. — Ça devait ĂȘtre mauvais, ajouta Ned Land. — DĂ©testable, ami Ned, rĂ©pondit Conseil ; mais un petit verre de vinaigre qui coĂ»te quinze cents mille francs, c’est d’un joli prix. — Je regrette de ne pas avoir Ă©pousĂ© cette dame, dit le Canadien en manƓuvrant son bras d’un air peu rassurant. — Ned Land l’époux de ClĂ©opĂątre ! s’écria Conseil. — Mais j’ai dĂ» me marier, Conseil, rĂ©pondit sĂ©rieusement le Canadien, et ce n’est pas ma faute si l’affaire n’a pas rĂ©ussi. J’avais mĂȘme achetĂ© un collier de perles Ă  Kat Tender, ma fiancĂ©e, qui, d’ailleurs, en a Ă©pousĂ© un autre. Eh bien, ce collier ne m’avait pas coĂ»tĂ© plus d’un dollar et demi, et cependant, — monsieur le professeur voudra bien me croire, — les perles qui le composaient n’auraient pas passĂ© par le tamis de vingt trous. — Mon brave Ned, rĂ©pondis-je en riant, c’étaient des perles artificielles, de simples globules de verre enduits Ă  l’intĂ©rieur d’essence d’Orient. — Eh ! cette essence d’Orient, rĂ©pondit le Canadien, cela doit coĂ»ter cher. — Si peu que rien ! Ce n’est autre chose que la substance argentĂ©e de l’écaille de l’ablette, recueillie dans l’eau et conservĂ©e dans l’ammoniaque. Elle n’a aucune valeur. — C’est peut-ĂȘtre pour cela que Kat Tender en a Ă©pousĂ© un autre, rĂ©pondit philosophiquement maĂźtre Land. — Mais, dis-je, pour en revenir aux perles de haute valeur, je ne crois pas que jamais souverain en ait possĂ©dĂ© une supĂ©rieure Ă  celle du capitaine Nemo. — Celle-ci, dit Conseil, en montrant le magnifique bijou enfermĂ© sous sa vitrine. — Certainement, je ne me trompe pas en lui assignant une valeur de deux millions de
 — Francs ! dit vivement Conseil. — Oui, dis-je, deux millions de francs, et, sans doute elle n’aura coĂ»tĂ© au capitaine que la peine de la ramasser. — Eh ! s’écria Ned Land, qui dit que demain, pendant notre promenade, nous ne rencontrerons pas sa pareille ! — Bah ! fit Conseil. — Et pourquoi pas ? — À quoi des millions nous serviraient-ils Ă  bord du Nautilus ? — À bord, non, dit Ned Land, mais
 ailleurs. — Oh ! ailleurs ! fit Conseil en secouant la tĂȘte. — Au fait, dis-je, maĂźtre Land a raison. Et si nous rapportons jamais en Europe ou en AmĂ©rique une perle de quelques millions, voilĂ  du moins qui donnera une grande authenticitĂ©, et, en mĂȘme temps, un grand prix au rĂ©cit de nos aventures. — Je le crois, dit le Canadien. — Mais, dit Conseil, qui revenait toujours au cĂŽtĂ© instructif des choses, est-ce que cette pĂȘche des perles est dangereuse ? — Non, rĂ©pondis-je vivement, surtout si l’on prend certaines prĂ©cautions. — Que risque-t-on dans ce mĂ©tier ? dit Ned Land d’avaler quelques gorgĂ©es d’eau de mer ! — Comme vous dites, Ned. À propos, dis-je, en essayant de prendre le ton dĂ©gagĂ© du capitaine Nemo, est-ce que vous avez peur des requins, brave Ned ? — Moi, rĂ©pondit le Canadien, un harponneur de profession ! C’est mon mĂ©tier de me moquer d’eux ! — Il ne s’agit pas, dis-je, de les pĂȘcher avec un Ă©merillon, de les hisser sur le pont d’un navire, de leur couper la queue Ă  coups de hache, de leur ouvrir le ventre, de leur arracher le cƓur et de le jeter Ă  la mer ! — Alors, il s’agit de
 ? — Oui, prĂ©cisĂ©ment. — Dans l’eau ? — Dans l’eau. — Ma foi, avec un bon harpon ! Vous savez, monsieur, ces requins, ce sont des bĂȘtes assez mal façonnĂ©es. Il faut qu’elles se retournent sur le ventre pour vous happer, et, pendant ce temps
 » Ned Land avait une maniĂšre de prononcer le mot happer » qui donnait froid dans le dos. Eh bien, et toi, Conseil, que penses-tu de ces squales ? — Moi, dit Conseil, je serai franc avec monsieur. — À la bonne heure, pensai-je. — Si monsieur affronte les requins, dit Conseil, je ne vois pas pourquoi son fidĂšle domestique ne les affronterait pas avec lui ! » CHAPITRE IIIUNE PERLE DE DIX MILLIONS. La nuit arriva. Je me couchai. Je dormis assez mal. Les squales jouĂšrent un rĂŽle important dans mes rĂȘves, et je trouvai trĂšs-juste et trĂšs-injuste Ă  la fois cette Ă©tymologie qui fait venir le mot requin du mot requiem. » Le lendemain, Ă  quatre heures du matin, je fus rĂ©veillĂ© par le stewart que le capitaine Nemo avait spĂ©cialement mis Ă  mon service. Je me levai rapidement, je m’habillai et je passai dans le salon. Le capitaine Nemo m’y attendait. Monsieur Aronnax, me dit-il, ĂȘtes-vous prĂȘt Ă  partir ? — Je suis prĂȘt. — Veuillez me suivre. — Et mes compagnons, capitaine ? — Ils sont prĂ©venus et nous attendent. — N’allons-nous pas revĂȘtir nos scaphandres ? demandai-je. — Pas encore. Je n’ai pas laissĂ© le Nautilus approcher de trop prĂšs cette cĂŽte, et nous sommes assez au large du banc de Manaar ; mais j’ai fait parer le canot qui nous conduira au point prĂ©cis de dĂ©barquement et nous Ă©pargnera un assez long trajet. Il emporte nos appareils de plongeurs, que nous revĂȘtirons au moment oĂč commencera cette exploration sous-marine. » Le capitaine Nemo me conduisit vers l’escalier central, dont les marches aboutissaient Ă  la plate-forme. Ned et Conseil se trouvaient lĂ , enchantĂ©s de la partie de plaisir » qui se prĂ©parait. Cinq matelots du Nautilus, les avirons armĂ©s, nous attendaient dans le canot qui avait Ă©tĂ© bossĂ© contre le bord. La nuit Ă©tait encore obscure. Des plaques de nuages couvraient le ciel et ne laissaient apercevoir que de rares Ă©toiles. Je portai mes yeux du cĂŽtĂ© de la terre, mais je ne vis qu’une ligne trouble qui fermait les trois quarts de l’horizon du sud-ouest au nord-ouest. Le Nautilus, ayant remontĂ© pendant la nuit la cĂŽte occidentale de Ceylan, se trouvait Ă  l’ouest de la baie, ou plutĂŽt de ce golfe formĂ© par cette terre et l’üle de Manaar. LĂ , sous les sombres eaux, s’étendait le banc de pintadines, inĂ©puisable champ de perles dont la longueur dĂ©passe vingt milles. Nous primes place Ă  l’arriĂšre du canot. Le capitaine Nemo, Conseil, Ned Land et moi, nous prĂźmes place Ă  l’arriĂšre du canot. Le patron de l’embarcation se mit Ă  la barre ; ses quatre compagnons appuyĂšrent sur leurs avirons ; la bosse fut larguĂ©e et nous dĂ©bordĂąmes. Le canot se dirigea vers le sud. Ses nageurs ne se pressaient pas. J’observai que leurs coups d’aviron, vigoureusement engagĂ©s sous l’eau, ne se succĂ©daient que de dix secondes en dix secondes, suivant la mĂ©thode gĂ©nĂ©ralement usitĂ©e dans les marines de guerre. Tandis que l’embarcation courait sur son erre, les gouttelettes liquides frappaient en crĂ©pitant le fond noir des flots comme des bavures de plomb fondu. Une petite houle, venue du large, imprimait au canot un lĂ©ger roulis, et quelques crĂȘtes de lames clapotaient Ă  son avant. Nous Ă©tions silencieux. À quoi songeait le capitaine Nemo ? Peut-ĂȘtre Ă  cette terre dont il s’approchait, et qu’il trouvait trop prĂšs de lui, contrairement Ă  l’opinion du Canadien, auquel elle semblait encore trop Ă©loignĂ©e. Quant Ă  Conseil, il Ă©tait lĂ  en simple curieux. Vers cinq heures et demie, les premiĂšres teintes de l’horizon accusĂšrent plus nettement la ligne supĂ©rieure de la cĂŽte. Assez plate dans l’est, elle se renflait un peu vers le sud. Cinq milles la sĂ©paraient encore, et son rivage se confondait avec les eaux brumeuses. Entre elle et nous, la mer Ă©tait dĂ©serte. Pas un bateau, pas un plongeur. Solitude profonde sur ce lieu de rendez-vous des pĂȘcheurs de perles. Ainsi que le capitaine Nemo me l’avait fait observer, nous arrivions un mois trop tĂŽt dans ces parages. À six heures, le jour se fit subitement, avec cette rapiditĂ© particuliĂšre aux rĂ©gions tropicales, qui ne connaissent ni l’aurore ni le crĂ©puscule. Les rayons solaires percĂšrent le rideau de nuages amoncelĂ©s sur l’horizon oriental, et l’astre radieux s’éleva rapidement. Je vis distinctement la terre, avec quelques arbres Ă©pars çà et lĂ . Le canot s’avança vers l’üle de Manaar, qui s’arrondissait dans le sud. Le capitaine Nemo s’était levĂ© de son banc et observait la mer. Sur un signe de lui, l’ancre fut mouillĂ©e, et la chaĂźne courut Ă  peine, car le fond n’était pas Ă  plus d’un mĂštre, et il formait en cet endroit l’un des plus hauts points du banc de pintadines. Le canot Ă©vita aussitĂŽt sous la poussĂ©e du jusant qui portait au large. Nous voici arrivĂ©s, monsieur Aronnax, dit alors le capitaine Nemo. Vous voyez cette baie resserrĂ©e. C’est ici mĂȘme que dans un mois se rĂ©uniront les nombreux bateaux de pĂȘche des exploitants, et ce sont ces eaux que leurs plongeurs iront audacieusement fouiller. Cette baie est heureusement disposĂ©e pour ce genre de pĂȘche. Elle est abritĂ©e des vents les plus forts, et la mer n’y est jamais trĂšs-houleuse, circonstance trĂšs-favorable au travail des plongeurs. Nous allons maintenant revĂȘtir nos scaphandres, et nous commencerons notre promenade. » Je ne rĂ©pondis rien, et tout en regardant ces flots suspects, aidĂ© des matelots de l’embarcation, je commençai Ă  revĂȘtir mon lourd vĂȘtement de mer. Le capitaine Nemo et mes deux compagnons s’habillaient aussi. Aucun des hommes du Nautilus ne devait nous accompagner dans cette nouvelle excursion. BientĂŽt nous fĂ»mes emprisonnĂ©s jusqu’au cou dans le vĂȘtement de caoutchouc, et des bretelles fixĂšrent sur notre dos les appareils Ă  air. Quant aux appareils Ruhmkorff, il n’en Ă©tait pas question. Avant d’introduire ma tĂȘte dans sa capsule de cuivre, j’en fis l’observation au capitaine. Ces appareils nous seraient inutiles, me rĂ©pondit le capitaine. Nous n’irons pas Ă  de grandes profondeurs, et les rayons solaires suffiront Ă  Ă©clairer notre marche. D’ailleurs, il n’est pas prudent d’emporter sous ces eaux une lanterne Ă©lectrique. Son Ă©clat pourrait attirer inopinĂ©ment quelque dangereux habitant de ces parages. » Pendant que le capitaine Nemo prononçait ces paroles, je me retournai vers Conseil et Ned Land. Mais ces deux amis avaient dĂ©jĂ  emboĂźtĂ© leur tĂȘte dans la calotte mĂ©tallique, et ils ne pouvaient ni entendre ni rĂ©pondre. Une derniĂšre question me restait Ă  adresser au capitaine Nemo Et nos armes, lui demandai-je, nos fusils ? — Des fusils ! Ă  quoi bon ? Vos montagnards n’attaquent-ils pas l’ours un poignard Ă  la main, et l’acier n’est-il pas plus sĂ»r que le plomb ? Voici une lame solide. Passez-la Ă  votre ceinture et partons. » Ned Land brandissait son Ă©norme harpon. Je regardai mes compagnons. Ils Ă©taient armĂ©s comme nous, et, de plus, Ned Land brandissait un Ă©norme harpon qu’il avait dĂ©posĂ© dans le canot avant de quitter le Nautilus. Puis, suivant l’exemple du capitaine, je me laissai coiffer de la pesante sphĂšre de cuivre, et nos rĂ©servoirs Ă  air furent immĂ©diatement mis en activitĂ©. Un instant aprĂšs, les matelots de l’embarcation nous dĂ©barquaient les uns aprĂšs les autres, et, par un mĂštre et demi d’eau, nous prenions pied sur un sable uni. Le capitaine Nemo nous fit un signe de la main. Nous le suivĂźmes, et par une pente douce nous disparĂ»mes sous les flots. LĂ , les idĂ©es qui obsĂ©daient mon cerveau m’abandonnĂšrent. Je redevins Ă©tonnamment calme. La facilitĂ© de mes mouvements accrut ma confiance, et l’étrangetĂ© du spectacle captiva mon imagination. Le soleil envoyait dĂ©jĂ  sous les eaux une clartĂ© suffisante. Les moindres objets restaient perceptibles. AprĂšs dix minutes de marche, nous Ă©tions par cinq mĂštres d’eau, et le terrain devenait Ă  peu prĂšs plat. Sur nos pas, comme des compagnies de bĂ©cassines dans un marais, se levaient des volĂ©es de poissons curieux du genre des monoptĂšres, dont les sujets n’ont d’autre nageoire que celle de la queue. Je reconnus le javanais, vĂ©ritable serpent long de huit dĂ©cimĂštres, au ventre livide, que l’on confondrait facilement avec le congre sans les lignes d’or de ses flancs. Dans le genre des stromatĂ©es, dont le corps est trĂšs comprimĂ© et ovale, j’observai des parus aux couleurs Ă©clatantes portant comme une faux leur nageoire dorsale, poissons comestibles qui, sĂ©chĂ©s et marinĂ©s, forment un mets excellent connu sous le nom de karawade ; puis des tranquebars, appartenant au genre des apsiphoroĂŻdes, dont le corps est recouvert d’une cuirasse Ă©cailleuse Ă  huit pans longitudinaux. Cependant l’élĂ©vation progressive du soleil Ă©clairait de plus en plus la masse des eaux. Le sol changeait peu Ă  peu. Au sable fin succĂ©dait une vĂ©ritable chaussĂ©e de rochers arrondis, revĂȘtus d’un tapis de mollusques et de zoophytes. Parmi les Ă©chantillons de ces deux embranchements, je remarquai des placĂšnes Ă  valves minces et inĂ©gales, sortes d’ostracĂ©es particuliĂšres Ă  la mer Rouge et Ă  l’ocĂ©an Indien, des lucines orangĂ©es Ă  coquille orbiculaire, des tariĂšres subulĂ©es, quelques-unes de ces pourpres persiques qui fournissaient au Nautilus une teinture admirable, des rochers cornus, longs de quinze centimĂštres, qui se dressaient sous les flots comme des mains prĂȘtes Ă  vous saisir, des turbinelles cornigĂšres, toutes hĂ©rissĂ©es d’épines, des lingules hyantes, des anatines, coquillages comestibles qui alimentent les marchĂ©s de l’Hindoustan, des pĂ©lagies panopyres, lĂ©gĂšrement lumineuses, et enfin d’admirables oculines flabelliformes, magnifiques Ă©ventails qui forment l’une des plus riches arborisations de ces mers. Au milieu de ces plantes vivantes et sous les berceaux d’hydrophytes couraient de gauches lĂ©gions d’articulĂ©s, particuliĂšrement des ranines dentĂ©es, dont la carapace reprĂ©sente un triangle un peu arrondi, des birgues spĂ©ciales Ă  ces parages, des parthenopes horribles, dont l’aspect rĂ©pugnait aux regards. Un animal non moins hideux que je rencontrai plusieurs fois, ce fut ce crabe Ă©norme observĂ© par M. Darwin, auquel la nature a donnĂ© l’instinct et la force nĂ©cessaires pour se nourrir de noix de coco ; il grimpe aux arbres du rivage, il fait tomber la noix qui se fend dans sa chute, et il l’ouvre avec ses puissantes pinces. Ici, sous ces flots clairs, ce crabe courait avec une agilitĂ© sans pareille, tandis que des chĂ©lonĂ©es franches, de cette espĂšce qui frĂ©quente les cĂŽtes du Malabar, se dĂ©plaçaient lentement entre les roches Ă©branlĂ©es. Vers sept heures, nous arpentions enfin le banc de pintadines, sur lequel les huĂźtres perliĂšres se reproduisent par millions. Ces mollusques prĂ©cieux adhĂ©raient aux rocs et y Ă©taient fortement attachĂ©s par ce byssus de couleur brune qui ne leur permet pas de se dĂ©placer. En quoi ces huĂźtres sont infĂ©rieures aux moules elles-mĂȘmes, auxquelles la nature n’a pas refusĂ© toute facultĂ© de locomotion. La pintadine meleagrina, la mĂšre perle, dont les valves sont Ă  peu prĂšs Ă©gales, se prĂ©sente sous la forme d’une coquille arrondie, aux Ă©paisses parois, trĂšs-rugueuses Ă  l’extĂ©rieur. Quelques-unes de ces coquilles Ă©taient feuilletĂ©es et sillonnĂ©es de bandes verdĂątres qui rayonnaient de leur sommet. Elles appartenaient aux jeunes huĂźtres. Les autres, Ă  surface rude et noire, vieilles de dix ans et plus, mesuraient jusqu’à quinze centimĂštres de largeur. Le capitaine Nemo me montra de la main cet amoncellement prodigieux de pintadines, et je compris que cette mine Ă©tait vĂ©ritablement inĂ©puisable, car la force crĂ©atrice de la nature l’emporte sur l’instinct destructif de l’homme. Ned Land, fidĂšle a cet instinct, se hĂątait d’emplir des plus beaux mollusques un filet qu’il portait Ă  son cĂŽtĂ©. Mais nous ne pouvions nous arrĂȘter. Il fallait suivre le capitaine qui semblait se diriger par des sentiers connus de lui seul. Le sol remontait sensiblement, et parfois mon bras, que j’élevais, dĂ©passait la surface de la mer. Puis le niveau du banc se rabaissait capricieusement. Souvent nous tournions de hauts rocs effilĂ©s en pyramidions. Dans leurs sombres anfractuositĂ©s de gros crustacĂ©s, pointĂ©s sur leurs hautes pattes comme des machines de guerre, nous regardaient de leurs yeux fixes, et sous nos pieds rampaient des myrianes, des glycĂšres, des aricies et des annĂ©lides, qui allongeaient dĂ©mesurĂ©ment leurs antennes et leurs cyrrhes tentaculaires. En ce moment s’ouvrit devant nos pas une vaste grotte, creusĂ©e dans un pittoresque entassement de rochers tapissĂ©s de toutes les hautes-lisses de la flore sous-marine. D’abord, cette grotte me parut profondĂ©ment obscure. Les rayons solaires semblaient s’y Ă©teindre par dĂ©gradations successives. Sa vague transparence n’était plus que de la lumiĂšre noyĂ©e. Le capitaine Nemo y entra. Nous aprĂšs lui. Mes yeux s’accoutumĂšrent bientĂŽt Ă  ces tĂ©nĂšbres relatives. Je distinguai les retombĂ©es si capricieusement contournĂ©es de la voĂ»te que supportaient des piliers naturels, largement assis sur leur base granitique, comme les lourdes colonnes de l’architecture toscane. Pourquoi notre incomprĂ©hensible guide nous entraĂźnait-il au fond de cette crypte sous-marine ? J’allais le savoir avant peu. AprĂšs avoir descendu une pente assez raide, nos pieds foulĂšrent le fond d’une sorte de puits circulaire. LĂ , le capitaine Nemo s’arrĂȘta, et de la main il nous indiqua un objet que je n’avais pas encore aperçu. C’était une huĂźtre de dimension extraordinaire, une tridacne gigantesque, un bĂ©nitier qui eĂ»t contenu un lac d’eau sainte, une vasque dont la largeur dĂ©passait deux mĂštres, et consĂ©quemment plus grande que celle qui ornait le salon du Nautilus. Je m’approchai de ce mollusque phĂ©nomĂ©nal. Je m’approchai de ce mollusque phĂ©nomĂ©nal. Par son byssus il adhĂ©rait Ă  une table de granit, et lĂ  il se dĂ©veloppait isolĂ©ment dans les eaux calmes de la grotte. J’estimai le poids de cette tridacne Ă  trois cents kilogrammes. Or, une telle huĂźtre contient quinze kilos de chair, et il faudrait l’estomac d’un Gargantua pour en absorber quelques douzaines. Le capitaine Nemo connaissait Ă©videmment l’existence de ce bivalve. Ce n’était pas la premiĂšre fois qu’il le visitait, et je pensais qu’en nous conduisant en cet endroit il voulait seulement nous montrer une curiositĂ© naturelle. Je me trompais. Le capitaine Nemo avait un intĂ©rĂȘt particulier Ă  constater l’état actuel de cette tridacne. Les deux valves du mollusque Ă©taient entr’ouvertes. Le capitaine s’approcha et introduisit son poignard entre les coquilles pour les empĂȘcher de se rabattre ; puis, de la main, il souleva la tunique membraneuse et frangĂ©e sur ses bords qui formait le manteau de l’animal. LĂ , entre les plis foliacĂ©s, je vis une perle libre dont la grosseur Ă©galait celle d’une noix de cocotier. Sa forme globuleuse, sa limpiditĂ© parfaite, son orient admirable en faisaient un bijou d’un inestimable prix. EmportĂ© par la curiositĂ©, j’étendais la main pour la saisir, pour la peser, pour la palper ! Mais le capitaine m’arrĂȘta, fit un signe nĂ©gatif, et, retirant son poignard par un mouvement rapide, il laissa les deux valves se refermer subitement. Je compris alors quel Ă©tait le dessein du capitaine Nemo. En laissant cette perle enfouie sous le manteau de la tridacne, il lui permettait de s’accroĂźtre insensiblement. Avec chaque annĂ©e la sĂ©crĂ©tion du mollusque y ajoutait de nouvelles couches concentriques. Seul, le capitaine connaissait la grotte oĂč mĂ»rissait » cet admirable fruit de la nature ; seul il l’élevait, pour ainsi dire, afin de la transporter un jour dans son prĂ©cieux musĂ©e. Peut-ĂȘtre mĂȘme, suivant l’exemple des Chinois et des Indiens, avait-il dĂ©terminĂ© la production de cette perle en introduisant sous les plis du mollusque quelque morceau de verre et de mĂ©tal, qui s’était peu Ă  peu recouvert de la matiĂšre nacrĂ©e. En tout cas, comparant cette perle Ă  celles que je connaissais dĂ©jĂ , Ă  celles qui brillaient dans la collection du capitaine, j’estimai sa valeur Ă  dix millions de francs au moins. Superbe curiositĂ© naturelle et non bijou de luxe, car je ne sais quelles oreilles fĂ©minines auraient pu la supporter. La visite Ă  l’opulente tridacne Ă©tait terminĂ©e. Le capitaine Nemo quitta la grotte, et nous remontĂąmes sur le banc de pintadines, au milieu de ces eaux claires que ne troublait pas encore le travail des plongeurs. Nous marchions isolĂ©ment, en vĂ©ritables flĂąneurs, chacun s’arrĂȘtant ou s’éloignant au grĂ© de sa fantaisie. Pour mon compte, je n’avais plus aucun souci des dangers que mon imagination avait exagĂ©rĂ©s si ridiculement. Le haut-fond se rapprochait sensiblement de la surface de la mer, et bientĂŽt par un mĂštre d’eau ma tĂȘte dĂ©passa le niveau ocĂ©anique. Conseil me rejoignit, et collant sa grosse capsule Ă  la mienne, il me fit des yeux un salut amical. Mais ce plateau Ă©levĂ© ne mesurait que quelques toises, et bientĂŽt nous fĂ»mes rentrĂ©s dans notre Ă©lĂ©ment. Je crois avoir maintenant le droit de le qualifier ainsi. Dix minutes aprĂšs, le capitaine Nemo s’arrĂȘtait soudain. Je crus qu’il faisait halte pour retourner sur ses pas. Non. D’un geste, il nous ordonna de nous blottir prĂšs de lui au fond d’une large anfractuositĂ©. Sa main se dirigea vers un point de la masse liquide, et je regardai attentivement. À cinq mĂštres de moi, une ombre apparut et s’abaissa jusqu’au sol. L’inquiĂ©tante idĂ©e des requins traversa mon esprit. Mais je me trompais, et, cette fois encore, nous n’avions pas affaire aux monstres de l’OcĂ©an. C’était un homme, un homme vivant, un Indien, un noir, un pĂȘcheur, un pauvre diable, sans doute, qui venait glaner avant la rĂ©colte. J’apercevais les fonds de son canot mouillĂ© Ă  quelques pieds au-dessus de sa tĂȘte. Il plongeait, et remontait successivement. Une pierre taillĂ©e en pain de sucre et qu’il serrait du pied, tandis qu’une corde la rattachait Ă  son bateau, lui servait Ă  descendre plus rapidement au fond de la mer. C’était lĂ  tout son outillage. ArrivĂ© au sol, par cinq mĂštres de profondeur environ, il se prĂ©cipitait Ă  genoux et remplissait son sac de pintadines ramassĂ©es au hasard. Puis, il remontait, vidait son sac, ramenait sa pierre, et recommençait son opĂ©ration qui ne durait que trente secondes. Ce plongeur ne nous voyait pas. L’ombre du rocher nous dĂ©robait Ă  ses regards. Et d’ailleurs, comment ce pauvre Indien aurait-il jamais supposĂ© que des hommes, des ĂȘtres semblables Ă  lui, fussent lĂ , sous les eaux, Ă©piant ses mouvements, ne perdant aucun dĂ©tail de sa pĂȘche ! Plusieurs fois, il remonta ainsi et plongea de nouveau. Il ne rapportai pas plus d’une dizaine de pintadines Ă  chaque plongĂ©e, car il fallait les arracher du banc auquel elles s’accrochaient par leur robuste byssus. Et combien de ces huĂźtres Ă©taient privĂ©es de ces perles pour lesquelles il risquait sa vie ! Je l’observais avec une attention profonde. Sa manƓuvre se faisait rĂ©guliĂšrement, et pendant une demi-heure, aucun danger ne parut le menacer. Je me familiarisais donc avec le spectacle de cette pĂȘche intĂ©ressante, quand, tout d’un coup, Ă  un moment oĂč l’Indien Ă©tait agenouillĂ© sur le sol, je lui vis faire un geste d’effroi, se relever et prendre son Ă©lan pour remonter Ă  la surface des flots. Je compris son Ă©pouvante. Une ombre gigantesque apparaissait au-dessus du malheureux plongeur. C’était un requin de grande taille qui s’avançait diagonalement, l’Ɠil en feu, les mĂąchoires ouvertes ! J’étais muet d’horreur, incapable de faire un mouvement. Le vorace animal, d’un vigoureux coup de nageoire, s’élança vers l’Indien, qui se jeta de cĂŽtĂ© et Ă©vita la morsure du requin, mais non le battement de sa queue, car cette queue, le frappant Ă  la poitrine, l’étendit sur le sol. Cette scĂšne avait durĂ© quelques secondes Ă  peine. Le requin revint, et, se retournant sur le dos, il s’apprĂȘtait Ă  couper l’Indien en deux, quand je sentis le capitaine Nemo, postĂ© prĂšs de moi, se lever subitement. Puis, son poignard Ă  la main, il marcha droit au monstre, prĂȘt Ă  lutter corps Ă  corps avec lui. Le squale, au moment oĂč il allait happer le malheureux pĂȘcheur, aperçut son nouvel adversaire, et se replaçant sur le ventre, il se dirigea rapidement vers lui. Je vois encore la pose du capitaine Nemo. RepliĂ© sur lui-mĂȘme, il attendait avec un admirable sang-froid le formidable squale, et lorsque celui-ci se prĂ©cipita sur lui, le capitaine, se jetant de cĂŽtĂ© avec une prestesse prodigieuse, Ă©vita le choc et lui enfonça son poignard dans le ventre. Mais, tout n’était pas dit. Un combat terrible s’engagea. Un combat terrible s’engagea. Le requin avait rugi, pour ainsi dire. Le sang sortait Ă  flots de ses blessures. La mer se teignit de rouge, et, Ă  travers ce liquide opaque, je ne vis plus rien. Plus rien, jusqu’au moment oĂč, dans une Ă©claircie, j’aperçus l’audacieux capitaine, cramponnĂ© Ă  l’une des nageoires de l’animal, luttant corps Ă  corps avec le monstre, labourant de coups de poignard le ventre de son ennemi, sans pouvoir toutefois porter le coup dĂ©finitif, c’est-Ă -dire l’atteindre en plein cƓur. Le squale, se dĂ©battant, agitait la masse des eaux avec furie, et leur remous menaçait de me renverser. J’aurais voulu courir au secours du capitaine. Mais, clouĂ© par l’horreur, je ne pouvais remuer. Je regardais, l’oeil hagard. Je voyais les phases de la lutte se modifier. Le capitaine tomba sur le sol, renversĂ© par la masse Ă©norme qui pesait sur lui. Puis, les mĂąchoires du requin s’ouvrirent dĂ©mesurĂ©ment comme une cisaille d’usine, et c’en Ă©tait fait du capitaine si, prompt comme la pensĂ©e, son harpon Ă  la main, Ned Land, se prĂ©cipitant vers le requin, ne l’eĂ»t frappĂ© de sa terrible pointe. Les flots s’imprĂ©gnĂšrent d’une masse de sang. Ils s’agitĂšrent sous les mouvements du squale qui les battait avec une indescriptible fureur. Ned Land n’avait pas manquĂ© son but. C’était le rĂąle du monstre. FrappĂ© au cƓur, il se dĂ©battait dans des spasmes Ă©pouvantables, dont le contrecoup renversa Conseil. Cependant, Ned Land avait dĂ©gagĂ© le capitaine. Celui-ci, relevĂ© sans blessures, alla droit Ă  l’indien, coupa vivement la corde qui le liait Ă  sa pierre, le prit dans ses bras et, d’un vigoureux coup de talon, il remonta Ă  la surface de la mer. Nous le suivĂźmes tous trois, et, en quelques instants, miraculeusement sauvĂ©s, nous atteignions l’embarcation du pĂȘcheur. Le premier soin du capitaine Nemo fut de rappeler ce malheureux Ă  la vie. Je ne savais s’il rĂ©ussirait. Je l’espĂ©rais, car l’immersion de ce pauvre diable n’avait pas Ă©tĂ© longue. Mais le coup de queue du requin pouvait l’avoir frappĂ© Ă  mort. Heureusement, sous les vigoureuses frictions de Conseil et du capitaine, je vis, peu Ă  peu, le noyĂ© revenir au sentiment. Il ouvrit les yeux. Quelle dut ĂȘtre sa surprise, son Ă©pouvante mĂȘme, Ă  voir les quatre grosses tĂȘtes de cuivre qui se penchaient sur lui ! Et surtout, que dut-il penser, quand le capitaine Nemo, tirant d’une poche de son vĂȘtement un sachet de perles, le lui eut mis dans la main ? Cette magnifique aumĂŽne de l’homme des eaux au pauvre Indien de Ceylan fut acceptĂ©e par celui-ci d’une main tremblante. Ses yeux effarĂ©s indiquaient du reste qu’il ne savait Ă  quels ĂȘtres surhumains il devait Ă  la fois la fortune et la vie. Sur un signe du capitaine, nous regagnĂąmes le banc de pintadines, et, suivant la route dĂ©jĂ  parcourue, aprĂšs une demi-heure de marche nous rencontrions l’ancre qui rattachait au sol le canot du Nautilus. Une fois embarquĂ©s, chacun de nous, avec l’aide des matelots, se dĂ©barrassa de sa lourde carapace de cuivre. La premiĂšre parole du capitaine Nemo fut pour le Canadien. Merci, maĂźtre Land, lui dit-il. — C’est une revanche, capitaine, rĂ©pondit Ned Land. Je vous devais cela. » Un pĂąle sourire glissa sur les lĂšvres du capitaine, et ce fut tout. Au Nautilus, » dit-il. L’embarcation vola sur les flots. Quelques minutes plus tard, nous rencontrions le cadavre du requin qui flottait. À la couleur noire marquant l’extrĂ©mitĂ© de ses nageoires, je reconnus le terrible mĂ©lanoptĂšre de la mer des Indes, de l’espĂšce des requins proprement dits. Sa longueur dĂ©passait vingt-cinq pieds ; sa bouche Ă©norme occupait le tiers de son corps. C’était un adulte, ce qui se voyait aux six rangĂ©es de dents, disposĂ©es en triangles isocĂšles sur la mĂąchoire supĂ©rieure. Conseil le regardait avec un intĂ©rĂȘt tout scientifique, et je suis sĂ»r qu’il le rangeait, non sans raison, dans la classe des cartilagineux, ordre des chondroptĂ©rygiens Ă  branchies fixes, famille des sĂ©laciens, genre des squales. Pendant que je considĂ©rais cette masse inerte, une douzaine de ces voraces mĂ©lanoptĂšres apparut tout d’un coup autour de l’embarcation ; mais, sans se prĂ©occuper de nous, ils se jetĂšrent sur le cadavre et s’en disputĂšrent les lambeaux. À huit heures et demie, nous Ă©tions de retour Ă  bord du Nautilus. LĂ , je me pris Ă  rĂ©flĂ©chir sur les incidents de notre excursion au banc de Manaar. Deux observations s’en dĂ©gageaient inĂ©vitablement. L’une, portant sur l’audace sans pareille du capitaine Nemo, l’autre sur son dĂ©vouement pour un ĂȘtre humain, l’un des reprĂ©sentants de cette race qu’il fuyait sous les mers. Quoi qu’il en dĂźt, cet homme Ă©trange n’était pas parvenu encore Ă  tuer son cƓur tout entier. Lorsque je lui fis cette observation, il me rĂ©pondit d’un ton lĂ©gĂšrement Ă©mu Cet Indien, monsieur le professeur, c’est un habitant du pays des opprimĂ©s, et je suis encore, et, jusqu’à mon dernier souffle, je serai de ce pays-lĂ  ! » CHAPITRE IVLA MER ROUGE. Pendant la journĂ©e du 29 janvier, l’üle de Ceyland disparut sous l’horizon, et le Nautilus, avec une vitesse de vingt milles Ă  l’heure, se glissa dans ce labyrinthe de canaux qui sĂ©parent les Maledives des Laquedives. Il rangea mĂȘme l’üle Kittan, terre d’origine madrĂ©porique, dĂ©couverte par Vasco de Gama en 1499, et l’une des dix-neuf principales Ăźles de cet archipel des Laquedives, situĂ© entre 10° et 14° 30â€Č de latitude nord, et 69° et 50° 72â€Č de longitude est. Nous avions fait alors seize mille deux cent vingt milles, ou sept mille cinq cents lieues depuis notre point de dĂ©part dans les mers du Japon. Le lendemain, — 30 janvier, — lorsque le Nautilus remonta Ă  la surface de l’OcĂ©an, il n’avait plus aucune terre en vue. Il faisait route au nord-nord-ouest, et se dirigeait vers cette mer d’Oman, creusĂ©e entre l’Arabie et la pĂ©ninsule indienne, qui sert de dĂ©bouchĂ© au golfe Persique. C’était Ă©videmment une impasse, sans issue possible. OĂč nous conduisait donc le capitaine Nemo ? Je n’aurais pu le dire. Ce qui ne satisfit pas le Canadien, qui, ce jour-lĂ , me demanda oĂč nous allions. Nous allons, maĂźtre Ned, oĂč nous conduit la fantaisie du capitaine. — Cette fantaisie, rĂ©pondit le Canadien, ne peut nous mener loin. Le golfe Persique n’a pas d’issue, et si nous y entrons, nous ne tarderons guĂšre Ă  revenir sur nos pas. — Eh bien ! nous reviendrons, maĂźtre Land, et si aprĂšs le golfe Persique, le Nautilus veut visiter la mer Rouge, le dĂ©troit de Babel-Mandeb est toujours lĂ  pour lui livrer passage. — Je ne vous apprendrai pas, monsieur, rĂ©pondit Ned Land, que la mer Rouge est non moins fermĂ©e que le golfe, puisque l’isthme de Suez n’est pas encore percĂ©, et, le fĂ»t-il, un bateau mystĂ©rieux comme le nĂŽtre ne se hasarderait pas dans ses canaux coupĂ©s d’écluses. Donc, la mer Rouge n’est pas encore le chemin qui nous ramĂšnera en Europe. — Aussi, n’ai-je pas dit que nous reviendrions en Europe. — Que supposez-vous donc ? — Je suppose qu’aprĂšs avoir visitĂ© ces curieux parages de l’Arabie et de l’Égypte, le Nautilus redescendra l’OcĂ©an indien, peut-ĂȘtre Ă  travers le canal de Mozambique, peut-ĂȘtre au large des Mascareignes, de maniĂšre Ă  gagner le cap de Bonne-EspĂ©rance. — Et une fois au cap de Bonne-EspĂ©rance ? demanda le Canadien avec une insistance toute particuliĂšre. — Eh bien, nous pĂ©nĂ©trerons dans cet Atlantique que nous ne connaissons pas encore. Ah ça ! ami Ned, vous vous fatiguez donc de ce voyage sous les mers ? Vous vous blasez donc sur le spectacle incessamment variĂ© des merveilles sous-marines ? Pour mon compte, je verrai avec un extrĂȘme dĂ©pit finir ce voyage qu’il aura Ă©tĂ© donnĂ© Ă  si peu d’hommes de faire. — Mais savez-vous, monsieur Aronnax, rĂ©pondit le Canadien, que voilĂ  bientĂŽt trois mois que nous sommes emprisonnĂ©s Ă  bord de ce Nautilus ? — Non, Ned, je ne le sais pas, je ne veux pas le savoir, et je ne compte ni les jours, ni les heures. — Mais la conclusion ? — La conclusion viendra en son temps. D’ailleurs, nous n’y pouvons rien, et nous discutons inutilement. Si vous veniez me dire, mon brave Ned Une chance d’évasion nous est offerte, » je la discuterais avec vous. Mais tel n’est pas le cas et, Ă  vous parler franchement, je ne crois pas que le capitaine Nemo s’aventure jamais dans les mers europĂ©ennes. » Par ce court dialogue, on verra que, fanatique du Nautilus, j’étais incarnĂ© dans la peau de son commandant. Quant Ă  Ned Land, il termina la conversation par ces mots, en forme de monologue Tout cela est bel et bon, mais, Ă  mon avis, oĂč il y a de la gĂȘne, il n’y a plus de plaisir. » Pendant quatre jours, jusqu’au 3 fĂ©vrier, le Nautilus visita la mer d’Oman, sous diverses vitesses et Ă  diverses profondeurs. Il semblait marcher au hasard, comme s’il eĂ»t hĂ©sitĂ© sur la route Ă  suivre, mais il ne dĂ©passa jamais le tropique du Cancer. En quittant cette mer, nous eĂ»mes un instant connaissance de Mascate, la plus importante ville du pays d’Oman. J’admirai son aspect Ă©trange, au milieu des noirs rochers qui l’entourent et sur lesquels se dĂ©tachent en blanc ses maisons et ses forts. J’aperçus le dĂŽme arrondi de ses mosquĂ©es, la pointe Ă©lĂ©gante de ses minarets, ses fraĂźches et verdoyantes terrasses. Mais ce ne fut qu’une vision, et le Nautilus s’enfonça bientĂŽt sous les flots sombres de ces parages. Puis, il prolongea Ă  une distance de six milles les cĂŽtes arabiques du Mahrah et de l’Hadramant, et sa ligne ondulĂ©e de montagnes, relevĂ©e de quelques ruines anciennes. Le 5 fĂ©vrier, nous donnions enfin dans le golfe d’Aden, vĂ©ritable entonnoir introduit dans ce goulot de Babel-Mandeb, qui entonne les eaux indiennes dans la mer Rouge. Le 6 fĂ©vrier, le Nautilus flottait en vue d’Aden, perchĂ© sur un promontoire qu’un isthme Ă©troit rĂ©unit au continent, sorte de Gibraltar inaccessible, dont les Anglais ont refait les fortifications, aprĂšs s’en ĂȘtre emparĂ©s en 1839. J’entrevis les minarets octogones de cette ville qui fut autrefois l’entrepĂŽt le plus riche et le plus commerçant de la cĂŽte, au dire de l’historien Edrisi. Je croyais bien que le capitaine Nemo, parvenu Ă  ce point, allait revenir en arriĂšre ; mais je me trompais, et, Ă  ma grande surprise, il n’en fut rien. Le lendemain, 7 fĂ©vrier, nous embouquions le dĂ©troit de Babel-Mandeb, dont le nom veut dire en langue arabe la porte des Larmes ». Sur vingt milles de large, il ne compte que cinquante-deux kilomĂštres de long, et pour le Nautilus lancĂ© Ă  toute vitesse, le franchir fut l’affaire d’une heure Ă  peine. Mais je ne vis rien, pas mĂȘme cette Ăźle de PĂ©rim, dont le gouvernement britannique a fortifiĂ© la position d’Aden. Trop de steamers anglais ou français des lignes de Suez Ă  Bombay, Ă  Calcutta, Ă  Melbourne, Ă  Bourbon, Ă  Maurice, sillonnaient cet Ă©troit passage, pour que le Nautilus tentĂąt de s’y montrer. Aussi se tint-il prudemment entre deux eaux. Enfin, Ă  midi, nous sillonnions les flots de la mer Rouge. La mer Rouge, lac cĂ©lĂšbre des traditions bibliques, que les pluies ne rafraĂźchissent guĂšre, qu’aucun fleuve important n’arrose, qu’une excessive Ă©vaporation pompe incessamment et qui perd chaque annĂ©e une tranche liquide haute d’un mĂštre et demi ! Singulier golfe, qui, fermĂ© et dans les conditions d’un lac, serait peut-ĂȘtre entiĂšrement dessĂ©chĂ© ; infĂ©rieur en ceci Ă  ses voisines la Caspienne ou l’Asphaltite, dont le niveau a seulement baissĂ© jusqu’au point oĂč leur Ă©vaporation a prĂ©cisĂ©ment Ă©galĂ© la somme des eaux reçues dans leur sein. Cette mer Rouge a deux mille six cents kilomĂštres de longueur sur une largeur moyenne de deux cent quarante. Au temps des PtolĂ©mĂ©es et des empereurs romains, elle fut la grande artĂšre commerciale du monde, et le percement de l’isthme lui rendra cette antique importance que les railways de Suez ont dĂ©jĂ  ramenĂ©e en partie. Je ne voulus mĂȘme pas chercher Ă  comprendre ce caprice du capitaine Nemo qui pouvait le dĂ©cider Ă  nous entraĂźner dans ce golfe. Mais j’approuvai sans rĂ©serve le Nautilus d’y ĂȘtre entrĂ©. Il prit une allure moyenne, tantĂŽt se tenant Ă  la surface, tantĂŽt plongeant pour Ă©viter quelque navire, et je pus observer ainsi le dedans et le dessus de cette mer si curieuse. Le 8 fĂ©vrier, dĂšs les premiĂšres heures du jour, Moka nous apparut, ville maintenant ruinĂ©e, dont les murailles tombent au seul bruit du canon, et qu’abritent çà et lĂ  quelques dattiers verdoyants. CitĂ© importante, autrefois, qui renfermait six marchĂ©s publics, vingt-six mosquĂ©es, et Ă  laquelle ses murs, dĂ©fendus par quatorze forts, faisaient une ceinture de trois kilomĂštres. Puis, le Nautilus se rapprocha des rivages africains oĂč la profondeur de la mer est plus considĂ©rable. LĂ , entre deux eaux d’une limpiditĂ© de cristal, par les panneaux ouverts, il nous permit de contempler d’admirables buissons de coraux Ă©clatants, et de vastes pans de rochers revĂȘtus d’une splendide fourrure verte d’algues et de fucus. Quel indescriptible spectacle, et quelle variĂ©tĂ© de sites et de paysages Ă  l’arasement de ces Ă©cueils et de ces Ăźlots volcaniques qui confinent Ă  la cĂŽte lybienne ! Mais oĂč ces arborisations apparurent dans toute leur beautĂ©, ce fut vers les rives orientales que le Nautilus ne tarda pas Ă  rallier. Ce fut sur les cĂŽtes du TĂ©hama, car alors non-seulement ces Ă©talages de zoophytes fleurissaient au-dessous du niveau de la mer, mais ils formaient aussi des entrelacements pittoresques qui se dĂ©roulaient Ă  dix brasses au-dessus ; ceux-ci plus capricieux, mais moins colorĂ©s que ceux-lĂ  dont l’humide vitalitĂ© des eaux entretenait la fraĂźcheur. Des pans de rochers recouverts d’une fourrure d’algues. Que d’heures charmantes je passai ainsi Ă  la vitre du salon ! Que d’échantillons nouveaux de la flore et de la faune sous-marine j’admirai sous l’éclat de notre fanal Ă©lectrique ! Des fongies agariciformes, des actinies de couleur ardoisĂ©e, entre autres le thalassianthus aster, des tubipores disposĂ©s comme des flĂ»tes et n’attendant que le souffle du dieu Pan, des coquilles particuliĂšres Ă  cette mer, qui s’établissent dans les excavations madrĂ©poriques et dont la base est contournĂ©e en courte spirale, et enfin mille spĂ©cimens d’un polypier que je n’avais pas observĂ© encore, la vulgaire Ă©ponge. La classe des spongiaires, premiĂšre du groupe des polypes, a Ă©tĂ© prĂ©cisĂ©ment créée par ce curieux produit dont l’utilitĂ© est incontestable. L’éponge n’est point un vĂ©gĂ©tal comme l’admettent encore quelques naturalistes, mais un animal du dernier ordre, un polypier infĂ©rieur Ă  celui du corail. Son animalitĂ© n’est pas douteuse, et on ne peut mĂȘme adopter l’opinion des anciens qui la regardaient comme un ĂȘtre intermĂ©diaire entre la plante et l’animal. Je dois dire cependant, que les naturalistes ne sont pas d’accord sur le mode d’organisation de l’éponge. Pour les uns, c’est un polypier, et pour d’autres tels que M. Milne Edwards, c’est un individu isolĂ© et unique. La classe des spongiaires contient environ trois cents espĂšces qui se rencontrent dans un grand nombre de mers, et mĂȘme dans certains cours d’eau oĂč elles ont reçu le nom de fluviatiles. » Mais leurs eaux de prĂ©dilection sont celles de la MĂ©diterranĂ©e, de l’archipel grec, de la cĂŽte de Syrie et de la mer Rouge. LĂ  se reproduisent et se dĂ©veloppent ces Ă©ponges fines-douces dont la valeur s’élĂšve jusqu’à cent cinquante francs, l’éponge blonde de Syrie, l’éponge dure de Barbarie, etc. Mais puisque je ne pouvais espĂ©rer d’étudier ces zoophytes dans les Ă©chelles du Levant, dont nous Ă©tions sĂ©parĂ©s par l’infranchissable isthme de Suez, je me contentai de les observer dans les eaux de la mer Rouge. J’appelai donc Conseil prĂšs de moi, pendant que le Nautilus, par une profondeur moyenne de huit Ă  neuf mĂštres, rasait lentement tous ces beaux rochers de la cĂŽte orientale. LĂ  croissaient des Ă©ponges de toutes formes, des Ă©ponges pĂ©diculĂ©es, foliacĂ©es, globuleuses, digitĂ©es. Elles justifiaient assez exactement ces noms de corbeilles, de calices, de quenouilles, de cornes d’élan, de pied de lion, de queue de paon, de gant de Neptune, que leur ont attribuĂ©s les pĂȘcheurs, plus poĂštes que les savants. De leur tissu fibreux, enduit d’une substance gĂ©latineuse Ă  demi fluide, s’échappaient incessamment de petits filets d’eau, qui aprĂšs avoir portĂ© la vie dans chaque cellule, en Ă©taient expulsĂ©s par un mouvement contractile. Cette substance disparaĂźt aprĂšs la mort du polype, et se putrĂ©fie en dĂ©gageant de l’ammoniaque. Il ne reste plus alors que ces fibres cornĂ©es ou gĂ©latineuses dont se compose l’éponge domestique, qui prend une teinte roussĂątre, et qui s’emploie Ă  des usages divers, selon son degrĂ© d’élasticitĂ©, de permĂ©abilitĂ© ou de rĂ©sistance Ă  la macĂ©ration. Ces polypiers adhĂ©raient aux rochers, aux coquilles des mollusques et mĂȘme aux tiges d’hydrophytes. Ils garnissaient les plus petites anfractuositĂ©s, les uns s’étalant, les autres se dressant ou pendant comme des excroissances coralligĂšnes. J’appris Ă  Conseil que ces Ă©ponges se pĂȘchaient de deux maniĂšres, soit Ă  la drague, soit Ă  la main. Cette derniĂšre mĂ©thode qui nĂ©cessite l’emploi des plongeurs, est prĂ©fĂ©rable, car en respectant le tissu du polypier, elle lui laisse une valeur trĂšs-supĂ©rieure. Les autres zoophytes qui pullulaient auprĂšs des spongiaires, consistaient principalement en mĂ©duses d’une espĂšce trĂšs-Ă©lĂ©gante ; les mollusques Ă©taient reprĂ©sentĂ©s par des variĂ©tĂ©s de calmars, qui, d’aprĂšs d’Orbigny, sont spĂ©ciales Ă  la mer Rouge, et les reptiles par des tortues virgata, appartenant au genre des chĂ©lonĂ©es, qui fournirent Ă  notre table un mets sain et dĂ©licat. Quant aux poissons, ils Ă©taient nombreux et souvent remarquables. Voici ceux que les filets du Nautilus rapportaient plus frĂ©quemment Ă  bord des raies, parmi lesquelles les limmes de forme ovale, de couleur brique, au corps semĂ© d’inĂ©gales taches bleues et reconnaissables Ă  leur double aiguillon dentelĂ©, des arnacks au dos argentĂ©, des pastenaques Ă  la queue pointillĂ©e, et des bockats, vastes manteaux longs de deux mĂštres qui ondulaient entre les eaux, des aodons, absolument dĂ©pourvus de dents, sortes de cartilagineux qui se rapprochent du squale, des ostracions-dromadaires dont la bosse se termine par un aiguillon recourbĂ©, long d’un pied et demi, des ophidies, vĂ©ritables murĂšnes Ă  la queue argentĂ©e, au dos bleuĂątre, aux pectorales brunes bordĂ©es d’un liserĂ© gris, des fiatoles, espĂšces de stromatĂ©es, zĂ©brĂ©s d’étroites raies d’or et parĂ©s des trois couleurs de la France, des blĂ©mies-garamits, longs de quatre dĂ©cimĂštres, de superbes caranx, dĂ©corĂ©s de sept bandes transversales d’un beau noir, de nageoires bleues et jaunes, et d’écailles d’or et d’argent, des centropodes, des mulles auriflammes Ă  tĂȘte jaune, des scares, des labres, des balistes, des gobies, etc., et mille autres poissons communs aux OcĂ©ans que nous avions dĂ©jĂ  traversĂ©s. Le 9 fĂ©vrier, le Nautilus flottait dans cette partie la plus large de la mer Rouge, qui est comprise entre Souakin sur la cĂŽte ouest et Quonfodah sur la cĂŽte est, sur un diamĂštre de cent quatre-vingt-dix milles. Ce jour-lĂ  Ă  midi, aprĂšs le point, le capitaine Nemo monta sur la plate-forme oĂč je me trouvais. Je me promis de ne point le laisser redescendre sans l’avoir au moins pressenti sur ses projets ultĂ©rieurs. Il vint Ă  moi dĂšs qu’il m’aperçut, m’offrit gracieusement un cigare et me dit Eh bien ! monsieur le professeur, cette mer Rouge vous plaĂźt-elle ? Avez-vous suffisamment observĂ© les merveilles qu’elle recouvre, ses poissons et ses zoophytes, ses parterres d’éponges et ses forĂȘts de corail ? Avez-vous entrevu les villes jetĂ©es sur ses bords ? — Oui, capitaine Nemo, rĂ©pondis-je, et le Nautilus s’est merveilleusement prĂȘtĂ© Ă  toute cette Ă©tude. Ah ! c’est un intelligent bateau ! — Oui, monsieur, intelligent, audacieux et invulnĂ©rable ! Il ne redoute ni les terribles tempĂȘtes de la mer Rouge, ni ses courants, ni ses Ă©cueils. — En effet, dis-je, cette mer est citĂ©e entre les plus mauvaises, et si je ne me trompe, au temps des Anciens, sa renommĂ©e Ă©tait dĂ©testable. — DĂ©testable, monsieur Aronnax. Les historiens grecs et latins n’en parlent pas Ă  son avantage, et Strabon dit qu’elle est particuliĂšrement dure Ă  l’époque des vents EtĂ©siens et de la saison des pluies. L’Arabe Edrisi qui la dĂ©peint sous le nom de golfe de Colzoum raconte que les navires pĂ©rissaient en grand nombre sur ses bancs de sable, et que personne ne se hasardait Ă  y naviguer la nuit. C’est, prĂ©tend-il, une mer sujette Ă  d’affreux ouragans, semĂ©e d’üles inhospitaliĂšres, et qui n’offre rien de bon » ni dans ses profondeurs, ni Ă  sa surface. En effet, telle est l’opinion qui se trouve dans Arrien, Agatharchide et ArtĂ©midore. — On voit bien, rĂ©pliquai-je, que ces historiens n’ont pas naviguĂ© Ă  bord du Nautilus. — En effet, rĂ©pondit en souriant le capitaine, et sous ce rapport, les modernes ne sont pas plus avancĂ©s que les anciens. Il a fallu bien des siĂšcles pour trouver la puissance mĂ©canique de la vapeur ! Qui sait si dans cent ans, on verra un second Nautilus ! Les progrĂšs sont lents, monsieur Aronnax. — C’est vrai, rĂ©pondis-je, votre navire avance d’un siĂšcle, de plusieurs peut-ĂȘtre, sur son Ă©poque. Quel malheur qu’un secret pareil doive mourir avec son inventeur ! » Le capitaine Nemo ne me rĂ©pondit pas. AprĂšs quelques minutes de silence Vous me parliez, dit-il, de l’opinion des anciens historiens sur les dangers qu’offre la navigation de la mer Rouge ? — C’est vrai, rĂ©pondis-je, mais leurs craintes n’étaient-elles pas exagĂ©rĂ©es ? — Oui et non, monsieur Aronnax, me rĂ©pondit le capitaine Nemo, qui me parut possĂ©der Ă  fond sa mer Rouge. » Ce qui n’est plus dangereux pour un navire moderne, bien gréé, solidement construit, maĂźtre de sa direction grĂące Ă  l’obĂ©issante vapeur, offrait des pĂ©rils de toutes sortes aux bĂątiments des anciens. Il faut se reprĂ©senter ces premiers navigateurs s’aventurant sur des barques faites de planches cousues avec des cordes de palmier, calfatĂ©es de rĂ©sine pilĂ©e et enduites de graisse de chiens de mer. Ils n’avaient pas mĂȘme d’instruments pour relever leur direction, et ils marchaient Ă  l’estime au milieu de courants qu’ils connaissaient Ă  peine. Dans ces conditions, les naufrages Ă©taient et devaient ĂȘtre nombreux. Mais de notre temps, les steamers qui font le service entre Suez et les mers du Sud n’ont plus rien Ă  redouter des colĂšres de ce golfe, en dĂ©pit des moussons contraires. Leurs capitaines et leurs passagers ne se prĂ©parent pas au dĂ©part par des sacrifices propitiatoires, et, au retour, ils ne vont plus, ornĂ©s de guirlandes et de bandelettes dorĂ©es, remercier les dieux dans le temple voisin. — J’en conviens, dis-je, et la vapeur me paraĂźt avoir tuĂ© la reconnaissance dans le cƓur des marins. Mais capitaine, puisque vous semblez avoir spĂ©cialement Ă©tudiĂ© cette mer, pouvez-vous m’apprendre quelle est l’origine de son nom ? — Il existe, monsieur Aronnax, de nombreuses explications Ă  ce sujet. Voulez-vous connaĂźtre l’opinion d’un chroniqueur du XIVe siĂšcle ? — Volontiers. — Ce fantaisiste prĂ©tend que son nom lui fut donnĂ© aprĂšs le passage des IsraĂ©lites, lorsque le Pharaon eĂ»t pĂ©ri dans les flots qui se refermĂšrent Ă  la voix de MoĂŻse En signe de cette merveille, Devint la mer rouge et vermeille. Non puis ne surent la nommer Autrement que la rouge mer.— Explication de poĂšte, capitaine Nemo, rĂ©pondis-je, mais je ne saurais m’en contenter. Je vous demanderai donc votre opinion personnelle. — La voici. Suivant moi, monsieur Aronnax, il faut voir dans cette appellation de mer Rouge une traduction du mot hĂ©breu Edrom », et si les anciens lui donnĂšrent ce nom, ce fut Ă  cause de la coloration particuliĂšre de ses eaux. — Jusqu’ici cependant je n’ai vu que des flots limpides et sans aucune teinte particuliĂšre. — Sans doute, mais en avançant vers le fond du golfe, vous remarquerez cette singuliĂšre apparence. Je me rappelle avoir vu la baie de Tor entiĂšrement rouge, comme un lac de sang. — Et cette couleur, vous l’attribuez Ă  la prĂ©sence d’une algue microscopique ? — Oui. C’est une matiĂšre mucilagineuse pourpre produite par ces chĂ©tives plantules connues sous le nom de trichodesmies, et dont il faut quarante mille pour occuper l’espace d’un millimĂštre carrĂ©. Peut-ĂȘtre en rencontrerez-vous, quand nous serons Ă  Tor. — Ainsi, capitaine Nemo, ce n’est pas la premiĂšre fois que vous parcourez la mer Rouge Ă  bord du Nautilus ? — Non, monsieur. — Alors, puisque vous parliez plus haut du passage des IsraĂ©lites et de la catastrophe des Égyptiens, je vous demanderai si vous avez reconnu sous les eaux des traces de ce grand fait historique ? — Non, monsieur le professeur, et cela pour une excellente raison. — Laquelle ? — C’est que l’endroit mĂȘme oĂč MoĂŻse a passĂ© avec tout son peuple est tellement ensablĂ© maintenant que les chameaux y peuvent Ă  peine baigner leurs jambes. Vous comprenez que mon Nautilus n’aurait pas assez d’eau pour lui. — Et cet endroit ?
 demandai-je. — Cet endroit est situĂ© un peu au-dessus de Suez, dans ce bras qui formait autrefois un profond estuaire, alors que la mer Rouge s’étendait jusqu’aux lacs amers. Maintenant, que ce passage soit miraculeux ou non, les IsraĂ©lites n’en ont pas moins passĂ© lĂ  pour gagner la Terre promise, et l’armĂ©e de Pharaon a prĂ©cisĂ©ment pĂ©ri en cet endroit. Je pense donc que des fouilles pratiquĂ©es au milieu de ces sables mettraient Ă  dĂ©couvert une grande quantitĂ© d’armes et d’instruments d’origine Ă©gyptienne. — C’est Ă©vident, rĂ©pondis-je, et il faut espĂ©rer pour les archĂ©ologues que ces fouilles se feront tĂŽt ou tard, lorsque des villes nouvelles s’établiront sur cet isthme, aprĂšs le percement du canal de Suez. Un canal bien inutile pour un navire tel que le Nautilus ! — Sans doute, mais utile au monde entier, dit le capitaine Nemo. Les anciens avaient bien compris cette utilitĂ© pour leurs affaires commerciales d’établir une communication entre la mer Rouge et la MĂ©diterranĂ©e ; mais ils ne songĂšrent point Ă  creuser un canal direct, et ils prirent le Nil pour intermĂ©diaire. TrĂšs-probablement, le canal qui rĂ©unissait le Nil Ă  la mer Rouge fut commencĂ© sous SĂ©sostris, si l’on en croit la tradition. Ce qui est certain, c’est que, 615 ans avant JĂ©sus-Christ, Necos entreprit les travaux d’un canal alimentĂ© par les eaux du Nil, Ă  travers la plaine d’Égypte qui regarde l’Arabie. Ce canal se remontait en quatre jours, et sa largeur Ă©tait telle que deux trirĂšmes pouvaient y passer de front. Il fut continuĂ© par Darius, fils d’Hytaspe, et probablement achevĂ© par PtolĂ©mĂ©e II. Strabon le vit employĂ© Ă  la navigation ; mais la faiblesse de sa pente entre son point de dĂ©part, prĂšs de Bubaste, et la mer Rouge, ne le rendait navigable que pendant quelques mois de l’annĂ©e. Ce canal servit au commerce jusqu’au siĂšcle des Antonins ; abandonnĂ©, ensablĂ©, puis rĂ©tabli par les ordres du calife Omar, il fut dĂ©finitivement comblĂ© en 761 ou 762 par le calife Al-Mansor, qui voulut empĂȘcher les vivres d’arriver Ă  Mohammed-ben-Abdoallah, rĂ©voltĂ© contre lui. Pendant l’expĂ©dition d’Égypte, votre gĂ©nĂ©ral Bonaparte retrouva les traces de ces travaux dans le dĂ©sert de Suez, et, surpris par la marĂ©e, il faillit pĂ©rir quelques heures avant de rejoindre Hadjaroth, lĂ  mĂȘme oĂč MoĂŻse avait campĂ© trois mille trois cents ans avant lui. — Eh bien, capitaine, ce que les anciens n’avaient osĂ© entreprendre, cette jonction entre les deux mers qui abrĂ©gera de neuf mille kilomĂštres la route de Cadix aux Indes, M. de Lesseps l’a fait, et avant peu, il aura changĂ© l’Afrique en une Ăźle immense. — Oui, monsieur Aronnax, et vous avez le droit d’ĂȘtre fier de votre compatriote. C’est un homme qui honore plus une nation que les plus grands capitaines ! Il a commencĂ© comme tant d’autres par les ennuis et les rebuts, mais il a triomphĂ©, car il a le gĂ©nie de la volontĂ©. Et il est triste de penser que cette Ɠuvre, qui aurait dĂ» ĂȘtre une Ɠuvre internationale, qui aurait suffi Ă  illustrer un rĂšgne, n’aura rĂ©ussi que par l’énergie d’un seul homme. Donc, honneur Ă  M. de Lesseps ! — Oui, honneur Ă  ce grand citoyen, rĂ©pondis-je, tout surpris de l’accent avec lequel le capitaine Nemo venait de parler. — Malheureusement, reprit-il, je ne puis vous conduire Ă  travers ce canal de Suez, mais vous pourrez apercevoir les longues jetĂ©es de Port-SaĂŻd aprĂšs-demain, quand nous serons dans la MĂ©diterranĂ©e. — Dans la MĂ©diterranĂ©e ! m’écriai-je. — Oui, monsieur le professeur. Cela vous Ă©tonne ? — Ce qui m’étonne, c’est de penser que nous y serons aprĂšs-demain. — Vraiment ? — Oui, capitaine, bien que je dusse ĂȘtre habituĂ© Ă  ne m’étonner de rien depuis que je suis Ă  votre bord ! — Mais Ă  quel propos cette surprise ? — À propos de l’effroyable vitesse que vous serez forcĂ© d’imprimer au Nautilus s’il doit se retrouver aprĂšs-demain en pleine MĂ©diterranĂ©e, ayant fait le tour de l’Afrique et doublĂ© le cap de Bonne-EspĂ©rance ! — Et qui vous dit qu’il fera le tour de l’Afrique, monsieur le professeur ? Qui vous parle de doubler le cap de Bonne-EspĂ©rance ! — Cependant, Ă  moins que le Nautilus ne navigue en terre ferme et qu’il ne passe par-dessus l’isthme
 — Ou par-dessous, monsieur Aronnax. — Par-dessous ? — Sans doute, rĂ©pondit tranquillement le capitaine Nemo. Depuis longtemps la nature a fait sous cette langue de terre ce que les hommes font aujourd’hui Ă  sa surface. — Quoi ! il existerait un passage ! — Oui, un passage souterrain que j’ai nommĂ© Arabian-Tunnel. Il prend au-dessous de Suez et aboutit au golfe de PĂ©luse. — Mais cet isthme n’est composĂ© que de sables mouvants ? — Jusqu’à une certaine profondeur. Mais Ă  cinquante mĂštres seulement se rencontre une inĂ©branlable assise de roc. — Et c’est par hasard que vous avez dĂ©couvert ce passage ? demandai-je de plus en plus surpris. — Hasard et raisonnement, monsieur le professeur, et mĂȘme, raisonnement plus que hasard. — Capitaine, je vous Ă©coute, mais mon oreille rĂ©siste Ă  ce qu’elle entend. — Ah monsieur ! Aures habent et non audient est de tous les temps. Non seulement ce passage existe, mais j’en ai profitĂ© plusieurs fois. Sans cela, je ne me serais pas aventurĂ© aujourd’hui dans cette impasse de la mer Rouge. — Est-il indiscret de vous demander comment vous avez dĂ©couvert ce tunnel ? — Monsieur, me rĂ©pondit le capitaine, il n’y peut y avoir rien de secret entre gens qui ne doivent plus se quitter. » Je ne relevai pas l’insinuation et j’attendis le rĂ©cit du capitaine Nemo. Monsieur le professeur, me dit-il, c’est un simple raisonnement de naturaliste qui m’a conduit Ă  dĂ©couvrir ce passage que je suis seul Ă  connaĂźtre. J’avais remarquĂ© que dans la mer Rouge et dans la MĂ©diterranĂ©e, il existait un certain nombre de poissons d’espĂšces absolument identiques, des ophidies, des fiatoles, des girelles, des persĂšgues, des joels, des exocets. Certain de ce fait je me demandai s’il n’existait pas de communication entre les deux mers. Si elle existait, le courant souterrain devait forcĂ©ment aller de la mer Rouge Ă  la MĂ©diterranĂ©e par le seul effet de la diffĂ©rence des niveaux. Je pĂȘchai donc un grand nombre de poissons aux environs de Suez. Je leur passai Ă  la queue un anneau de cuivre, et je les rejetai Ă  la mer. Quelques mois plus tard, sur les cĂŽtes de Syrie, je reprenais quelques Ă©chantillons de mes poissons ornĂ©s de leur anneau indicateur. La communication entre les deux m’était donc dĂ©montrĂ©e. Je la cherchai avec mon Nautilus, je la dĂ©couvris, je m’y aventurai, et avant peu, monsieur le professeur, vous aussi vous aurez franchi mon tunnel arabique ! » CHAPITRE VARABIAN-TUNNEL. Ce jour mĂȘme, je rapportai Ă  Conseil et Ă  Ned Land la partie de cette conversation qui les intĂ©ressait directement. Lorsque je leur appris que, dans deux jours, nous serions au milieu des eaux de la MĂ©diterranĂ©e, Conseil battit des mains, mais le Canadien haussa les Ă©paules. Un tunnel sous-marin ! s’écria-t-il, une communication entre les deux mers ! Qui a jamais entendu parler de cela ? — Ami Ned, rĂ©pondit Conseil, aviez-vous jamais entendu parler du Nautilus ? Non ! il existe cependant. Donc, ne haussez pas les Ă©paules si lĂ©gĂšrement, et ne repoussez pas les choses sous prĂ©texte que vous n’en avez jamais entendu parler. — Nous verrons bien ! riposta Ned Land, en secouant la tĂȘte. AprĂšs tout, je ne demande pas mieux que de croire Ă  son passage, Ă  ce capitaine, et fasse le ciel qu’il nous conduise, en effet, dans la MĂ©diterranĂ©e. » Le soir mĂȘme, par 21° 30’ de latitude nord, le Nautilus, flottant Ă  la surface de la mer, se rapprocha de la cĂŽte arabe. J’aperçus Djeddah, important comptoir de l’Égypte, de la Syrie, de la Turquie et des Indes. Je distinguai assez nettement l’ensemble de ses constructions, les navires amarrĂ©s le long des quais, et ceux que leur tirant d’eau obligeait Ă  mouiller en rade. Le soleil, assez bas sur l’horizon, frappait en plein les maisons de la ville et faisait ressortir leur blancheur. En dehors, quelques cabanes de bois ou de roseaux indiquaient le quartier habitĂ© par les BĂ©douins. Quelques cabanes de bois ou de roseaux. BientĂŽt Djeddah s’effaça dans les ombres du soir, et le Nautilus rentra sous les eaux lĂ©gĂšrement phosphorescentes. Le lendemain, 10 fĂ©vrier, plusieurs navires apparurent qui couraient Ă  contre-bord de nous. Le Nautilus reprit sa navigation sous-marine ; mais Ă  midi, au moment du point, la mer Ă©tant dĂ©serte, il remonta jusqu’à sa ligne de flottaison. AccompagnĂ© de Ned et de Conseil, je vins m’asseoir sur la plate-forme. La cĂŽte Ă  l’est se montrait comme une masse Ă  peine estompĂ©e dans un humide brouillard. AppuyĂ©s sur les flancs du canot, nous causions de choses et d’autres, quand Ned Land tendant sa main vers un point de la mer, me dit Voyez-vous lĂ  quelque chose ? » Voyez-vous lĂ  quelque chose, monsieur le professeur ? — Non, Ned, rĂ©pondis-je, mais je n’ai pas vos yeux, vous le savez. — Regardez bien, reprit Ned, lĂ , par tribord devant, Ă  peu prĂšs Ă  la hauteur du fanal ! Vous ne voyez pas une masse qui semble remuer ? — En effet, dis-je, aprĂšs une attentive observation, j’aperçois comme un long corps noirĂątre Ă  la surface des eaux. — Un autre Nautilus ? dit Conseil. — Non, rĂ©pondit le Canadien, mais je me trompe fort, ou c’est lĂ  quelque animal marin. — Y a-t-il des baleines dans la mer Rouge ? demanda Conseil. — Oui, mon garçon, rĂ©pondis-je, on en rencontre quelquefois. — Ce n’est point une baleine, reprit Ned Land, qui ne perdait pas des yeux l’objet signalĂ©. Les baleines et moi, nous sommes de vieilles connaissances, et je ne me tromperais pas Ă  leur allure. — Attendons, dit Conseil. Le Nautilus se dirige de ce cĂŽtĂ©, et avant peu nous saurons Ă  quoi nous en tenir. » En effet, cet objet noirĂątre ne fut bientĂŽt qu’à un mille de nous. Il ressemblait Ă  un gros Ă©cueil Ă©chouĂ© en pleine mer. Qu’était-ce ? Je ne pouvais encore me prononcer. Ah ! il marche ! il plonge ! s’écria Ned Land. Mille diables ! Quel peut ĂȘtre cet animal ? Il n’a pas la queue bifurquĂ©e comme les baleines ou les cachalots, et ses nageoires ressemblent Ă  des membres tronquĂ©s. — Mais alors
., fis-je. — Bon, reprit le Canadien, le voilĂ  sur le dos, et il dresse ses mamelles en l’air ! — C’est une sirĂšne, s’écria Conseil, une vĂ©ritable sirĂšne, n’en dĂ©plaise Ă  monsieur. » Ce nom de sirĂšne me mit sur la voie, et je compris que cet animal appartenait Ă  cet ordre d’ĂȘtres marins, dont la fable a fait les sirĂšnes, moitiĂ© femmes et moitiĂ© poissons. Non, dis-je Ă  Conseil, ce n’est point une sirĂšne, mais un ĂȘtre curieux dont il reste Ă  peine quelques Ă©chantillons dans la mer Rouge. C’est un dugong. — Ordre des syrĂ©niens, groupe des pisciformes, sous-classe des monodelphiens, classe des mammifĂšres, embranchement des vertĂ©brĂ©s », rĂ©pondit Conseil. Et lorsque Conseil avait ainsi parlĂ©, il n’y avait plus rien Ă  dire. Cependant Ned Land regardait toujours. Ses yeux brillaient de convoitise Ă  la vue de cet animal. Sa main semblait prĂȘte Ă  le harponner. On eĂ»t dit qu’il attendait le moment de se jeter Ă  la mer pour l’attaquer dans son Ă©lĂ©ment. Oh ! monsieur, me dit-il d’une voix tremblante d’émotion, je n’ai jamais tuĂ© de cela. » Tout le harponneur Ă©tait dans ce mot. En cet instant, le capitaine Nemo parut sur la plateforme. Il aperçut le dugong. Il comprit l’attitude du Canadien, et s’adressant directement Ă  lui Si vous teniez un harpon, maĂźtre Land, est-ce qu’il ne vous brĂ»lerait pas la main ? — Comme vous dites, monsieur. — Et il ne vous dĂ©plairait pas de reprendre pour un jour votre mĂ©tier de pĂȘcheur, et d’ajouter ce cĂ©tacĂ© Ă  la liste de ceux que vous avez dĂ©jĂ  frappĂ©s ? — Cela ne me dĂ©plairait point. — Eh bien, vous pouvez essayer. — Merci, monsieur, rĂ©pondit Ned Land dont les yeux s’enflammĂšrent. — Seulement, reprit le capitaine, je vous engage Ă  ne pas manquer cet animal, et cela dans votre intĂ©rĂȘt. — Est-ce que ce dugong est dangereux Ă  attaquer ? demandai-je malgrĂ© le haussement d’épaule du Canadien. — Oui, quelquefois, rĂ©pondit le capitaine. Cet animal revient sur ses assaillants et chavire leur embarcation. Mais pour maĂźtre Land, ce danger n’est pas Ă  craindre. Son coup d’Ɠil est prompt, son bras est sĂ»r. Si je lui recommande de ne pas manquer ce dugong, c’est qu’on le regarde justement comme un fin gibier, et je sais que maĂźtre Land ne dĂ©teste pas les bons morceaux. — Ah ! fit le Canadien, cette bĂȘte-lĂ  se donne aussi le luxe d’ĂȘtre bonne Ă  manger ? — Oui, maĂźtre Land. Sa chair, une viande vĂ©ritable, est extrĂȘmement estimĂ©e, et on la rĂ©serve dans toute la Malaisie pour la table des princes. Aussi fait-on Ă  cet excellent animal une chasse tellement acharnĂ©e que, de mĂȘme que le lamantin, son congĂ©nĂšre, il devient de plus en plus rare. — Alors, monsieur le capitaine, dit sĂ©rieusement Conseil, si par hasard celui-ci Ă©tait le dernier de sa race, ne conviendrait-il pas de l’épargner dans l’intĂ©rĂȘt de la science ? — Peut-ĂȘtre, rĂ©pliqua le Canadien ; mais, dans l’intĂ©rĂȘt de la cuisine, il vaut mieux lui donner la chasse. — Faites donc, maĂźtre Land », rĂ©pondit le capitaine Nemo. En ce moment sept hommes de l’équipage, muets et impassibles comme toujours, montĂšrent sur la plate-forme. L’un portait un harpon et une ligne semblable Ă  celles qu’emploient les pĂȘcheurs de baleines. Le canot fut dĂ©pontĂ©, arrachĂ© de son alvĂ©ole, lancĂ© Ă  la mer. Six rameurs prirent place sur leurs bancs et le patron se mit Ă  la barre. Ned, Conseil et moi, nous nous assĂźmes Ă  l’arriĂšre. Vous ne venez pas, capitaine ? demandai-je. — Non, monsieur, mais je vous souhaite une bonne chasse. » Le canot dĂ©borda, et, enlevĂ© par ses six avirons, il se dirigea rapidement vers le dugong, qui flottait alors Ă  deux milles du Nautilus. ArrivĂ© Ă  quelques encablures du cĂ©tacĂ©, il ralentit sa marche, et les rames plongĂšrent sans bruit dans les eaux tranquilles. Ned Land, son harpon Ă  la main, alla se placer debout sur l’avant du canot. Le harpon qui sert Ă  frapper la baleine est ordinairement attachĂ© Ă  une trĂšs longue corde qui se dĂ©vide rapidement lorsque l’animal blessĂ© l’entraĂźne avec lui. Mais ici la corde ne mesurait pas plus d’une dizaine de brasses, et son extrĂ©mitĂ© Ă©tait seulement frappĂ©e sur un petit baril qui, en flottant, devait indiquer la marche du dugong sous les eaux. Je m’étais levĂ© et j’observais distinctement l’adversaire du Canadien. Ce dugong, qui porte aussi le nom d’halicore, ressemblait beaucoup au lamantin. Son corps oblong se terminait par une caudale trĂšs allongĂ©e et ses nageoires latĂ©rales par de vĂ©ritables doigts. Sa diffĂ©rence avec le lamantin consistait en ce que sa mĂąchoire supĂ©rieure Ă©tait armĂ©e de deux dents longues et pointues, qui formaient de chaque cĂŽtĂ© des dĂ©fenses divergentes. Ce dugong, que Ned Land se prĂ©parait Ă  attaquer, avait des dimensions colossales, et sa longueur dĂ©passait au moins sept mĂštres. Il ne bougeait pas et semblait dormir Ă  la surface des flots, circonstance qui rendait sa capture plus facile. Le canot s’approcha prudemment Ă  trois brasses de l’animal. Les avirons restĂšrent suspendus sur leurs dames. Je me levai Ă  demi. Ned Land, le corps un peu rejetĂ© en arriĂšre, brandissait son harpon d’une main exercĂ©e. Soudain, un sifflement se fit entendre, et le dugong disparut. Le harpon, lancĂ© avec force, n’avait frappĂ© que l’eau sans doute. Mille diables ! s’écria le Canadien furieux, je l’ai manquĂ© ! — Non, dis-je, l’animal est blessĂ©, voici son sang, mais votre engin ne lui est pas restĂ© dans le corps. — Mon harpon ! mon harpon ! » cria Ned Land. Les matelots se remirent Ă  nager, et le patron dirigea l’embarcation vers le baril flottant. Le harpon repĂȘchĂ©, le canot se mit Ă  la poursuite de l’animal. Celui-ci revenait de temps en temps Ă  la surface de la mer pour respirer. Sa blessure ne l’avait pas affaibli, car il filait avec une rapiditĂ© extrĂȘme. L’embarcation, manƓuvrĂ©e par des bras vigoureux, volait sur ses traces. Plusieurs fois elle l’approcha Ă  quelques brasses, et le Canadien se tenait prĂȘt Ă  frapper ; mais le dugong se dĂ©robait par un plongeon subit, et il Ă©tait impossible de l’atteindre. On juge de la colĂšre qui surexcitait l’impatient Ned Land. Il lançait au malheureux animal les plus Ă©nergiques jurons de la langue anglaise. Pour mon compte, je n’en Ă©tais encore qu’au dĂ©pit de voir le dugong dĂ©jouer toutes nos ruses. On le poursuivit sans relĂąche pendant une heure, et je commençais Ă  croire qu’il serait trĂšs-difficile de s’en emparer, quand cet animal fut pris d’une malencontreuse idĂ©e de vengeance dont il eut Ă  se repentir. Il revint sur le canot pour l’assaillir Ă  son tour. Cette manƓuvre n’échappa point au Canadien. Attention ! » dit-il. Le patron prononça quelques mots de sa langue bizarre, et sans doute il prĂ©vint ses hommes de se tenir sur leurs gardes. Le dugong, arrivĂ© Ă  vingt pieds du canot, s’arrĂȘta, huma brusquement l’air avec ses vastes narines percĂ©es non Ă  l’extrĂ©mitĂ©, mais Ă  la partie supĂ©rieure de son museau. Puis, prenant son Ă©lan, il se prĂ©cipita sur nous. Le gigantesque animal soulevait embarcation. Le canot ne put Ă©viter son choc ; Ă  demi renversĂ©, il embarqua une ou deux tonnes d’eau qu’il fallut vider ; mais, grĂące Ă  l’habiletĂ© du patron, abordĂ© de biais et non de plein, il ne chavira pas. Ned Land, cramponnĂ© Ă  l’étrave, lardait de coups de harpon le gigantesque animal, qui, de ses dents incrustĂ©es dans le plat-bord, soulevait l’embarcation hors de l’eau comme un lion fait d’un chevreuil. Nous Ă©tions renversĂ©s les uns sur les autres, et je ne sais trop comment aurait fini l’aventure, si le Canadien, toujours acharnĂ© contre la bĂȘte, ne l’eĂ»t enfin frappĂ©e au cƓur. J’entendis le grincement des dents sur la tĂŽle, et le dugong disparut, entraĂźnant le harpon avec lui. Mais bientĂŽt le baril revint Ă  la surface, et peu d’instants aprĂšs, apparut le corps de l’animal, retournĂ© sur le dos. Le canot le rejoignit, le prit Ă  la remorque et se dirigea vers le Nautilus. Il fallut employer des palans d’une grande puissance pour hisser le dugong sur la plate-forme. Il pesait cinq mille kilogrammes. On le dĂ©peça sous les yeux du Canadien, qui tenait Ă  suivre tous les dĂ©tails de l’opĂ©ration. Le jour mĂȘme, le stewart me servit au dĂźner quelques tranches de cette chair habilement apprĂȘtĂ©e par le cuisinier du bord. Je la trouvai excellente, et mĂȘme supĂ©rieure Ă  celle du veau, sinon du bƓuf. Le lendemain 11 fĂ©vrier, l’office du Nautilus s’enrichit encore d’un gibier dĂ©licat. Une compagnie d’hirondelles de mer s’abattit sur le Nautilus. C’était une espĂšce de sterna nilotica, particuliĂšre Ă  l’Égypte, dont le bec est noir, la tĂȘte grise et pointillĂ©e, l’Ɠil entourĂ© de points blancs, le dos, les ailes et la queue grisĂątres, le ventre et la gorge blancs, les pattes rouges. On prit aussi quelques douzaines de canards du Nil, oiseaux sauvages d’un haut goĂ»t, dont le cou et le dessus de la tĂȘte sont blancs et tachetĂ©s de noir. La vitesse du Nautilus Ă©tait alors modĂ©rĂ©e. Il s’avançait en flĂąnant, pour ainsi dire. J’observai que l’eau de la mer Rouge devenait de moins en moins salĂ©e, Ă  mesure que nous approchions de Suez. Vers cinq heures du soir, nous relevions au nord le cap de Ras-Mohammed. C’est ce cap qui forme l’extrĂ©mitĂ© de l’Arabie PĂ©trĂ©e, comprise entre le golfe de Suez et le golfe d’Acabah. Le Nautilus pĂ©nĂ©tra dans le dĂ©troit de Jubal, qui conduit au golfe de Suez. J’aperçus distinctement une haute montagne, dominant entre les deux golfes le Ras-Mohammed. C’était le mont Oreb, ce SinaĂŻ, au sommet duquel MoĂŻse vit Dieu face Ă  face, et que l’esprit se figure incessamment couronnĂ© d’éclairs. À six heures, le Nautilus, tantĂŽt flottant, tantĂŽt immergĂ©, passait au large de Tor, assise au fond d’une baie dont les eaux paraissaient teintĂ©es de rouge, observation dĂ©jĂ  faite par le capitaine Nemo. Puis la nuit se fit, au milieu d’un lourd silence que rompaient parfois le cri du pĂ©lican et de quelques oiseaux de nuit, le bruit du ressac irritĂ© par les rocs ou le gĂ©missement lointain d’un steamer battant les eaux du golfe de ses pales sonores. De huit Ă  neuf heures, le Nautilus demeura Ă  quelques mĂštres sous les eaux. Suivant mon calcul, nous devions ĂȘtre trĂšs-prĂšs de Suez. À travers les panneaux du salon, j’apercevais des fonds de rochers vivement Ă©clairĂ©s par notre lumiĂšre Ă©lectrique. Il me semblait que le dĂ©troit se rĂ©trĂ©cissait de plus en plus. À neuf heures un quart, le bateau Ă©tant revenu Ă  la surface, je montai sur la plate-forme. TrĂšs impatient de franchir le tunnel du capitaine Nemo, je ne pouvais tenir en place, et je cherchais Ă  respirer l’air frais de la nuit. BientĂŽt, dans l’ombre, j’aperçus un feu pĂąle, Ă  demi dĂ©colorĂ© par la brume, qui brillait Ă  un mille de nous. Un phare flottant », dit-on prĂšs de moi. Je me retournai et je reconnus le capitaine. C’est le feu flottant de Suez, reprit-il. Nous ne tarderons pas Ă  gagner l’orifice du tunnel. — L’entrĂ©e n’en doit pas ĂȘtre facile ? — Non, monsieur. Aussi j’ai pour habitude de me tenir dans la cage du timonier pour diriger moi-mĂȘme la manƓuvre. Et maintenant, si vous voulez descendre, monsieur Aronnax, le Nautilus va s’enfoncer sous les flots, et il ne reviendra Ă  leur surface qu’aprĂšs avoir franchi l’Arabian-Tunnel. » Je suivis le capitaine Nemo. Le panneau se ferma, les rĂ©servoirs d’eau s’emplirent, et l’appareil s’immergea d’une dizaine de mĂštres. Au moment oĂč je me disposais Ă  regagner ma chambre, le capitaine m’arrĂȘta. Monsieur le professeur, me dit-il, vous plairait-il de m’accompagner dans la cage du pilote ? — Je n’osais vous le demander, rĂ©pondis-je. — Venez donc. Vous verrez ainsi tout ce que l’on peut voir de cette navigation Ă  la fois sous-terrestre et sous-marine. » Le capitaine Nemo me conduisit vers l’escalier central. À mi-rampe, il ouvrit une porte, suivit les coursives supĂ©rieures et arriva dans la cage du pilote, qui, on le sait, s’élevait Ă  l’extrĂ©mitĂ© de la plate-forme. C’était une cabine mesurant six pieds sur chaque face, Ă  peu prĂšs semblable Ă  celles qu’occupent les timoniers des steamboats du Mississipi ou de l’Hudson. Au milieu se manƓuvrait une roue disposĂ©e verticalement, engrenĂ©e sur les drosses du gouvernail qui couraient jusqu’à l’arriĂšre du Nautilus. Quatre hublots de verres lenticulaires, Ă©vidĂ©s dans les parois de la cabine, permettaient Ă  l’homme de barre de regarder dans toutes les directions. Cette cabine Ă©tait obscure ; mais bientĂŽt mes yeux s’accoutumĂšrent Ă  cette obscuritĂ©, et j’aperçus le pilote, un homme vigoureux, dont les mains s’appuyaient sur les jantes de la roue. Au-dehors, la mer apparaissait vivement Ă©clairĂ©e par le fanal qui rayonnait en arriĂšre de la cabine, Ă  l’autre extrĂ©mitĂ© de la plate-forme. Maintenant, dit le capitaine Nemo, cherchons notre passage. » Des fils Ă©lectriques reliaient la cage du timonier avec la chambre des machines, et de lĂ , le capitaine pouvait communiquer simultanĂ©ment Ă  son Nautilus la direction et le mouvement. Il pressa un bouton de mĂ©tal, et aussitĂŽt la vitesse de l’hĂ©lice fut trĂšs diminuĂ©e. Je regardais en silence la haute muraille trĂšs-accore que nous longions en ce moment, inĂ©branlable base du massif sableux de la cĂŽte. Nous la suivĂźmes ainsi pendant une heure, Ă  quelques mĂštres de distance seulement. Le capitaine Nemo ne quittait pas du regard la boussole suspendue dans la cabine Ă  ses deux cercles concentriques. Sur un simple geste, le timonier modifiait Ă  chaque instant la direction du Nautilus. Je m’étais placĂ© au hublot de bĂąbord, et j’apercevais de magnifiques substructions de coraux, des zoophytes, des algues et des crustacĂ©s agitant leurs pattes Ă©normes, qui s’allongeaient hors des anfractuositĂ©s du roc. Le capitaine Nemo prit la barre. À dix heures un quart, le capitaine Nemo prit lui-mĂȘme la barre. Une large galerie, noire et profonde, s’ouvrait devant nous. Le Nautilus s’y engouffra hardiment. Un bruissement inaccoutumĂ© se fit entendre sur ses flancs. C’étaient les eaux de la mer Rouge que la pente du tunnel prĂ©cipitait vers la MĂ©diterranĂ©e. Le Nautilus suivait le torrent, rapide comme une flĂšche, malgrĂ© les efforts de sa machine qui, pour rĂ©sister, battait les flots Ă  contre-hĂ©lice. Sur les murailles Ă©troites du passage, je ne voyais plus que des raies Ă©clatantes, des lignes droites, des sillons de feu tracĂ©s par la vitesse sous l’éclat de l’électricitĂ©. Mon cƓur palpitait, et je le comprimais de la main. À dix heures trente-cinq minutes, le capitaine Nemo abandonna la roue du gouvernail, et se retournant vers moi La MĂ©diterranĂ©e », me dit-il. En moins de vingt minutes, le Nautilus, entraĂźnĂ© par ce torrent, venait de franchir l’isthme de Suez. CHAPITRE VIL’ARCHIPEL GREC. Le lendemain, 12 fĂ©vrier, au lever du jour, le Nautilus remonta Ă  la surface des flots. Je me prĂ©cipitai sur la plate-forme. À trois milles dans le sud se dessinait la vague silhouette de PĂ©luse. Un torrent nous avait portĂ©s d’une mer Ă  l’autre. Mais ce tunnel, facile Ă  descendre, devait ĂȘtre impraticable Ă  remonter. Vers sept heures, Ned et Conseil me rejoignirent. Ces deux insĂ©parables compagnons avaient tranquillement dormi, sans se prĂ©occuper autrement des prouesses du Nautilus. Eh bien, monsieur le naturaliste, demanda le Canadien d’un ton lĂ©gĂšrement goguenard, et cette MĂ©diterranĂ©e ? — Nous flottons Ă  sa surface, ami Ned. — Hein ! fit Conseil, cette nuit mĂȘme ?
 — Oui, cette nuit mĂȘme, en quelques minutes, nous avons franchi cet isthme infranchissable. — Je n’en crois rien, rĂ©pondit le Canadien. — Et vous avez tort, maĂźtre Land, repris-je. Cette cĂŽte basse qui s’arrondit vers le sud est la cĂŽte Ă©gyptienne. — À d’autres, monsieur, rĂ©pliqua l’entĂȘtĂ© Canadien. — Mais puisque monsieur l’affirme, lui dit Conseil, il faut croire monsieur. — D’ailleurs, Ned, le capitaine Nemo m’a fait les honneurs de son tunnel, et j’étais prĂšs de lui, dans la cage du timonier, pendant qu’il dirigeait lui-mĂȘme le Nautilus Ă  travers cet Ă©troit passage. — Vous entendez, Ned ? dit Conseil. — Et vous qui avez de si bons yeux, ajoutai-je, vous pouvez, Ned, apercevoir les jetĂ©es de Port-SaĂŻd qui s’allongent dans la mer. » Le Canadien regarda attentivement. En effet, dit-il, vous avez raison, monsieur le professeur, et votre capitaine est un maĂźtre homme. Nous sommes dans la MĂ©diterranĂ©e. Bon. Causons donc, s’il vous plaĂźt, de nos petites affaires, mais de façon Ă  ce que personne ne puisse nous entendre. » Je vis bien oĂč le Canadien voulait en venir. En tout cas, je pensai qu’il valait mieux causer, puisqu’il le dĂ©sirait, et tous les trois nous allĂąmes nous asseoir prĂšs du fanal, oĂč nous Ă©tions moins exposĂ©s Ă  recevoir l’humide embrun des lames. Maintenant, Ned, nous vous Ă©coutons, dis-je. Qu’avez-vous Ă  nous apprendre ? — Ce que j’ai Ă  vous apprendre est trĂšs-simple, rĂ©pondit le Canadien. Nous sommes en Europe, et avant que les caprices du capitaine Nemo nous entraĂźnent jusqu’au fond des mers polaires ou nous ramĂšnent en OcĂ©anie, je demande Ă  quitter le Nautilus. » J’avouerai que cette discussion avec le Canadien m’embarrassait toujours. Je ne voulais en aucune façon entraver la libertĂ© de mes compagnons, et cependant je n’éprouvais nul dĂ©sir de quitter le capitaine Nemo. GrĂące Ă  lui, grĂące Ă  son appareil, je complĂ©tais chaque jour mes Ă©tudes sous-marines, et je refaisais mon livre des fonds sous-marins au milieu mĂȘme de son Ă©lĂ©ment. Retrouverais-je jamais une telle occasion d’observer les merveilles de l’OcĂ©an ? Non, certes ! Je ne pouvais donc me faire Ă  cette idĂ©e d’abandonner le Nautilus avant notre cycle d’investigations accompli. Ami Ned, dis-je, rĂ©pondez-moi franchement. Vous ennuyez-vous Ă  bord ? Regrettez-vous que la destinĂ©e vous ait jetĂ© entre les mains du capitaine Nemo ? » Le Canadien resta quelques instants sans rĂ©pondre. Puis, se croisant les bras Franchement, dit-il, je ne regrette pas ce voyage sous les mers. Je serai content de l’avoir fait ; mais pour l’avoir fait, il faut qu’il se termine. VoilĂ  mon sentiment. — Il se terminera, Ned. — OĂč et quand ? — OĂč ? je n’en sais rien. Quand ? je ne peux le dire, ou plutĂŽt je suppose qu’il s’achĂšvera, lorsque ces mers n’auront plus rien Ă  nous apprendre. Tout ce qui a commencĂ© a forcĂ©ment une fin en ce monde. — Je pense comme monsieur, rĂ©pondit Conseil, et il est fort possible qu’aprĂšs avoir parcouru toutes les mers du globe, le capitaine Nemo nous donne la volĂ©e Ă  tous trois. — La volĂ©e ! s’écria le Canadien. Une volĂ©e, voulez-vous dire ? — N’exagĂ©rons pas, maĂźtre Land, repris-je. Nous n’avons rien Ă  craindre du capitaine, mais je ne partage pas non plus les idĂ©es de Conseil. Nous sommes maĂźtres des secrets du Nautilus, et je n’espĂšre pas que son commandant, pour nous rendre notre libertĂ©, se rĂ©signe Ă  les voir courir le monde avec nous. — Mais alors, qu’espĂ©rez-vous donc ? demanda le Canadien. — Que des circonstances se rencontreront dont nous pourrons, dont nous devrons profiter, aussi bien dans six mois que maintenant. — Ouais ! fit Ned Land. Et oĂč serons-nous dans six mois, s’il vous plaĂźt, monsieur le naturaliste ? — Peut-ĂȘtre ici, peut-ĂȘtre en Chine. Vous le savez, le Nautilus est un rapide marcheur. Il traverse les ocĂ©ans comme une hirondelle traverse les airs, ou un express les continents. Il ne craint point les mers frĂ©quentĂ©es. Qui nous dit qu’il ne va pas rallier les cĂŽtes de France, d’Angleterre ou d’AmĂ©rique, sur lesquelles une fuite pourra ĂȘtre aussi avantageusement tentĂ©e qu’ici ? — Monsieur Aronnax, rĂ©pondit le Canadien, vos arguments pĂšchent par la base. Vous parlez au futur Nous serons lĂ  ! Nous serons ici ! » Moi je parle au prĂ©sent Nous sommes ici, et il faut en profiter. » J’étais pressĂ© de prĂšs par la logique de Ned Land, et je me sentais battu sur ce terrain. Je ne savais plus quels arguments faire valoir en ma faveur. Monsieur, reprit Ned, supposons, par impossible, que le capitaine Nemo vous offre aujourd’hui mĂȘme la libertĂ©. Accepterez-vous ? — Je ne sais, rĂ©pondis-je. — Et s’il ajoute que cette offre qu’il vous fait aujourd’hui, il ne la renouvellera pas plus tard, accepterez-vous ? » Je ne rĂ©pondis pas. Et qu’en pense l’ami Conseil ? demanda Ned Land. — L’ami Conseil, rĂ©pondit tranquillement ce digne garçon, l’ami Conseil n’a rien Ă  dire. Il est absolument dĂ©sintĂ©ressĂ© dans la question. Ainsi que son maĂźtre, ainsi que son camarade Ned, il est cĂ©libataire. Ni femme, ni parents, ni enfants ne l’attendent au pays. Il est au service de monsieur, il pense comme monsieur, il parle comme monsieur, et, Ă  son grand regret, on ne doit pas compter sur lui pour faire une majoritĂ©. Deux personnes seulement sont en prĂ©sence monsieur d’un cĂŽtĂ©, Ned Land de l’autre. Cela dit, l’ami Conseil Ă©coute, et il est prĂȘt Ă  marquer les points. » Je ne pus m’empĂȘcher de sourire, Ă  voir Conseil annihiler si complĂštement sa personnalitĂ©. Au fond, le Canadien devait ĂȘtre enchantĂ© de ne pas l’avoir contre lui. Alors, monsieur, dit Ned Land, puisque Conseil n’existe pas, ne discutons qu’entre nous deux. J’ai parlĂ©, vous m’avez entendu. Qu’avez-vous Ă  rĂ©pondre ? » Il fallait Ă©videmment conclure, et les faux-fuyants me rĂ©pugnaient. Ami Ned, dis-je, voici ma rĂ©ponse. Vous avez raison contre moi, et mes arguments ne peuvent tenir devant les vĂŽtres. Il ne faut pas compter sur la bonne volontĂ© du capitaine Nemo. La prudence la plus vulgaire lui dĂ©fend de nous mettre en libertĂ©. Par contre, la prudence veut que nous profitions de la premiĂšre occasion de quitter le Nautilus. — Bien, monsieur Aronnax, voilĂ  qui est sagement parlĂ©. — Seulement, dis-je, une observation, une seule. Il faut que l’occasion soit sĂ©rieuse. Il faut que notre premiĂšre tentative de fuite rĂ©ussisse ; car si elle avorte, nous ne retrouverons pas l’occasion de la reprendre, et le capitaine Nemo ne nous pardonnera pas. — Tout cela est juste, rĂ©pondit le Canadien. Mais votre observation s’applique Ă  toute tentative de fuite, qu’elle ait lieu dans deux ans ou dans deux jours. Donc, la question est toujours celle-ci si une occasion favorable se prĂ©sente, il faut la saisir. — D’accord. Et maintenant, me direz-vous, Ned, ce que vous entendez par une occasion favorable ? — Ce serait celle qui, par une nuit sombre, amĂšnerait le Nautilus Ă  peu de distance d’une cĂŽte europĂ©enne. — Et vous tenteriez de vous sauver Ă  la nage ? — Oui, si nous Ă©tions suffisamment rapprochĂ©s d’un rivage, et si le navire flottait Ă  la surface. Non, si nous Ă©tions Ă©loignĂ©s, et si le navire naviguait sous les eaux. — Et dans ce cas ? — Dans ce cas, je chercherais Ă  m’emparer du canot. Je sais comment il se manƓuvre. Nous nous introduirions Ă  l’intĂ©rieur, et les boulons enlevĂ©s, nous remonterions Ă  la surface, sans mĂȘme que le timonier, placĂ© Ă  l’avant, s’aperçût de notre fuite. — Bien, Ned. Épiez donc cette occasion ; mais n’oubliez pas qu’un Ă©chec nous perdrait. — Je ne l’oublierai pas, monsieur. — Et maintenant, Ned, voulez-vous connaĂźtre toute ma pensĂ©e sur votre projet ? — Volontiers, monsieur Aronnax. — Eh bien, je pense, — je ne dis pas j’espĂšre, — je pense que cette occasion favorable ne se prĂ©sentera pas. — Pourquoi cela ? — Parce que le capitaine Nemo ne peut se dissimuler que nous n’avons pas renoncĂ© Ă  l’espoir de recouvrer notre libertĂ©, et qu’il se tiendra sur ses gardes, surtout dans les mers et en vue des cĂŽtes europĂ©ennes. — Je suis de l’avis de monsieur, dit Conseil. — Nous verrons bien, rĂ©pondit Ned Land, qui secouait la tĂȘte d’un air dĂ©terminĂ©. — Et maintenant, Ned Land, ajoutai-je, restons-en lĂ . Plus un mot sur tout ceci. Le jour oĂč vous serez prĂȘt, vous nous prĂ©viendrez et nous vous suivrons. Je m’en rapporte complĂštement Ă  vous. » Cette conversation, qui devait avoir plus tard de si graves consĂ©quences, se termina ainsi. Je dois dire maintenant que les faits semblĂšrent confirmer mes prĂ©visions au grand dĂ©sespoir du Canadien. Le capitaine Nemo se dĂ©fiait-il de nous dans ces mers frĂ©quentĂ©es, ou voulait-il seulement se dĂ©rober Ă  la vue des nombreux navires de toutes nations qui sillonnent la MĂ©diterranĂ©e ? Je l’ignore, mais il se maintint le plus souvent entre deux eaux et au large des cĂŽtes. Ou le Nautilus Ă©mergeait, ne laissant passer que la cage du timonier, ou il s’en allait Ă  de grandes profondeurs, car entre l’archipel grec et l’Asie Mineure nous ne trouvions pas le fond par deux mille mĂštres. Aussi, je n’eus connaissance de l’üle de Carpathos, l’une des Sporades, que par ce vers de Virgile que le capitaine Nemo me cita, en posant son doigt sur un point du planisphĂšre Est in Carpathio Neptuni gurgite vates Coeruleus Proteus
C’était, en effet, l’antique sĂ©jour de ProtĂ©e, le vieux pasteur des troupeaux de Neptune, maintenant l’üle de Scarpanto, situĂ©e entre Rhodes et la CrĂšte. Je n’en vis que les soubassements granitiques Ă  travers la vitre du salon. Le lendemain, 14 fĂ©vrier, je rĂ©solus d’employer quelques heures Ă  Ă©tudier les poissons de l’Archipel ; mais par un motif quelconque, les panneaux demeurĂšrent hermĂ©tiquement fermĂ©s. En relevant la direction du Nautilus, je remarquai qu’il marchait vers Candie, l’ancienne Ăźle de CrĂšte. Au moment oĂč je m’étais embarquĂ© sur l’Abraham-Lincoln, cette Ăźle venait de s’insurger tout entiĂšre contre le despotisme turc. Mais ce qu’était devenue cette insurrection depuis cette Ă©poque, je l’ignorais absolument, et ce n’était pas le capitaine Nemo, privĂ© de toute communication avec la terre, qui aurait pu me l’apprendre. Je ne fis donc aucune allusion Ă  cet Ă©vĂ©nement, lorsque, le soir, je me trouvai seul avec lui dans le salon. D’ailleurs, il me sembla taciturne, prĂ©occupĂ©. Puis, contrairement Ă  ses habitudes, il ordonna d’ouvrir les deux panneaux du salon, et, allant de l’un Ă  l’autre, il observa attentivement la masse des eaux. Dans quel but ? Je ne pouvais le deviner, et, de mon cĂŽtĂ©, j’employai mon temps Ă  Ă©tudier les poissons qui passaient devant mes yeux. Entre autres, je remarquai ces gobies aphyses, citĂ©es par Aristote et vulgairement connues sous le nom de loches de mer, » que l’on rencontre particuliĂšrement dans les eaux salĂ©es avoisinant le delta du Nil. PrĂšs d’elles se dĂ©roulaient des pagres Ă  demi phosphorescents, sortes de spares que les Égyptiens rangeaient parmi les animaux sacrĂ©s, et dont l’arrivĂ©e dans les eaux du Reuve, dont elles annonçaient le fĂ©cond dĂ©bordement, Ă©tait fĂȘtĂ©e par des cĂ©rĂ©monies religieuses. Je notai Ă©galement des cheilines longues de trois dĂ©cimĂštres, poissons osseux Ă  Ă©cailles transparentes, dont la couleur livide est mĂ©langĂ©e de taches rouges ; ce sont de grands mangeurs de vĂ©gĂ©taux marins, ce qui leur donne un goĂ»t exquis ; aussi ces cheilines Ă©taient-elles trĂšs-recherchĂ©es des gourmets de l’ancienne Rome, et leurs entrailles, accommodĂ©es avec des laites de murĂšnes, des cervelles de paons et des langues de phĂ©nicoptĂšres, composaient ce plat divin qui ravissait Vitellius. Un autre habitant de ces mers attira mon attention et ramena dans mon esprit tous les souvenirs de l’antiquitĂ©. Ce fut le rĂ©mora qui voyage attachĂ© au ventre des requins ; au dire des anciens, ce petit poisson, accrochĂ© Ă  la carĂšne d’un navire, pouvait l’arrĂȘter dans sa marche, et l’un d’eux, retenant le vaisseau d’Antoine pendant la bataille d’Actium, facilita ainsi la victoire d’Auguste. À quoi tiennent les destinĂ©es des nations ! J’observai Ă©galement d’admirables anthias qui appartiennent Ă  l’ordre des lutjans, poissons sacrĂ©s pour les Grecs qui leur attribuaient le pouvoir de chasser les monstres marins des eaux qu’ils frĂ©quentaient ; leur nom signifie, fleur, et ils le justifiaient par leurs couleurs chatoyantes, leurs nuances comprises dans la gamme du rouge depuis la pĂąleur du rose jusqu’à l’éclat du rubis, et les fugitifs reflets qui moiraient leur nageoire dorsale. Mes yeux ne pouvaient se dĂ©tacher de ces merveilles de la mer, quand ils furent frappĂ©s soudain par une apparition inattendue. Au milieu des eaux, un homme apparut, un plongeur portant Ă  sa ceinture une bourse de cuir. Ce n’était pas un corps abandonnĂ© aux flots. C’était un homme vivant qui nageait d’une main vigoureuse, disparaissant parfois pour aller respirer Ă  la surface et replongeant aussitĂŽt. Je me retournai vers le capitaine Nemo, et d’une voix Ă©mue Un homme ! un naufragĂ© ! m’écriai-je. Il faut le sauver Ă  tout prix ! » Un homme ! un naufragĂ© ! » m’écriai-je. Le capitaine ne me rĂ©pondit pas et vint s’appuyer Ă  la vitre. L’homme s’était rapprochĂ©, et, la face collĂ©e au panneau, il nous regardait. À ma profonde stupĂ©faction, le capitaine Nemo lui fit un signe. Le plongeur lui rĂ©pondit de la main, remonta immĂ©diatement vers la surface de la mer, et ne reparut plus. Ne vous inquiĂ©tez pas, me dit le capitaine. C’est Nicolas, du cap Matapan, surnommĂ© le Pesce. Il est bien connu dans toutes les Cyclades. Un hardi plongeur ! L’eau est son Ă©lĂ©ment, et il y vit plus que sur terre, allant sans cesse d’une Ăźle Ă  l’autre et jusqu’à la CrĂšte. — Vous le connaissez, capitaine ? — Pourquoi pas, monsieur Aronnax ? » Cela dit, le capitaine Nemo se dirigea vers un meuble placĂ© prĂšs du panneau gauche du salon. PrĂšs de ce meuble, je vis un coffre cerclĂ© de fer, dont le couvercle portait sur une plaque de cuivre le chiffre du Nautilus, avec sa devise Mobilis in mobile. En ce moment, le capitaine, sans se prĂ©occuper de ma prĂ©sence, ouvrit le meuble, sorte de coffre-fort qui renfermait un grand nombre de lingots. C’étaient des lingots d’or. D’oĂč venait ce prĂ©cieux mĂ©tal qui reprĂ©sentait une somme Ă©norme ? OĂč le capitaine recueillait-il cet or, et qu’allait-il faire de celui-ci ? Je ne prononçai pas un mot. Je regardai. Le capitaine Nemo prit un Ă  un ces lingots et les rangea mĂ©thodiquement dans le coffre qu’il remplit entiĂšrement. J’estimai qu’il contenait alors plus de mille kilogrammes d’or, c’est-Ă -dire prĂšs de cinq millions de francs. Le coffre fut solidement fermĂ©, et le capitaine Ă©crivit sur son couvercle une adresse en caractĂšres qui devaient appartenir au grec moderne. Ceci fait, le capitaine Nemo pressa un bouton dont le fil correspondait avec le poste de l’équipage. Quatre homme parurent, et non sans peine ils poussĂšrent le coffre hors du salon. Puis, j’entendis qu’ils le hissaient au moyen de palans sur l’escalier de fer. En ce moment, le capitaine Nemo se tourna vers moi Et vous disiez, monsieur le professeur ? me demanda-t-il. — Je ne disais rien, capitaine. — Alors, monsieur, vous me permettrez de vous souhaiter le bonsoir. » Et sur ce, le capitaine Nemo quitta le salon. Je rentrai dans ma chambre trĂšs-intriguĂ©, on le conçoit. J’essayai vainement de dormir. Je cherchais une relation entre l’apparition de ce plongeur et ce coffre rempli d’or. BientĂŽt, je sentis Ă  certains mouvements de roulis et de tangage, que le Nautilus quittant les couches infĂ©rieures revenait Ă  la surface des eaux. Puis, j’entendis un bruit de pas sur la plate-forme. Je compris que l’on dĂ©tachait le canot, qu’on le lançait Ă  la mer. Il heurta un instant les flancs du Nautilus, et tout bruit cessa. Deux heures aprĂšs, le mĂȘme bruit, les mĂȘmes allĂ©es et venues se reproduisaient. L’embarcation, hissĂ©e Ă  bord, Ă©tait rajustĂ©e dans son alvĂ©ole, et le Nautilus se replongeait sous les flots. Ainsi donc, ces millions avaient Ă©tĂ© transportĂ©s Ă  leur adresse. Sur quel point du continent ? Quel Ă©tait le correspondant du capitaine Nemo ? Le lendemain, je racontai Ă  Conseil et au Canadien les Ă©vĂ©nements de cette nuit, qui surexcitaient ma curiositĂ© au plus haut point. Mes compagnons ne furent pas moins surpris que moi. Mais oĂč prend-il ces millions ? » demanda Ned Land. À cela, pas de rĂ©ponse possible. Je me rendis au salon aprĂšs avoir dĂ©jeunĂ©, et je me mis au travail. Jusqu’à cinq heures du soir, je rĂ©digeai mes notes. En ce moment, — devais-je l’attribuer Ă  une disposition personnelle, — je sentis une chaleur extrĂȘme, et je dus enlever mon vĂȘtement de byssus. Effet incomprĂ©hensible, car nous n’étions pas sous de hautes latitudes, et d’ailleurs le Nautilus, immergĂ©, ne devait Ă©prouver aucune Ă©lĂ©vation de tempĂ©rature. Je regardai le manomĂštre. Il marquait une profondeur de soixante pieds, Ă  laquelle la chaleur atmosphĂ©rique n’aurait pu atteindre. Je continuai mon travail, mais la tempĂ©rature s’éleva au point de devenir intolĂ©rable. Est-ce que le feu serait Ă  bord ? » me demandai-je. J’allais quitter le salon, quand le capitaine Nemo entra. Il s’approcha du thermomĂštre, le consulta, et se retournant vers moi Quarante-deux degrĂ©s, dit-il. Le capitaine Nemo ouvrit le meuble. — Je m’en aperçois, capitaine, rĂ©pondis-je, et pour peu que cette chaleur augmente, nous ne pourrons la supporter. — Oh ! monsieur le professeur, cette chaleur n’augmentera que si nous le voulons bien. — Vous pouvez donc la modĂ©rer Ă  votre grĂ© ? — Non, mais je puis m’éloigner du foyer qui la produit. — Elle est donc extĂ©rieure ? — Sans doute. Nous flottons dans un courant d’eau bouillante. — Est-il possible ? m’écriai-je. — Regardez. » Les panneaux s’ouvrirent, et je vis la mer entiĂšrement blanche autour du Nautilus. Une fumĂ©e de vapeurs sulfureuses se dĂ©roulait au milieu des flots qui bouillonnaient comme l’eau d’une chaudiĂšre. J’appuyai ma main sur une des vitres, mais la chaleur Ă©tait telle que je dus la retirer. OĂč sommes-nous ? demandai-je. — PrĂšs de l’üle Santorin, monsieur le professeur, me rĂ©pondit le capitaine, et prĂ©cisĂ©ment dans ce canal qui sĂ©pare NĂ©a-Kamenni de PalĂ©a-Kamenni. J’ai voulu vous donner le curieux spectacle d’une Ă©ruption sous-marine. — Je croyais, dis-je, que la formation de ces Ăźles nouvelles Ă©tait terminĂ©e. — Rien n’est jamais terminĂ© dans les parages volcaniques, rĂ©pondit le capitaine Nemo, et le globe y est toujours travaillĂ© par les feux souterrains. DĂ©jĂ , en l’an dix-neuf de notre Ăšre, suivant Cassiodore et Pline, une Ăźle nouvelle, ThĂ©ia la divine, apparut Ă  la place mĂȘme oĂč se sont rĂ©cemment formĂ©s ces Ăźlots. Puis, elle s’abĂźma sous les flots, pour se remontrer en l’an soixante-neuf et s’abĂźmer encore une fois. Depuis cette Ă©poque jusqu’à nos jours, le travail plutonien fut suspendu. Mais, le 3 fĂ©vrier 1866, un nouvel Ăźlot, qu’on nomma l’ülot de George, Ă©mergea au milieu des vapeurs sulfureuses, prĂšs de NĂ©a-Kamenni, et s’y souda, le 6 du mĂȘme mois. Sept jours aprĂšs, le 13 fĂ©vrier, l’ülot Aphroessa parut, laissant entre NĂ©a-Kamenni et lui un canal de dix mĂštres. J’étais dans ces mers quand le phĂ©nomĂšne se produisit, et j’ai pu en observer toutes les phases. L’ülot Aphroessa, de forme arrondie, mesurait trois cents pieds de diamĂštre sur trente pieds de hauteur. Il se composait de laves noires et vitreuses, mĂȘlĂ©es de fragments feldspathiques. Enfin, le 10 mars, un Ăźlot plus petit, appelĂ© RĂ©ka, se montra prĂšs de NĂ©a-Kamenni, et depuis lors, ces trois Ăźlots, soudĂ©s ensemble, ne forment plus qu’une seule et mĂȘme Ăźle. — Et le canal oĂč nous sommes en ce moment ? demandai-je. — Le voici, rĂ©pondit le capitaine Nemo, en me montrant une carte de l’Archipel. Vous voyez que j’y ai portĂ© les nouveaux Ăźlots. — Mais ce canal se comblera un jour ? — C’est probable, monsieur Aronnax, car, depuis 1866, huit petits Ăźlots de lave ont surgi en face du port Saint-Nicolas de PalĂ©a-Kamenni. Il est donc Ă©vident que NĂ©a et PalĂ©a se rĂ©uniront dans un temps rapprochĂ©. Si, au milieu du Pacifique, ce sont les infusoires qui forment les continents, ici, ce sont les phĂ©nomĂšnes Ă©ruptifs. Voyez, monsieur, voyez le travail qui s’accomplit sous ces flots. » Je revins vers la vitre. Le Nautilus ne marchait plus. La chaleur devenait intolĂ©rable. De blanche qu’elle Ă©tait, la mer se faisait rouge, coloration due Ă  la prĂ©sence d’un sel de fer. MalgrĂ© l’hermĂ©tique fermeture du salon, une odeur sulfureuse insupportable se dĂ©gageait, et j’apercevais des flammes Ă©carlates dont la vivacitĂ© tuait l’éclat de l’électricitĂ©. J’étais en nage, j’étouffais, j’allais cuire. Oui, en vĂ©ritĂ©, je me sentais cuire ! On ne peut rester plus longtemps dans cette eau bouillante, dis-je au capitaine. — Non, ce ne serait pas prudent », rĂ©pondit l’impassible Nemo. Un ordre fut donnĂ©. Le Nautilus vira de bord et s’éloigna de cette fournaise qu’il ne pouvait impunĂ©ment braver. Un quart d’heure plus tard, nous respirions Ă  la surface des flots. La pensĂ©e me vint alors que si Ned Land avait choisi ces parages pour effectuer notre fuite, nous ne serions pas sortis vivants de cette mer de feu. Le lendemain, 16 fĂ©vrier, nous quittions ce bassin qui, entre Rhodes et Alexandrie, compte des profondeurs de trois mille mĂštres, et le Nautilus passant au large de Cerigo, abandonnait l’archipel grec, aprĂšs avoir doublĂ© le cap Matapan. CHAPITRE VIILA MÉDITERRANÉE EN QUARANTE-HUIT HEURES. La MĂ©diterranĂ©e, la mer bleue par excellence, la grande mer » des HĂ©breux, la mer » des Grecs, le mare nostrum » des Romains, bordĂ©e d’orangers, d’aloĂšs, de cactus, de pins maritimes, embaumĂ©e du parfum des myrtes, encadrĂ©e de rudes montagnes, saturĂ©e d’un air pur et transparent, mais incessamment travaillĂ©e par les feux de la terre, est un vĂ©ritable champ de bataille oĂč Neptune et Pluton se disputent encore l’empire du monde. C’est lĂ , sur ses rivages et sur ses eaux, dit Michelet, que l’homme se retrempe dans l’un des plus puissants climats du globe. Mais si beau qu’il soit, je n’ai pu prendre qu’un aperçu rapide de ce bassin, dont la superficie couvre deux millions de kilomĂštres carrĂ©s. Les connaissances personnelles du capitaine Nemo me firent mĂȘme dĂ©faut, car l’énigmatique personnage ne parut pas une seule fois pendant cette traversĂ©e Ă  grande vitesse. J’estime Ă  six cents lieues environ le chemin que le Nautilus parcourut sous les flots de cette mer, et ce voyage, il l’accomplit en deux fois vingt-quatre heures. Partis le matin du 16 fĂ©vrier des parages de la GrĂšce, le 18, au soleil levant, nous avions franchi le dĂ©troit de Gibraltar. Il fut Ă©vident pour moi que cette MĂ©diterranĂ©e, resserrĂ©e au milieu de ces terres qu’il voulait fuir, dĂ©plaisait au capitaine Nemo. Ses flots et ses brises lui rapportaient trop de souvenirs, sinon trop de regrets. Il n’avait plus ici cette libertĂ© d’allures, cette indĂ©pendance de manƓuvres que lui laissaient les ocĂ©ans, et son Nautilus se sentait Ă  l’étroit entre ces rivages rapprochĂ©s de l’Afrique et de l’Europe. Aussi, notre vitesse fut-elle de vingt-cinq milles Ă  l’heure, soit douze lieues de quatre kilomĂštres. Il va sans dire que Ned Land, Ă  son grand ennui, dut renoncer Ă  ses projets de fuite. Il ne pouvait se servir du canot entraĂźnĂ© Ă  raison de douze Ă  treize mĂštres par seconde. Quitter le Nautilus dans ces conditions, c’eĂ»t Ă©tĂ© sauter d’un train marchant avec cette rapiditĂ©, manƓuvre imprudente s’il en fut. D’ailleurs, notre appareil ne remontait que la nuit Ă  la surface des flots, afin de renouveler sa provision d’air, et il se dirigeait seulement suivant les indications de la boussole et les relĂšvements du loch. Je ne vis donc de l’intĂ©rieur de cette MĂ©diterranĂ©e que ce que le voyageur d’un express aperçoit du paysage qui fuit devant ses yeux, c’est-Ă -dire les horizons lointains, et non les premiers plans qui passent comme un Ă©clair. Cependant, Conseil et moi, nous pĂ»mes observer quelques-uns de ces poissons mĂ©diterranĂ©ens, que la puissance de leurs nageoires maintenait quelques instants dans les eaux du Nautilus. Nous restions Ă  l’affĂ»t devant les vitres du salon, et nos notes me permettent de refaire en quelques mots l’ichtyologie de cette mer. Des divers poissons qui l’habitent, j’ai vu les uns, entrevu les autres, sans parler de ceux que la vitesse du Nautilus dĂ©roba Ă  mes yeux. Qu’il me soit donc permis de les classer d’aprĂšs cette classification fantaisiste. Elle rendra mieux mes rapides observations. Au milieu de la masse des eaux vivement Ă©clairĂ©es par les nappes Ă©lectriques, serpentaient quelques-unes de ces lamproies longues d’un mĂštre, qui sont communes Ă  presque tous les climats. Des oxyrhinques, sortes de raies, larges de cinq pieds, au ventre blanc, au dos gris cendrĂ© et tachetĂ©, se dĂ©veloppaient comme de vastes chĂąles emportĂ©s par les courants. D’autres raies passaient si vite que je ne pouvais reconnaĂźtre si elles mĂ©ritaient ce nom d’aigles qui leur fut donnĂ© par les Grecs, ou ces qualifications de rat, de crapaud et de chauve-souris, dont les pĂȘcheurs modernes les ont affublĂ©es. Des squales-milandres, longs de douze pieds et particuliĂšrement redoutĂ©s des plongeurs, luttaient de rapiditĂ© entre eux. Des renards marins, longs de huit pieds et douĂ©s d’une extrĂȘme finesse d’odorat, apparaissaient comme de grandes ombres bleuĂątres. Des dorades, du genre spare, dont quelques-unes mesuraient jusqu’à treize dĂ©cimĂštres, se montraient dans leur vĂȘtement d’argent et d’azur entourĂ© de bandelettes, qui tranchait sur le ton sombre de leurs nageoires ; poissons consacrĂ©s Ă  VĂ©nus, et dont l’Ɠil est enchĂąssĂ© dans un sourcil d’or ; espĂšce prĂ©cieuse, amie de toutes les eaux, douces ou salĂ©es, habitant les fleuves, les lacs et les ocĂ©ans, vivant sous tous les climats, supportant toutes les tempĂ©ratures, et dont la race, qui remonte aux Ă©poques gĂ©ologiques de la terre, a conservĂ© toute sa beautĂ© des premiers jours. Des esturgeons magnifiques, longs de neuf Ă  dix mĂštres, animaux de grande marche, heurtaient d’une queue puissante la vitre des panneaux, montrant leur dos bleuĂątre Ă  petites taches brunes ils ressemblent aux squales dont ils n’égalent pas la force, et se rencontrent dans toutes les mers ; au printemps, ils aiment Ă  remonter les grands fleuves, Ă  lutter contre les courants du Volga, du Danube, du PĂŽ, du Rhin, de la Loire, de l’Oder, et se nourrissent de harengs, de maquereaux, de saumons et de gades ; bien qu’ils appartiennent Ă  la classe des cartilagineux, ils sont dĂ©licats ; on les mange frais, sĂ©chĂ©s, marinĂ©s ou salĂ©s, et, autrefois, on les portait triomphalement sur la table des Lucullus. Mais de ces divers habitants de la MĂ©diterranĂ©e, ceux que je pus observer le plus utilement, lorsque le Nautilus se rapprochait de la surface, appartenaient au soixante-troisiĂšme genre des poissons osseux. C’étaient des scombres-thons, au dos bleu-noir, au ventre cuirassĂ© d’argent, et dont les rayons dorsaux jettent des lueurs d’or. Ils ont la rĂ©putation de suivre la marche des navires dont ils recherchent l’ombre fraĂźche sous les feux du ciel tropical, et ils ne la dĂ©mentirent pas en accompagnant le Nautilus comme ils accompagnĂšrent autrefois les vaisseaux de LapĂ©rouse. Pendant de longues heures, ils luttĂšrent de vitesse avec notre appareil. Je ne pouvais me lasser d’admirer ces animaux vĂ©ritablement taillĂ©s pour la course, leur tĂȘte petite, leur corps lisse et fusiforme qui chez quelques-uns dĂ©passait trois mĂštres, leurs pectorales douĂ©es d’une remarquable vigueur et leurs caudales fourchues. Ils nageaient en triangle, comme certaines troupes d’oiseaux dont ils Ă©galaient la rapiditĂ©, ce qui faisait dire aux anciens que la gĂ©omĂ©trie et la stratĂ©gie leur Ă©taient familiĂšres. Et cependant ils n’échappent point aux poursuites des Provençaux, qui les estiment comme les estimaient les habitants de la Propontide et de l’Italie, et c’est en aveugles, en Ă©tourdis, que ces prĂ©cieux animaux vont se jeter et pĂ©rir par milliers dans les madragues marseillaises. Je citerai, pour mĂ©moire seulement, ceux des poissons mĂ©diterranĂ©ens que Conseil ou moi nous ne fĂźmes qu’entrevoir. C’étaient des gymontes-fierasfers blanchĂątres qui passaient comme d’insaisissables vapeurs, des murĂšnes-congres, serpents de trois Ă  quatre mĂštres enjolivĂ©s de vert, de bleu et de jaune, des gades-merlus, longs de trois pieds, dont le foie formait un morceau dĂ©licat, des coepoles-tĂ©nias qui flottaient comme de fines algues, des trygles que les poĂštes appellent poissons-lyres et les marins poissons-siffleurs, et dont le museau est ornĂ© de deux lames triangulaires et dentelĂ©es qui figurent l’instrument du vieil HomĂšre, des trygles-hirondelles, nageant avec la rapiditĂ© de l’oiseau dont ils ont pris le nom, des holocentres-mĂ©rons, Ă  tĂȘte rouge, dont la nageoire dorsale est garnie de filaments, des aloses agrĂ©mentĂ©es de taches noires, grises, brunes, bleues, jaunes, vertes, qui sont sensibles Ă  la voix argentine des clochettes, et de splendides turbots, ces faisans de la mer, sortes de losanges Ă  nageoires jaunĂątres, pointillĂ©s de brun, et dont le cĂŽtĂ© supĂ©rieur, le cĂŽtĂ© gauche, est gĂ©nĂ©ralement marbrĂ© de brun et de jaune, enfin des troupes d’admirables mulles-rougets, vĂ©ritables paradisiers de l’OcĂ©an, que les Romains payaient jusqu’à dix mille sesterces la piĂšce, et qu’ils faisaient mourir sur leur table, pour suivre d’un Ɠil cruel leurs changements de couleurs depuis le rouge cinabre de la vie jusqu’au blanc pĂąle de la mort. Et si je ne pus observer ni miralets, ni balistes, ni tĂ©trodons, ni hippocampes, ni jouans, ni centrisques, ni blennies, ni surmulets, ni labres, ni Ă©perlans, ni exocets, ni anchois, ni pagels, ni bogues, ni orphes, ni tous ces principaux reprĂ©sentants de l’ordre des pleuronectes, les limandes, les flez, les plies, les soles, les carrelets, communs Ă  l’Atlantique et Ă  la MĂ©diterranĂ©e, il faut en accuser la vertigineuse vitesse qui emportait le Nautilus Ă  travers ces eaux opulentes. Quant aux mammifĂšres marins, je crois avoir reconnu en passant Ă  l’ouvert de l’Adriatique, deux ou trois cachalots, munis d’une nageoire dorsale du genre des physĂ©tĂšres, quelques dauphins du genre des globicĂ©phales, spĂ©ciaux Ă  la MĂ©diterranĂ©e et dont la partie antĂ©rieure de la tĂȘte est zĂ©brĂ©e de petites lignes claires, et aussi une douzaine de phoques au ventre blanc, au pelage noir, connus sous le nom de moines et qui ont absolument l’air de Dominicains longs de trois mĂštres. Pour sa part, Conseil croit avoir aperçu une tortue large de six pieds, ornĂ©e de trois arĂȘtes saillantes dirigĂ©es longitudinalement. Je regrettai de ne pas avoir vu ce reptile, car, Ă  la description que m’en fit Conseil, je crus reconnaĂźtre le luth qui forme une espĂšce assez rare. Je ne remarquai, pour mon compte, que quelques cacouannes Ă  carapace allongĂ©e. Quant aux zoophytes, je pus admirer, pendant quelques instants, une admirable galĂ©olaire orangĂ©e qui s’accrocha Ă  la vitre du panneau de bĂąbord ; c’était un long filament tĂ©nu, s’arborisant en branches infinies et terminĂ©es par la plus fine dentelle qu’eussent jamais filĂ©e les rivales d’ArachnĂ©. Je ne pus, malheureusement, pĂȘcher cet admirable Ă©chantillon, et aucun autre zoophyte mĂ©diterranĂ©en ne se fĂ»t sans doute offert Ă  mes regards, si le Nautilus, dans la soirĂ©e du 16, n’eĂ»t singuliĂšrement ralenti sa vitesse. Voici dans quelles circonstances. Nous passions alors entre la Sicile et la cĂŽte de Tunis. Dans cet espace resserrĂ© entre le cap Bon et le dĂ©troit de Messine, le fond de la mer remonte presque subitement. LĂ  s’est formĂ©e une vĂ©ritable crĂȘte sur laquelle il ne reste que dix-sept mĂštres d’eau, tandis que de chaque cĂŽtĂ© la profondeur est de cent soixante-dix mĂštres. Le Nautilus dut donc manƓuvrer prudemment afin de ne pas se heurter contre cette barriĂšre sous-marine. Je montrai Ă  Conseil, sur la carte de la MĂ©diterranĂ©e, l’emplacement qu’occupait ce long rĂ©cif. Mais, n’en dĂ©plaise Ă  monsieur, fit observer Conseil, c’est comme un isthme vĂ©ritable qui rĂ©unit l’Europe Ă  l’Afrique. — Oui, mon garçon, rĂ©pondis-je, il barre en entier le dĂ©troit de Libye, et les sondages de Smith ont prouvĂ© que les continents Ă©taient autrefois rĂ©unis entre le cap Boco et le cap Furina. — Je le crois volontiers, dit Conseil. — J’ajouterai, repris-je, qu’une barriĂšre semblable existe entre Gibraltar et Ceuta, qui, aux temps gĂ©ologiques, fermait complĂštement la MĂ©diterranĂ©e. — Eh ! fit Conseil, si quelque poussĂ©e volcanique relevait un jour ces deux barriĂšres au-dessus des flots ! — Ce n’est guĂšre probable, Conseil. — Enfin, que monsieur me permette d’achever, si ce phĂ©nomĂšne se produisait, ce serait fĂącheux pour monsieur de Lesseps, qui se donne tant de mal pour percer son isthme ! — J’en conviens, mais, je te le rĂ©pĂšte, Conseil, ce phĂ©nomĂšne ne se produira pas. La violence des forces souterraines va toujours diminuant. Les volcans, si nombreux aux premiers jours du monde, s’éteignent peu Ă  peu, la chaleur interne s’affaiblit, la tempĂ©rature des couches infĂ©rieures du globe baisse d’une quantitĂ© apprĂ©ciable par siĂšcle, et au dĂ©triment de notre globe, car cette chaleur, c’est sa vie. — Cependant, le soleil
 — Le soleil est insuffisant, Conseil. Peut-il rendre la chaleur Ă  un cadavre ? — Non, que je sache. — Eh bien, mon ami, la terre sera un jour ce cadavre refroidi. Elle deviendra inhabitable et sera inhabitĂ©e comme la lune, qui depuis longtemps a perdu sa chaleur vitale. — Dans combien de siĂšcles ? demanda Conseil. — Dans quelques centaines de mille ans, mon garçon. — Alors, rĂ©pondit Conseil, nous avons le temps d’achever notre voyage, si toutefois Ned Land ne s’en mĂȘle pas ! » Et Conseil, rassurĂ©, se remit Ă  Ă©tudier le haut-fond que le Nautilus rasait de prĂšs avec une vitesse modĂ©rĂ©e. LĂ , sous un sol rocheux et volcanique, s’épanouissait toute une flore vivante, des Ă©ponges, des holoturies, des cydippes hyalines ornĂ©es de cyrrhes rougeĂątres et qui Ă©mettaient une lĂ©gĂšre phosphorescence, des beroĂ«s, vulgairement connus sous le nom de concombres de mer et baignĂ©s dans les miroitements d’un spectre solaire, des comatules ambulantes, larges d’un mĂštre, et dont la pourpre rougissait les eaux, des euryales arborescentes de la plus grande beautĂ©, des pavonacĂ©es Ă  longues tiges, un grand nombre d’oursins comestibles d’espĂšces variĂ©es, et des actinies vertes au tronc grisĂątre, au disque brun, qui se perdaient dans leur chevelure olivĂątre de tentacules. Conseil s’était occupĂ© plus particuliĂšrement d’observer les mollusques et les articulĂ©s, et bien que la nomenclature en soit un peu aride, je ne veux pas faire tort Ă  ce brave garçon en omettant ses observations personnelles. Dans l’embranchement des mollusques, il cite de nombreux pĂ©toncles pectiniformes, des spondyles pieds-d’ñne qui s’entassaient les uns sur les autres, des donaces triangulaires, des hyalles tridentĂ©es, Ă  nageoires jaunes et Ă  coquilles transparentes, des pleurobranches orangĂ©s, des Ɠufs pointillĂ©s ou semĂ©s de points verdĂątres, des aplysies connues aussi sous le nom de liĂšvres de mer, des dolabelles, des acĂšres charnus, des ombrelles spĂ©ciales Ă  la MĂ©diterranĂ©e, des oreilles de mer dont la coquille produit une nacre trĂšs recherchĂ©e, des pĂ©toncles flammulĂ©s, des anomies que les Languedociens, dit-on, prĂ©fĂšrent aux huĂźtres, des clovis si chers aux Marseillais, des praires doubles, blanches et grasses, quelques-uns de ces clams qui abondent sur les cĂŽtes de l’AmĂ©rique du Nord et dont il se fait un dĂ©bit si considĂ©rable Ă  New York, des peignes operculaires de couleurs variĂ©es, des lithodonces enfoncĂ©es dans leurs trous et dont je goĂ»tais fort le goĂ»t poivrĂ©, des vĂ©nĂ©ricardes sillonnĂ©es dont la coquille Ă  sommet bombĂ© prĂ©sentait des cĂŽtes saillantes, des cynthies hĂ©rissĂ©es de tubercules Ă©carlates, des carniaires Ă  pointe recourbĂ©es et semblables Ă  de lĂ©gĂšres gondoles, des fĂ©roles couronnĂ©es, des atlantes Ă  coquilles spiraliformes, des thĂ©tys grises, tachetĂ©es de blanc et recouvertes de leur mantille frangĂ©e, des Ă©olides semblables Ă  de petites limaces, des cavolines rampant sur le dos, des auricules et entre autres l’auricule myosotis, Ă  coquille ovale, des scalaires fauves, des littorines, des janthures, des cinĂ©raires, des pĂ©tricoles, des lamellaires, des cabochons, des pandores, etc. Quant aux articulĂ©s, Conseil les a, sur ses notes, trĂšs-justement divisĂ©s en six classes, dont trois appartiennent au monde marin. Ce sont les classes des crustacĂ©s, des cirrhopodes et des annĂ©lides. Les crustacĂ©s se subdivisent en neuf ordres, et le premier de ces ordres comprend les dĂ©capodes, c’est-Ă -dire les animaux dont la tĂȘte et le thorax sont le plus gĂ©nĂ©ralement soudĂ©s entre eux, dont l’appareil buccal est composĂ© de plusieurs paires de membres, et qui possĂšdent quatre, cinq ou six paires de pattes thoraciques ou ambulatoires. Conseil avait suivi la mĂ©thode de notre maĂźtre Milne Edwards, qui fait trois sections des dĂ©capodes les brachyoures, les macroures et les anomoures. Ces noms sont lĂ©gĂšrement barbares, mais ils sont justes et prĂ©cis. Parmi les macroures, Conseil cite des amathies dont le front est armĂ© de deux grandes pointes divergentes, l’inachus scorpion, qui, — je ne sais pourquoi, — symbolisait la sagesse chez les Grecs, des lambres-massĂ©na, des lambres-spinimanes, probablement Ă©garĂ©s sur ce haut-fond, car d’ordinaire ils vivent Ă  de grandes profondeurs, des xhantes, des pilumnes, des rhomboĂŻdes, des calappiens granuleux, — trĂšs-faciles Ă  digĂ©rer, fait observer Conseil, — des corystes Ă©dentĂ©s, des Ă©balies, des cymopolies, des dorripes laineuses, etc. Parmi les macroures, subdivisĂ©s en cinq familles, les cuirassĂ©s, les fouisseurs, les astaciens, les salicoques et les ochyzopodes, il cite des langoustes communes, dont la chair est si estimĂ©e chez les femelles, des scyllares-ours ou cigales de mer, des gĂ©bies riveraines, et toutes sortes d’espĂšces comestibles, mais il ne dit rien de la subdivision des astaciens qui comprend les homards, car les langoustes sont les seuls homards de la MĂ©diterranĂ©e. Enfin, parmi les anomoures, il vit des drocines communes, abritĂ©es derriĂšre cette coquille abandonnĂ©e dont elles s’emparent, des homoles Ă  front Ă©pineux, des bernard-l’ermite, des porcellanes, etc. LĂ  s’arrĂȘtait le travail de Conseil. Le temps lui avait manquĂ© pour complĂ©ter la classe des crustacĂ©s par l’examen des stomapodes, des amphipodes, des homopodes, des isopodes, des trilobites, des branchiapodes, des ostracodes et des entomostracĂ©es. Et pour terminer l’étude des articulĂ©s marins, il aurait dĂ» citer la classe des cyrrhopodes qui renferme les cyclopes, les argules, et la classe des annĂ©lides qu’il n’eĂ»t pas manquĂ© de diviser en tubicoles et en dorsibranches. Mais le Nautilus, ayant dĂ©passĂ© le haut-fond du dĂ©troit de Libye, reprit dans les eaux plus profondes sa vitesse accoutumĂ©e. DĂšs lors plus de mollusques, plus d’articulĂ©s, plus de zoophytes. À peine quelques gros poissons qui passaient comme des ombres. Pendant la nuit du 16 au 17 fĂ©vrier, nous Ă©tions entrĂ©s dans ce second bassin mĂ©diterranĂ©en, dont les plus grandes profondeurs se trouvent par trois mille mĂštres. Le Nautilus, sous l’impulsion de son hĂ©lice, glissant sur ses plans inclinĂ©s, s’enfonça jusqu’aux derniĂšres couches de la mer. LĂ , Ă  dĂ©faut des merveilles naturelles, la masse des eaux offrit Ă  mes regards bien des scĂšnes Ă©mouvantes et terribles. En effet, nous traversions alors toute cette partie de la MĂ©diterranĂ©e si fĂ©conde en sinistres. De la cĂŽte algĂ©rienne aux rivages de la Provence, que de navires ont fait naufrage, que de bĂątiments ont disparu ! La MĂ©diterranĂ©e n’est qu’un lac, comparĂ©e aux vastes plaines liquides du Pacifique, mais c’est un lac capricieux, aux flots changeants, aujourd’hui propice et caressant pour la frĂȘle tartane qui semble flotter entre le double outre-mer des eaux et du ciel, demain, rageur, tourmentĂ©, dĂ©montĂ© par les vents, brisant les plus forts navires de ses lames courtes qui les frappent Ă  coups prĂ©cipitĂ©s. Ainsi, dans cette promenade rapide Ă  travers les couches profondes, que d’épaves j’aperçus gisant sur le sol, les unes dĂ©jĂ  empĂątĂ©es par les coraux, les autres revĂȘtues seulement d’une couche de rouille, des ancres, des canons, des boulets, des garnitures de fer, des branches d’hĂ©lice, des morceaux de machines, des cylindres brisĂ©s, des chaudiĂšres dĂ©foncĂ©es, puis des coques flottant entre deux eaux, celles-ci droites, celles-lĂ  renversĂ©es. De ces navires naufragĂ©s, les uns avaient pĂ©ri par collision, les autres pour avoir heurtĂ© quelque Ă©cueil de granit. J’en vis qui avaient coulĂ© Ă  pic, la mĂąture droite, le grĂ©ement raidi par l’eau. Ils avaient l’air d’ĂȘtre Ă  l’ancre dans une immense rade foraine et d’attendre le moment du dĂ©part. Lorsque le Nautilus passait entre eux et les enveloppait de ses nappes Ă©lectriques, il semblait que ces navires allaient le saluer de leur pavillon et lui envoyer leur numĂ©ro d’ordre ! Mais non, rien que le silence et la mort sur ce champ des catastrophes ! Le fond Ă©tait encombrĂ© de sinistres Ă©paves. J’observai que les fonds mĂ©diterranĂ©ens Ă©taient plus encombrĂ©s de ces sinistres Ă©paves Ă  mesure que le Nautilus se rapprochait du dĂ©troit de Gibraltar. Les cĂŽtes d’Afrique et d’Europe se resserrent alors, et dans cet Ă©troit espace, les rencontres sont frĂ©quentes. Je vis lĂ  de nombreuses carĂšnes de fer, des ruines fantastiques de steamers, les uns couchĂ©s, les autres debout, semblables Ă  des animaux formidables. Un de ces bateaux aux flancs ouverts, sa cheminĂ©e courbĂ©e, ses roues dont il ne restait plus que la monture, son gouvernail sĂ©parĂ© de l’étambot et retenu encore par une chaĂźne de fer, son tableau d’arriĂšre rongĂ© par les sels marins, se prĂ©sentait sous un aspect terrible ! Combien d’existences brisĂ©es dans son naufrage ! Combien de victimes entraĂźnĂ©es sous les flots ! Quelque matelot du bord avait-il survĂ©cu pour raconter ce terrible dĂ©sastre, ou les flots gardaient-ils encore le secret de ce sinistre ? Je ne sais pourquoi, il me vint Ă  la pensĂ©e que ce bateau enfoui sous la mer pouvait ĂȘtre l’Atlas, disparu corps et biens depuis une vingtaine d’annĂ©es, et dont on n’a jamais entendu parler ! Ah ! quelle sinistre histoire serait Ă  faire que celle de ces fonds mĂ©diterranĂ©ens, de ce vaste ossuaire, oĂč tant de richesses se sont perdues, oĂč tant de victimes ont trouvĂ© la mort ! Cependant, le Nautilus, indiffĂ©rent et rapide, courait Ă  toute hĂ©lice au milieu de ces ruines. Le 18 fĂ©vrier, vers trois heures du matin, il se prĂ©sentait Ă  l’entrĂ©e du dĂ©troit de Gibraltar. LĂ  existent deux courants un courant supĂ©rieur, depuis longtemps reconnu, qui amĂšne les eaux de l’OcĂ©an dans le bassin de la MĂ©diterranĂ©e ; puis un contre-courant infĂ©rieur, dont le raisonnement a dĂ©montrĂ© aujourd’hui l’existence. En effet, la somme des eaux de la MĂ©diterranĂ©e, incessamment accrue par les flots de l’Atlantique et par les fleuves qui s’y jettent, devrait Ă©lever chaque annĂ©e le niveau de cette mer, car son Ă©vaporation est insuffisante pour rĂ©tablir l’équilibre. Or, il n’en est pas ainsi, et on a dĂ» naturellement admettre l’existence d’un courant infĂ©rieur qui par le dĂ©troit de Gibraltar verse dans le bassin de l’Atlantique le trop-plein de la MĂ©diterranĂ©e. Fait exact, en effet. C’est de ce contre-courant que profita le Nautilus. Il s’avança rapidement par l’étroite passe. Un instant je pus entrevoir les admirables ruines du temple d’Hercule enfoui, au dire de Pline et d’Avienus, avec l’üle basse qui le supportait, et quelques minutes plus tard nous flottions sur les flots de l’Atlantique. CHAPITRE VIIILA BAIE DE VIGO. L’Atlantique ! Vaste Ă©tendue d’eau dont la superficie couvre vingt-cinq millions de milles carrĂ©s, longue de neuf mille milles sur une largeur moyenne de deux mille sept cents. Importante mer presque ignorĂ©e des anciens, sauf peut-ĂȘtre des Carthaginois, ces Hollandais de l’antiquitĂ©, qui dans leurs pĂ©rĂ©grinations commerciales suivaient les cĂŽtes ouest de l’Europe et de l’Afrique ! OcĂ©an dont les rivages aux sinuositĂ©s parallĂšles embrassent un pĂ©rimĂštre immense, arrosĂ© par les plus grands fleuves du monde, le Saint-Laurent, le Mississipi, l’Amazone, la Plata, l’OrĂ©noque, le Niger, le SĂ©nĂ©gal, l’Elbe, la Loire, le Rhin, qui lui apportent les eaux des pays les plus civilisĂ©s et des contrĂ©es les plus sauvages ! Magnifique plaine, incessamment sillonnĂ©e par les navires de toutes les nations, abritĂ©e sous tous les pavillons du monde, et que terminent ces deux pointes terribles, redoutĂ©es des navigateurs, le cap Horn et le cap des TempĂȘtes ! Le Nautilus en brisait les eaux sous le tranchant de son Ă©peron, aprĂšs avoir accompli prĂšs de dix mille lieues en trois mois et demi, parcours supĂ©rieur Ă  l’un des grands cercles de la terre. OĂč allions-nous maintenant, et que nous rĂ©servait l’avenir ? Le Nautilus, sorti du dĂ©troit de Gibraltar, avait pris le large. Il revint Ă  la surface des flots, et nos promenades quotidiennes sur la plate-forme nous furent ainsi rendues. J’y montai aussitĂŽt accompagnĂ© de Ned Land et de Conseil. À une distance de douze milles apparaissait vaguement le cap Saint-Vincent qui forme la pointe sud-ouest de la pĂ©ninsule hispanique. Il ventait un assez fort coup de vent du sud. La mer Ă©tait grosse, houleuse. Elle imprimait de violentes secousses de roulis au Nautilus. Il Ă©tait presque impossible de se maintenir sur la plate-forme que d’énormes paquets de mer battaient Ă  chaque instant. Nous redescendĂźmes donc aprĂšs avoir humĂ© quelques bouffĂ©es d’air. Je regagnai ma chambre. Conseil revint Ă  sa cabine mais le Canadien, l’air assez prĂ©occupĂ©, me suivit. Notre rapide passage Ă  travers la MĂ©diterranĂ©e ne lui avait pas permis de mettre ses projets Ă  exĂ©cution, et il dissimulait peu son dĂ©sappointement. Lorsque la porte de ma chambre fut fermĂ©e, il s’assit et me regarda silencieusement. Ami Ned, lui dis-je, je vous comprends, mais vous n’avez rien Ă  vous reprocher. Dans les conditions ou naviguait le Nautilus, songer Ă  le quitter eĂ»t Ă©tĂ© de la folie ! » Ned Land ne rĂ©pondit rien. Ses lĂšvres serrĂ©es, ses sourcils froncĂ©s, indiquaient chez lui la violente obsession d’une idĂ©e fixe. Voyons, repris-je, rien n’est dĂ©sespĂ©rĂ© encore. Nous remontons la cĂŽte du Portugal. Non loin sont la France, l’Angleterre, oĂč nous trouverions facilement un refuge. Ah ! si le Nautilus, sorti du dĂ©troit de Gibraltar, avait mis le cap au sud, s’il nous eĂ»t entraĂźnĂ©s vers ces rĂ©gions oĂč les continents manquent, je partagerais vos inquiĂ©tudes. Mais, nous le savons maintenant, le capitaine Nemo ne fuit pas les mers civilisĂ©es, et dans quelques jours, je crois que vous pourrez agir avec quelque sĂ©curitĂ©. » Ned Land me regarda plus fixement encore, et desserrant enfin les lĂšvres C’est pour ce soir, » dit-il. Je me redressai subitement. J’étais, je l’avoue, peu prĂ©parĂ© Ă  cette communication. J’aurais voulu rĂ©pondre au Canadien, mais les mots ne me vinrent pas. Nous Ă©tions convenus d’attendre une circonstance reprit Ned Land. La circonstance, je la tiens. Ce soir, nous ne serons qu’à quelques milles de la cĂŽte espagnole. La nuit est sombre. Le vent souffle du large. J’ai votre parole, monsieur Aronnax, et je compte sur vous. » Comme je me taisais toujours, le Canadien se leva, et se rapprochant de moi Ce soir, Ă  neuf heures, dit-il. J’ai prĂ©venu Conseil. À ce moment-lĂ , le capitaine Nemo sera enfermĂ© dans sa chambre et probablement couchĂ©. Ni les mĂ©caniciens, ni les hommes de l’équipage ne peuvent nous voir. Conseil et moi, nous gagnerons l’escalier central. Vous, monsieur Aronnax, vous resterez dans la bibliothĂšque Ă  deux pas de nous, attendant mon signal. Les avirons, le mĂąt et la voile sont dans le canot. Je suis mĂȘme parvenu Ă  y porter quelques provisions. Je me suis procurĂ© une clef anglaise pour dĂ©visser les Ă©crous qui attachent le canot Ă  la coque du Nautilus. Ainsi tout est prĂȘt. À ce soir. — La mer est mauvaise, dis-je. — J’en conviens, rĂ©pond le Canadien, mais il faut risquer cela. La libertĂ© vaut qu’on la paye. D’ailleurs, l’embarcation est solide, et quelques milles avec un vent qui porte ne sont pas une affaire. Qui sait si demain nous ne serons pas Ă  cent lieues au large ? Que les circonstances nous favorisent, et entre dix et onze heures, nous serons dĂ©barquĂ©s sur quelque point de la terre ferme ou morts. Donc, Ă  la grĂące de Dieu et Ă  ce soir ! » Sur ce mot, le Canadien se retira, me laissant presque abasourdi. J’avais imaginĂ© que, le cas Ă©chĂ©ant, j’aurais eu le temps de rĂ©flĂ©chir, de discuter. Mon opiniĂątre compagnon ne me le permettait pas. Que lui aurais-je dit, aprĂšs tout ? Ned Land avait cent fois raison. C’était presque une circonstance, il en profitait. Pouvais-je revenir sur ma parole et assumer cette responsabilitĂ© de compromettre dans un intĂ©rĂȘt tout personnel l’avenir de mes compagnons ? Demain, le capitaine Nemo ne pouvait-il pas nous entraĂźner au large de toutes terres ? En ce moment, un sifflement assez fort m’apprit que les rĂ©servoirs se remplissaient, et le Nautilus s’enfonça sous les flots de l’Atlantique. Je demeurai dans ma chambre. Je voulais Ă©viter le capitaine pour cacher Ă  ses yeux l’émotion qui me dominait. Triste journĂ©e que je passai ainsi, entre le dĂ©sir de rentrer en possession de mon libre arbitre et le regret d’abandonner ce merveilleux Nautilus, laissant inachevĂ©es mes Ă©tudes sous-marines ! Quitter ainsi cet ocĂ©an, mon Atlantique, » comme je me plaisais Ă  le nommer, sans en avoir observĂ© les derniĂšres couches, sans lui avoir dĂ©robĂ© ces secrets que m’avaient rĂ©vĂ©lĂ©s les mers des Indes et du Pacifique ! Mon roman me tombait des mains dĂšs le premier volume, mon rĂȘve s’interrompait au plus beau moment ! Quelles heures mauvaises s’écoulĂšrent ainsi, tantĂŽt me voyant en sĂ»retĂ©, Ă  terre, avec mes compagnons, tantĂŽt souhaitant, en dĂ©pit de ma raison, que quelque circonstance imprĂ©vue empĂȘchĂąt la rĂ©alisation des projets de Ned Land. Deux fois je vins au salon. Je voulais consulter le compas. Je voulais voir si la direction du Nautilus nous rapprochait, en effet, ou nous Ă©loignait de la cĂŽte. Mais non. Le Nautilus se tenait toujours dans les eaux portugaises. Il pointait au nord en prolongeant les rivages de l’OcĂ©an. Il fallait donc en prendre son parti et se prĂ©parer Ă  fuir. Mon bagage n’était pas lourd. Mes notes, rien de plus. Quant au capitaine Nemo, je me demandai ce qu’il penserait de notre Ă©vasion, quelles inquiĂ©tudes, quels torts peut-ĂȘtre elle lui causerait, et ce qu’il ferait dans le double cas oĂč elle serait ou rĂ©vĂ©lĂ©e ou manquĂ©e ! Sans doute je n’avais pas Ă  me plaindre de lui, au contraire. Jamais hospitalitĂ© ne fut plus franche que la sienne. En le quittant, je ne pouvais ĂȘtre taxĂ© d’ingratitude. Aucun serment ne nous liait Ă  lui. C’était sur la force des choses seule qu’il comptait et non sur notre parole pour nous fixer Ă  jamais auprĂšs de lui. Mais cette prĂ©tention hautement avouĂ©e de nous retenir Ă©ternellement prisonniers Ă  son bord justifiait toutes nos tentatives. Je n’avais pas revu le capitaine depuis notre visite Ă  l’üle de Santorin. Le hasard devait-il me mettre en sa prĂ©sence avant notre dĂ©part ? Je le dĂ©sirais et je le craignais tout Ă  la fois. J’écoutai si je ne l’entendrais pas marcher dans sa chambre contiguĂ« Ă  la mienne. Aucun bruit ne parvint Ă  mon oreille. Cette chambre devait ĂȘtre dĂ©serte. Alors j’en vins Ă  me demander si cet Ă©trange personnage Ă©tait Ă  bord. Depuis cette nuit pendant laquelle le canot avait quittĂ© le Nautilus pour un service mystĂ©rieux, mes idĂ©es s’étaient, en ce qui le concerne, lĂ©gĂšrement modifiĂ©es. Je pensais, bien qu’il eĂ»t pu dire, que le capitaine Nemo devait avoir conservĂ© avec la terre quelques relations d’une certaine espĂšce. Ne quittait-il jamais le Nautilus ? Des semaines entiĂšres s’étaient souvent Ă©coulĂ©es sans que je l’eusse rencontrĂ©. Que faisait-il pendant ce temps, et alors que je le croyais en proie Ă  des accĂšs de misanthropie, n’accomplissait-il pas au loin quelque acte secret dont la nature m’échappait jusqu’ici ? Toutes ces idĂ©es et mille autres m’assaillirent Ă  la fois. Le champ des conjectures ne peut ĂȘtre qu’infini dans l’étrange situation oĂč nous sommes. J’éprouvais un malaise insupportable. Cette journĂ©e d’attente me semblait Ă©ternelle. Les heures sonnaient trop lentement au grĂ© de mon impatience. Mon dĂźner me fut comme toujours servi dans ma chambre. Je mangeai mal, Ă©tant trop prĂ©occupĂ©. Je quittai la table Ă  sept heures. Cent vingt minutes, — je les comptais, — me sĂ©paraient encore du moment oĂč je devais rejoindre Ned Land. Mon agitation redoublait. Mon pouls battait avec violence. Je ne pouvais rester immobile. J’allais et venais, espĂ©rant calmer par le mouvement le trouble de mon esprit. L’idĂ©e de succomber dans notre tĂ©mĂ©raire entreprise Ă©tait le moins pĂ©nible de mes soucis ; mais Ă  la pensĂ©e de voir notre projet dĂ©couvert avant d’avoir quittĂ© le Nautilus, Ă  la pensĂ©e d’ĂȘtre ramenĂ© devant le capitaine Nemo irritĂ©, ou, ce qui eĂ»t Ă©tĂ© pis, contristĂ© de mon abandon, mon cƓur palpitait. Je voulus revoir le salon une derniĂšre fois. Je pris par les coursives, et j’arrivai dans ce musĂ©e oĂč j’avais passĂ© tant d’heures agrĂ©ables et utiles. Je regardai toutes ces richesses, tous ces trĂ©sors, comme un homme Ă  la veille d’un Ă©ternel exil et qui part pour ne plus revenir. Ces merveilles de la nature, ces chefs-d’Ɠuvre de l’art, entre lesquels depuis tant de jours se concentrait ma vie, j’allais les abandonner pour jamais. J’aurais voulu plonger mes regards par la vitre du salon Ă  travers les eaux de l’Atlantique ; mais les panneaux Ă©taient hermĂ©tiquement fermĂ©s et un manteau de tĂŽle me sĂ©parait de cet OcĂ©an que je ne connaissais pas encore. En parcourant ainsi le salon, j’arrivai prĂšs de la porte, mĂ©nagĂ©e dans le pan coupĂ©, qui s’ouvrait sur la chambre du capitaine. À mon grand Ă©tonnement, cette porte Ă©tait entre-bĂąillĂ©e. Je reculai involontairement. Si le capitaine Nemo Ă©tait dans sa chambre, il pouvait me voir. Cependant, n’entendant aucun bruit, je m’approchai. La chambre Ă©tait dĂ©serte. Je poussai la porte. Je fis quelques pas Ă  l’intĂ©rieur. Toujours le mĂȘme aspect sĂ©vĂšre, cĂ©nobitique. En cet instant, quelques eaux-fortes suspendues Ă  la paroi et que je n’avais pas remarquĂ©es pendant ma premiĂšre visite, frappĂšrent mes regards. C’étaient des portraits, des portraits de ces grands hommes historiques dont l’existence n’a Ă©tĂ© qu’un perpĂ©tuel dĂ©vouement Ă  une grande idĂ©e humaine, Kosciusko, le hĂ©ros tombĂ© au cri de Finis PoloniƓ, Botzaris, le LĂ©onidas de la GrĂšce moderne, O’Connell, le dĂ©fenseur de l’Irlande, Washington, le fondateur de l’Union amĂ©ricaine, Manin, le patriote italien, Lincoln, tombĂ© sous la balle d’un esclavagiste, et enfin, ce martyr de l’affranchissement de la race noire, John Brown, suspendu Ă  son gibet, tel que l’a si terriblement dessinĂ© le crayon de Victor Hugo. Quel lien existait-il entre ces Ăąmes hĂ©roĂŻques et l’ñme du capitaine Nemo ? Pouvais-je enfin, de cette rĂ©union de portraits, dĂ©gager le mystĂšre de son existence ? Était-il le champion des peuples opprimĂ©s, le libĂ©rateur des races esclaves ? Avait-il figurĂ© dans les derniĂšres commotions politiques ou sociales de ce siĂšcle ? Avait-il Ă©tĂ© l’un des hĂ©ros de la terrible guerre amĂ©ricaine, guerre lamentable et Ă  jamais glorieuse ?
 Tout Ă  coup l’horloge sonna huit heures. Le battement du premier coup de marteau sur le timbre m’arracha Ă  mes rĂȘves. Je tressaillis comme si un Ɠil invisible eĂ»t pu plonger au plus secret de mes pensĂ©es, et je me prĂ©cipitai hors de la chambre. LĂ , mes regards s’arrĂȘtĂšrent sur la boussole. Notre direction Ă©tait toujours au nord. Le loch indiquait une vitesse modĂ©rĂ©e, le manomĂštre, une profondeur de soixante pieds environ. Les circonstances favorisaient donc les projets du Canadien. Je regagnai ma chambre. Je me vĂȘtis chaudement, bottes de mer, bonnet de loutre, casaque de byssus doublĂ©e de peau de phoque. J’étais prĂȘt. J’attendis. Les frĂ©missements de l’hĂ©lice troublaient seuls le silence profond qui rĂ©gnait Ă  bord. J’écoutais, je tendais l’oreille. Quelque Ă©clat de voix ne m’apprendrait-il pas, tout Ă  coup, que Ned Land venait d’ĂȘtre surpris dans ses projets d’évasion ? Une inquiĂ©tude mortelle m’envahit. J’essayai vainement de reprendre mon sang-froid. À neuf heures moins quelques minutes, je collai mon oreille prĂšs de la porte du capitaine. Nul bruit. Je quittai ma chambre, et je revins au salon qui Ă©tait plongĂ© dans une demi-obscuritĂ©, mais dĂ©sert. J’ouvris la porte communiquant avec la bibliothĂšque. MĂȘme clartĂ© insuffisante, mĂȘme solitude. J’allai me poster prĂšs de la porte qui donnait sur la cage de l’escalier central. J’attendis le signal de Ned Land. En ce moment, les frĂ©missements de l’hĂ©lice diminuĂšrent sensiblement, puis ils cessĂšrent tout Ă  fait. Pourquoi ce changement dans les allures du Nautilus ? Cette halte favorisait-elle ou gĂȘnait-elle les desseins de Ned Land, je n’aurais pu le dire. Le silence n’était plus troublĂ© que par les battements de mon cƓur. Soudain, un lĂ©ger choc se fit sentir. Je compris que le Nautilus venait de s’arrĂȘter sur le fond de l’ocĂ©an. Mon inquiĂ©tude redoubla. Le signal du Canadien ne m’arrivait pas. J’avais envie de rejoindre Ned Land pour l’engager Ă  remettre sa tentative. Je sentais que notre navigation ne se faisait plus dans les conditions ordinaires
 En ce moment, la porte du grand salon s’ouvrit, et le capitaine Nemo parut. Il m’aperçut, et, sans autre prĂ©ambule Ah ! Monsieur le professeur, dit-il d’un ton aimable, je vous cherchais. Savez-vous votre histoire d’Espagne ? » On saurait Ă  fond l’histoire de son propre pays que, dans les conditions oĂč je me trouvais, l’esprit troublĂ©, la tĂȘte perdue, on ne pourrait en citer un mot. Eh bien ? reprit le capitaine Nemo, vous avez entendu ma question ? Savez-vous l’histoire d’Espagne ? — TrĂšs-mal, rĂ©pondis-je. — VoilĂ  bien les savants, dit le capitaine, ils ne savent pas. Alors, asseyez-vous, ajouta-t-il, et je vais vous raconter un curieux Ă©pisode de cette histoire. » Le capitaine s’étendit sur un divan, et, machinalement, je pris place auprĂšs de lui, dans la pĂ©nombre. Monsieur le professeur, me dit-il, Ă©coutez-moi bien. Cette histoire vous intĂ©ressera par un certain cĂŽtĂ©, car elle rĂ©pondra Ă  une question que sans doute vous n’avez pu rĂ©soudre. — Je vous Ă©coute, capitaine, dis-je, ne sachant oĂč mon interlocuteur voulait en venir, et me demandant si cet incident se rapportait Ă  nos projets de fuite. — Monsieur le professeur, reprit le capitaine Nemo, si vous le voulez bien, nous remonterons Ă  1702. Vous n’ignorez pas qu’à cette Ă©poque, votre roi Louis XIV, croyant qu’il suffisait d’un geste de potentat pour faire rentrer les PyrĂ©nĂ©es sous terre, avait imposĂ© le duc d’Anjou, son petit-fils, aux Espagnols. Ce prince, qui rĂ©gna plus ou moins mal sous le nom de Philippe V, eut affaire, au-dehors, Ă  forte partie. En effet, l’annĂ©e prĂ©cĂ©dente, les maisons royales de Hollande, d’Autriche et d’Angleterre, avaient conclu Ă  la Haye un traitĂ© d’alliance, dans le but d’arracher la couronne d’Espagne Ă  Philippe V, pour la placer sur la tĂȘte d’un archiduc, auquel elles donnĂšrent prĂ©maturĂ©ment le nom de Charles III. L’Espagne dut rĂ©sister Ă  cette coalition. Mais elle Ă©tait Ă  peu prĂšs dĂ©pourvue de soldats et de marins. Cependant, l’argent ne lui manquait pas, Ă  la condition toutefois que ses galions, chargĂ©s de l’or et de l’argent de l’AmĂ©rique, entrassent dans ses ports. Or, vers la fin de 1702, elle attendait un riche convoi que la France faisait escorter par une flotte de vingt-trois vaisseaux commandĂ©s par l’amiral de ChĂąteau-Renaud, car les marines coalisĂ©es couraient alors l’Atlantique. Ce convoi devait se rendre Ă  Cadix, mais l’amiral, ayant appris que la flotte anglaise croisait dans ces parages, rĂ©solut de rallier un port de France. Les commandants espagnols du convoi protestĂšrent contre cette dĂ©cision. Ils voulurent ĂȘtre conduits dans un port espagnol, et, Ă  dĂ©faut de Cadix, dans la baie de Vigo, situĂ©e sur la cĂŽte nord-ouest de l’Espagne, et qui n’était pas bloquĂ©e. L’amiral de ChĂąteau-Renaud eut la faiblesse d’obĂ©ir Ă  cette injonction, et les galions entrĂšrent dans la baie de Vigo. Malheureusement cette baie forme une rade ouverte qui ne peut ĂȘtre aucunement dĂ©fendue. Il fallait donc se hĂąter de dĂ©charger les galions avant l’arrivĂ©e des flottes coalisĂ©es, et le temps n’eĂ»t pas manquĂ© Ă  ce dĂ©barquement, si une misĂ©rable question de rivalitĂ© n’eĂ»t surgi tout Ă  coup. Vous suivez bien l’enchaĂźnement des faits ? me demanda le capitaine Nemo. — Parfaitement, dis-je, ne sachant encore Ă  quel propos m’était faite cette leçon d’histoire. — Je continue. Voici ce qui se passa. Les commerçants de Cadix avaient un privilĂšge d’aprĂšs lequel ils devaient recevoir toutes les marchandises qui venaient des Indes occidentales. Or, dĂ©barquer les lingots des galions au port de Vigo, c’était aller contre leur droit. Ils se plaignirent donc Ă  Madrid, et ils obtinrent du faible Philippe V que le convoi, sans procĂ©der Ă  son dĂ©chargement, resterait en sĂ©questre dans la rade de Vigo jusqu’au moment oĂč les flottes ennemies se seraient Ă©loignĂ©es. Or, pendant que l’on prenait cette dĂ©cision, le 22 octobre 1702, les vaisseaux anglais arrivĂšrent dans la baie de Vigo. L’amiral de ChĂąteau-Renaud, malgrĂ© ses forces infĂ©rieures, se battit courageusement. Mais quand il vit que les richesses du convoi allaient tomber entre les mains des ennemis, il incendia et saborda les galions qui s’engloutirent avec leurs immenses trĂ©sors. » L’amiral incendia, et saborda ses galions. Le capitaine Nemo s’était arrĂȘtĂ©. Je l’avoue, je ne voyais pas encore en quoi cette histoire pouvait m’intĂ©resser. Eh bien ? Lui demandai-je. — Eh bien, monsieur Aronnax, me rĂ©pondit le capitaine Nemo, nous sommes dans cette baie de Vigo, et il ne tient qu’à vous d’en pĂ©nĂ©trer les mystĂšres. » Le capitaine se leva et me pria de le suivre. J’avais eu le temps de me remettre. J’obĂ©is. Le salon Ă©tait obscur, mais Ă  travers les vitres transparentes Ă©tincelaient les flots de la mer. Je regardai. Autour du Nautilus, dans un rayon d’un demi-mille, les eaux apparaissaient imprĂ©gnĂ©es de lumiĂšre Ă©lectrique. Le fond sableux Ă©tait net et clair. Des hommes de l’équipage, revĂȘtus de scaphandres, s’occupaient Ă  dĂ©blayer des tonneaux Ă  demi pourris, des caisses Ă©ventrĂ©es, au milieu d’épaves encore noircies. De ces caisses, de ces barils, s’échappaient des lingots d’or et d’argent, des cascades de piastres et de bijoux. Le sable en Ă©tait jonchĂ©. Puis, chargĂ©s de ce prĂ©cieux butin, ces hommes revenaient au Nautilus, y dĂ©posaient leur fardeau et allaient reprendre cette inĂ©puisable pĂȘche d’argent et d’or. De ces caisses s’échappaient des lingots. Je comprenais. C’était ici le théùtre de la bataille du 22 octobre 1702. Ici mĂȘme avaient coulĂ© les galions chargĂ©s pour le compte du gouvernement espagnol. Ici le capitaine Nemo venait encaisser, suivant ses besoins, les millions dont il lestait son Nautilus. C’était pour lui, pour lui seul que l’AmĂ©rique avait livrĂ© ses prĂ©cieux mĂ©taux. Il Ă©tait l’hĂ©ritier direct et sans partage de ces trĂ©sors arrachĂ©s aux Incas et aux vaincus de Fernand Cortez ! Saviez-vous, monsieur le professeur, me demanda-t-il en souriant, que la mer contĂźnt tant de richesse ? — Je savais, rĂ©pondis-je, que l’on Ă©value Ă  deux millions de tonnes l’argent qui est tenu en suspension dans ses eaux. — Sans doute, mais pour extraire cet argent, les dĂ©penses l’emporteraient sur le profit. Ici, au contraire, je n’ai qu’à ramasser ce que les hommes ont perdu, et non seulement dans cette baie de Vigo, mais encore sur mille théùtres de naufrages dont ma carte sous-marine a notĂ© la place. Comprenez-vous maintenant que je sois riche Ă  milliards ? — Je le comprends, capitaine. Permettez-moi, pourtant, de vous dire qu’en exploitant prĂ©cisĂ©ment cette baie de Vigo, vous n’avez fait que devancer les travaux d’une sociĂ©tĂ© rivale. — Et laquelle ? — Une sociĂ©tĂ© qui a reçu du gouvernement espagnol le privilĂšge de rechercher les galions engloutis. Les actionnaires sont allĂ©chĂ©s par l’appĂąt d’un Ă©norme bĂ©nĂ©fice, car on Ă©value Ă  cinq cents millions la valeur de ces richesses naufragĂ©es. — Cinq cents millions ! me rĂ©pondit le capitaine Nemo. Ils y Ă©taient, mais ils n’y sont plus. — En effet, dis-je. Aussi un bon avis Ă  ces actionnaires serait-il acte de charitĂ©. Qui sait pourtant s’il serait bien reçu. Ce que les joueurs regrettent par-dessus tout, d’ordinaire, c’est moins la perte de leur argent que celle de leurs folles espĂ©rances. Je les plains moins aprĂšs tout que ces milliers de malheureux auxquels tant de richesses bien rĂ©parties eussent pu profiter, tandis qu’elles seront Ă  jamais stĂ©riles pour eux ! » Je n’avais pas plutĂŽt exprimĂ© ce regret que je sentis qu’il avait dĂ» blesser le capitaine Nemo. StĂ©riles ! rĂ©pondit-il en s’animant. Croyez-vous donc, monsieur, que ces richesses soient perdues, alors que c’est moi qui les ramasse ? Est-ce pour moi, selon vous, que je me donne la peine de recueillir ces trĂ©sors ? Qui vous dit que je n’en fais pas un bon usage ? Croyez-vous que j’ignore qu’il existe des ĂȘtres souffrants, des races opprimĂ©es sur cette terre, des misĂ©rables Ă  soulager, des victimes Ă  venger ? Ne comprenez-vous pas ?
 » Le capitaine Nemo s’arrĂȘta sur ces derniĂšres paroles, regrettant peut-ĂȘtre d’avoir trop parlĂ©. Mais j’avais devinĂ©. Quels que fussent les motifs qui l’avaient forcĂ© Ă  chercher l’indĂ©pendance sous les mers, avant tout il Ă©tait restĂ© un homme ! Son cƓur palpitait encore aux souffrances de l’humanitĂ©, et son immense charitĂ© s’adressait aux races asservies comme aux individus ! Et je compris alors Ă  qui Ă©taient destinĂ©s ces millions expĂ©diĂ©s par le capitaine Nemo, lorsque le Nautilus naviguait dans les eaux de la CrĂšte insurgĂ©e ! CHAPITRE IXUN CONTINENT DISPARU. Le lendemain matin, 19 fĂ©vrier, je vis entrer le Canadien dans ma chambre. J’attendais sa visite. Il avait l’air trĂšs-dĂ©sappointĂ©. Eh bien, monsieur ? me dit-il. — Eh bien, Ned, le hasard s’est mis contre nous hier. — Oui ! il a fallu que ce damnĂ© capitaine s’arrĂȘtĂąt prĂ©cisĂ©ment Ă  l’heure ou nous allions fuir son bateau. — Oui, Ned, il avait affaire chez son banquier. — Son banquier ! — Ou plutĂŽt sa maison de banque. J’entends par lĂ  cet OcĂ©an oĂč ses richesses sont plus en sĂ»retĂ© qu’elles ne le seraient dans les caisses d’un État. » Je racontai alors au Canadien les incidents de la veille, dans le secret espoir de le ramener Ă  l’idĂ©e de ne point abandonner le capitaine ; mais mon rĂ©cit n’eut d’autre rĂ©sultat que le regret Ă©nergiquement exprimĂ© par Ned de n’avoir pu faire pour son compte une promenade sur le champ de bataille de Vigo. Enfin, dit-il, tout n’est pas fini ! Ce n’est qu’un coup de harpon perdu ! Une autre fois nous rĂ©ussirons, et dĂšs ce soir s’il le faut
 — Quelle est la direction du Nautilus ? demandai-je. — Je l’ignore, rĂ©pondit Ned. — Eh bien ! Ă  midi, nous verrons le point. » Le Canadien retourna prĂšs de Conseil. DĂšs que je fus habillĂ©, je passai dans le salon. Le compas n’était pas rassurant. La route du Nautilus Ă©tait sud-sud-ouest. Nous tournions le dos Ă  l’Europe. J’attendis avec une certaine impatience que le point fut reportĂ© sur la carte. Vers onze heures et demie, les rĂ©servoirs se vidĂšrent, et notre appareil remonta Ă  la surface de l’OcĂ©an. Je m’élançai vers la plate-forme. Ned Land m’y avait prĂ©cĂ©dĂ©. Plus de terres en vue. Rien que la mer immense. Quelques voiles Ă  l’horizon, de celles sans doute qui vont chercher jusqu’au cap San-Roque les vents favorables pour doubler le cap de Bonne-EspĂ©rance. Le temps Ă©tait couvert. Un coup de vent se prĂ©parait. Ned, rageant, essayait de percer l’horizon brumeux. Il espĂ©rait encore que, derriĂšre tout ce brouillard, s’étendait cette terre si dĂ©sirĂ©e. À midi, le soleil se montra un instant. Le second profita de cette Ă©claircie pour prendre sa hauteur. Puis, la mer devenant plus houleuse, nous redescendĂźmes, et le panneau fut refermĂ©. Une heure aprĂšs, lorsque je consultai la carte, je vis que la position du Nautilus Ă©tait indiquĂ©e par 16° 17â€Č de longitude et 33° 22â€Č de latitude, Ă  cent cinquante lieues de la cĂŽte la plus rapprochĂ©e. Il n’y avait pas moyen de songer Ă  fuir, et je laisse Ă  penser quelles furent les colĂšres du Canadien, quand je lui fis connaĂźtre notre situation. Pour mon compte, je ne me dĂ©solai pas outre mesure. Je me sentis comme soulagĂ© du poids qui m’oppressait, et je pus reprendre avec une sorte de calme relatif mes travaux habituels. Le soir, vers onze heures, je reçus la visite trĂšs inattendue du capitaine Nemo. Il me demanda fort gracieusement si je me sentais fatiguĂ© d’avoir veillĂ© la nuit prĂ©cĂ©dente. Je rĂ©pondis nĂ©gativement. Alors, monsieur Aronnax, je vous proposerai une curieuse excursion. — Proposez, capitaine. — Vous n’avez encore visitĂ© les fonds sous-marins que le jour et sous la clartĂ© du soleil. Vous conviendrait-il de les voir par une nuit obscure ? — TrĂšs-volontiers. — Cette promenade sera fatigante, je vous en prĂ©viens. Il faudra marcher longtemps et gravir une montagne. Les chemins ne sont pas trĂšs bien entretenus. — Ce que vous me dites lĂ , capitaine, redouble ma curiositĂ©. Je suis prĂȘt Ă  vous suivre. — Venez donc, monsieur le professeur, nous allons revĂȘtir nos scaphandres. » ArrivĂ© au vestiaire, je vis que ni mes compagnons ni aucun homme de l’équipage ne devait nous suivre pendant cette excursion. Le capitaine Nemo ne m’avait pas mĂȘme proposĂ© d’emmener Ned ou Conseil. En quelques instants, nous eĂ»mes revĂȘtu nos appareils. On plaça sur notre dos les rĂ©servoirs abondamment chargĂ©s d’air, mais les lampes Ă©lectriques n’étaient pas prĂ©parĂ©es. Je le fis observer au capitaine. Elles nous seraient inutiles », rĂ©pondit-il. Je crus avoir mal entendu, mais je ne pus rĂ©itĂ©rer mon observation, car la tĂȘte du capitaine avait dĂ©jĂ  disparu dans son enveloppe mĂ©tallique. J’achevai de me harnacher, je sentis qu’on me plaçait dans la main un bĂąton ferrĂ©, et quelques minutes plus tard, aprĂšs la manƓuvre habituelle, nous prenions pied sur le fond de l’Atlantique, Ă  une profondeur de trois cents mĂštres. Minuit approchait. Les eaux Ă©taient profondĂ©ment obscures, mais le capitaine Nemo me montra dans le lointain un point rougeĂątre, une sorte de large lueur, qui brillait Ă  deux milles environ du Nautilus. Ce qu’était ce feu, quelles matiĂšres l’alimentaient, pourquoi et comment il se revivifiait dans la masse liquide, je n’aurais pu le dire. En tout cas, il nous Ă©clairait, vaguement il est vrai, mais je m’accoutumai bientĂŽt Ă  ces tĂ©nĂšbres particuliĂšres, et je compris, dans cette circonstance, l’inutilitĂ© des appareils Ruhmkorff. Le capitaine Nemo et moi, nous marchions l’un prĂšs de l’autre, directement sur le feu signalĂ©. Le sol plat montait insensiblement. Nous faisions de larges enjambĂ©es, nous aidant du bĂąton ; mais notre marche Ă©tait lente, en somme, car nos pieds s’enfonçaient souvent dans une sorte de vase pĂ©trie avec des algues et semĂ©e de pierres plates. Tout en avançant, j’entendais une sorte de grĂ©sillement au-dessus de ma tĂȘte. Ce bruit redoublait parfois et produisait comme un pĂ©tillement continu. J’en compris bientĂŽt la cause. C’était la pluie qui tombait violemment en crĂ©pitant Ă  la surface des flots. Instinctivement, la pensĂ©e me vint que j’allais ĂȘtre trempĂ© ! Par l’eau, au milieu de l’eau ! Je ne pus m’empĂȘcher de rire Ă  cette idĂ©e baroque. Mais pour tout dire, sous l’épais habit du scaphandre, on ne sent plus le liquide Ă©lĂ©ment, et l’on se croit au milieu d’une atmosphĂšre un peu plus dense que l’atmosphĂšre terrestre, voilĂ  tout. AprĂšs une demi-heure de marche, le sol devint rocailleux. Les mĂ©duses, les crustacĂ©s microscopiques, les pennatules l’éclairaient lĂ©gĂšrement de lueurs phosphorescentes. J’entrevoyais des monceaux de pierres que couvraient quelques millions de zoophytes et des fouillis d’algues. Le pied me glissait souvent sur ces visqueux tapis de varech, et sans mon bĂąton ferrĂ©, je serais tombĂ© plus d’une fois. En me retournant, je voyais toujours le fanal blanchĂątre du Nautilus qui commençait Ă  pĂąlir dans l’éloignement. Ces amoncellements pierreux dont je viens de parler Ă©taient disposĂ©s sur le fond ocĂ©anique suivant une certaine rĂ©gularitĂ© que je ne m’expliquais pas. J’apercevais de gigantesques sillons qui se perdaient dans l’obscuritĂ© lointaine et dont la longueur Ă©chappait Ă  toute Ă©valuation. D’autres particularitĂ©s se prĂ©sentaient aussi, que je ne savais admettre. Il me semblait que mes lourdes semelles de plomb Ă©crasaient une litiĂšre d’ossements qui craquaient avec un bruit sec. Qu’était donc cette vaste plaine que je parcourais ainsi ? J’aurais voulu interroger le capitaine, mais son langage par signes, qui lui permettait de causer avec ses compagnons, lorsqu’ils le suivaient dans ses excursions sous-marines, Ă©tait encore incomprĂ©hensible pour moi. Cependant, la clartĂ© rougeĂątre qui nous guidait, s’accroissait et enflammait l’horizon. La prĂ©sence de ce foyer sous les eaux m’intriguait au plus haut degrĂ©. Était-ce quelque effluence Ă©lectrique qui se manifestait ? Allais-je vers un phĂ©nomĂšne naturel encore inconnu des savants de la terre ? Ou mĂȘme, — car cette pensĂ©e traversa mon cerveau, — la main de l’homme intervenait-elle dans cet embrasement ? Soufflait-elle cet incendie ? Devais-je rencontrer sous ces couches profondes, des compagnons, des amis du capitaine Nemo, vivant comme lui de cette existence Ă©trange, et auxquels il allait rendre visite ? Trouverais-je lĂ -bas toute une colonie d’exilĂ©s, qui, las des misĂšres de la terre, avaient cherchĂ© et trouvĂ© l’indĂ©pendance au plus profond de l’OcĂ©an ? Toutes ces idĂ©es folles, inadmissibles, me poursuivaient, et dans cette disposition d’esprit, surexcitĂ© sans cesse par la sĂ©rie de merveilles qui passaient sous mes yeux, je n’aurais pas Ă©tĂ© surpris de rencontrer, au fond de cette mer, une de ces villes sous-marines que rĂȘvait le capitaine Nemo ! Notre route s’éclairait de plus en plus. La lueur blanchissante rayonnait au sommet d’une montagne haute de huit cents pieds environ. Mais ce que j’apercevais n’était qu’une simple rĂ©verbĂ©ration dĂ©veloppĂ©e par le cristal des couches d’eau. Le foyer, source de cette inexplicable clartĂ©, occupait le versant opposĂ© de la montagne. Au milieu des dĂ©dales pierreux qui sillonnaient le fond de l’Atlantique, le capitaine Nemo s’avançait sans hĂ©sitation. Il connaissait cette sombre route. Il l’avait souvent parcourue, sans doute, et ne pouvait s’y perdre. Je le suivais avec une confiance inĂ©branlable. Il m’apparaissait comme un des gĂ©nies de la mer, et quand il marchait devant moi, j’admirais sa haute stature qui se dĂ©coupait en noir sur le fond lumineux de l’horizon. Il Ă©tait une heure du matin. Nous Ă©tions arrivĂ©s aux premiĂšres rampes de la montagne. Mais pour les aborder, il fallut s’aventurer par les sentiers difficiles d’un vaste taillis. un taillis d’arbre morts. Oui ! un taillis d’arbres morts, sans feuilles, sans sĂšve, arbres minĂ©ralisĂ©s sous l’action des eaux, et que dominaient çà et lĂ  des pins gigantesques. C’était comme une houillĂšre encore debout, tenant par ses racines au sol effondrĂ©, et dont la ramure, Ă  la maniĂšre des fines dĂ©coupures de papier noir, se dessinait nettement sur le plafond des eaux. Que l’on se figure une forĂȘt du Hartz, accrochĂ©e aux flancs d’une montagne, mais une forĂȘt engloutie. Les sentiers Ă©taient encombrĂ©s d’algues et de fucus, entre lesquels grouillait un monde de crustacĂ©s. J’allais, gravissant les rocs, enjambant les troncs Ă©tendus, brisant les lianes de mer qui se balançaient d’un arbre Ă  l’autre, effarouchant les poissons qui volaient de branche en branche. EntraĂźnĂ©, je ne sentais plus la fatigue. Je suivais mon guide qui ne se fatiguait pas. Quel spectacle ! Comment le rendre ? Comment peindre l’aspect de ces bois et de ces rochers dans ce milieu liquide, leurs dessous sombres et farouches, leurs dessus colorĂ©s de tons rouges sous cette clartĂ© que doublait la puissance rĂ©verbĂ©rante des eaux ? Nous gravissions des rocs qui s’éboulaient ensuite par pans Ă©normes avec un sourd grondement d’avalanche. À droite, Ă  gauche, se creusaient de tĂ©nĂ©breuses galeries oĂč se perdait le regard. Ici s’ouvraient de vastes clairiĂšres, que la main de l’homme semblait avoir dĂ©gagĂ©es, et je me demandais parfois si quelque habitant de ces rĂ©gions sous-marines n’allait pas tout Ă  coup m’apparaĂźtre. Mais le capitaine Nemo montait toujours. Je ne voulais pas rester en arriĂšre. Je le suivais hardiment. Mon bĂąton me prĂȘtait un utile secours. Un faux pas eĂ»t Ă©tĂ© dangereux sur ces Ă©troites passes Ă©vidĂ©es aux flancs des gouffres ; mais j’y marchais d’un pied ferme et sans ressentir l’ivresse du vertige. TantĂŽt je sautais une crevasse dont la profondeur m’eĂ»t fait reculer au milieu des glaciers de la terre ; tantĂŽt je m’aventurais sur le tronc vacillant des arbres jetĂ©s d’un abĂźme Ă  l’autre, sans regarder sous mes pieds, n’ayant des yeux que pour admirer les sites sauvages de cette rĂ©gion. LĂ , des rocs monumentaux, penchant sur leurs bases irrĂ©guliĂšrement dĂ©coupĂ©es, semblaient dĂ©fier les lois de l’équilibre. Entre leurs genoux de pierre, des arbres poussaient comme un jet sous une pression formidable, et soutenaient ceux qui les soutenaient eux-mĂȘmes. Puis, des tours naturelles, de larges pans taillĂ©s Ă  pic comme des courtines, s’inclinaient sous un angle que les lois de la gravitation n’eussent pas autorisĂ© Ă  la surface des rĂ©gions terrestres. Et moi-mĂȘme ne sentais-je pas cette diffĂ©rence due Ă  la puissante densitĂ© de l’eau, quand, malgrĂ© mes lourds vĂȘtements, ma tĂȘte de cuivre, mes semelles de mĂ©tal, je m’élevais sur des pentes d’une impraticable raideur, les franchissant pour ainsi dire avec la lĂ©gĂšretĂ© d’un isard ou d’un chamois ! Au rĂ©cit que je fais de cette excursion sous les eaux, je sens bien que je ne pourrai ĂȘtre vraisemblable ! Je suis l’historien des choses d’apparence impossible qui sont pourtant rĂ©elles, incontestables. Je n’ai point rĂȘvĂ©. J’ai vu et senti ! Deux heures aprĂšs avoir quittĂ© le Nautilus, nous avions franchi la ligne des arbres, et Ă  cent pieds au-dessus de nos tĂȘtes se dressait le pic de la montagne dont la projection faisait ombre sur l’éclatante irradiation du versant opposĂ©. Quelques arbrisseaux pĂ©trifiĂ©s couraient çà et lĂ  en zigzags grimaçants. Les poissons se levaient en masse sous nos pas comme des oiseaux surpris dans les hautes herbes. La masse rocheuse Ă©tait creusĂ©e d’impĂ©nĂ©trables anfractuositĂ©s, de grottes profondes, d’insondables trous, au fond desquels j’entendais remuer des choses formidables. Le sang me refluait jusqu’au cƓur, quand j’apercevais une antenne Ă©norme qui me barrait la route, ou quelque pince effrayante se refermant avec bruit dans l’ombre des cavitĂ©s ! Des milliers de points lumineux brillaient au milieu des tĂ©nĂšbres. C’étaient les yeux de crustacĂ©s gigantesques, tapis dans leur taniĂšre, des homards gĂ©ants se redressant comme des hallebardiers et remuant leurs pattes avec un cliquetis de ferraille, des crabes titanesques, braquĂ©s comme des canons sur leurs affĂ»ts, et des poulpes effroyables entrelaçant leurs tentacules comme une broussaille vivante de serpents. Des homards gĂ©ants, des crabes titanesques. Quel Ă©tait ce monde exorbitant que je ne connaissais pas encore ? À quel ordre appartenaient ces articulĂ©s auxquels le roc formait comme une seconde carapace ? OĂč la nature avait-elle trouvĂ© le secret de leur existence vĂ©gĂ©tative, et depuis combien de siĂšcles vivaient-ils ainsi dans les derniĂšres couches de l’OcĂ©an ? Mais je ne pouvais m’arrĂȘter. Le capitaine Nemo, familiarisĂ© avec ces terribles animaux, n’y prenait plus garde. Nous Ă©tions arrivĂ©s Ă  un premier plateau, oĂč d’autres surprises m’attendaient encore. LĂ  se dessinaient de pittoresques ruines, qui trahissaient la main de l’homme, et non plus celle du CrĂ©ateur. C’étaient de vastes amoncellements de pierres oĂč l’on distinguait de vagues formes de chĂąteaux, de temples, revĂȘtus d’un monde de zoophytes en fleurs, et auxquels, au lieu de lierre, les algues et les fucus faisaient un Ă©pais manteau vĂ©gĂ©tal. Mais qu’était donc cette portion du globe engloutie par les cataclysmes ? Qui avait disposĂ© ces roches et ces pierres comme des dolmens des temps antĂ©-historiques ? OĂč Ă©tais-je, oĂč m’avait entraĂźnĂ© la fantaisie du capitaine Nemo ? J’aurais voulu l’interroger. Ne le pouvant, je l’arrĂȘtai. Je saisis son bras. Mais lui, secouant la tĂȘte, et me montrant le dernier sommet de la montagne, sembla me dire Viens ! viens encore ! viens toujours ! » Je le suivis dans un dernier Ă©lan, et en quelques minutes, j’eus gravi le pic qui dominait d’une dizaine de mĂštres toute cette masse rocheuse. Je regardai ce cĂŽtĂ© que nous venions de franchir. La montagne ne s’élevait que de sept Ă  huit cents pieds au-dessus de la plaine ; mais de son versant opposĂ©, elle dominait d’une hauteur double le fond en contre bas de cette portion de l’Atlantique. Mes regards s’étendaient au loin et embrassaient un vaste espace Ă©clairĂ© par une fulguration violente. En effet, c’était un volcan que cette montagne. À cinquante pieds au-dessous du pic, au milieu d’une pluie de pierres et de scories, un large cratĂšre vomissait des torrents de lave, qui se dispersaient en cascade de feu au sein de la masse liquide. Ainsi posĂ©, ce volcan, comme un immense flambeau, Ă©clairait la plaine infĂ©rieure jusqu’aux derniĂšres limites de l’horizon. J’ai dit que le cratĂšre sous-marin rejetait des laves, mais non des flammes. Il faut aux flammes l’oxygĂšne de l’air, et elles ne sauraient se dĂ©velopper sous les eaux ; mais des coulĂ©es de lave, qui ont en elles le principe de leur incandescence, peuvent se porter au rouge blanc, lutter victorieusement contre l’élĂ©ment liquide et se vaporiser Ă  son contact. De rapides courants entraĂźnaient tous ces gaz en diffusion, et les torrents laviques glissaient jusqu’au bas de la montagne, comme les dĂ©jections du VĂ©suve sur un autre Torre del Greco. LĂ , sous mes yeux, apparaissait une ville dĂ©truite. En effet, lĂ , sous mes yeux, ruinĂ©e, abĂźmĂ©e, jetĂ©e bas, apparaissait une ville dĂ©truite, ses toits effondrĂ©s, ses temples abattus, ses arcs disloquĂ©s, ses colonnes gisant Ă  terre, oĂč l’on sentait encore les solides proportions d’une sorte d’architecture toscane ; plus loin, quelques restes d’un gigantesque aqueduc ; ici l’exhaussement empĂątĂ© d’une acropole, avec les formes flottantes d’un ParthĂ©non ; lĂ , des vestiges de quai, comme si quelque antique port eĂ»t abritĂ© jadis sur les bords d’un ocĂ©an disparu les vaisseaux marchands et les trirĂšmes de guerre ; plus loin encore, de longues lignes de murailles Ă©croulĂ©es, de larges rues dĂ©sertes, toute une PompĂ©i enfouie sous les eaux, que le capitaine Nemo ressuscitait Ă  mes regards ! OĂč Ă©tais-je ? OĂč Ă©tais-je ? Je voulais le savoir Ă  tout prix, je voulais parler, je voulais arracher la sphĂšre de cuivre qui emprisonnait ma tĂȘte. Mais le capitaine Nemo vint Ă  moi et m’arrĂȘta d’un geste. Puis, ramassant un morceau de pierre crayeuse, il s’avança vers un roc de basalte noire et traça ce seul mot ATLANTIDE. Quel Ă©clair traversa mon esprit ! L’Atlantide, l’ancienne MĂ©ropide de ThĂ©opompe, l’Atlantide de Platon, ce continent niĂ© par OrigĂšne, Porphyre, Jamblique, D’Anville, Malte-Brun, Humboldt, qui mettaient sa disparition au compte des rĂ©cits lĂ©gendaires, admis par Possidonius, Pline, Ammien-Marcellin, Tertullien, Engel, Sherer, Tournefort, Buffon, d’Avezac, je l’avais lĂ  sous les yeux, portant encore les irrĂ©cusables tĂ©moignages de sa catastrophe ! C’était donc cette rĂ©gion engloutie qui existait en dehors de l’Europe, de l’Asie, de la Libye, au-delĂ  des colonnes d’Hercule, oĂč vivait ce peuple puissant des Atlantes, contre lequel se firent les premiĂšres guerres de l’ancienne GrĂšce ! L’historien qui a consignĂ© dans ses Ă©crits les hauts faits de ces temps hĂ©roĂŻques, c’est Platon lui-mĂȘme. Son dialogue de TimĂ©e et de Critias a Ă©tĂ©, pour ainsi dire, tracĂ© sous l’inspiration de Solon, poĂšte et lĂ©gislateur. Un jour, Solon s’entretenait avec quelques sages vieillards de SaĂŻs, ville dĂ©jĂ  vieille de huit cents ans, ainsi que le tĂ©moignaient ses annales gravĂ©es sur le mur sacrĂ© de ses temples. L’un de ces vieillards raconta l’histoire d’une autre ville plus ancienne de mille ans. Cette premiĂšre citĂ© athĂ©nienne, ĂągĂ©e de neuf cents siĂšcles, avait Ă©tĂ© envahie et en partie dĂ©truite par les Atlantes. Ces Atlantes, disait-il, occupaient un continent immense plus grand que l’Afrique et l’Asie rĂ©unies, qui couvrait une surface comprise du douziĂšme degrĂ© de latitude au quarantiĂšme degrĂ© nord. Leur domination s’étendait mĂȘme Ă  l’Égypte. Ils voulurent l’imposer jusqu’en GrĂšce, mais ils durent se retirer devant l’indomptable rĂ©sistance des HellĂšnes. Des siĂšcles s’écoulĂšrent. Un cataclysme se produisit, inondations, tremblements de terre. Une nuit et un jour suffirent Ă  l’anĂ©antissement de cette Atlantide dont les plus hauts sommets, MadĂšre, les Açores, les Canaries, les Ăźles du cap Vert, Ă©mergent encore. Tels Ă©taient ces souvenirs historiques que l’inscription du capitaine Nemo faisait palpiter dans mon esprit. Ainsi donc, conduit par la plus Ă©trange destinĂ©e, je foulais du pied l’une des montagnes de ce continent ! Je touchais de la main ces ruines mille fois sĂ©culaires et contemporaines des Ă©poques gĂ©ologiques ! Je marchais lĂ  mĂȘme oĂč avaient marchĂ© les contemporains du premier homme ! J’écrasais sous mes lourdes semelles ces squelettes d’animaux des temps fabuleux, que ces arbres, maintenant minĂ©ralisĂ©s, couvraient autrefois de leur ombre ! Ah ! pourquoi le temps me manquait-il ! J’aurais voulu descendre les pentes abruptes de cette montagne, parcourir en entier ce continent immense qui sans doute reliait l’Afrique Ă  l’AmĂ©rique, et visiter ces grandes citĂ©s antĂ©diluviennes. LĂ , peut-ĂȘtre, sous mes regards, s’étendaient Makhimos, la guerriĂšre, EusebĂšs, la pieuse, dont les gigantesques habitants vivaient des siĂšcles entiers, et auxquels la force ne manquait pas pour entasser ces blocs qui rĂ©sistaient encore Ă  l’action des eaux. Un jour peut-ĂȘtre, quelque phĂ©nomĂšne Ă©ruptif les ramĂšnera Ă  la surface des flots, ces ruines englouties ! On a signalĂ© de nombreux volcans sous-marins dans cette portion de l’OcĂ©an, et bien des navires ont senti des secousses extraordinaires en passant sur ces fonds tourmentĂ©s. Les uns ont entendu des bruits sourds qui annonçaient la lutte profonde des Ă©lĂ©ments ; les autres ont recueilli des cendres volcaniques projetĂ©es hors de la mer. Tout ce sol jusqu’à l’Équateur est encore travaillĂ© par les forces plutoniennes. Et qui sait si, dans une Ă©poque Ă©loignĂ©e, accrus par les dĂ©jections volcaniques et par les couches successives de laves, des sommets de montagnes ignivomes n’apparaĂźtront pas Ă  la surface de l’Atlantique ! Pendant que je rĂȘvais ainsi, tandis que je cherchais Ă  fixer dans mon souvenir tous les dĂ©tails de ce paysage grandiose, le capitaine Nemo, accoudĂ© sur une stĂšle moussue, demeurait immobile et comme pĂ©trifiĂ© dans une muette extase. Songeait-il Ă  ces gĂ©nĂ©rations disparues et leur demandait-il le secret de la destinĂ©e humaine ? Était-ce Ă  cette place que cet homme Ă©trange venait se retremper dans les souvenirs de l’histoire, et revivre de cette vie antique, lui qui ne voulait pas de la vie moderne ? Que n’aurais-je donnĂ© pour connaĂźtre ses pensĂ©es, pour les partager, pour les comprendre ! Nous restĂąmes Ă  cette place pendant une heure entiĂšre, contemplant la vaste plaine sous l’éclat des laves qui prenaient parfois une intensitĂ© surprenante. Les bouillonnements intĂ©rieurs faisaient courir de rapides frissonnements sur l’écorce de la montagne. Des bruits profonds, nettement transmis par ce milieu liquide, se rĂ©percutaient avec une majestueuse ampleur. En ce moment, la lune apparut un instant Ă  travers la masse des eaux et jeta quelques pĂąles rayons sur le continent englouti. Ce ne fut qu’une lueur, mais d’un indescriptible effet. Le capitaine se leva, jeta un dernier regard Ă  cette immense plaine ; puis de la main il me fit signe de le suivre. Nous descendĂźmes rapidement la montagne. La forĂȘt minĂ©rale une fois dĂ©passĂ©e, j’aperçus le fanal du Nautilus qui brillait comme une Ă©toile. Le capitaine marcha droit Ă  lui, et nous Ă©tions rentrĂ©s Ă  bord au moment oĂč les premiĂšres teintes de l’aube blanchissaient la surface de l’OcĂ©an. CHAPITRE XLES HOUILLÈRES SOUS-MARINES. Le lendemain, 20 fĂ©vrier, je me rĂ©veillais fort tard. Les fatigues de la nuit avaient prolongĂ© mon sommeil jusqu’à onze heures. Je m’habillai promptement. J’avais hĂąte de connaĂźtre la direction du Nautilus. Les instruments m’indiquĂšrent qu’il courait toujours vers le sud avec une vitesse de vingt milles Ă  l’heure par une profondeur de cent mĂštres. Conseil entra. Je lui racontai notre excursion nocturne, et, les panneaux Ă©tant ouverts, il put encore entrevoir une partie de ce continent submergĂ©. En effet, le Nautilus rasait Ă  dix mĂštres du sol seulement la plaine de l’Atlantide. Il filait comme un ballon emportĂ© par le vent au-dessus des prairies terrestres ; mais il serait plus vrai de dire que nous Ă©tions dans ce salon comme dans le wagon d’un train express. Les premiers plans qui passaient devant nos yeux, c’étaient des rocs dĂ©coupĂ©s fantastiquement, des forĂȘts d’arbres passĂ©s du rĂšgne vĂ©gĂ©tal au rĂšgne animal, et dont l’immobile silhouette grimaçait sous les flots. C’étaient aussi des masses pierreuses enfouies sous des tapis d’axidies et d’anĂ©mones, hĂ©rissĂ©es de longues hydrophytes verticales, puis des blocs de laves Ă©trangement contournĂ©s qui attestaient toute la fureur des expansions plutoniennes. Tandis que ces sites bizarres resplendissaient sous nos feux Ă©lectriques, je racontais Ă  Conseil l’histoire de ces Atlantes, qui, au point de vue purement imaginaire, inspirĂšrent Ă  Bailly tant de pages charmantes. Je lui disais les guerres de ces peuples hĂ©roĂŻques. Je discutais la question de l’Atlantide en homme qui ne peut plus douter. Mais Conseil, distrait, m’écoutait peu, et son indiffĂ©rence Ă  traiter ce point historique me fut bientĂŽt expliquĂ©e. En effet, de nombreux poissons attiraient ses regards, et quand passaient des poissons, Conseil, emportĂ© dans les abĂźmes de la classification, sortait du monde rĂ©el. Dans ce cas, je n’avais plus qu’à le suivre et Ă  reprendre avec lui nos Ă©tudes ichtyologiques. Du reste, ces poissons de l’Atlantique ne diffĂ©raient pas sensiblement de ceux que nous avions observĂ©s jusqu’ici. C’étaient des raies d’une taille gigantesque, longues de cinq mĂštres et douĂ©es d’une grande force musculaire qui leur permet de s’élancer au-dessus des flots, des squales d’espĂšces diverses, entre autres, un glauque de quinze pieds, Ă  dents triangulaires et aiguĂ«s, que sa transparence rendait presque invisible au milieu des eaux, des sagres bruns, des humantins en forme de prismes et cuirassĂ©s d’une peau tuberculeuse, des esturgeons semblables Ă  leurs congĂ©nĂšres de la MĂ©diterranĂ©e, des syngnathes-trompettes, longs d’un pied et demi, jaune-brun, pourvus de petites nageoires grises, sans dents ni langue, et qui dĂ©filaient comme de fins et souples serpents. Parmi les poissons osseux, Conseil nota des makaĂŻras noirĂątres, longs de trois mĂštres et armĂ©s Ă  leur mĂąchoire supĂ©rieure d’une Ă©pĂ©e perçante, des vives, aux couleurs animĂ©es, connues du temps d’Aristote sous le nom de dragons marins et que les aiguillons de leur dorsale rendent trĂšs-dangereux Ă  saisir, puis, des coryphĂšmes, au dos brun rayĂ© de petites raies bleues et encadrĂ© dans une bordure d’or, de belles dorades, des chrysostones-lune, sortes de disques Ă  reflets d’azur, qui, Ă©clairĂ©s en dessus par les rayons solaires, formaient comme des taches d’argent, enfin des xyphias-espadons, longs de huit mĂštres, marchant par troupes, portant des nageoires jaunĂątres taillĂ©es en faux et de longs glaives de six pieds, intrĂ©pides animaux, plutĂŽt herbivores que piscivores, qui obĂ©issaient au moindre signe de leurs femelles comme des maris bien stylĂ©s. Mais tout en observant ces divers Ă©chantillons de la faune marine, je ne laissais pas d’examiner les longues plaines de l’Atlantide. Parfois, de capricieux accidents du sol obligeaient le Nautilus Ă  ralentir sa vitesse, et il se glissait alors avec l’adresse d’un cĂ©tacĂ© dans d’étroits Ă©tranglements de collines. Si ce labyrinthe devenait inextricable, l’appareil s’élevait alors comme un aĂ©rostat, et l’obstacle franchi, il reprenait sa course rapide Ă  quelques mĂštres au-dessus du fond. Admirable et charmante navigation, qui rappelait les manƓuvres d’une promenade aĂ©rostatique, avec cette diffĂ©rence toutefois que le Nautilus obĂ©issait passivement Ă  la main de son timonier. Vers quatre heures du soir, le terrain, gĂ©nĂ©ralement composĂ© d’une vase Ă©paisse et entremĂȘlĂ©e de branches minĂ©ralisĂ©es, se modifia peu Ă  peu, il devint plus rocailleux et parut semĂ© de conglomĂ©rats, de tufs basaltiques, avec quelques semis de laves et d’obsidiennes sulfureuses. Je pensai que la rĂ©gion des montagnes allait bientĂŽt succĂ©der aux longues plaines, et, en effet, dans certaines Ă©volutions du Nautilus, j’aperçus l’horizon mĂ©ridional barrĂ© par une haute muraille qui semblait fermer toute issue. Son sommet dĂ©passait Ă©videmment le niveau de l’OcĂ©an. Ce devait ĂȘtre un continent, ou tout au moins une Ăźle, soit une des Canaries, soit une des Ăźles du cap Vert. Le point n’ayant pas Ă©tĂ© fait, — Ă  dessein peut-ĂȘtre, — j’ignorais notre position. En tout cas, une telle muraille me parut marquer la fin de cette Atlantide, dont nous n’avions parcouru, en somme, qu’une minime portion. La nuit n’interrompit pas mes observations. J’étais restĂ© seul. Conseil avait regagnĂ© sa cabine. Le Nautilus, ralentissant son allure, voltigeait au-dessus des masses confuses du sol, tantĂŽt les effleurant comme s’il eĂ»t voulu s’y poser, tantĂŽt remontant capricieusement Ă  la surface des flots. J’entrevoyais alors quelques vives constellations Ă  travers le cristal des eaux, et prĂ©cisĂ©ment cinq ou six de ces Ă©toiles zodiacales qui traĂźnent Ă  la queue d’Orion. Longtemps encore, je serais restĂ© Ă  ma vitre, admirant les beautĂ©s de la mer et du ciel, quand les panneaux se refermĂšrent. À ce moment, le Nautilus Ă©tait arrivĂ© Ă  l’aplomb de la haute muraille. Comment manƓuvrerait-il, je ne pouvais le deviner. Je regagnai ma chambre. Le Nautilus ne bougeait plus. Je m’endormis avec la ferme intention de me rĂ©veiller aprĂšs quelques heures de sommeil. Mais, le lendemain, il Ă©tait huit heures lorsque je revins au salon. Je regardai le manomĂštre. Il m’apprit que le Nautilus flottait Ă  la surface de l’OcĂ©an. J’entendais, d’ailleurs, un bruit de pas sur la plate-forme. Cependant aucun roulis ne trahissait l’ondulation des lames supĂ©rieures. Je montai jusqu’au panneau. Il Ă©tait ouvert. Mais, au lieu du grand jour que j’attendais, je me vis environnĂ© d’une obscuritĂ© profonde. OĂč Ă©tions-nous ? M’étais-je trompĂ© ? Faisait-il encore nuit ? Non ! Pas une Ă©toile ne brillait, et la nuit n’a pas de ces tĂ©nĂšbres absolues. Je ne savais que penser, quand une voix me dit C’est vous, monsieur le professeur ? — Ah ! capitaine Nemo, rĂ©pondis-je, oĂč sommes-nous ? — Sous terre, monsieur le professeur. — Sous terre ! m’écriai-je ! Et le Nautilus flotte encore ? — Il flotte toujours. — Mais, je ne comprends pas ? — Attendez quelques instants. Notre fanal va s’allumer, et, si vous aimez les situations claires, vous serez satisfait. » Je mis le pied sur la plate-forme et j’attendis. L’obscuritĂ© Ă©tait si complĂšte que je n’apercevais mĂȘme pas le capitaine Nemo. Cependant, en regardant au zĂ©nith, exactement au-dessus de ma tĂȘte, je crus saisir une lueur indĂ©cise, une sorte de demi-jour qui emplissait un trou circulaire. En ce moment, le fanal s’alluma soudain, et son vif Ă©clat fit Ă©vanouir cette vague lumiĂšre. Je regardai, aprĂšs avoir un instant fermĂ© mes yeux Ă©blouis par le jet Ă©lectrique. Le Nautilus Ă©tait stationnaire. Il flottait auprĂšs d’une berge disposĂ©e comme un quai. Cette mer qui le supportait en ce moment, c’était un lac emprisonnĂ© dans un cirque de murailles qui mesurait deux milles de diamĂštre, soit six milles de tour. Son niveau, — le manomĂštre l’indiquait — ne pouvait ĂȘtre que le niveau extĂ©rieur, car une communication existait nĂ©cessairement entre ce lac et la mer. Les hautes parois, inclinĂ©es sur leur base, s’arrondissaient en voĂ»te et figuraient un immense entonnoir retournĂ©, dont la hauteur comptait cinq ou six cents mĂštres. Au sommet s’ouvrait un orifice circulaire par lequel j’avais surpris cette lĂ©gĂšre clartĂ©, Ă©videmment due au rayonnement diurne. Le Nautilus flottait auprĂšs d’une berge. Avant d’examiner plus attentivement les dispositions intĂ©rieures de cette Ă©norme caverne, avant de me demander si c’était lĂ  l’ouvrage de la nature ou de l’homme, j’allai vers le capitaine Nemo. OĂč sommes-nous ? dis-je. — Au centre mĂȘme d’un volcan Ă©teint, me rĂ©pondit le capitaine, un volcan dont la mer a envahi l’intĂ©rieur Ă  la suite de quelque convulsion du sol. Pendant que vous dormiez, monsieur le professeur, le Nautilus a pĂ©nĂ©trĂ© dans ce lagon par un canal naturel ouvert Ă  dix mĂštres au-dessous de la surface de l’OcĂ©an. C’est ici son port d’attache, un port sĂ»r, commode, mystĂ©rieux, abritĂ© de tous les rhumbs du vent ! Trouvez-moi sur les cĂŽtes de vos continents ou de vos Ăźles une rade qui vaille ce refuge assurĂ© contre la fureur des ouragans. — En effet, rĂ©pondis-je, ici vous ĂȘtes en sĂ»retĂ©, capitaine Nemo. Qui pourrait vous atteindre au centre d’un volcan ? Mais, Ă  son sommet, n’ai-je pas aperçu une ouverture ? — Oui, son cratĂšre, un cratĂšre empli jadis de laves, de vapeurs et de flammes, et qui maintenant donne passage Ă  cet air vivifiant que nous respirons. — Mais quelle est donc cette montagne volcanique ? demandai-je. — Elle appartient Ă  un des nombreux Ăźlots dont cette mer est semĂ©e. Simple Ă©cueil pour les navires, pour nous caverne immense. Le hasard me l’a fait dĂ©couvrir, et, en cela, le hasard m’a bien servi. — Mais ne pourrait-on descendre par cet orifice qui forme le cratĂšre du volcan ? — Pas plus que je ne saurais y monter. Jusqu’à une centaine de pieds, la base intĂ©rieure de cette montagne est praticable, mais au-dessus, les parois surplombent, et leurs rampes ne pourraient ĂȘtre franchies. — Je vois, capitaine, que la nature vous sert partout et toujours. Vous ĂȘtes en sĂ»retĂ© sur ce lac, et nul que vous n’en peut visiter les eaux. Mais, Ă  quoi bon ce refuge ? Le Nautilus n’a pas besoin de port. — Non, monsieur le professeur, mais il a besoin d’électricitĂ© pour se mouvoir, d’élĂ©ments pour produire son Ă©lectricitĂ©, de sodium pour alimenter ses Ă©lĂ©ments, de charbon pour faire son sodium, et de houillĂšres pour extraire son charbon. Or, prĂ©cisĂ©ment ici, la mer recouvre des forĂȘts entiĂšres qui furent enlisĂ©es dans les temps gĂ©ologiques ; minĂ©ralisĂ©es maintenant et transformĂ©es en houille, elles sont pour moi une mine inĂ©puisable. — Vos hommes, capitaine, font donc ici le mĂ©tier de mineurs ? — PrĂ©cisĂ©ment. Ces mines s’étendent sous les flots comme les houillĂšres de Newcastle. C’est ici que, revĂȘtus du scaphandre, le pic et la pioche Ă  la main, mes hommes vont extraire cette houille, que je n’ai pas mĂȘme demandĂ©e aux mines de la terre. Lorsque je brĂ»le ce combustible pour la fabrication du sodium, la fumĂ©e qui s’échappe par le cratĂšre de cette montagne lui donne encore l’apparence d’un volcan en activitĂ©. — Et nous les verrons Ă  l’Ɠuvre, vos compagnons ? — Non, pas cette fois, du moins, car je suis pressĂ© de continuer notre tour du monde sous-marin. Aussi, me contenterai-je de puiser aux rĂ©serves de sodium que je possĂšde. Le temps de les embarquer, c’est-Ă -dire un jour seulement, et nous reprendrons notre voyage. Si donc vous voulez parcourir cette caverne et faire le tour du lagon, profitez de cette journĂ©e, monsieur Aronnax. » Je remerciai le capitaine, et j’allai chercher mes deux compagnons qui n’avaient pas encore quittĂ© leur cabine. Je les invitai Ă  me suivre sans leur dire oĂč ils se trouvaient. Ils montĂšrent sur la plate-forme. Conseil, qui ne s’étonnait de rien, regarda comme une chose trĂšs naturelle de se rĂ©veiller sous une montagne aprĂšs s’ĂȘtre endormi sous les flots. Mais Ned Land n’eut d’autre idĂ©e que de chercher si la caverne prĂ©sentait quelque issue. AprĂšs dĂ©jeuner, vers dix heures, nous descendions sur la berge. Nous voici donc encore une fois Ă  terre, dit Conseil. — Je n’appelle pas cela la terre, » rĂ©pondit le Canadien. Et d’ailleurs, nous ne sommes pas dessus, mais dessous. » Entre le pied des parois de la montagne et les eaux du lac se dĂ©veloppait un rivage sablonneux qui, dans sa plus grande largeur, mesurait cinq cents pieds. Sur cette grĂšve, on pouvait faire aisĂ©ment le tour du lac. Mais la base des hautes parois formait un sol tourmentĂ©, sur lequel gisaient, dans un pittoresque entassement, des blocs volcaniques et d’énormes pierres ponces. Toutes ces masses dĂ©sagrĂ©gĂ©es, recouvertes d’un Ă©mail poli sous l’action des feux souterrains, resplendissaient au contact des jets Ă©lectriques du fanal. La poussiĂšre micacĂ©e du rivage, que soulevaient nos pas, s’envolait comme une nuĂ©e d’étincelles. Le sol s’élevait sensiblement en s’éloignant du relais des flots, et nous fĂ»mes bientĂŽt arrivĂ©s Ă  des rampes longues et sinueuses, vĂ©ritables raidillons qui permettaient de s’élever peu Ă  peu, mais il fallait marcher prudemment au milieu de ces conglomĂ©rats, qu’aucun ciment ne reliait entre eux, et le pied glissait sur ces trachytes vitreux, faits de cristaux de feldspath et de quartz. La nature volcanique de cette Ă©norme excavation s’affirmait de toutes parts. Je le fis observer Ă  mes compagnons. Vous figurez-vous, leur demandai-je, ce que devait ĂȘtre cet entonnoir, lorsqu’il s’emplissait de laves bouillonnantes, et que le niveau de ce liquide incandescent s’élevait jusqu’à l’orifice de la montagne, comme la fonte sur les parois d’un fourneau ? — Je me le figure parfaitement, rĂ©pondit Conseil. Mais monsieur me dira-t-il pourquoi le grand fondeur a suspendu son opĂ©ration, et comment il se fait que la fournaise est remplacĂ©e par les eaux tranquilles d’un lac ? — TrĂšs-probablement, Conseil, parce que quelque convulsion a produit au-dessous de la surface de l’OcĂ©an cette ouverture qui a servi de passage au Nautilus. Alors les eaux de l’Atlantique se sont prĂ©cipitĂ©es Ă  l’intĂ©rieur de la montagne. Il y a eu lutte terrible entre les deux Ă©lĂ©ments, lutte qui s’est terminĂ©e Ă  l’avantage de Neptune. Mais bien des siĂšcles se sont Ă©coulĂ©s depuis lors, et le volcan submergĂ© s’est changĂ© en grotte paisible. — TrĂšs-bien, rĂ©pliqua Ned Land. J’accepte l’explication, mais je regrette, dans notre intĂ©rĂȘt, que cette ouverture dont parle monsieur le professeur ne soit pas produite au-dessus du niveau de la mer. — Mais, ami Ned, rĂ©pliqua Conseil, si ce passage n’eĂ»t pas Ă©tĂ© sous-marin, le Nautilus n’aurait pu y pĂ©nĂ©trer ! — Et j’ajouterai, maĂźtre Land, que les eaux ne se seraient pas prĂ©cipitĂ©es sous la montagne et que le volcan serait restĂ© volcan. Donc vos regrets sont superflus. » Notre ascension continua. Les rampes se faisaient de plus en plus raides et Ă©troites. De profondes excavations les coupaient parfois, qu’il fallait franchir. Des masses surplombantes voulaient ĂȘtre tournĂ©es. On se glissait sur les genoux, on rampait sur le ventre. Mais, l’adresse de Conseil et la force du Canadien aidant, tous les obstacles furent surmontĂ©s. À une hauteur de trente mĂštres environ, la nature du terrain se modifia, sans qu’il devĂźnt plus praticable. Aux conglomĂ©rats et aux trachytes succĂ©dĂšrent de noirs basaltes ; ceux-ci Ă©tendus par nappes toutes grumelĂ©es de soufflures ; ceux-lĂ  formant des prismes rĂ©guliers, disposĂ©s comme une colonnade qui supportait les retombĂ©es de cette voĂ»te immense, admirable spĂ©cimen de l’architecture naturelle. Puis, entre ces basaltes serpentaient de longues coulĂ©es de laves refroidies, incrustĂ©es de raies bitumineuses, et, par places, s’étendaient de larges tapis de soufre. Un jour plus puissant, entrant par le cratĂšre supĂ©rieur, inondait d’une vague clartĂ© toutes ces dĂ©jections volcaniques, Ă  jamais ensevelies au sein de la montagne Ă©teinte. Cependant, notre marche ascensionnelle fut bientĂŽt arrĂȘtĂ©e, Ă  une hauteur de deux cent cinquante pieds environ, par d’infranchissables obstacles. La voussure intĂ©rieure revenait en surplomb, et la montĂ©e dut se changer en promenade circulaire. À ce dernier plan, le rĂšgne vĂ©gĂ©tal commençait Ă  lutter avec le rĂšgne minĂ©ral. Quelques arbustes et mĂȘme certains arbres sortaient des anfractuositĂ©s de la paroi. Je reconnus des euphorbes qui laissaient couler leur suc caustique. Des hĂ©liotropes, trĂšs-inhabiles Ă  justifier leur nom, puisque les rayons solaires n’arrivaient jamais jusqu’à eux, penchaient tristement leurs grappes de fleurs aux couleurs et aux parfums Ă  demi-passĂ©s. Çà et lĂ , quelques chrysanthĂšmes poussaient timidement au pied d’aloĂšs Ă  longues feuilles tristes et maladifs. Mais, entre les coulĂ©es de laves, j’aperçus de petites violettes, encore parfumĂ©es d’une lĂ©gĂšre odeur, et j’avoue que je les respirai avec dĂ©lices. Le parfum, c’est l’ñme de la fleur, et les fleurs de la mer, ces splendides hydrophytes, n’ont pas d’ñme ! Nous Ă©tions arrivĂ©s au pied d’un bouquet de dragonniers robustes, qui Ă©cartaient les roches sous l’effort de leurs musculeuses racines, quand Ned Land s’écria Ah ! monsieur, une ruche ! — Une ruche ! rĂ©pliquai-je, en faisant un geste de parfaite incrĂ©dulitĂ©. — Oui ! une ruche, rĂ©pĂ©ta le Canadien, et des abeilles qui bourdonnent autour. » Je m’approchai et je dus me rendre Ă  l’évidence. Il y avait lĂ , Ă  l’orifice d’un trou creusĂ© dans le trou d’un dragonnier, quelques milliers de ces ingĂ©nieux insectes, si communs dans toutes les Canaries, et dont les produits y sont particuliĂšrement estimĂ©s. Tout naturellement, le Canadien voulut faire sa provision de miel, et j’aurais eu mauvaise grĂące Ă  m’y opposer. Une certaine quantitĂ© de feuilles sĂšches mĂ©langĂ©es de soufre s’allumĂšrent sous l’étincelle de son briquet, et il commença Ă  enfumer les abeilles. Les bourdonnements cessĂšrent peu Ă  peu, et la ruche Ă©ventrĂ©e livra plusieurs livres d’un miel parfumĂ©. Ned Land en remplit son havre-sac. Quand j’aurai mĂ©langĂ© ce miel avec la pĂąte de l’artocarpus, nous dit-il, je serai en mesure de vous offrir un gĂąteau succulent. — Parbleu ! fit Conseil, ce sera du pain d’épice. — Va pour le pain d’épice, dis-je, mais reprenons cette intĂ©ressante promenade. » À certains dĂ©tours du sentier que nous suivions alors, le lac apparaissait dans toute son Ă©tendue. Le fanal Ă©clairait en entier sa surface paisible qui ne connaissait ni les rides ni les ondulations. Le Nautilus gardait une immobilitĂ© parfaite. Sur sa plate-forme et sur la berge s’agitaient les hommes de son Ă©quipage, ombres noires nettement dĂ©coupĂ©es au milieu de cette lumineuse atmosphĂšre. En ce moment, nous contournions la crĂȘte la plus Ă©levĂ©e de ces premiers plans de roches qui soutenaient la voĂ»te. Je vis alors que les abeilles n’étaient pas les seuls reprĂ©sentants du rĂšgne animal Ă  l’intĂ©rieur de ce volcan. Des oiseaux de proie planaient et tournoyaient çà et lĂ  dans l’ombre, ou s’enfuyaient de leurs nids perchĂ©s sur des pointes de roc. C’étaient des Ă©perviers au ventre blanc, et des crĂ©celles criardes. Sur les pentes dĂ©talaient aussi, de toute la rapiditĂ© de leurs Ă©chasses, de belles et grasses outardes. Je laisse Ă  penser si la convoitise du Canadien fut allumĂ©e Ă  la vue de ce gibier savoureux, et s’il regretta de ne pas avoir un fusil entre ses mains. Il essaya de remplacer le plomb par les pierres, et aprĂšs plusieurs essais infructueux, il parvint Ă  blesser une de ces magnifiques outardes. Dire qu’il risqua vingt fois sa vie pour s’en emparer, ce n’est que vĂ©ritĂ© pure, mais il fit si bien que l’animal alla rejoindre dans son sac les gĂąteaux de miel. Il risqua vingt fois sa vie. Nous dĂ»mes alors redescendre vers le rivage, car la crĂȘte devenait impraticable. Au-dessus de nous, le cratĂšre bĂ©ant apparaissait comme une large ouverture de puits. De cette place, le ciel se laissait distinguer assez nettement, et je voyais courir des nuages Ă©chevelĂ©s par le vent d’ouest, qui laissaient traĂźner jusqu’au sommet de la montagne leurs brumeux haillons. Preuve certaine que ces nuages se tenaient Ă  une hauteur mĂ©diocre, car le volcan ne s’élevait pas Ă  plus de huit cents pieds au-dessus du niveau de l’OcĂ©an. Une demi-heure aprĂšs le dernier exploit du Canadien nous avions regagnĂ© le rivage intĂ©rieur. Ici, la flore Ă©tait reprĂ©sentĂ©e par de larges tapis de cette criste-marine, petite plante ombellifĂšre trĂšs bonne Ă  confire, qui porte aussi les noms de perce-pierre, de passe-pierre et de fenouil-marin. Conseil en rĂ©colta quelques bottes. Quant Ă  la faune, elle comptait par milliers des crustacĂ©s de toutes sortes, des homards, des crabes-tourteaux, des palĂ©mons, des mysis, des faucheurs, des galatĂ©es et un nombre prodigieux de coquillages, porcelaines, rochers et patelles. En cet endroit s’ouvrait une magnifique grotte. Mes compagnons et moi nous prĂźmes plaisir Ă  nous Ă©tendre sur son sable fin. Le feu avait poli ses parois Ă©maillĂ©es et Ă©tincelantes, toutes saupoudrĂ©es de la poussiĂšre du mica. Ned Land en tĂątait les murailles et cherchait Ă  sonder leur Ă©paisseur. Je ne pus m’empĂȘcher de sourire. La conversation se mit alors sur ses Ă©ternels projets d’évasion, et je crus pouvoir, sans trop m’avancer, lui donner cette espĂ©rance c’est que le capitaine Nemo n’était descendu au sud que pour renouveler sa provision de sodium. J’espĂ©rais donc que, maintenant, il rallierait les cĂŽtes de l’Europe et de l’AmĂ©rique ; ce qui permettrait au Canadien de reprendre avec plus de succĂšs sa tentative avortĂ©e. Nous Ă©tions Ă©tendus depuis une heure dans cette grotte charmante. La conversation, animĂ©e au dĂ©but, languissait alors. Une certaine somnolence s’emparait de nous. Comme je ne voyais aucune raison de rĂ©sister au sommeil, je me laissai aller Ă  un assoupissement profond. Je rĂȘvais, — on ne choisit pas ses rĂȘves, — je rĂȘvais que mon existence se rĂ©duisait Ă  la vie vĂ©gĂ©tative d’un simple mollusque. Il me semblait que cette grotte formait la double valve de ma coquille
 Tout d’un coup, je fus rĂ©veillĂ© par la voix de Conseil. Alerte ! Alerte ! criait ce digne garçon. — Qu’y a-t-il ? demandai-je, me soulevant Ă  demi. — L’eau nous gagne ! » Je me redressai. La mer se prĂ©cipitait comme un torrent dans notre retraite, et, dĂ©cidĂ©ment, puisque nous n’étions pas des mollusques, il fallait se sauver. La mer se prĂ©cipitait comme un torrent. En quelques instants, nous fĂ»mes en sĂ»retĂ© sur le sommet de la grotte mĂȘme. Que se passe-t-il donc ? demanda Conseil. Quelque nouveau phĂ©nomĂšne ? — Eh non ! mes amis, rĂ©pondis-je, c’est la marĂ©e, ce n’est que la marĂ©e qui a failli nous surprendre comme le hĂ©ros de Walter Scott ! L’OcĂ©an se gonfle au-dehors, et par une loi toute naturelle d’équilibre, le niveau du lac monte Ă©galement. Nous en sommes quittes pour un demi-bain. Allons nous changer au Nautilus. » Trois quarts d’heure plus tard, nous avions achevĂ© notre promenade circulaire et nous rentrions Ă  bord. Les hommes de l’équipage achevaient en ce moment d’embarquer les provisions de sodium, et le Nautilus aurait pu partir Ă  l’instant. Cependant, le capitaine Nemo ne donna aucun ordre. Voulait-il attendre la nuit et sortir secrĂštement par son passage sous-marin ? Peut-ĂȘtre. Quoi qu’il en soit, le lendemain, le Nautilus, ayant quittĂ© son port d’attache, naviguait au large de toute terre, et Ă  quelques mĂštres au-dessous des flots de l’Atlantique. CHAPITRE XILA MER DE SARGASSES. La direction du Nautilus ne s’était pas modifiĂ©e. Tout espoir de revenir vers les mers europĂ©ennes devait donc ĂȘtre momentanĂ©ment rejetĂ©. Le capitaine Nemo maintenait le cap vers le sud. OĂč nous entraĂźnait-il ? Je n’osais l’imaginer. Ce jour-lĂ , le Nautilus traversa une singuliĂšre portion de l’OcĂ©an atlantique. Personne n’ignore l’existence de ce grand courant d’eau chaude connu sous le nom de Gulf Stream. AprĂšs ĂȘtre sorti des canaux de Floride il se dirige vers le Spitzberg. Mais avant de pĂ©nĂ©trer dans le golfe du Mexique, vers le quarante-quatriĂšme degrĂ© de latitude nord, ce courant se divise en deux bras ; le principal se porte vers les cĂŽtes d’Irlande et de NorwĂ©ge, tandis que le second flĂ©chit vers le sud Ă  la hauteur des Açores ; puis frappant les rivages africains et dĂ©crivant un ovale allongĂ©, il revient vers les Antilles. Or, ce second bras, — c’est plutĂŽt un collier qu’un bras, — entoure de ses anneaux d’eau chaude cette portion de l’OcĂ©an froide, tranquille, immobile, que l’on appelle la mer de Sargasses. VĂ©ritable lac en plein Atlantique, les eaux du grand courant ne mettent pas moins de trois ans Ă  en faire le tour. La mer de Sargasses, Ă  proprement parler, couvre toute la partie immergĂ©e de l’Atlantide. Certains auteurs ont mĂȘme admis que ces nombreuses herbes dont elle est semĂ©e sont arrachĂ©es aux prairies de cet ancien continent. Il est plus probable, cependant, que ces herbages, algues et fucus, enlevĂ©s au rivage de l’Europe et de l’AmĂ©rique, sont entraĂźnĂ©s jusqu’à cette zone par le Gulf Stream. Ce fut lĂ  une des raisons qui amenĂšrent Colomb Ă  supposer l’existence d’un nouveau monde. Lorsque les navires de ce hardi chercheur arrivĂšrent Ă  la mer de Sargasses, ils naviguĂšrent non sans peine au milieu de ces herbes qui arrĂȘtaient leur marche au grand effroi des Ă©quipages, et ils perdirent trois longues semaines Ă  les traverser. Telle Ă©tait cette rĂ©gion que le Nautilus visitait en ce moment, une prairie vĂ©ritable, un tapis serrĂ© d’algues, de fucus natans, de raisins du tropique, si Ă©pais, si compact, que l’étrave d’un bĂątiment ne l’eĂ»t pas dĂ©chirĂ© sans peine. Aussi, le capitaine Nemo, ne voulant pas engager son hĂ©lice dans cette masse herbeuse, se tint-il Ă  quelques mĂštres de profondeur au-dessous de la surface des flots. Ce nom de Sargasses vient du mot espagnol sargazzo » qui signifie varech. Ce varech, le varech-nageur ou porte-baie, forme principalement ce banc immense. Et voici pourquoi, suivant le savant Maury, l’auteur de la GĂ©ographie physique du globe, ces hydrophytes se rĂ©unissent dans ce paisible bassin de l’Atlantique L’explication qu’on en peut donner, dit-il, me semble rĂ©sulter d’une expĂ©rience connue de tout le monde. Si l’on place dans un vase des fragments de bouchons ou de corps flottants quelconques, et que l’on imprime Ă  l’eau de ce vase un mouvement circulaire, on verra les fragments Ă©parpillĂ©s se rĂ©unir en groupe au centre de la surface liquide, c’est-Ă -dire au point le moins agitĂ©. Dans le phĂ©nomĂšne qui nous occupe, le vase, c’est l’Atlantique, le Gulf Stream, c’est le courant circulaire, et la mer de Sargasses, le point central oĂč viennent se rĂ©unir les corps flottants. » Je partage l’opinion de Maury, et j’ai pu Ă©tudier le phĂ©nomĂšne dans ce milieu spĂ©cial oĂč les navires pĂ©nĂštrent rarement. Au-dessus de nous flottaient des corps de toute provenance, entassĂ©s au milieu de ces herbes brunĂątres, des troncs d’arbres arrachĂ©s aux Andes ou aux Montagnes-Rocheuses et flottĂ©s par l’Amazone ou le Mississipi, de nombreuses Ă©paves, des restes de quilles ou de carĂšnes, des bordages dĂ©foncĂ©s et tellement alourdis par les coquilles et les anatifes qu’ils ne pouvaient remonter Ă  la surface de l’OcĂ©an. Et le temps justifiera un jour cette autre opinion de Maury, que ces matiĂšres, ainsi accumulĂ©es pendant des siĂšcles, se minĂ©raliseront sous l’action des eaux et formeront alors d’inĂ©puisables houillĂšres. RĂ©serve prĂ©cieuse que prĂ©pare la prĂ©voyante nature pour ce moment oĂč les hommes auront Ă©puisĂ© les mines des continents. Au milieu de cet inextricable tissu d’herbes et de fucus, je remarquai de charmants alcyons stellĂ©s aux couleurs roses, des actinies qui laissaient traĂźner leur longue chevelure de tentacules, des mĂ©duses vertes, rouges, bleues, et particuliĂšrement ces grandes rhizostomes de Cuvier, dont l’ombrelle bleuĂątre est bordĂ©e d’un feston violet. Toute cette journĂ©e du 22 fĂ©vrier se passa dans la mer de Sargasses, oĂč les poissons, amateurs de plantes marines et de crustacĂ©s, trouvent une abondante nourriture. Le lendemain, l’OcĂ©an avait repris son aspect accoutumĂ©. Depuis ce moment, pendant dix-neuf jours, du 23 fĂ©vrier au 12 mars, le Nautilus, tenant le milieu de l’Atlantique, nous emporta avec une vitesse constante de cent lieues par vingt-quatre heures. Le capitaine Nemo voulait Ă©videmment accomplir son programme sous-marin et je ne doutais pas qu’il ne songeĂąt, aprĂšs avoir doublĂ© le cap Horn, Ă  revenir vers les mers australes du Pacifique. Ned Land avait donc eu raison de craindre. Dans ces larges mers, privĂ©es d’üles, il ne fallait plus tenter de quitter le bord. Nul moyen non plus de s’opposer aux volontĂ©s du capitaine Nemo. Le seul parti Ă©tait de se soumettre ; mais ce qu’on ne devait plus attendre de la force ou de la ruse, j’aimais Ă  penser qu’on pourrait l’obtenir par la persuasion. Ce voyage terminĂ©, le capitaine Nemo ne consentirait-il pas Ă  nous rendre la libertĂ© sous serment de ne jamais rĂ©vĂ©ler son existence ? Serment d’honneur que nous aurions tenu. Mais il fallait traiter cette dĂ©licate question avec le capitaine. Or, serais-je bien venu Ă  rĂ©clamer cette libertĂ© ? Lui-mĂȘme n’avait-il pas dĂ©clarĂ©, dĂšs le dĂ©but et d’une façon formelle, que le secret de sa vie exigeait notre emprisonnement perpĂ©tuel Ă  bord du Nautilus ? Mon silence, depuis quatre mois, ne devait-il pas lui paraĂźtre une acceptation tacite de cette situation ? Revenir sur ce sujet n’aurait-il pas pour rĂ©sultat de donner des soupçons qui pourraient nuire Ă  nos projets, si quelque circonstance favorable se prĂ©sentait plus tard de les reprendre ? Toutes ces raisons, je les pesais, je les retournais dans mon esprit, je les soumettais Ă  Conseil qui n’était pas moins embarrassĂ© que moi. En somme, bien que je ne fusse pas facile Ă  dĂ©courager, je comprenais que les chances de jamais revoir mes semblables diminuaient de jour en jour, surtout en ce moment oĂč le capitaine Nemo courait en tĂ©mĂ©raire vers le sud de l’Atlantique ! Pendant les dix-neuf jours que j’ai mentionnĂ©s plus haut, aucun incident particulier ne signala notre voyage. Je vis peu le capitaine. Il travaillait. Dans la bibliothĂšque je trouvais souvent des livres qu’il laissait entr’ouverts, et surtout des livres d’histoire naturelle. Mon ouvrage sur les fonds sous-marins, feuilletĂ© par lui, Ă©tait couvert de notes en marge, qui contredisaient parfois mes thĂ©ories et mes systĂšmes. Mais le capitaine se contentait d’épurer ainsi mon travail, et il Ă©tait rare qu’il discutĂąt avec moi. Quelquefois, j’entendais rĂ©sonner les sons mĂ©lancoliques de son orgue, dont il jouait avec beaucoup d’expression, mais la nuit seulement, au milieu de la plus secrĂšte obscuritĂ©, lorsque le Nautilus s’endormait dans les dĂ©serts de l’OcĂ©an. J’entendais rĂ©sonner les sons de l’orgue. Pendant cette partie du voyage, nous naviguĂąmes des journĂ©es entiĂšres Ă  la surface des flots. La mer Ă©tait comme abandonnĂ©e. À peine quelques navires Ă  voiles, en charge pour les Indes, se dirigeant vers le cap de Bonne-EspĂ©rance. Un jour nous fĂ»mes poursuivis par les embarcations d’un baleinier qui nous prenait sans doute pour quelque Ă©norme baleine d’un haut prix. Mais le capitaine Nemo ne voulut pas faire perdre Ă  ces braves gens leur temps et leurs peines, et il termina la chasse en plongeant sous les eaux. Cet incident avait paru vivement intĂ©resser Ned Land. Je ne crois pas me tromper en disant que le Canadien avait dĂ» regretter que notre cĂ©tacĂ© de tĂŽle ne pĂ»t ĂȘtre frappĂ© Ă  mort par le harpon de ces pĂȘcheurs. Les poissons observĂ©s par Conseil et par moi, pendant cette pĂ©riode, diffĂ©raient peu de ceux que nous avions dĂ©jĂ  Ă©tudiĂ©s sous d’autres latitudes. Les principaux furent quelques Ă©chantillons de ce terrible genre de cartilagineux, divisĂ© en trois sous-genres qui ne comptent pas moins de trente-deux espĂšces des squales-galonnĂ©s, longs de cinq mĂštres, Ă  tĂȘte dĂ©primĂ©e et plus large que le corps, Ă  nageoire caudale arrondie, et dont le dos porte sept grandes bandes noires parallĂšles et longitudinales ; puis des squales-perlons, gris-cendrĂ©, percĂ©s de sept ouvertures branchiales et pourvus d’une seule nageoire dorsale placĂ©e Ă  peu prĂšs vers le milieu du corps. Passaient aussi de grands chiens de mer, poissons voraces s’il en fut. On a le droit de ne point croire aux rĂ©cits des pĂȘcheurs, mais voici ce qu’ils racontent. On a trouvĂ© dans le corps de l’un de ces animaux une tĂȘte de buffle et un veau tout entier ; dans un autre, deux thons et un matelot en uniforme ; dans un autre, un soldat avec son sabre ; dans un autre enfin, un cheval avec son cavalier. Tout ceci, Ă  vrai dire, n’est pas article de foi. Toujours est-il qu’aucun de ces animaux ne se laissa prendre aux filets du Nautilus, et que je ne pus vĂ©rifier leur voracitĂ©. Des troupes Ă©lĂ©gantes et folĂątres de dauphins nous accompagnĂšrent pendant des jours entiers. Ils allaient par bandes de cinq ou six, chassant en meute comme les loups dans les campagnes ; d’ailleurs, non moins voraces que les chiens de mer, si j’en crois un professeur de Copenhague, qui retira de l’estomac d’un dauphin treize marsouins et quinze phoques. C’était, il est vrai, un Ă©paulard, appartenant Ă  la plus grande espĂšce connue, et dont la longueur dĂ©passe quelquefois vingt-quatre pieds. Cette famille des delphiniens compte dix genres, et ceux que j’aperçus tenaient du genre des delphinorinques, remarquables par un museau excessivement Ă©troit et quatre fois long comme le crĂąne. Leur corps, mesurant trois mĂštres, noir en dessus, Ă©tait en dessous d’un blanc rosĂ© semĂ© de petites taches trĂšs-rares. Je citerai aussi, dans ces mers, de curieux Ă©chantillons de ces poissons de l’ordre des acanthoptĂ©rigiens et de la famille des sciĂ©noĂŻdes. Quelques auteurs, — plus poĂštes que naturalistes, — prĂ©tendent que ces poissons chantent mĂ©lodieusement, et que leurs voix rĂ©unies forment un concert qu’un chƓur de voix humaines ne saurait Ă©galer. Je ne dis pas non, mais ces sciĂšnes ne nous donnĂšrent aucune sĂ©rĂ©nade Ă  notre passage, et je le regrette. Pour terminer enfin, Conseil classa une grande quantitĂ© de poissons volants. Rien n’était plus curieux que de voir les dauphins leur donner la chasse avec une prĂ©cision merveilleuse. Quelle que fĂ»t la portĂ©e de son vol, quelque trajectoire qu’il dĂ©crivĂźt, mĂȘme au-dessus du Nautilus, l’infortunĂ© poisson trouvait toujours la bouche du dauphin ouverte pour le recevoir. C’étaient ou des pirapĂšdes, ou des trigles-milans, Ă  bouche lumineuse, qui, pendant la nuit, aprĂšs avoir tracĂ© des raies de feu dans l’atmosphĂšre, plongeaient dans les eaux sombres comme autant d’étoiles filantes. Jusqu’au 13 mars, notre navigation se continua dans ces conditions. Ce jour-lĂ , le Nautilus fut employĂ© Ă  des expĂ©riences de sondages qui m’intĂ©ressĂšrent vivement. Nous avions fait alors prĂšs de treize mille lieues depuis notre dĂ©part dans les hautes mers du Pacifique. Le point nous mettait par 45°37’ de latitude sud et 37°53’ de longitude ouest. C’étaient ces mĂȘmes parages oĂč le capitaine Denham de l’HĂ©rald fila quatorze mille mĂštres de sonde sans trouver de fond. LĂ  aussi, le lieutenant Parcker de la frĂ©gate amĂ©ricaine Congress n’avait pu atteindre le sol sous-marin par quinze mille cent quarante mĂštres. Le capitaine Nemo rĂ©solut d’envoyer son Nautilus Ă  la plus extrĂȘme profondeur Ă  fin de contrĂŽler ces diffĂ©rents sondages. Je me prĂ©parai Ă  noter tous les rĂ©sultats de l’expĂ©rience. Les panneaux du salon furent ouverts, et les manƓuvres commencĂšrent pour atteindre ces couches si prodigieusement reculĂ©es. On pense bien qu’il ne fut pas question de plonger en remplissant les rĂ©servoirs. Peut-ĂȘtre n’eussent-ils pu accroĂźtre suffisamment la pesanteur spĂ©cifique du Nautilus. D’ailleurs, pour remonter, il aurait fallu chasser cette surcharge d’eau, et les pompes n’auraient pas Ă©tĂ© assez puissantes pour vaincre la pression extĂ©rieure. Le capitaine Nemo rĂ©solut d’aller chercher le fond ocĂ©anique par une diagonale suffisamment allongĂ©e, au moyen de ses plans latĂ©raux qui furent placĂ©s sous un angle de quarante-cinq degrĂ©s avec les lignes d’eau du Nautilus. Puis, l’hĂ©lice fut portĂ©e Ă  son maximum de vitesse, et sa quadruple branche battit les flots avec une indescriptible violence. Sous cette poussĂ©e puissante, la coque du Nautilus frĂ©mit comme une corde sonore et s’enfonça rĂ©guliĂšrement sous les eaux. Le capitaine et moi, postĂ©s dans le salon, nous suivions l’aiguille du manomĂštre qui dĂ©viait rapidement. BientĂŽt fut dĂ©passĂ©e cette zone habitable oĂč rĂ©sident la plupart des poissons. Si quelques-uns de ces animaux ne peuvent vivre qu’à la surface des mers ou des fleuves, d’autres, moins nombreux, se tiennent Ă  des profondeurs assez grandes. Parmi ces derniers, j’observais l’hexanche, espĂšce de chien de mer muni de six fentes respiratoires, le tĂ©lescope aux yeux Ă©normes, le malarmat-cuirassĂ©, aux thoracines grises, aux pectorales noires, que protĂ©geait son plastron de plaques osseuses d’un rouge pĂąle, puis enfin le grenadier, qui, vivant par douze cents mĂštres de profondeur, supportait alors une pression de cent vingt atmosphĂšres. Je demandai au capitaine Nemo s’il avait observĂ© des poissons Ă  des profondeurs plus considĂ©rables. Des poissons ? me rĂ©pondit-il, rarement. Mais dans l’état actuel de la science, que prĂ©sume-t-on, que sait-on ? — Le voici, capitaine. On sait que en allant vers les basses couches de l’OcĂ©an, la vie vĂ©gĂ©tale disparaĂźt plus vite que la vie animale. On sait que, lĂ  oĂč se rencontrent encore des ĂȘtres animĂ©s, ne vĂ©gĂšte plus une seule hydrophyte. On sait que les pĂšlerines, les huĂźtres vivent par deux mille mĂštres d’eau, et que Mac Clintock, le hĂ©ros des mers polaires, a retirĂ© une Ă©toile vivante d’une profondeur de deux mille cinq cents mĂštres. On sait que l’équipage du Bull-Dog, de la Marine Royale, a pĂȘchĂ© une astĂ©rie par deux mille six cent vingt brasses, soit plus d’une lieue de profondeur. Mais, capitaine Nemo, peut-ĂȘtre me direz-vous qu’on ne sait rien ? — Non, monsieur le professeur, rĂ©pondit le capitaine, je n’aurai pas cette impolitesse. Toutefois, je vous demanderai comment vous expliquez que des ĂȘtres puissent vivre Ă  de telles profondeurs ? — Je l’explique par deux raisons, rĂ©pondis-je. D’abord, parce que les courants verticaux, dĂ©terminĂ©s par les diffĂ©rences de salure et de densitĂ© des eaux, produisent un mouvement qui suffit Ă  entretenir la vie rudimentaire des encrines et des astĂ©ries. — Juste, fit le capitaine. — Ensuite, parce que, si l’oxygĂšne est la base de la vie, on sait que la quantitĂ© d’oxygĂšne dissous dans l’eau de mer augmente avec la profondeur au lieu de diminuer, et que la pression des couches basses contribue Ă  l’y comprimer. — Ah ! on sait cela ? rĂ©pondit le capitaine Nemo, d’un ton lĂ©gĂšrement surpris. Eh bien, monsieur le professeur, on a raison de le savoir, car c’est la vĂ©ritĂ©. J’ajouterai, en effet, que la vessie natatoire des poissons renferme plus d’azote que d’oxygĂšne, quand ces animaux sont pĂȘchĂ©s Ă  la surface des eaux, et plus d’oxygĂšne que d’azote, au contraire, quand ils sont tirĂ©s des grandes profondeurs. Ce qui donne raison Ă  votre systĂšme. Mais continuons nos observations. » Mes regards se reportĂšrent sur le manomĂštre. L’instrument indiquait une profondeur de six mille mĂštres. Notre immersion durait depuis une heure. Le Nautilus, glissant sur ses plans inclinĂ©s, s’enfonçait toujours. Les eaux dĂ©sertes Ă©taient admirablement transparentes et d’une diaphanitĂ© que rien ne saurait peindre. Une heure plus tard, nous Ă©tions par treize mille mĂštres, — trois lieues et quart environ, — et le fond de l’OcĂ©an ne se laissait pas pressentir. Cependant, par quatorze mille mĂštres, j’aperçus des pics noirĂątres qui surgissaient au milieu des eaux. Mais ces sommets pouvaient appartenir Ă  des montagnes hautes comme l’Hymalaya ou le Mont-Blanc, plus hautes mĂȘme, et la profondeur de ces abĂźmes demeurait inĂ©valuable. Le Nautilus descendit plus bas encore, malgrĂ© les puissantes pressions qu’il subissait. Je sentais ses tĂŽles trembler sous la jointure de leurs boulons ; ses barreaux s’arquaient ; ses cloisons gĂ©missaient ; les vitres du salon semblaient se gondoler sous la pression des eaux. Et ce solide appareil eĂ»t cĂ©dĂ© sans doute, si, ainsi que l’avait dit son capitaine, il n’eĂ»t Ă©tĂ© capable de rĂ©sister comme un bloc plein. En rasant les pentes de ces roches perdues sous les eaux, j’apercevais encore quelques coquilles, des serpula, des spinorbis vivantes, et certains Ă©chantillons d’astĂ©ries. Mais bientĂŽt ces derniers reprĂ©sentants de la vie animale disparurent, et, au-dessous de trois lieues, le Nautilus dĂ©passa les limites de l’existence sous-marine, comme fait le ballon qui s’élĂšve dans les airs au-dessus des zones respirables. Nous avions atteint une profondeur de seize mille mĂštres, — quatre lieues, — et les flancs du Nautilus supportaient alors une pression de seize cents atmosphĂšres, c’est-Ă -dire seize cents kilogrammes par chaque centimĂštre carrĂ© de sa surface ! Quelle situation ! m’écriai-je. Parcourir dans ces rĂ©gions profondes oĂč l’homme n’est jamais parvenu ! Voyez, capitaine, voyez ces rocs magnifiques, ces grottes inhabitĂ©es, ces derniers rĂ©ceptacles du globe, oĂč la vie n’est plus possible ! Quels sites inconnus et pourquoi faut-il que nous soyons rĂ©duits Ă  n’en conserver que le souvenir ? — Vous plairait-il, me demanda le capitaine Nemo, d’en rapporter mieux que le souvenir ? — Que voulez-vous dire par ces paroles ? — Je veux dire que rien n’est plus facile que de prendre une vue photographique de cette rĂ©gions sous-marine ! » Je n’avais pas eu le temps d’exprimer la surprise que me causait cette nouvelle proposition, que sur un appel du capitaine Nemo, un objectif Ă©tait apportĂ© dans le salon. Par les panneaux largement ouverts, le milieu liquide Ă©clairĂ© Ă©lectriquement, se distribuait avec une clartĂ© parfaite. Nulle ombre, nulle dĂ©gradation de notre lumiĂšre factice. Le soleil n’eĂ»t pas Ă©tĂ© plus favorable Ă  une opĂ©ration de cette nature. Le Nautilus, sous la poussĂ©e de son hĂ©lice, maĂźtrisĂ©e par l’inclinaison de ses plans, demeurait immobile. L’instrument fut braquĂ© sur ces sites du fond ocĂ©anique, et en quelques secondes, nous avions obtenu un nĂ©gatif d’une extrĂȘme puretĂ©. C’est l’épreuve positive que j’en donne ici. C’est l’épreuve positive que j’en donne ici. On y voit ces roches primordiales qui n’ont jamais connu la lumiĂšre des cieux, ces granits infĂ©rieurs qui forment la puissante assise du globe, ces grottes profondes Ă©vidĂ©es dans la masse pierreuse, ces profils d’une incomparable nettetĂ© et dont le trait terminal se dĂ©tache en noir, comme s’il Ă©tait dĂ» au pinceau de certains artistes flamands. Puis, au-delĂ , un horizon de montagnes, une admirable ligne ondulĂ©e qui compose les arriĂšre-plans du paysage. Je ne puis dĂ©crire cet ensemble de roches lisses, noires, polies, sans une mousse, sans une tache, aux formes Ă©trangement dĂ©coupĂ©es et solidement Ă©tablies sur ce tapis de sable qui Ă©tincelait sous les jets de la lumiĂšre Ă©lectrique. Cependant, le capitaine Nemo, aprĂšs avoir terminĂ© son opĂ©ration, m’avait dit Remontons monsieur le professeur. Il ne faut pas abuser de cette situation ni exposer trop longtemps le Nautilus Ă  de pareilles pressions. — Remontons ! rĂ©pondis-je. — Tenez-vous bien. » Je n’avais pas encore eu le temps de comprendre pourquoi le capitaine me faisait cette recommandation, quand je fus prĂ©cipitĂ© sur le tapis. Son hĂ©lice embrayĂ©e sur un signal du capitaine, ses plans dressĂ©s verticalement, le Nautilus, emportĂ© comme un ballon dans les airs, s’enlevait avec une rapiditĂ© foudroyante. Il coupait la masse des eaux avec un frĂ©missement sonore. Aucun dĂ©tail n’était visible. En quatre minutes, il avait franchi les quatre lieues qui le sĂ©paraient de la surface de l’OcĂ©an, et, aprĂšs avoir Ă©mergĂ© comme un poisson volant, il retombait en faisant jaillir les flots Ă  une prodigieuse hauteur. CHAPITRE XIICACHALOTS ET BALEINES. Pendant la nuit du 13 au 14 mars, le Nautilus reprit sa direction vers le sud. Je pensais qu’à la hauteur du cap Horn, il mettrait le cap Ă  l’ouest afin de rallier les mers du Pacifique et d’achever son tour du monde. Il n’en fit rien et continua de remonter vers les rĂ©gions australes. OĂč voulait-il donc aller ? Au pĂŽle ? C’était insensĂ©. Je commençai Ă  croire que les tĂ©mĂ©ritĂ©s du capitaine justifiaient suffisamment les apprĂ©hensions de Ned Land. Quand Ned rencontrait le capitaine
 Le Canadien, depuis quelque temps, ne me parlait plus de ses projets de fuite. Il Ă©tait devenu moins communicatif, presque silencieux. Je voyais combien cet emprisonnement prolongĂ© lui pesait. Je sentais ce qui s’amassait de colĂšre en lui. Lorsqu’il rencontrait le capitaine, ses yeux s’allumaient d’un feu sombre, et je craignais toujours que sa violence naturelle ne le portĂąt Ă  quelque extrĂ©mitĂ©. Ce jour-lĂ , 14 mars, Conseil et lui vinrent me trouver dans ma chambre. Je leur demandai la raison de leur visite. Une simple question Ă  vous poser, monsieur, me rĂ©pondit le Canadien. — Parlez, Ned. — Combien d’hommes croyez-vous qu’il y ait Ă  bord du Nautilus ? — Je ne saurais le dire, mon ami. — Il me semble, reprit Ned Land, que sa manƓuvre ne nĂ©cessite pas un nombreux Ă©quipage. — En effet, rĂ©pondis-je, dans les conditions oĂč il se trouve, une dizaine d’hommes au plus doivent suffire Ă  le manƓuvrer. — Eh bien, dit le Canadien, pourquoi y en aurait-il davantage ? — Pourquoi ? » rĂ©pliquai-je. Je regardai fixement Ned Land, dont les intentions Ă©taient faciles Ă  deviner. Parce que, dis-je, si j’en crois mes pressentiments, si j’ai bien compris l’existence du capitaine, le Nautilus n’est pas seulement un navire. Ce doit ĂȘtre un lieu de refuge pour ceux qui, comme son commandant, ont rompu toute relation avec la terre. — Peut-ĂȘtre, dit Conseil, mais enfin le Nautilus ne peut contenir qu’un certain nombre d’hommes, et monsieur ne pourrait-il Ă©valuer ce maximum ? — Comment cela, Conseil ? — Par le calcul. Étant donnĂ© la capacitĂ© du navire que monsieur connaĂźt, et, par consĂ©quent, la quantitĂ© d’air qu’il renferme ; sachant d’autre part ce que chaque homme dĂ©pense dans l’acte de la respiration, et comparant ces rĂ©sultats avec la nĂ©cessitĂ© oĂč le Nautilus est de remonter toutes les vingt-quatre heures
 » La phrase de Conseil n’en finissait pas, mais je vis bien oĂč il voulait en venir. Je te comprends, dis-je ; mais ce calcul-lĂ , facile Ă  Ă©tablir d’ailleurs, ne peut donner qu’un chiffre trĂšs incertain. — N’importe, reprit Ned Land, en insistant. — Voici le calcul, rĂ©pondis-je. Chaque homme dĂ©pense en une heure l’oxygĂšne contenu dans cent litres d’air, soit en vingt-quatre heures l’oxygĂšne contenu dans deux mille quatre cents litres. Il faut donc chercher combien de fois le Nautilus renferme deux mille quatre cents litres d’air. — PrĂ©cisĂ©ment, dit Conseil. — Or, repris-je, la capacitĂ© du Nautilus Ă©tant de quinze cents tonneaux, et celle du tonneau de mille litres, le Nautilus renferme quinze cent mille litres d’air, qui, divisĂ©s par deux mille quatre cents
 » Je calculai rapidement au crayon 
 donnent au quotient six cent vingt-cinq. Ce qui revient Ă  dire que l’air contenu dans le Nautilus pourrait rigoureusement suffire Ă  six cent vingt-cinq hommes pendant vingt-quatre heures. -Six cent vingt-cinq ! rĂ©pĂ©ta Ned. — Mais tenez pour certain, ajoutai-je, que, tant passagers que marins ou officiers, nous ne formons pas la dixiĂšme partie de ce chiffre. — C’est encore trop pour trois hommes ! murmura Conseil. — Donc, mon pauvre Ned, je ne puis que vous conseiller la patience. — Et mĂȘme mieux que la patience, rĂ©pondit Conseil, la rĂ©signation. » Conseil avait employĂ© le mot juste. AprĂšs tout, reprit-il, le capitaine Nemo ne peut pas aller toujours au sud ! Il faudra bien qu’il s’arrĂȘte, ne fĂ»t-ce que devant la banquise, et qu’il revienne vers des mers plus civilisĂ©es ! Alors, il sera temps de reprendre les projets de Ned Land. » Le Canadien secoua la tĂȘte, passa la main sur son front, ne rĂ©pondit pas, et se retira. Que monsieur me permette de lui faire une observation, me dit alors Conseil. Ce pauvre Ned pense Ă  tout ce qu’il ne peut pas avoir. Tout lui revient de sa vie passĂ©e. Tout lui semble regrettable de ce qui nous est interdit. Ses anciens souvenirs l’oppressent et il a le cƓur gros. Il faut le comprendre. Qu’est-ce qu’il a Ă  faire ici ? Rien. Il n’est pas un savant comme monsieur, et ne saurait prendre le mĂȘme goĂ»t que nous aux choses admirables de la mer. Il risquerait tout pour pouvoir entrer dans une taverne de son pays ! » Il est certain que la monotonie du bord devait paraĂźtre insupportable au Canadien, habituĂ© Ă  une vie libre et active. Les Ă©vĂ©nements qui pouvaient le passionner Ă©taient rares. Cependant, ce jour-lĂ , un incident vint lui rappeler ses beaux jours de harponneur. Vers onze heures du matin, Ă©tant Ă  la surface de l’OcĂ©an, le Nautilus tomba au milieu d’une troupe de baleines. Rencontre qui ne me surprit pas, car je savais que ces animaux, chassĂ©s Ă  outrance, se sont rĂ©fugiĂ©s dans les bassins des hautes latitudes. Le Nautilus tomba au milieu d’un troupeau de baleines. Le rĂŽle jouĂ© par la baleine dans le monde marin, et son influence sur les dĂ©couvertes gĂ©ographiques, ont Ă©tĂ© considĂ©rables. C’est elle, qui, entraĂźnant Ă  sa suite, les Basques d’abord, puis les Asturiens, les Anglais et les Hollandais, les enhardit contre les dangers de l’OcĂ©an et les conduisit d’une extrĂ©mitĂ© de la terre Ă  l’autre. Les baleines aiment Ă  frĂ©quenter les mers australes et borĂ©ales. D’anciennes lĂ©gendes prĂ©tendent mĂȘme que ces cĂ©tacĂ©s amenĂšrent les pĂȘcheurs jusqu’à sept lieues seulement du pĂŽle nord. Si le fait est faux, il sera vrai un jour et c’est probablement ainsi, en chassant la baleine dans les rĂ©gions arctiques ou antarctiques, que les hommes atteindront ce point inconnu du globe. Nous Ă©tions assis sur la plate-forme par une mer tranquille. Mais le mois d’octobre de ces latitudes nous donnait de belles journĂ©es d’automne. Ce fut le Canadien, — il ne pouvait s’y tromper, — qui signala une baleine Ă  l’horizon dans l’est. En regardant attentivement, on voyait son dos noirĂątre s’élever et s’abaisser alternativement au-dessus des flots, Ă  cinq milles du Nautilus. Ah ! s’écria Ned Land, si j’étais Ă  bord d’un baleinier, voilĂ  une rencontre qui me ferait plaisir ! C’est un animal de grande taille ! Voyez avec quelle puissance ses Ă©vents rejettent des colonnes d’air et de vapeur ! Mille diables ! pourquoi faut-il que je sois enchaĂźnĂ© sur ce morceau de tĂŽle ! — Quoi ! Ned, rĂ©pondis-je, vous n’ĂȘtes pas encore revenu de vos vieilles idĂ©es de pĂȘche ? — Est-ce qu’un pĂȘcheur de baleines, monsieur, peut oublier son ancien mĂ©tier ? Est-ce qu’on se lasse jamais des Ă©motions d’une pareille chasse ? — Vous n’avez jamais pĂȘchĂ© dans ces mers, Ned ? — Jamais, monsieur. Dans les mers borĂ©ales seulement, et autant dans le dĂ©troit de Bering que dans celui de Davis. — Alors la baleine australe vous est encore inconnue. C’est la baleine franche que vous avez chassĂ©e jusqu’ici, et elle ne se hasarderait pas Ă  passer les eaux chaudes de l’Équateur. — Ah ! monsieur le professeur, que me dites-vous lĂ  ? rĂ©pliqua le Canadien d’un ton passablement incrĂ©dule. — Je dis ce qui est. — Par exemple ! Moi qui vous parle, en soixante-cinq, voilĂ  deux ans et demi, j’ai amarinĂ© prĂšs du Groenland une baleine qui portait encore dans son flanc le harpon poinçonnĂ© d’un baleinier de Bering. Or, je vous demande, comment aprĂšs avoir Ă©tĂ© frappĂ© Ă  l’ouest de l’AmĂ©rique, l’animal serait venu se faire tuer Ă  l’est, s’il n’avait, aprĂšs avoir doublĂ©, soit le cap Horn, soit le cap de Bonne EspĂ©rance, franchi l’Équateur ? J’ai amarinĂ©, prĂšs du Groenland, une baleine. — Je pense comme l’ami Ned, dit Conseil, et j’attends ce que rĂ©pondra monsieur. — Monsieur vous rĂ©pondra, mes amis, que les baleines sont localisĂ©es, suivant leurs espĂšces, dans certaines mers qu’elles ne quittent pas. Et si l’un de ces animaux est venu du dĂ©troit de Bering dans celui de Davis, c’est tout simplement parce qu’il existe un passage d’une mer Ă  l’autre, soit sur les cĂŽtes de l’AmĂ©rique, soit sur celles de l’Asie. — Faut-il vous croire ? demanda le Canadien, en fermant un Ɠil. — Il faut croire monsieur, rĂ©pondit Conseil. — DĂšs-lors, reprit le Canadien, puisque je n’ai jamais pĂȘchĂ© dans ces parages, je ne connais point les baleines qui les frĂ©quentent ? — Je vous l’ai dit, Ned. — Raison de plus pour faire leur connaissance, rĂ©pliqua Conseil. — Voyez ! voyez ! s’écria le Canadien la voix Ă©mue. Elle s’approche ! Elle vient sur nous ! Elle me nargue ! Elle sait que je ne peux rien contre elle ! » Ned frappait du pied. Sa main frĂ©missait en brandissant un harpon imaginaire. Ces cĂ©tacĂ©s, demanda-t-il, sont-ils aussi gros que ceux des mers borĂ©ales ? — À peu prĂšs, Ned. — C’est que j’ai vu de grosses baleines, monsieur, des baleines qui mesuraient jusqu’à cent pieds de longueur ! Je me suis mĂȘme laissĂ© dire que le Hullamock et l’Umgallick des Ăźles AlĂ©outiennes dĂ©passaient quelquefois cent cinquante pieds. — Ceci me paraĂźt exagĂ©rĂ©, rĂ©pondis-je. Ces animaux ne sont que des baleinoptĂšres, pourvus de nageoires dorsales, et de mĂȘme que les cachalots, ils sont gĂ©nĂ©ralement plus petits que la baleine franche. — Ah ! s’écria le Canadien, dont les regards ne quittaient pas l’OcĂ©an, elle se rapproche, elle vient dans les eaux du Nautilus ! » Puis, reprenant sa conversation Vous parlez, dit-il, du cachalot comme d’une petite bĂȘte ! On cite cependant des cachalots gigantesques. Ce sont des cĂ©tacĂ©s intelligents. Quelques-uns, dit-on, se couvrent d’algues et de fucus. On les prend pour des Ăźlots. On campe dessus, on s’y installe, on fait du feu
 — On y bĂątit des maisons, dit Conseil. — Oui, farceur, rĂ©pondit Ned Land. Puis, un beau jour l’animal plonge et entraĂźne tous ses habitants au fond de l’abĂźme. — Comme dans les voyages de Simbad le marin, rĂ©pliquai-je en riant. — Ah ! maĂźtre Land, il paraĂźt que vous aimez les histoires extraordinaires ! Quels cachalots que les vĂŽtres ! J’espĂšre que vous n’y croyez pas ! — Monsieur le naturaliste, rĂ©pondit sĂ©rieusement le Canadien, il faut tout croire de la part des baleines ! — Comme elle marche, celle-ci ! Comme elle se dĂ©robe ! — On prĂ©tend que ces animaux-lĂ  peuvent faire le tour du monde en quinze jours. — Je ne dis pas non. — Mais, ce que vous ne savez sans doute pas, monsieur Aronnax, c’est que, au commencement du monde, les baleines filaient plus rapidement encore. — Ah ! vraiment, Ned ! Et pourquoi cela ? — Parce que alors, elles avaient la queue en travers, comme les poissons, c’est-Ă -dire que cette queue, comprimĂ©e verticalement, frappait l’eau de gauche Ă  droite et de droite Ă  gauche. Mais le CrĂ©ateur, s’apercevant qu’elles marchaient trop vite, leur tordit la queue, et depuis ce temps-lĂ , elles battent les flots de haut en bas au dĂ©triment de leur rapiditĂ©. — Bon, Ned, dis-je, en reprenant une expression du Canadien, faut-il vous croire ? — Pas trop, rĂ©pondit Ned Land, et pas plus que si je vous disais qu’il existe des baleines longues de trois cents pieds et pesant cent mille livres. — C’est beaucoup, en effet, dis-je. Cependant, il faut avouer que certains cĂ©tacĂ©s acquiĂšrent un dĂ©veloppement considĂ©rable, puisque, dit-on, ils fournissent jusqu’à cent vingt tonnes d’huile. — Pour ça, je l’ai vu, dit le Canadien. — Je le crois volontiers, Ned, comme je crois que certaines baleines Ă©galent en grosseur cent Ă©lĂ©phants. Jugez des effets produits par une telle masse lancĂ©e Ă  toute vitesse ! — Est-il vrai, demanda Conseil, qu’elles peuvent couler des navires ? — Des navires, je ne le crois pas, rĂ©pondis-je. On raconte, cependant, qu’en 1820, prĂ©cisĂ©ment dans ces mers du sud, une baleine se prĂ©cipita sur l’Essex et le fit reculer avec une vitesse de quatre mĂštres par seconde. Des lames pĂ©nĂ©trĂšrent par l’arriĂšre, et l’Essex sombra presque aussitĂŽt. » Ned me regarda d’un air narquois. Pour mon compte, dit-il, j’ai reçu un coup de queue de baleine, — dans mon canot, cela va sans dire. Mes compagnons et moi, nous avons Ă©tĂ© lancĂ©s Ă  une hauteur de six mĂštres. Mais auprĂšs de la baleine de monsieur le professeur, la mienne n’était qu’un baleineau. — Est-ce que ces animaux-lĂ  vivent longtemps ? demanda Conseil. — Mille ans, rĂ©pondit le Canadien sans hĂ©siter. — Et comment le savez-vous, Ned ? — Parce qu’on le dit. — Et pourquoi le dit-on ? — Parce qu’on le sait. — Non, Ned, on ne le sait pas, mais on le suppose, et voici le raisonnement sur lequel on s’appuie. Il y a quatre cents ans, lorsque les pĂȘcheurs chassĂšrent pour la premiĂšre fois les baleines, ces animaux avaient une taille supĂ©rieure Ă  celle qu’ils acquiĂšrent aujourd’hui. On suppose donc, assez logiquement, que l’infĂ©rioritĂ© des baleines actuelles vient de ce qu’elles n’ont pas eu le temps d’atteindre leur complet dĂ©veloppement. C’est ce qui a fait dire Ă  Buffon que ces cĂ©tacĂ©s pouvaient et devaient mĂȘme vivre mille ans. Vous entendez ? » Ned Land n’entendait pas. Il n’écoutait plus. La baleine s’approchait toujours. Il la dĂ©vorait des yeux. Ah ! s’écria-t-il, ce n’est plus une baleine, c’est dix, c’est vingt, c’est un troupeau tout entier ! Et ne pouvoir rien faire ! Être lĂ  pieds et poings liĂ©s ! — Mais, ami Ned, dit Conseil, pourquoi ne pas demander au capitaine Nemo la permission de chasser ?
 » Conseil n’avait pas achevĂ© sa phrase, que Ned Land s’était affalĂ© par le panneau et courait Ă  la recherche du capitaine. Quelques instants aprĂšs, tous deux reparaissaient sur la plate-forme. Le capitaine Nemo observa le troupeau de cĂ©tacĂ©s qui se jouait sur les eaux Ă  un mille du Nautilus. Ce sont des baleines australes, dit-il. Il y a lĂ  la fortune d’une flotte de baleiniers. — Eh ! bien, monsieur, demanda le Canadien, ne pourrais-je leur donner la chasse, ne fĂ»t-ce que pour ne pas oublier mon ancien mĂ©tier de harponneur ? — À quoi bon, rĂ©pondit le capitaine Nemo, chasser uniquement pour dĂ©truire ! Nous n’avons que faire d’huile de baleine Ă  bord. — Cependant, monsieur, reprit le Canadien, dans la mer Rouge, vous nous avez autorisĂ©s Ă  poursuivre un dugong ! — Il s’agissait alors de procurer de la viande fraĂźche Ă  mon Ă©quipage. Ici, ce serait tuer pour tuer. Je sais bien que c’est un privilĂšge rĂ©servĂ© Ă  l’homme, mais je n’admets pas ces passe-temps meurtriers. En dĂ©truisant la baleine australe comme la baleine franche, ĂȘtres inoffensifs et bons, vos pareils, maĂźtre Land, commettent une action blĂąmable. C’est ainsi qu’ils ont dĂ©jĂ  dĂ©peuplĂ© toute la baie de Baffin, et qu’ils anĂ©antiront une classe d’animaux utiles. Laissez donc tranquilles ces malheureux cĂ©tacĂ©s. Ils ont bien assez de leurs ennemis naturels, les cachalots, les espadons et les scies, sans que vous vous en mĂȘliez. » Je laisse Ă  imaginer la figure que faisait le Canadien pendant ce cours de morale. Donner de semblables raisons Ă  un chasseur, c’était perdre ses paroles. Ned Land regardait le capitaine Nemo et ne comprenait Ă©videmment pas ce qu’il voulait lui dire. Cependant, le capitaine avait raison. L’acharnement barbare et inconsidĂ©rĂ© des pĂȘcheurs fera disparaĂźtre un jour la derniĂšre baleine de l’OcĂ©an. Ned Land siffla entre les dents son Yankee doodle, fourra ses mains dans ses poches et nous tourna le dos. Cependant le capitaine Nemo observait le troupeau de cĂ©tacĂ©s, et s’adressant Ă  moi J’avais raison de prĂ©tendre, que sans compter l’homme, les baleines ont assez d’autres ennemis naturels. Celles-ci vont avoir affaire Ă  forte partie avant peu. Apercevez-vous, monsieur Aronnax, Ă  huit milles sous le vent ces points noirĂątres qui sont en mouvement ? — Oui, capitaine, rĂ©pondis-je. — Ce sont des cachalots, animaux terribles que j’ai quelquefois rencontrĂ©s par troupes de deux ou trois cents ! Quant Ă  ceux-lĂ , bĂȘtes cruelles et malfaisantes, on a raison de les exterminer. » Le Canadien se retourna vivement Ă  ces derniers mots. Eh bien, capitaine, dis-je, il est temps encore, dans l’intĂ©rĂȘt mĂȘme des baleines
 — Inutile de s’exposer, monsieur le professeur. Le Nautilus suffira Ă  disperser ces cachalots. Il est armĂ© d’un Ă©peron d’acier qui vaut bien le harpon de maĂźtre Land, j’imagine. » Le Canadien ne se gĂȘna pas pour hausser les Ă©paules. Attaquer des cĂ©tacĂ©s Ă  coups d’éperon ! Qui avait jamais entendu parler de cela ? Attendez, monsieur Aronnax, dit le capitaine Nemo. Nous vous montrerons une chasse que vous ne connaissez pas encore. Pas de pitiĂ© pour ces fĂ©roces cĂ©tacĂ©s. Ils ne sont que bouche et dents ! » Ce ne sont que bouche et dents. Bouche et dents ! On ne pouvait mieux peindre le cachalot macrocĂ©phale, dont la taille dĂ©passe quelque fois vingt-cinq mĂštres. La tĂȘte Ă©norme de ce cĂ©tacĂ© occupe environ le tiers de son corps. Mieux armĂ© que la baleine, dont la mĂąchoire supĂ©rieure est seulement garnie de fanons, il est muni de vingt-cinq grosses dents, hautes de vingt centimĂštres, cylindriques et coniques Ă  leur sommet, et qui pĂšsent deux livres chacune. C’est Ă  la partie supĂ©rieure de cette Ă©norme tĂȘte et dans de grandes cavitĂ©s sĂ©parĂ©es par des cartilages, que se trouvent trois Ă  quatre cents kilogrammes de cette huile prĂ©cieuse, dite blanc de baleine ». Le cachalot est un animal disgracieux, plutĂŽt tĂȘtard que poisson, suivant la remarque de FrĂ©dol. Il est mal construit, Ă©tant pour ainsi dire manquĂ© » dans toute la partie gauche de sa charpente, et n’y voyant guĂšre que de l’Ɠil droit. Cependant, le monstrueux troupeau s’approchait toujours. Il avait aperçu les baleines et se prĂ©parait Ă  les attaquer. On pouvait prĂ©juger, d’avance, la victoire des cachalots, non seulement parce qu’ils sont mieux bĂątis pour l’attaque que leurs inoffensifs adversaires, mais aussi parce qu’ils peuvent rester plus longtemps sous les flots, sans venir respirer Ă  leur surface. Il n’était que temps d’aller au secours des baleines. Le Nautilus se mit entre deux eaux. Conseil, Ned et moi, nous prĂźmes place devant les vitres du salon. Le capitaine Nemo se rendit prĂšs du timonier pour manƓuvrer son appareil comme un engin de destruction. BientĂŽt, je sentis les battements de l’hĂ©lice se prĂ©cipiter et notre vitesse s’accroĂźtre. Le combat Ă©tait dĂ©jĂ  commencĂ© entre les cachalots et les baleines, lorsque le Nautilus arriva. Il manƓuvra de maniĂšre Ă  couper la troupe des macrocĂ©phales. Ceux-ci, tout d’abord, se montrĂšrent peu Ă©mus Ă  la vue du nouveau monstre qui se mĂȘlait Ă  la bataille. Mais bientĂŽt ils durent se garer de ses coups. Quelle lutte ! Ned Land lui-mĂȘme, bientĂŽt enthousiasmĂ©, finit par battre des mains. Le Nautilus n’était plus qu’un harpon formidable, brandi par la main de son capitaine. Il se lançait contre ces masses charnues et les traversait de part en part, laissant aprĂšs son passage deux grouillantes moitiĂ©s d’animal. Les formidables coups de queue qui frappaient ses flancs, il ne les sentait pas. Les chocs qu’il produisait, pas davantage. Un cachalot exterminĂ©, il courait Ă  un autre, virait sur place pour ne pas manquer sa proie, allant de l’avant, de l’arriĂšre, docile Ă  son gouvernail, plongeant quand le cĂ©tacĂ© s’enfonçait dans les couches profondes, remontant avec lui lorsqu’il revenait Ă  la surface, le frappant de plein ou d’écharpe, le coupant ou le dĂ©chirant, et dans toutes les directions et sous toutes les allures, le perçant de son terrible Ă©peron. Quel carnage ! Quel bruit Ă  la surface des flots ! Quels sifflements aigus et quels ronflements particuliers Ă  ces animaux Ă©pouvantĂ©s ! Au milieu de ces couches ordinairement si paisibles, leur queue crĂ©ait de vĂ©ritables houles. Pendant une heure se prolongea cet homĂ©rique massacre, auquel les macrocĂ©phales ne pouvaient se soustraire. Plusieurs fois, dix ou douze rĂ©unis essayĂšrent d’écraser le Nautilus sous leur masse. On voyait, Ă  la vitre, leur gueule Ă©norme pavĂ©e de dents, leur Ɠil formidable. Ned Land, qui ne se possĂ©dait plus, les menaçait et les injuriait. On sentait qu’ils se cramponnaient Ă  notre appareil, comme des chiens qui coiffent un ragot sous les taillis. Mais le Nautilus, forçant son hĂ©lice, les emportait, les entraĂźnait, ou les ramenait vers le niveau supĂ©rieur des eaux, sans se soucier ni de leur poids Ă©norme, ni de leurs puissantes Ă©treintes. Enfin la masse des cachalots s’éclaircit. Les flots redevinrent tranquilles. Je sentis que nous remontions Ă  la surface de l’OcĂ©an. Le panneau fut ouvert, et nous nous prĂ©cipitĂąmes sur la plate-forme. La mer Ă©tait couverte de cadavres mutilĂ©s. Une explosion formidable n’eĂ»t pas divisĂ©, dĂ©chirĂ©, dĂ©chiquetĂ© avec plus de violence ces masses charnues. Nous flottions au milieu de corps gigantesques, bleuĂątres sur le dos, blanchĂątres sous le ventre, et tout bossuĂ©s d’énormes protubĂ©rances. Quelques cachalots Ă©pouvantĂ©s fuyaient Ă  l’horizon. Les flots Ă©taient teints en rouge sur un espace de plusieurs milles ; et le Nautilus flottait au milieu d’une mer de sang. Le capitaine Nemo nous rejoignit. Eh bien, maĂźtre Land ? dit-il. — Eh bien, monsieur, rĂ©pondit le Canadien, chez lequel l’enthousiasme s’était calmĂ©, c’est un spectacle terrible, en effet. Mais je ne suis pas un boucher, je suis un chasseur, et ceci n’est qu’une boucherie. — C’est un massacre d’animaux malfaisants, rĂ©pondit le capitaine, et le Nautilus n’est pas un couteau de boucher. — J’aime mieux mon harpon, rĂ©pliqua le Canadien. — Chacun son arme, » rĂ©pondit le capitaine, en regardant fixement Ned Land. Je craignais que celui-ci ne se laissĂąt emporter Ă  quelque violence qui aurait eu des consĂ©quences dĂ©plorables. Mais sa colĂšre fut dĂ©tournĂ©e par la vue d’une baleine que le Nautilus accostait en ce moment. L’animal n’avait pu Ă©chapper Ă  la dent des cachalots. Je reconnus la baleine australe, Ă  tĂȘte dĂ©primĂ©e, qui est entiĂšrement noire. Anatomiquement, elle se distingue de la baleine blanche et du Nord-Caper par la soudure des sept vertĂšbres cervicales, et elle compte deux cĂŽtes de plus que ses congĂ©nĂšres. Le malheureux cĂ©tacĂ©, couchĂ© sur le flanc, le ventre trouĂ© de morsures, Ă©tait mort. Au bout de sa nageoire mutilĂ©e pendait encore un petit baleineau qu’il n’avait pu sauver du massacre. Sa bouche ouverte laissait couler l’eau qui murmurait comme un ressac Ă  travers ses fanons. Le capitaine Nemo conduisit le Nautilus prĂšs du cadavre de l’animal. Deux de ses hommes montĂšrent sur le flanc de la baleine, et je vis, non sans Ă©tonnement, qu’ils retiraient de ses mamelles tout le lait qu’elles contenaient, c’est-Ă -dire la valeur de deux Ă  trois tonneaux. Le capitaine m’offrit une tasse de ce lait encore chaud. Je ne pus m’empĂȘcher de lui marquer ma rĂ©pugnance pour ce breuvage. Il m’assura que ce lait Ă©tait excellent, et qu’il ne se distinguait en aucune façon du lait de vache. Je le goĂ»tai et je fus de son avis. C’était donc pour nous une rĂ©serve utile, car, ce lait, sous la forme de beurre salĂ© ou de fromage, devait apporter une agrĂ©able variĂ©tĂ© Ă  notre ordinaire. De ce jour-lĂ , je remarquai avec inquiĂ©tude que les dispositions de Ned Land envers le capitaine Nemo devenaient de plus en plus mauvaises, et je rĂ©solus de surveiller de prĂšs les faits et gestes du Canadien. CHAPITRE XIIILA BANQUISE. Le Nautilus avait repris son imperturbable direction vers le sud. Il suivait le cinquantiĂšme mĂ©ridien avec une vitesse considĂ©rable. Voulait-il donc atteindre le pĂŽle ? Je ne le pensais pas, car jusqu’ici toutes les tentatives pour s’élever jusqu’à ce point du globe avaient Ă©chouĂ©. La saison, d’ailleurs, Ă©tait dĂ©jĂ  fort avancĂ©e, puisque le 13 mars des terres antarctiques correspond au 13 septembre des rĂ©gions borĂ©ales, qui commence la pĂ©riode Ă©quinoxiale. Le 14 mars, j’aperçus des glaces flottantes par 55° de latitude, simples dĂ©bris blafards de vingt Ă  vingt-cinq pieds, formant des Ă©cueils sur lesquels la mer dĂ©ferlait. Le Nautilus se maintenait Ă  la surface de l’OcĂ©an. Ned Land, ayant dĂ©jĂ  pĂȘchĂ© dans les mers arctiques, Ă©tait familiarisĂ© avec ce spectacle des icebergs. Conseil et moi, nous l’admirions pour la premiĂšre fois. Dans l’atmosphĂšre, vers l’horizon du sud, s’étendait une bande blanche d’un Ă©blouissant aspect. Les baleiniers anglais lui ont donnĂ© le nom de ice-blinck. » Quelque Ă©pais que soient les nuages, ils ne peuvent l’obscurcir. Elle annonce la prĂ©sence d’un pack ou banc de glace. En effet, bientĂŽt apparurent des blocs plus considĂ©rables dont l’éclat se modifiait suivant les caprices de la brume. Quelques-unes de ces masses montraient des veines vertes, comme si le sulfate de cuivre en eĂ»t tracĂ© les lignes ondulĂ©es. D’autres, semblables Ă  d’énormes amĂ©thystes, se laissaient pĂ©nĂ©trer par la lumiĂšre. Celles-ci rĂ©verbĂ©raient les rayons du jour sur les mille facettes de leurs cristaux. Celles-lĂ , nuancĂ©es des vifs reflets du calcaire, auraient suffi Ă  la construction de toute une ville de marbre. Plus nous descendions au sud, plus ces Ăźles flottantes gagnaient en nombre et en importance. Les oiseaux polaires y nichaient par milliers. C’étaient des pĂ©trels, des damiers, des puffins, qui nous assourdissaient de leurs cris. Quelques-uns, prenant le Nautilus pour le cadavre d’une baleine, venaient s’y reposer et piquaient de coups de bec sa tĂŽle sonore. Pendant cette navigation au milieu des glaces, le capitaine Nemo se tint souvent sur la plate-forme. Il observait avec attention ces parages abandonnĂ©s. Je voyais son calme regard s’animer parfois. Se disait-il que dans ces mers polaires interdites Ă  l’homme, il Ă©tait lĂ  chez lui, maĂźtre de ces infranchissables espaces ? Peut-ĂȘtre. Mais il ne parlait pas. Il restait immobile, ne revenant Ă  lui que lorsque ses instincts de manƓuvrier reprenaient le dessus. Dirigeant alors son Nautilus avec une adresse consommĂ©e, il Ă©vitait habilement le choc de ces masses dont quelques-unes mesuraient une longueur de plusieurs milles sur une hauteur qui variait de soixante-dix Ă  quatre-vingts mĂštres. Souvent l’horizon paraissait entiĂšrement fermĂ©. À la hauteur du soixantiĂšme degrĂ© de latitude, toute passe avait disparu. Mais le capitaine Nemo, cherchant avec soin, trouvait bientĂŽt quelque Ă©troite ouverture par laquelle il se glissait audacieusement, sachant bien, cependant, qu’elle se refermerait derriĂšre lui. Ce fut ainsi que le Nautilus, guidĂ© par cette main habile, dĂ©passa toutes ces glaces, classĂ©es, suivant leur forme ou leur grandeur, avec une prĂ©cision qui enchantait Conseil icebergs ou montagnes, ice-fields ou champs unis et sans limites, drift-ice ou glaces flottantes, packs ou champs brisĂ©s, nommĂ©s palchs quand ils sont circulaires, et streams lorsqu’ils sont faits de morceaux allongĂ©s. La tempĂ©rature Ă©tait assez basse. Le thermomĂštre, exposĂ© Ă  l’air extĂ©rieur, marquait deux Ă  trois degrĂ©s au-dessous de zĂ©ro. Mais nous Ă©tions chaudement habillĂ©s de fourrures, dont les phoques ou les ours marins avaient fait les frais. L’intĂ©rieur du Nautilus, rĂ©guliĂšrement chauffĂ© par ses appareils Ă©lectriques, dĂ©fiait les froids les plus intenses. D’ailleurs, il lui eĂ»t suffi de s’enfoncer Ă  quelques mĂštres au-dessous des flots pour y trouver une tempĂ©rature supportable. Deux mois plus tĂŽt, nous aurions joui sous cette latitude d’un jour perpĂ©tuel ; mais dĂ©jĂ  la nuit se faisait pendant trois ou quatre heures, et plus tard, elle devait jeter six mois d’ombre sur ces rĂ©gions circumpolaires. Le 15 mars, la latitude des Ăźles New-Shetland et des Orkney du Sud fut dĂ©passĂ©e. Le capitaine m’apprit qu’autrefois de nombreuses tribus de phoques habitaient ces terres ; mais les baleiniers anglais et amĂ©ricains, dans leur rage de destruction, massacrant les adultes et les femelles pleines, lĂ  oĂč existait l’animation de la vie, avaient laissĂ© aprĂšs eux le silence de la mort. Le 16 mars, vers huit heures du matin, le Nautilus, suivant le cinquante-cinquiĂšme mĂ©ridien, coupa le cercle polaire antarctique. Les glaces nous entouraient de toutes parts et fermaient l’horizon. Cependant, le capitaine Nemo marchait de passe en passe et s’élevait toujours. Mais oĂč va-t-il ? demandai-je. — Devant lui, rĂ©pondait Conseil. AprĂšs tout, lorsqu’il ne pourra pas aller plus loin, il s’arrĂȘtera. — Je n’en jurerais pas ! » rĂ©pondis-je. Et, pour ĂȘtre franc, j’avouerai que cette excursion aventureuse ne me dĂ©plaisait point. À quel degrĂ© m’émerveillaient les beautĂ©s de ces rĂ©gions nouvelles, je ne saurais l’exprimer. Les glaces prenaient des attitudes superbes. Ici, leur ensemble formait une ville orientale, avec ses minarets et ses mosquĂ©es innombrables. LĂ , une citĂ© Ă©croulĂ©e et comme jetĂ©e Ă  terre par une convulsion du sol. Aspects incessamment variĂ©s par les obliques rayons du soleil, ou perdus dans les brumes grises au milieu des ouragans de neige. Puis, de toutes parts des dĂ©tonations, des Ă©boulements, de grandes culbutes d’icebergs, qui changeaient le dĂ©cor comme le paysage d’un diorama. Lorsque le Nautilus Ă©tait immergĂ© au moment oĂč se rompaient ces Ă©quilibres, le bruit se propageait sous les eaux avec une effrayante intensitĂ©, et la chute de ces masses crĂ©ait de redoutables remous jusque dans les couches profondes de l’OcĂ©an. Le Nautilus roulait et tanguait alors comme un navire abandonne Ă  la furie des Ă©lĂ©ments. Souvent, ne voyant plus aucune issue, je pensais que nous Ă©tions dĂ©finitivement prisonniers ; mais, l’instinct le guidant, sur le plus lĂ©ger indice le capitaine Nemo dĂ©couvrait des passes nouvelles. Il ne se trompait jamais en observant les minces filets d’eau bleuĂątre qui sillonnaient les ice-fields. Aussi ne mettais-je pas en doute qu’il n’eĂ»t aventurĂ© dĂ©jĂ  le Nautilus au milieu des mers antarctiques. Cependant, dans la journĂ©e du 16 mars, les champs de glace nous barrĂšrent absolument la route. Ce n’était pas encore la banquise, mais de vastes ice-fields cimentĂ©s par le froid. Cet obstacle ne pouvait arrĂȘter le capitaine Nemo, et il se lança contre l’ice-field avec une effroyable violence. Le Nautilus entrait comme un coin dans cette masse friable, et la divisait avec des craquements terribles. C’était l’antique bĂ©lier poussĂ© par une puissance infinie. Les dĂ©bris de glace, haut projetĂ©s, retombaient en grĂȘle autour de nous. Par sa seule force d’impulsion, notre appareil se creusait un chenal. Quelquefois, emportĂ© par son Ă©lan, il montait sur le champ de glace et l’écrasait de son poids, ou par instants, enfournĂ© sous l’ice-field, il le divisait par un simple mouvement de tangage qui produisait de larges dĂ©chirures. Pendant ces journĂ©es, de violents grains nous assaillirent. Par certaines brumes Ă©paisses, on ne se fĂ»t pas vu d’une extrĂ©mitĂ© de la plate-forme Ă  l’autre. Le vent sautait brusquement Ă  tous les points du compas. La neige s’accumulait en couches si dures qu’il fallait la briser Ă  coups de pic. Rien qu’à la tempĂ©rature de cinq degrĂ©s au-dessous de zĂ©ro, toutes les parties extĂ©rieures du Nautilus se recouvraient de glaces. Un grĂ©ement n’aurait pu se manƓuvrer, car tous les garants eussent Ă©tĂ© engagĂ©s dans la gorge des poulies. Un bĂątiment sans voiles et mĂ» par un moteur Ă©lectrique qui se passait de charbon, pouvait seul affronter d’aussi hautes latitudes. Dans ces conditions, le baromĂštre se tint gĂ©nĂ©ralement trĂšs bas. Il tomba mĂȘme Ă  73° 5â€Č. Les indications de la boussole n’offraient plus aucune garantie. Ses aiguilles affolĂ©es marquaient des directions contradictoires, en s’approchant du pĂŽle magnĂ©tique mĂ©ridional qui ne se confond pas avec le sud du monde. En effet, suivant Hansten, ce pĂŽle est situĂ© Ă  peu prĂšs par 70° de latitude et 130° de longitude, et d’aprĂšs les observations de Duperrey, par 135° de longitude et 70° 30â€Č de latitude. Il fallait faire alors des observations nombreuses sur les compas transportĂ©s Ă  diffĂ©rentes parties du navire et prendre une moyenne. Mais souvent, on s’en rapportait Ă  l’estime pour relever la route parcourue, mĂ©thode peu satisfaisante au milieu de ces passes sinueuses dont les points de repĂšre changent incessamment. Enfin, le 18 mars, aprĂšs vingt assauts inutiles, le Nautilus se vit dĂ©finitivement enrayĂ©. Ce n’étaient plus ni les streams, ni les palks, ni les ice-fields, mais une interminable et immobile barriĂšre formĂ©e de montagnes soudĂ©es entre elles. La banquise ! » me dit le Canadien. La banquise ! » dit Ned Land. Je compris que pour Ned Land comme pour tous les navigateurs qui nous avaient prĂ©cĂ©dĂ©, c’était l’infranchissable obstacle. Le soleil ayant un instant paru vers midi, le capitaine Nemo obtint une observation assez exacte qui donnait notre situation par 51° 30â€Č de longitude et 67° 39â€Č de latitude mĂ©ridionale. C’était dĂ©jĂ  un point avancĂ© des rĂ©gions antarctiques. De mer, de surface liquide, il n’y avait plus apparence devant nos yeux. Sous l’éperon du Nautilus s’étendait une vaste plaine tourmentĂ©e, enchevĂȘtrĂ©e de blocs confus, avec tout ce pĂȘle-mĂȘle capricieux qui caractĂ©rise la surface d’un fleuve quelque temps avant la dĂ©bĂącle des glaces, mais sur des proportions gigantesques. Çà et lĂ , des pics aigus, des aiguilles dĂ©liĂ©es s’élevant Ă  une hauteur de deux cents pieds ; plus loin, une suite de falaises taillĂ©es Ă  pic et revĂȘtues de teintes grisĂątres, vastes miroirs qui reflĂ©taient quelques rayons de soleil Ă  demi noyĂ©s dans les brumes. Puis, sur cette nature dĂ©solĂ©e, un silence farouche, Ă  peine rompu par le battement d’ailes des pĂ©trels ou des puffins. Tout Ă©tait gelĂ© alors, mĂȘme le bruit. Le Nautilus dut donc s’arrĂȘter dans son aventureuse course au milieu des champs de glace. Monsieur, me dit ce jour-lĂ  Ned Land, si votre capitaine va plus loin ! — Eh bien ? — Ce sera un maĂźtre homme. — Pourquoi, Ned ? — Parce que personne ne peut franchir la banquise. Il est puissant, votre capitaine ; mais, mille diables ! il n’est pas plus puissant que la nature, et lĂ  oĂč elle a mis des bornes, il faut que l’on s’arrĂȘte bon grĂ© mal grĂ©. — En effet, Ned Land, et cependant j’aurais voulu savoir ce qu’il y a derriĂšre cette banquise ! Un mur, voilĂ  ce qui m’irrite le plus ! — Monsieur a raison, dit Conseil. Les murs n’ont Ă©tĂ© inventĂ©s que pour agacer les savants. Il ne devrait y avoir de murs nulle part. — Bon ! fit le Canadien. DerriĂšre cette banquise, on sait bien ce qui se trouve. — Quoi donc ? demandai-je. — De la glace, et toujours de la glace ! — Vous ĂȘtes certain de ce fait, Ned, rĂ©pliquai-je, mais moi je ne le suis pas. VoilĂ  pourquoi je voudrais aller voir. — Eh bien, monsieur le professeur, rĂ©pondit le Canadien, renoncez Ă  cette idĂ©e. Vous ĂȘtes arrivĂ© Ă  la banquise, ce qui est dĂ©jĂ  suffisant, et vous n’irez pas plus loin, ni votre capitaine Nemo, ni son Nautilus. Et qu’il le veuille ou non, nous reviendrons vers le nord, c’est-Ă -dire au pays des honnĂȘtes gens. » Je dois convenir que Ned Land avait raison, et tant que les navires ne seront pas faits pour naviguer sur les champs de glace, ils devront s’arrĂȘter devant la banquise. En effet, malgrĂ© ses efforts, malgrĂ© les moyens puissants employĂ©s pour disjoindre les glaces, le Nautilus fut rĂ©duit Ă  l’immobilitĂ©. Ordinairement, qui ne peut aller plus loin en est quitte pour revenir sur ses pas. Mais ici, revenir Ă©tait aussi impossible qu’avancer, car les passes s’étaient refermĂ©es derriĂšre nous, et pour peu que notre appareil demeurĂąt stationnaire, il ne tarderait pas Ă  ĂȘtre bloquĂ©. Ce fut mĂȘme ce qui arriva vers deux heures du soir, et la jeune glace se forma sur ses flancs avec une Ă©tonnante rapiditĂ©. Je dus avouer que la conduite du capitaine Nemo Ă©tait plus qu’imprudente. J’étais en ce moment sur la plate-forme. Le capitaine qui observait la situation depuis quelques instants, me dit Eh bien, monsieur le professeur, qu’en pensez-vous ? — Je pense que nous sommes pris, capitaine. — Pris ! Et comment l’entendez-vous ? — J’entends que nous ne pouvons aller ni en avant ni en arriĂšre, ni d’aucun cĂŽtĂ©. C’est, je crois, ce qui s’appelle pris », du moins sur les continents habitĂ©s. — Ainsi, monsieur Aronnax, vous pensez que le Nautilus ne pourra pas se dĂ©gager ? — Difficilement, capitaine, car la saison est dĂ©jĂ  trop avancĂ©e pour que vous comptiez sur une dĂ©bĂącle des glaces. — Ah ! monsieur le professeur, rĂ©pondit le capitaine Nemo d’un ton ironique, vous serez toujours le mĂȘme ! Vous ne voyez qu’empĂȘchements et obstacles ! Moi, je vous affirme que non seulement le Nautilus se dĂ©gagera, mais qu’il ira plus loin encore ! — Plus loin au sud ? demandai-je en regardant le capitaine. — Oui, monsieur, il ira au pĂŽle. — Au pĂŽle ! m’écriai-je, ne pouvant retenir un mouvement d’incrĂ©dulitĂ©. — Oui, rĂ©pondit froidement le capitaine, au pĂŽle antarctique, Ă  ce point inconnu oĂč se croisent tous les mĂ©ridiens du globe. Vous savez si je fais du Nautilus ce que je veux. » Oui ! je le savais. Je savais cet homme audacieux jusqu’à la tĂ©mĂ©ritĂ© ! Mais vaincre ces obstacles qui hĂ©rissent le pĂŽle sud, plus inaccessible que ce pĂŽle nord non encore atteint par les plus hardis navigateurs, n’était-ce pas une entreprise absolument insensĂ©e, et que, seul, l’esprit d’un fou pouvait concevoir ! Il me vint alors Ă  l’idĂ©e de demander au capitaine Nemo s’il avait dĂ©jĂ  dĂ©couvert ce pĂŽle que n’avait jamais foulĂ© le pied d’une crĂ©ature humaine. Non, monsieur, me rĂ©pondit-il, et nous le dĂ©couvrirons ensemble. LĂ  oĂč d’autres ont Ă©chouĂ©, je n’échouerai pas. Jamais je n’ai promenĂ© mon Nautilus aussi loin sur les mers australes ; mais, je vous le rĂ©pĂšte, il ira plus loin encore. — Je veux vous croire, capitaine, repris-je d’un ton un peu ironique. Je vous crois ! Allons en avant ! Il n’y a pas d’obstacles pour nous ! Brisons cette banquise ! Faisons-la sauter, et si elle rĂ©siste, donnons des ailes au Nautilus, afin qu’il puisse passer par-dessus ! — Par-dessus ? monsieur le professeur, rĂ©pondit tranquillement le capitaine Nemo. Non point par-dessus, mais par-dessous. — Par-dessous ! » m’écriai-je. Une subite rĂ©vĂ©lation des projets du capitaine venait d’illuminer mon esprit. J’avais compris. Les merveilleuses qualitĂ©s du Nautilus allaient le servir encore dans cette surhumaine entreprise ! Je vois que nous commençons Ă  nous entendre, monsieur le professeur, me dit le capitaine, souriant Ă  demi. Vous entrevoyez dĂ©jĂ  la possibilitĂ©, — moi, je dirai le succĂšs, — de cette tentative. Ce qui est impraticable avec un navire ordinaire devient facile au Nautilus. Si un continent Ă©merge au pĂŽle, il s’arrĂȘtera devant ce continent. Mais si au contraire c’est la mer libre qui le baigne, il ira au pĂŽle mĂȘme ! — En effet, dis-je, entraĂźnĂ© par le raisonnement du capitaine, si la surface de la mer est solidifiĂ©e par les glaces, ses couches infĂ©rieures sont libres, par cette raison providentielle qui a placĂ© Ă  un degrĂ© supĂ©rieur Ă  celui de la congĂ©lation le maximum de densitĂ© de l’eau de mer. Et, si je ne me trompe, la partie immergĂ©e de cette banquise est Ă  la partie Ă©mergeante comme quatre est Ă  un ? — À peu prĂšs, monsieur le professeur. Pour un pied que les icebergs ont au-dessus de la mer, ils en ont trois au-dessous. Or, puisque ces montagnes de glaces ne dĂ©passent pas une hauteur de cent mĂštres, elles ne s’enfoncent que de trois cents. Or, qu’est-ce que trois cents mĂštres pour le Nautilus ? — Rien, monsieur. — Il pourra mĂȘme aller chercher Ă  une profondeur plus grande cette tempĂ©rature uniforme des eaux marines, et lĂ  nous braverons impunĂ©ment les trente ou quarante degrĂ©s de froid de la surface. — Juste, monsieur, trĂšs juste, rĂ©pondis-je en m’animant. — La seule difficultĂ©, reprit le capitaine Nemo, sera de rester plusieurs jours immergĂ©s sans renouveler notre provision d’air. — N’est-ce que cela ? rĂ©pliquai-je. Le Nautilus a de vastes rĂ©servoirs, nous les remplirons, et ils nous fourniront tout l’oxygĂšne dont nous aurons besoin. — Bien imaginĂ©, monsieur Aronnax, rĂ©pondit en souriant le capitaine. Mais ne voulant pas que vous puissiez m’accuser de tĂ©mĂ©ritĂ©, je vous soumets d’avance toutes mes objections. — En avez-vous encore ? — Une seule. Il est possible, si la mer existe au pĂŽle sud, que cette mer soit entiĂšrement prise, et, par consĂ©quent, que nous ne puissions revenir Ă  sa surface ! — Bon, monsieur, oubliez-vous que le Nautilus est armĂ© d’un redoutable Ă©peron, et ne pourrons-nous le lancer diagonalement contre ces champs de glace qui s’ouvriront au choc ? — Eh ! monsieur le professeur, vous avez des idĂ©es aujourd’hui ! — D’ailleurs, capitaine, ajoutai-je en m’enthousiasmant de plus belle, pourquoi ne rencontrerait-on pas la mer libre au pĂŽle sud comme au pĂŽle nord ? Les pĂŽles du froid et les pĂŽles de la terre ne se confondent ni dans l’hĂ©misphĂšre austral ni dans l’hĂ©misphĂšre borĂ©al, et jusqu’à preuve contraire, on doit supposer ou un continent ou un ocĂ©an dĂ©gagĂ© de glaces Ă  ces deux points du globe. — Je le crois aussi, monsieur Aronnax, rĂ©pondit le capitaine Nemo. Je vous ferai seulement observer qu’aprĂšs avoir Ă©mis tant d’objections contre mon projet, maintenant vous m’écrasez d’arguments en sa faveur. » Le capitaine Nemo disait vrai. J’en Ă©tais arrivĂ© Ă  le vaincre en audace ! C’était moi qui l’entraĂźnais au pĂŽle ! Je le devançais, je le distançais
 Mais non ! pauvre fou. Le capitaine Nemo savait mieux que toi le pour et le contre de la question, et il s’amusait Ă  te voir emportĂ© dans les rĂȘveries de l’impossible ! Cependant, il n’avait pas perdu un instant. À un signal le second parut. Ces deux hommes s’entretinrent rapidement dans leur incomprĂ©hensible langage, et soit que le second eĂ»t Ă©tĂ© antĂ©rieurement prĂ©venu, soit qu’il trouvĂąt le projet praticable, il ne laissa voir aucune surprise. Mais si impassible qu’il fĂ»t il ne montra pas une plus complĂšte impassibilitĂ© que Conseil, lorsque j’annonçai Ă  ce digne garçon notre intention de pousser jusqu’au pĂŽle sud. Un comme il plaira Ă  monsieur » accueillit ma communication, et je dus m’en contenter. Quant Ă  Ned Land, si jamais Ă©paules se levĂšrent haut, ce furent celles du Canadien. Voyez-vous, monsieur, me dit-il, vous et votre capitaine Nemo, vous me faites pitiĂ© ! — Mais nous irons au pĂŽle, maĂźtre Ned. — Possible, mais vous n’en reviendrez pas ! » Et Ned Land rentra dans sa cabine, pour ne pas faire un malheur, » dit-il en me quittant. Cependant, les prĂ©paratifs de cette audacieuse tentative venaient de commencer. Les puissantes pompes du Nautilus refoulaient l’air dans les rĂ©servoirs et l’emmagasinaient Ă  une haute pression. Vers quatre heures, le capitaine Nemo m’annonça que les panneaux de la plate-forme allaient ĂȘtre fermĂ©s. Je jetai un dernier regard sur l’épaisse banquise que nous allions franchir. Le temps Ă©tait clair, l’atmosphĂšre assez pure, le froid trĂšs vif, douze degrĂ©s au-dessous de zĂ©ro ; mais le vent s’étant calmĂ©, cette tempĂ©rature ne semblait pas trop insupportable. Une dizaine d’hommes montĂšrent sur les flancs du Nautilus et, armĂ©s de pics, ils cassĂšrent la glace autour de la carĂšne qui fut bientĂŽt dĂ©gagĂ©e. OpĂ©ration rapidement pratiquĂ©e, car la jeune glace Ă©tait mince encore. Tous nous rentrĂąmes Ă  l’intĂ©rieur. Les rĂ©servoirs habituels se remplirent de cette eau tenue libre Ă  la flottaison. Le Nautilus ne tarda pas Ă  descendre. J’avais pris place au salon avec Conseil. Par la vitre ouverte, nous regardions les couches infĂ©rieures de l’OcĂ©an austral. Le thermomĂštre remontait. L’aiguille du manomĂštre dĂ©viait sur le cadran. À trois cents mĂštres environ, ainsi que l’avait prĂ©vu le capitaine Nemo, nous flottions sous la surface ondulĂ©e de la banquise. Mais le Nautilus s’immergea plus bas encore. Il atteignit une profondeur de huit cents mĂštres. La tempĂ©rature de l’eau, qui donnait douze degrĂ©s Ă  la surface, n’en accusait plus que onze. Deux degrĂ©s Ă©taient dĂ©jĂ  gagnĂ©s. Il va sans dire que la tempĂ©rature du Nautilus, Ă©levĂ©e par ses appareils de chauffage, se maintenait Ă  un degrĂ© trĂšs-supĂ©rieur. Toutes les manƓuvres s’accomplissaient avec une extraordinaire prĂ©cision. On passera, n’en dĂ©plaise Ă  monsieur, me dit Conseil. — J’y compte bien ! » rĂ©pondis-je avec le ton d’une profonde conviction. Sous cette mer libre, le Nautilus avait pris directement le chemin du pĂŽle, sans s’écarter du cinquante-deuxiĂšme mĂ©ridien. De 67°30’à 90° vingt-deux degrĂ©s et demi en latitude restaient Ă  parcourir, c’est-Ă -dire un peu plus de cinq cents lieues. Le Nautilus prit une vitesse moyenne de vingt-six milles Ă  l’heure, la vitesse d’un train express. S’il la conservait, quarante heures lui suffisaient pour atteindre le pĂŽle. Pendant une partie de la nuit, la nouveautĂ© de la situation nous retint, Conseil et moi, Ă  la vitre du salon. La mer s’illuminait sous l’irradiation Ă©lectrique du fanal. Mais elle Ă©tait dĂ©serte. Les poissons ne sĂ©journaient pas dans ces eaux prisonniĂšres. Ils ne trouvaient lĂ  qu’un passage pour aller de l’OcĂ©an antarctique Ă  la mer libre du pĂŽle. Notre marche Ă©tait rapide. On la sentait telle aux tressaillements de la longue coque d’acier. Vers deux heures du matin, j’allai prendre quelques heures de repos. Conseil m’imita. En traversant les coursives, je ne rencontrai point le capitaine Nemo. Je supposai qu’il se tenait dans la cage du timonier. Le lendemain 19 mars, Ă  cinq heures du matin, je repris mon poste dans le salon. Le loch Ă©lectrique m’indiqua que la vitesse du Nautilus avait Ă©tĂ© modĂ©rĂ©e. Il remontait alors vers la surface, mais prudemment, en vidant lentement ses rĂ©servoirs. Mon cƓur battait. Allions-nous Ă©merger et retrouver l’atmosphĂšre libre du pĂŽle ? Non. Un choc m’apprit que le Nautilus avait heurtĂ© la surface infĂ©rieure de la banquise, trĂšs-Ă©paisse encore, Ă  en juger par la matitĂ© du bruit. En effet, nous avions touchĂ© » pour employer l’expression marine, mais en sens inverse et par mille pieds de profondeur. Ce qui donnait deux mille pieds de glaces au-dessus de nous, dont mille Ă©mergeaient. La banquise prĂ©sentait alors une hauteur supĂ©rieure Ă  celle que nous avions relevĂ©e sur ses bords. Circonstance peu rassurante. Pendant cette journĂ©e, le Nautilus recommença plusieurs fois cette mĂȘme expĂ©rience, et toujours il vint se heurter contre la muraille qui plafonnait au-dessus de lui. À de certains instants, il la rencontra par neuf cents mĂštres, ce qui accusait douze cents mĂštres d’épaisseur dont deux cents mĂštres s’élevaient au-dessus de la surface de l’OcĂ©an. C’était le double de sa hauteur au moment oĂč le Nautilus s’était enfoncĂ© sous les flots. Je notai soigneusement ces diverses profondeurs, et j’obtins ainsi le profil sous-marin de cette chaĂźne qui se dĂ©veloppait sous les eaux. Le soir, aucun changement n’était survenu dans notre situation. Toujours la glace entre quatre cents et cinq cents mĂštres de profondeur. Diminution Ă©vidente, mais quelle Ă©paisseur encore entre nous et la surface de l’OcĂ©an ! Il Ă©tait huit heures alors. Depuis quatre heures dĂ©jĂ , l’air aurait dĂ» ĂȘtre renouvelĂ© Ă  l’intĂ©rieur du Nautilus, suivant l’habitude quotidienne du bord. Cependant, je ne souffrais pas trop, bien que le capitaine Nemo n’eĂ»t pas encore demandĂ© Ă  ses rĂ©servoirs un supplĂ©ment d’oxygĂšne. Mon sommeil fut pĂ©nible pendant cette nuit. Espoir et crainte m’assiĂ©geaient tour Ă  tour. Je me relevai plusieurs fois. Les tĂątonnements du Nautilus continuaient. Vers trois heures du matin, j’observai que la surface infĂ©rieure de la banquise se rencontrait seulement par cinquante mĂštres de profondeur. Cent cinquante pieds nous sĂ©paraient alors de la surface des eaux. La banquise redevenait peu Ă  peu ice-field. La montagne se refaisait la plaine. Mes yeux ne quittaient plus le manomĂštre. Nous remontions toujours en suivant, par une diagonale, la surface resplendissante qui Ă©tincelait sous les rayons Ă©lectriques. La banquise s’abaissait en dessus et en dessous par des rampes allongĂ©es. Elle s’amincissait de mille en mille. Enfin, Ă  six heures du matin, ce jour mĂ©morable du 19 mars, la porte du salon s’ouvrit. Le capitaine Nemo parut. La mer libre ! » me dit-il. CHAPITRE XIVLE PÔLE SUD. Je me prĂ©cipitai vers la plate-forme. Oui ! La mer libre. À peine quelques glaçons Ă©pars, des icebergs mobiles ; au loin une mer Ă©tendue ; un monde d’oiseaux dans les airs, et des myriades de poissons sous ces eaux qui, suivant les fonds, variaient du bleu intense au vert olive. Le thermomĂštre marquait trois degrĂ©s centigrades au-dessus de zĂ©ro. C’était comme un printemps relatif enfermĂ© derriĂšre cette banquise, dont les masses Ă©loignĂ©es se profilaient sur l’horizon du nord. Sommes-nous au pĂŽle ? demandai-je au capitaine, le cƓur palpitant. — Je l’ignore, me rĂ©pondit-il. À midi nous ferons le point. — Mais le soleil se montrera-t-il Ă  travers ces brumes ? dis-je en regardant le ciel grisĂątre. — Si peu qu’il paraisse, il me suffira, rĂ©pondit le capitaine. » À dix milles du Nautilus, vers le sud, un Ăźlot solitaire s’élevait Ă  une hauteur de deux cents mĂštres. Nous marchions vers lui, prudemment, car cette mer pouvait ĂȘtre semĂ©e d’écueils. Une heure aprĂšs, nous avions atteint l’ülot. Deux heures plus tard, nous achevions d’en faire le tour. Il mesurait quatre Ă  cinq milles de circonfĂ©rence. Un Ă©troit canal le sĂ©parait d’une terre considĂ©rable, un continent peut-ĂȘtre, dont nous ne pouvions apercevoir les limites. L’existence de cette terre semblait donner raison aux hypothĂšses de Maury. L’ingĂ©nieux amĂ©ricain a remarquĂ©, en effet, qu’entre le pĂŽle sud et le soixantiĂšme parallĂšle, la mer est couverte de glaces flottantes, de dimensions Ă©normes, qui ne se rencontrent jamais dans l’Atlantique nord. De ce fait, il a tirĂ© cette conclusion que le cercle antarctique renferme des terres considĂ©rables, puisque les icebergs ne peuvent se former en pleine mer, mais seulement sur des cĂŽtes. Suivant ses calculs, la masse des glaces qui enveloppent le pĂŽle austral forme une vaste calotte dont la largeur doit atteindre quatre mille kilomĂštres. Cependant, le Nautilus, par crainte d’échouer, s’était arrĂȘtĂ© Ă  trois encablures d’une grĂšve que dominait un superbe amoncellement de roches. Le canot fut lancĂ© Ă  la mer. Le capitaine, deux de ses hommes portant les instruments, Conseil et moi, nous nous y embarquĂąmes. Il Ă©tait dix heures du matin. Je n’avais pas vu Ned Land. Le Canadien, sans doute, ne voulait pas se dĂ©savouer en prĂ©sence du pĂŽle sud. Quelques coups d’aviron amenĂšrent le canot sur le sable, oĂč il s’échoua. Au moment oĂč Conseil allait sauter Ă  terre, je le retins. Monsieur, dis-je au capitaine Nemo, Ă  vous l’honneur de mettre pied le premier sur cette terre. — Oui, monsieur, rĂ©pondit le capitaine, et si je n’hĂ©site pas Ă  fouler ce sol du pĂŽle, c’est que, jusqu’ici, aucun ĂȘtre humain n’y a laissĂ© la trace de ses pas. » Cela dit, il sauta lĂ©gĂšrement sur le sable. Une vive Ă©motion lui faisait battre le cƓur. Il gravit un roc qui terminait en surplomb un petit promontoire, et lĂ , les bras croisĂ©s, le regard ardent, immobile, muet, il sembla prendre possession de ces rĂ©gions australes. AprĂšs cinq minutes passĂ©es dans cette extase, il se retourna vers nous. Le capitaine Nemo gravit un roc. Quand vous voudrez, monsieur », me cria-t-il. Je dĂ©barquai, suivi de Conseil, laissant les deux hommes dans le canot. Le sol sur un long espace prĂ©sentait un tuf de couleur rougeĂątre, comme s’il eĂ»t Ă©tĂ© de brique pilĂ©e. Des scories, des coulĂ©es de lave, des pierres ponces le recouvraient. On ne pouvait mĂ©connaĂźtre son origine volcanique. En de certains endroits, quelques lĂ©gĂšres fumerolles, dĂ©gageant une odeur sulfureuse, attestaient que les feux intĂ©rieurs conservaient encore leur puissance expansive. Cependant, ayant gravi un haut escarpement, je ne vis aucun volcan dans un rayon de plusieurs milles. On sait que dans ces contrĂ©es antarctiques, James Ross a trouvĂ© les cratĂšres de l’ÉrĂ©bus et du Terror en pleine activitĂ© sur le cent soixante-septiĂšme mĂ©ridien et par 77°32’ de latitude. La vĂ©gĂ©tation de ce continent dĂ©solĂ© me parut extrĂȘmement restreinte. Quelques lichens de l’espĂšce Usnea melanoxantha s’étalaient sur les roches noires. Certaines plantules microscopiques, des diatomĂ©es rudimentaires, sortes de cellules disposĂ©es entre deux coquilles quartzeuses, de longs fucus pourpres et cramoisis, supportĂ©s sur de petites vessies natatoires et que le ressac jetait Ă  la cĂŽte, composaient toute la maigre flore de cette rĂ©gion. Le rivage Ă©tait parsemĂ© de mollusques, de petites moules, de patelles, de buccardes lisses, en forme de cƓurs, et particuliĂšrement de clios au corps oblong et membraneux, dont la tĂȘte est formĂ©e de deux lobes arrondis. Je vis aussi des myriades de ces clios borĂ©ales, longues de trois centimĂštres, dont la baleine avale un monde Ă  chaque bouchĂ©e. Ces charmants ptĂ©ropodes, vĂ©ritables papillons de la mer, animaient les eaux libres sur la lisiĂšre du rivage. Entre autres zoophytes apparaissaient dans les hauts-fonds quelques arborescences coralligĂšnes, de celles qui suivant James Ross, vivent dans les mers antarctiques jusqu’à mille mĂštres de profondeur ; puis, de petits alcyons appartenant Ă  l’espĂšce procellaria pelagica, ainsi qu’un grand nombre d’astĂ©ries particuliĂšres Ă  ces climats, et d’étoiles de mer qui constellaient le sol. Mais oĂč la vie surabondait, c’était dans les airs. LĂ  volaient et voletaient par milliers des oiseaux d’espĂšces variĂ©es, qui nous assourdissaient de leurs cris. D’autres encombraient les roches, nous regardant passer sans crainte et se pressant familiĂšrement sous nos pas. C’étaient des pingouins aussi agiles et souples dans l’eau, oĂč on les a confondus parfois avec de rapides bonites, qu’ils sont gauches et lourds sur terre. Ils poussaient des cris baroques et formaient des assemblĂ©es nombreuses, sobres de gestes, mais prodigues de clameurs. Parmi les oiseaux, je remarquai des chionis, de la famille des Ă©chassiers, gros comme des pigeons, blancs de couleur, le bec court et conique, l’Ɠil encadrĂ© d’un cercle rouge. Conseil en fit provision, car ces volatiles, convenablement prĂ©parĂ©s, forment un mets agrĂ©able. Dans les airs passaient des albatros fuligineux d’une envergure de quatre mĂštres, justement appelĂ©s les vautours de l’OcĂ©an, des pĂ©trels gigantesques, entre autres des quebrante-huesos, aux ailes arquĂ©es, qui sont grands mangeurs de phoques, des damiers, sortes de petits canards dont le dessus du corps est noir et blanc, enfin toute une sĂ©rie de pĂ©trels, les uns blanchĂątres, aux ailes bordĂ©es de brun, les autres bleus et spĂ©ciaux aux mers antarctiques, ceux-lĂ  si huileux, dis-je Ă  Conseil, que les habitants des Ăźles FĂ©roĂ© se contentent d’y adapter une mĂšche avant de les allumer. » Un peu plus, rĂ©pondit Conseil, ce seraient des lampes parfaites ! AprĂšs ça, on ne peut exiger que la nature les ait prĂ©alablement munis d’une mĂšche ! » AprĂšs un demi-mille, le sol se montra tout criblĂ© de nids de manchots, sortes de terriers disposĂ©s pour la ponte, et dont s’échappaient de nombreux oiseaux. Le capitaine Nemo en fit chasser plus tard quelques centaines, car leur chair noire est trĂšs mangeable. Ils poussaient des braiements d’ñne. Ces animaux, de la taille d’une oie, ardoisĂ©s sur le corps, blancs en dessous et cravatĂ©s d’un lisĂ©rĂ© citron, se laissaient tuer Ă  coups de pierre sans chercher Ă  s’enfuir. Cependant, la brume ne se levait pas, et, Ă  onze heures, le soleil n’avait point encore paru. Son absence ne laissait pas de m’inquiĂ©ter. Sans lui, pas d’observations possibles. Comment dĂ©terminer alors si nous avions atteint le pĂŽle. Lorsque je rejoignis le capitaine Nemo, je le trouvai silencieusement accoudĂ© sur un morceau de roc et regardant le ciel. Il paraissait impatient, contrariĂ©. Mais qu’y faire ? Cet homme audacieux et puissant ne commandait pas au soleil comme Ă  la mer. Midi arriva sans que l’astre du jour se fĂ»t montrĂ© un seul instant. On ne pouvait mĂȘme reconnaĂźtre la place qu’il occupait derriĂšre le rideau de brume. BientĂŽt cette brume vint Ă  se rĂ©soudre en neige. À demain » me dit simplement le capitaine, et nous regagnĂąmes le Nautilus au milieu des tourbillons de l’atmosphĂšre. Pendant notre absence, les filets avaient Ă©tĂ© tendus, et j’observai avec intĂ©rĂȘt les poissons que l’on venait de haler Ă  bord. Les mers antarctiques servent de refuge Ă  un trĂšs grand nombre de migrateurs, qui fuient les tempĂȘtes des zones moins Ă©levĂ©es pour tomber, il est vrai, sous la dent des marsouins et des phoques. Je notai quelques cottes australes, longs d’un dĂ©cimĂštre, espĂšce de cartilagineux blanchĂątres traversĂ©s de bandes livides et armĂ©s d’aiguillons, puis des chimĂšres antarctiques, longues de trois pieds, le corps trĂšs allongĂ©, la peau blanche, argentĂ©e et lisse, la tĂȘte arrondie, le dos muni de trois nageoires, le museau terminĂ© par une trompe qui se recourbe vers la bouche. Je goĂ»tai leur chair, mais je la trouvai insipide, malgrĂ© l’opinion de Conseil qui s’en accommoda fort. La tempĂȘte de neige dura jusqu’au lendemain. Il Ă©tait impossible de se tenir sur la plate-forme. Du salon oĂč je notais les incidents de cette excursion au continent polaire, j’entendais les cris des pĂ©trels et des albatros qui se jouaient au milieu de la tourmente. Le Nautilus ne resta pas immobile, et, prolongeant la cĂŽte, il s’avança encore d’une dizaine de milles au sud, au milieu de cette demi-clartĂ© que laissait le soleil en rasant les bords de l’horizon. Le lendemain 20 mars, la neige avait cessĂ©. Le froid Ă©tait un peu plus vif. Le thermomĂštre marquait deux degrĂ©s au-dessous de zĂ©ro. Les brouillards se levĂšrent, et j’espĂ©rai que, ce jour-lĂ , notre observation pourrait s’effectuer. Le capitaine Nemo n’ayant pas encore paru, le canot nous prit, Conseil et moi, et nous mit Ă  terre. La nature du sol Ă©tait la mĂȘme, volcanique. Partout des traces de laves, de scories, de basaltes, sans que j’aperçusse le cratĂšre qui les avait vomis. Ici comme lĂ -bas, des myriades d’oiseaux animaient cette partie du continent polaire. Mais cet empire, ils le partageaient alors avec de vastes troupeaux de mammifĂšres marins qui nous regardaient de leurs doux yeux. C’étaient des phoques d’espĂšces diverses, les uns Ă©tendus sur le sol, les autres couchĂ©s sur des glaçons en dĂ©rive, plusieurs sortant de la mer ou y rentrant. Ils ne se sauvaient pas Ă  notre approche, n’ayant jamais eu affaire Ă  l’homme, et j’en comptais lĂ  de quoi approvisionner quelques centaines de navires. Ma foi, dit Conseil, il est heureux que Ned Land ne nous ait pas accompagnĂ©s ! — Pourquoi cela, Conseil ? — Parce que l’enragĂ© chasseur aurait tout tuĂ©. — Tout, c’est beaucoup dire, mais je crois, en effet, que nous n’aurions pu empĂȘcher notre ami le Canadien de harponner quelques-uns de ces magnifiques cĂ©tacĂ©s. Ce qui eĂ»t dĂ©sobligĂ© le capitaine Nemo, car il ne verse pas inutilement le sang des bĂȘtes inoffensives. — Il a raison. — Certainement, Conseil. Mais, dis-moi, n’as-tu pas dĂ©jĂ  classĂ© ces superbes Ă©chantillons de la faune marine ? — Monsieur sait bien, rĂ©pondit Conseil, que je ne suis pas trĂšs ferrĂ© sur la pratique. Quand monsieur m’aura appris le nom de ces animaux
 — Ce sont des phoques et des morses. — Deux genres, qui appartiennent Ă  la famille des pinnipĂšdes, se hĂąta de dire mon savant Conseil, ordre des carnassiers, groupe des unguiculĂ©s, sous-classe des monodelphiens, classe des mammifĂšres, embranchement des vertĂ©brĂ©s. — Bien, Conseil, rĂ©pondis-je, mais ces deux genres, phoques et morses, se divisent en espĂšces, et si je ne me trompe, nous aurons ici l’occasion de les observer. Marchons. » Il Ă©tait huit heures du matin. Quatre heures nous restaient Ă  employer jusqu’au moment oĂč le soleil pourrait ĂȘtre utilement observĂ©. Je dirigeai nos pas vers une vaste baie qui s’échancrait dans la falaise granitique du rivage. LĂ , je puis dire qu’à perte de vue autour de nous, les terres et les glaçons Ă©taient encombrĂ©s de mammifĂšres marins, et je cherchais involontairement du regard le vieux ProtĂ©e, le mythologique pasteur qui gardait ces immenses troupeaux de Neptune. C’étaient particuliĂšrement des phoques. Ils formaient des groupes distincts, mĂąles et femelles, le pĂšre veillant sur sa famille, la mĂšre allaitant ses petits, quelques jeunes, dĂ©jĂ  forts, s’émancipant Ă  quelques pas. Lorsque ces mammifĂšres voulaient se dĂ©placer, ils allaient par petits sauts dus Ă  la contraction de leur corps, et ils s’aidaient assez gauchement de leur imparfaite nageoire, qui, chez le lamantin, leur congĂ©nĂšre, forme un vĂ©ritable avant-bras. Je dois dire que, dans l’eau, leur Ă©lĂ©ment par excellence, ces animaux Ă  l’épine dorsale mobile, au bassin Ă©troit, au poil ras et serrĂ©, aux pieds palmĂ©s, nagent admirablement. Au repos et sur terre, ils prenaient des attitudes extrĂȘmement gracieuses. Aussi, les anciens, observant leur physionomie douce, leur regard expressif que ne saurait surpasser le plus beau regard de femme, leurs yeux veloutĂ©s et limpides, leurs poses charmantes, et les poĂ©tisant Ă  leur maniĂšre, mĂ©tamorphosĂšrent-ils les mĂąles en tritons, et les femelles en sirĂšnes. Je fis remarquer Ă  Conseil le dĂ©veloppement considĂ©rable des lobes cĂ©rĂ©braux chez ces intelligents cĂ©tacĂ©s. Aucun mammifĂšre, l’homme exceptĂ©, n’a la matiĂšre cĂ©rĂ©brale plus riche. Aussi, les phoques sont-ils susceptibles de recevoir une certaine Ă©ducation ; ils se domestiquent aisĂ©ment, et je pense, avec certains naturalistes, que, convenablement dressĂ©s, ils pourraient rendre de grands services comme chiens de pĂȘche. La plupart de ces phoques dormaient sur les rochers ou sur le sable. Parmi ces phoques proprement dits qui n’ont point d’oreilles externes, — diffĂ©rant en cela des otaries dont l’oreille est saillante, — j’observai plusieurs variĂ©tĂ©s de stĂ©norhynques, longs de trois mĂštres, blancs de poils, Ă  tĂȘtes de bull-dogs, armĂ©s de dix dents Ă  chaque mĂąchoire, quatre incisives en haut et en bas et deux grandes canines dĂ©coupĂ©es en forme de fleur de lis. Entre eux se glissaient des Ă©lĂ©phants marins, sortes de phoques Ă  trompe courte et mobile, les gĂ©ants de l’espĂšce, qui sur une circonfĂ©rence de vingt pieds mesuraient une longueur de dix mĂštres. Ils ne faisaient aucun mouvement Ă  notre approche. Ce ne sont pas des animaux dangereux ? me demanda Conseil. — Non, rĂ©pondis-je, Ă  moins qu’on ne les attaque. Lorsqu’un phoque dĂ©fend son petit, sa fureur est terrible, et il n’est pas rare qu’il mette en piĂšces l’embarcation des pĂȘcheurs. — Il est dans son droit, rĂ©pliqua Conseil. — Je ne dis pas non. » Deux milles plus loin, nous Ă©tions arrĂȘtĂ©s par le promontoire qui couvrait la baie contre les vents du sud. Il tombait d’aplomb Ă  la mer et Ă©cumait sous le ressac. Au-delĂ  Ă©clataient de formidables rugissements, tels qu’un troupeau de ruminants en eĂ»t pu produire. Bon, fit Conseil, un concert de taureaux ? — Non, dis-je, un concert de morses. — Ils se battent ? — Ils se battent ou ils jouent. — N’en dĂ©plaise Ă  monsieur, il faut voir cela. — Il faut le voir, Conseil. » Et nous voilĂ  franchissant les roches noirĂątres, au milieu d’éboulements imprĂ©vus, et sur des pierres que la glace rendait fort glissantes. Plus d’une fois, je roulai au dĂ©triment de mes reins. Conseil, plus prudent ou plus solide, ne bronchait guĂšre, et me relevait, disant Si monsieur voulait avoir la bontĂ© d’écarter les jambes, monsieur conserverait mieux son Ă©quilibre. » ArrivĂ© Ă  l’arĂȘte supĂ©rieure du promontoire, j’aperçus une vaste plaine blanche, couverte de morses. Ces animaux jouaient entre eux. C’étaient des hurlements de joie, non de colĂšre. Les morses ressemblent aux phoques par la forme de leurs corps et par la disposition de leurs membres. Mais les canines et les incisives manquent Ă  leur mĂąchoire infĂ©rieure, et quant aux canines supĂ©rieures, ce sont deux dĂ©fenses longues de quatre-vingts centimĂštres qui en mesurent trente-trois Ă  la circonfĂ©rence de leur alvĂ©ole. Ces dents, faites d’un ivoire compact et sans stries, plus dur que celui des Ă©lĂ©phants, et moins prompt Ă  jaunir, sont trĂšs-recherchĂ©es. Aussi les morses sont-ils en butte Ă  une chasse inconsidĂ©rĂ©e qui les dĂ©truira bientĂŽt jusqu’au dernier, puisque les chasseurs, massacrant indistinctement les femelles pleines et les jeunes, en dĂ©truisent chaque annĂ©e plus de quatre mille. En passant auprĂšs de ces curieux animaux, je pus les examiner Ă  loisir, car ils ne se dĂ©rangeaient pas. Leur peau Ă©tait Ă©paisse et rugueuse, d’un ton fauve tirant sur le roux, leur pelage court et peu fourni. Quelques-uns avaient une longueur de quatre mĂštres. Plus tranquilles et moins craintifs que leurs congĂ©nĂšres du nord, ils ne confiaient point Ă  des sentinelles choisies le soin de surveiller les abords de leur campement. AprĂšs avoir examinĂ© cette citĂ© des morses, je songeai Ă  revenir sur mes pas. Il Ă©tait onze heures, et si le capitaine Nemo se trouvait dans des conditions favorables pour observer, je voulais ĂȘtre prĂ©sent Ă  son opĂ©ration. Cependant, je n’espĂ©rais pas que le soleil se montrĂąt ce jour-lĂ . Des nuages Ă©crasĂ©s sur l’horizon le dĂ©robaient Ă  nos yeux. Il semblait que cet astre jaloux ne voulĂ»t pas rĂ©vĂ©ler Ă  des ĂȘtres humains ce point inabordable du globe. Cependant, je songeai Ă  revenir vers le Nautilus. Nous suivĂźmes un Ă©troit raidillon qui courait sur le sommet de la falaise. À onze heures et demie, nous Ă©tions arrivĂ©s au point du dĂ©barquement. Le canot Ă©chouĂ© avait dĂ©posĂ© le capitaine Ă  terre. Je l’aperçus debout sur un bloc de basalte. Ses instruments Ă©taient prĂšs de lui. Son regard se fixait sur l’horizon du nord, prĂšs duquel le soleil dĂ©crivait alors sa courbe allongĂ©e. Je pris place auprĂšs de lui et j’attendis sans parler. Midi arriva, et, ainsi que la veille, le soleil ne se montra pas. C’était une fatalitĂ©. L’observation manquait encore. Si demain elle ne s’accomplissait pas, il faudrait renoncer dĂ©finitivement Ă  relever notre situation. En effet, nous Ă©tions prĂ©cisĂ©ment au 20 mars. Demain, 21, jour de l’équinoxe, rĂ©fraction non comptĂ©e, le soleil disparaĂźtrait sous l’horizon pour six mois, et avec sa disparition commencerait la longue nuit polaire. Depuis l’équinoxe de septembre, il avait Ă©mergĂ© de l’horizon septentrional, s’élevant par des spirales allongĂ©es jusqu’au 21 dĂ©cembre. À cette Ă©poque, solstice d’étĂ© de ces contrĂ©es borĂ©ales, il avait commencĂ© Ă  redescendre, et le lendemain, il devait leur lancer ses derniers rayons. Je communiquai mes observations et mes craintes au capitaine Nemo. Vous avez raison, monsieur Aronnax, me dit-il, si demain, je n’obtiens la hauteur du soleil, je ne pourrai avant six mois reprendre cette opĂ©ration. Mais aussi, prĂ©cisĂ©ment parce que les hasards de ma navigation m’ont amenĂ©, le 21 mars, dans ces mers, mon point sera facile Ă  relever, si, Ă  midi, le soleil se montre Ă  nos yeux. — Pourquoi, capitaine ? — Parce que, lorsque l’astre du jour dĂ©crit des spirales si allongĂ©es, il est difficile de mesurer exactement sa hauteur au-dessus de l’horizon, et les instruments sont exposĂ©s Ă  commettre de graves erreurs. — Comment procĂ©derez-vous donc ? — Je n’emploierai que mon chronomĂštre, me rĂ©pondit le capitaine Nemo. Si demain, 21 mars, Ă  midi, le disque du soleil, en tenant compte de la rĂ©fraction, est coupĂ© exactement par l’horizon du nord, c’est que je suis au pĂŽle sud. — En effet, dis-je. Pourtant, cette affirmation n’est pas mathĂ©matiquement rigoureuse, parce que l’équinoxe ne tombe pas nĂ©cessairement Ă  midi. — Sans doute, monsieur, mais l’erreur ne sera pas de cent mĂštres, et il ne nous en faut pas davantage. À demain donc. » Le capitaine Nemo retourna Ă  bord. Conseil et moi, nous restĂąmes jusqu’à cinq heures Ă  arpenter la plage, observant et Ă©tudiant. Je ne rĂ©coltai aucun objet curieux, si ce n’est un Ɠuf de pingouin, remarquable par sa grosseur, et qu’un amateur eĂ»t payĂ© plus de mille francs. Sa couleur isabelle, les raies et les caractĂšres qui l’ornaient comme autant d’hiĂ©roglyphes, en faisaient un bibelot rare. Je le remis entre les mains de Conseil, et le prudent garçon, au pied sĂ»r, le tenant comme une prĂ©cieuse porcelaine de Chine, le rapporta intact au Nautilus. LĂ  je dĂ©posai cet Ɠuf rare sous une des vitrines du musĂ©e. Je soupai avec appĂ©tit d’un excellent morceau de foie de phoque dont le goĂ»t rappelait celui de la viande de porc. Puis je me couchai, non sans avoir invoquĂ©, comme un Indou, les faveurs de l’astre radieux. Le lendemain, 21 mars, dĂšs cinq heures du matin, je montai sur la plate-forme. J’y trouvai le capitaine Nemo. Le temps se dĂ©gage un peu, me dit-il. J’ai bon espoir. AprĂšs dĂ©jeuner, nous nous rendrons Ă  terre pour choisir un poste d’observation. » Ce point convenu, j’allai trouver Ned Land. J’aurais voulu l’emmener avec moi. L’obstinĂ© Canadien refusa, et je vis bien que sa taciturnitĂ© comme sa fĂącheuse humeur s’accroissaient de jour en jour. AprĂšs tout, je ne regrettai pas son entĂȘtement dans cette circonstance. VĂ©ritablement, il y avait trop de phoques Ă  terre, et il ne fallait pas soumettre ce pĂȘcheur irrĂ©flĂ©chi Ă  cette tentation. Le dĂ©jeuner terminĂ©, je me rendis Ă  terre. Le Nautilus s’était encore Ă©levĂ© de quelques milles pendant la nuit. Il Ă©tait au large, Ă  une grande lieue d’une cĂŽte, que dominait un pic aigu de quatre a cinq cents mĂštres. Le canot portait avec moi le capitaine Nemo, deux hommes de l’équipage, et les instruments, c’est-Ă -dire un chronomĂštre, une lunette et un baromĂštre. Pendant notre traversĂ©e, je vis de nombreuses baleines qui appartenaient aux trois espĂšces particuliĂšres aux mers australes, la baleine franche ou right-whale » des Anglais, qui n’a pas de nageoire dorsale, le hump-back, baleinoptĂšre Ă  ventre plissĂ©, aux vastes nageoires blanchĂątres, qui malgrĂ© son nom, ne forment pourtant pas des ailes, et le fin-back, brun-jaunĂątre, le plus vif des cĂ©tacĂ©s. Ce puissant animal se fait entendre de loin, lorsqu’il projette Ă  une grande hauteur ses colonnes d’air et de vapeur, qui ressemblent Ă  des tourbillons de fumĂ©e. Ces diffĂ©rents mammifĂšres s’ébattaient par troupes dans les eaux tranquilles, et je vis bien que ce bassin du pĂŽle antarctique servait maintenant de refuge aux cĂ©tacĂ©s trop vivement traquĂ©s par les chasseurs. Je remarquai Ă©galement de longs cordons blanchĂątres de salpes, sortes de mollusques agrĂ©gĂ©s, et des mĂ©duses de grande taille qui se balançaient entre le remous des lames. À neuf heures, nous accostions la terre. Le ciel s’éclaircissait. Les nuages fuyaient dans le sud. Les brumes abandonnaient la surface froide des eaux. Le capitaine Nemo se dirigea vers le pic dont il voulait sans doute faire son observatoire. Ce fut une ascension pĂ©nible sur des laves aiguĂ«s et des pierres ponces, au milieu d’une atmosphĂšre souvent saturĂ©e par les Ă©manations sulfureuses des fumerolles. Le capitaine, pour un homme dĂ©shabituĂ© de fouler la terre, gravissait les pentes les plus raides avec une souplesse, une agilitĂ© que je ne pouvais Ă©galer, et qu’eĂ»t enviĂ©e un chasseur d’isards. Ce fut une ascension pĂ©nible. Il nous fallut deux heures pour atteindre le sommet de ce pic moitiĂ© porphyre, moitiĂ© basalte. De lĂ , nos regards embrassaient une vaste mer qui, vers le nord traçait nettement sa ligne terminale sur le fond du ciel. À nos pieds, des champs Ă©blouissants de blancheur. Sur notre tĂȘte, un pĂąle azur, dĂ©gagĂ© de brumes. Au nord, le disque du soleil comme une boule de feu dĂ©jĂ  Ă©cornĂ©e par le tranchant de l’horizon. Du sein des eaux s’élevaient en gerbes magnifiques des jets liquides par centaines. Au loin, le Nautilus, comme un cĂ©tacĂ© endormi. DerriĂšre nous, vers le sud et l’est, une terre immense, un amoncellement chaotique de rochers et de glaces dont on n’apercevait pas la limite. Le capitaine Nemo, en arrivant au sommet du pic, releva soigneusement sa hauteur au moyen du baromĂštre, car il devait en tenir compte dans son observation. À midi moins le quart, le soleil, vu alors par rĂ©fraction seulement, se montra comme un disque d’or et dispersa ses derniers rayons sur ce continent abandonnĂ©, Ă  ces mers que l’homme n’a jamais sillonnĂ©es encore. Le capitaine Nemo, muni d’une lunette Ă  rĂ©ticules, qui, au moyen d’un miroir, corrigeait la rĂ©fraction, observa l’astre qui s’enfonçait peu Ă  peu au-dessous de l’horizon en suivant une diagonale trĂšs-allongĂ©e. Je tenais le chronomĂštre. Mon cƓur battait fort. Si la disparition du demi-disque du soleil coĂŻncidait avec le midi du chronomĂštre, nous Ă©tions au pĂŽle mĂȘme. Midi ! m’écriai-je. — Le pĂŽle sud ! » rĂ©pondit le capitaine Nemo d’une voix grave, en me donnant la lunette qui montrait l’astre du jour prĂ©cisĂ©ment coupĂ© en deux portions Ă©gales par l’horizon. Je regardai les derniers rayons couronner le pic et les ombres monter peu Ă  peu sur ses rampes. En ce moment, le capitaine Nemo, appuyant sa main sur mon Ă©paule, me dit Monsieur, en 1600, le Hollandais GhĂ©ritk, entraĂźnĂ© par les courants et les tempĂȘtes, atteignit 64° de latitude sud et dĂ©couvrit les New-Shetland. En 1773, le 17 janvier, l’illustre Cook, suivant le trente-huitiĂšme mĂ©ridien, arriva par 67° 30â€Č de latitude, et en 1774, le 30 janvier, sur le cent-neuviĂšme mĂ©ridien, il atteignit 71° 15â€Č de latitude. En 1819, le Russe Bellinghausen se trouva sur le soixante-neuviĂšme parallĂšle, et en 1821, sur le soixante-sixiĂšme par 111° de longitude ouest. En 1820, l’Anglais Brunsfield fut arrĂȘtĂ© sur le soixante-cinquiĂšme degrĂ©. La mĂȘme annĂ©e, l’AmĂ©ricain Morrel, dont les rĂ©cits sont douteux, remontant sur le quarante-deuxiĂšme mĂ©ridien, dĂ©couvrait la mer libre par 70° 14â€Č de latitude. En 1825, l’Anglais Powell ne pouvait dĂ©passer le soixante-deuxiĂšme degrĂ©. La mĂȘme annĂ©e, un simple pĂȘcheur de phoques, l’Anglais Weddel s’élevait jusqu’à 72° 14â€Č de latitude sur le trente-cinquiĂšme mĂ©ridien, et jusqu’à 74° 15â€Č sur le trente-sixiĂšme. En 1829, l’Anglais Forster, commandant le Chanticleer, prenait possession du continent antarctique par 63° 26â€Č de latitude et 66° 26â€Č de longitude. En 1831, l’Anglais BiscoĂ«, le ler fĂ©vrier, dĂ©couvrait la terre d’Enderby par 68° 50â€Č de latitude, en 1832, le 5 fĂ©vrier, la terre d’AdĂ©laĂŻde par 67° de latitude, et le 21 fĂ©vrier, la terre de Graham par 64° 45â€Č de latitude. En 1838, le Français Dumont d’Urville, arrĂȘtĂ© devant la banquise par 62° 57â€Č de latitude, relevait la terre Louis-Philippe ; deux ans plus tard, dans une nouvelle pointe au sud, il nommait par 66° 30â€Č, le 21 janvier, la terre AdĂ©lie, et huit jours aprĂšs, par 64° 40â€Č, la cĂŽte Clarie. En 1838, l’Anglais Wilkes s’avançait jusqu’au soixante-neuviĂšme parallĂšle sur le centiĂšme mĂ©ridien. En 1839, l’Anglais Balleny dĂ©couvrait la terre Sabrina, sur la limite du cercle polaire. Enfin, en 1842, l’Anglais James Ross, montant l’ÉrĂ©bus et le Terror, le 12 janvier, par 76° 56â€Č de latitude et 171° 7â€Č de longitude est, trouvait la terre Victoria ; le 23 du mĂȘme mois, il relevait le soixante-quatorziĂšme parallĂšle, le plus haut point atteint jusqu’alors ; le 27, il Ă©tait par 76° 8â€Č, le 28, par 77° 32â€Č, le 2 fĂ©vrier, par 78° 4â€Č, et en 1842, il revenait au soixante-onziĂšme degrĂ© qu’il ne put dĂ©passer. Eh bien, moi, capitaine Nemo, ce 21 mars 1868, j’ai atteint le pĂŽle sud sur le quatre-vingt-dixiĂšme degrĂ©, et je prends possession de cette partie du globe Ă©gale au sixiĂšme des continents reconnus. — Au nom de qui, capitaine ? — Au mien, monsieur ! » Et ce disant, le capitaine Nemo dĂ©ploya un pavillon noir, portant un N d’or Ă©cartelĂ© sur son Ă©tamine. Puis, se retournant vers l’astre du jour dont les derniers rayons lĂ©chaient l’horizon de la mer Adieu, soleil ! s’écria-t-il. Disparais, astre radieux ! Couche-toi sous cette mer libre, et laisse une nuit de six mois Ă©tendre ses ombres sur mon nouveau domaine ! » Adieu, soleil ! » s’écria-t-il. CHAPITRE XVACCIDENT OU INCIDENT ? Le lendemain, 22 mars, Ă  six heures du matin, les prĂ©paratifs de dĂ©part furent commencĂ©s. Les derniĂšres lueurs du crĂ©puscule se fondaient dans la nuit. Le froid Ă©tait vif. Les constellations resplendissaient avec une surprenante intensitĂ©. Au zĂ©nith brillait cette admirable Croix du Sud, l’étoile polaire des rĂ©gions antarctiques. Le thermomĂštre marquait douze degrĂ©s au-dessous de zĂ©ro, et quand le vent fraĂźchissait, il causait de piquantes morsures. Les glaçons se multipliaient sur l’eau libre. La mer tendait Ă  se prendre partout. De nombreuses plaques noirĂątres, Ă©talĂ©es Ă  sa surface, annonçaient la prochaine formation de la jeune glace. Évidemment, le bassin austral, gelĂ© pendant les six mois de l’hiver, Ă©tait absolument inaccessible. Que devenaient les baleines pendant cette pĂ©riode ? Sans doute, elles allaient par-dessous la banquise chercher des mers plus praticables. Pour les phoques et les morses, habituĂ©s Ă  vivre sous les plus durs climats, ils restaient sur ces parages glacĂ©s. Ces animaux ont l’instinct de creuser des trous dans les ice-fields et de les maintenir toujours ouverts. C’est Ă  ces trous qu’ils viennent respirer ; quand les oiseaux, chassĂ©s par le froid, ont Ă©migrĂ© vers le nord, ces mammifĂšres marins demeurent les seuls maĂźtres du continent polaire. Cependant, les rĂ©servoirs d’eau s’étaient remplis, et le Nautilus descendait lentement. À une profondeur de mille pieds, il s’arrĂȘta. Son hĂ©lice battit les flots, et il s’avança droit au nord avec une vitesse de quinze milles Ă  l’heure. Vers le soir, il flottait dĂ©jĂ  sous l’immense carapace glacĂ©e de la banquise. Les panneaux du salon avaient Ă©tĂ© fermĂ©s par prudence, car la coque du Nautilus pouvait se heurter Ă  quelque bloc immergĂ©. Aussi, je passai cette journĂ©e Ă  mettre mes notes au net. Mon esprit Ă©tait tout entier Ă  ses souvenirs du pĂŽle. Nous avions atteint ce point inaccessible sans fatigues, sans danger, comme si notre wagon flottant eĂ»t glissĂ© sur les rails d’un chemin de fer. Et maintenant, le retour commençait vĂ©ritablement. Me rĂ©serverait-il encore de pareilles surprises ? Je le pensais, tant la sĂ©rie des merveilles sous-marines est inĂ©puisable ! Cependant, depuis cinq mois et demi que le hasard nous avait jetĂ©s Ă  ce bord, nous avions franchi quatorze mille lieues, et sur ce parcours plus Ă©tendu que l’Équateur terrestre, combien d’incidents ou curieux ou terribles avaient charmĂ© notre voyage la chasse dans les forĂȘts de Crespo, l’échouement du dĂ©troit de TorrĂšs, le cimetiĂšre de corail, les pĂȘcheries de Ceylan, le tunnel arabique, les feux de Santorin, les millions de la baie du Vigo, l’Atlantide, le pĂŽle sud ! Pendant la nuit, tous ces souvenirs, passant de rĂȘve en rĂȘve, ne laissĂšrent pas mon cerveau sommeiller un instant. À trois heures du matin, je fus rĂ©veillĂ© par un choc violent. Je m’étais redressĂ© sur mon lit et j’écoutais au milieu de l’obscuritĂ©, quand je fus prĂ©cipitĂ© brusquement au milieu de la chambre. Évidemment, le Nautilus donnait une bande considĂ©rable aprĂšs avoir touchĂ©. Je m’accotai aux parois et je me traĂźnai par les coursives jusqu’au salon qu’éclairait le plafond lumineux. Les meubles Ă©taient renversĂ©s. Heureusement, les vitrines, solidement saisies par le pied, avaient tenu bon. Les tableaux de tribord, sous le dĂ©placement de la verticale se collaient aux tapisseries, tandis que ceux de bĂąbord s’en Ă©cartaient d’un pied par leur bordure infĂ©rieure. Le Nautilus Ă©tait donc couchĂ© sur tribord, et, de plus, complĂštement immobile. À l’intĂ©rieur j’entendais un bruit de pas, des voix confuses. Mais le capitaine Nemo ne parut pas. Au moment oĂč j’allais quitter le salon, Ned Land et Conseil entrĂšrent. Qu’y a-t-il ? leur dis-je aussitĂŽt. — Je venais le demander Ă  monsieur, rĂ©pondit Conseil. — Mille diables ! s’écria le Canadien, je le sais bien moi ! Le Nautilus a touchĂ©, et Ă  en juger par la gĂźte qu’il donne, je ne crois pas qu’il s’en tire comme la premiĂšre fois dans le dĂ©troit de TorrĂšs. — Mais au moins, demandai-je, est-il revenu Ă  la surface de la mer ? — Nous l’ignorons, rĂ©pondit Conseil. — Il est facile de s’en assurer, » rĂ©pondis-je. Je consultai le manomĂštre. À ma grande surprise, il indiquait une profondeur de trois cent soixante mĂštres. Qu’est-ce que cela veut dire ? m’écriai-je. — Il faut interroger le capitaine Nemo, dit Conseil. — Mais oĂč le trouver ? demanda Ned Land. — Suivez-moi, » dis-je Ă  mes deux compagnons. Nous quittĂąmes le salon. Dans la bibliothĂšque, personne. À l’escalier central, au poste de l’équipage, personne. Je supposai que le capitaine Nemo devait ĂȘtre postĂ© dans la cage du timonnier. Le mieux Ă©tait d’attendre. Nous revĂźnmes tous trois au salon. Je passerai sous silence les rĂ©criminations du Canadien. Il avait beau jeu pour s’emporter. Je le laissai exhaler sa mauvaise humeur tout Ă  son aise, sans lui rĂ©pondre. Nous Ă©tions ainsi depuis vingt minutes, cherchant Ă  surprendre les moindres bruits qui se produisaient Ă  l’intĂ©rieur du Nautilus, quand le capitaine Nemo entra. Il ne sembla pas nous voir. Sa physionomie, habituellement si impassible, rĂ©vĂ©lait une certaine inquiĂ©tude. Il observa silencieusement la boussole, le manomĂštre, et vint poser son doigt sur un point du planisphĂšre, dans cette partie qui reprĂ©sentait les mers australes. Je ne voulus pas l’interrompre. Seulement, quelques instants plus tard, lorsqu’il se tourna vers moi, je lui dis en retournant contre lui une expression dont il s’était servi au dĂ©troit de TorrĂšs Un incident, capitaine ? — Non, monsieur, rĂ©pondit-il, un accident cette fois. — Grave ? — Peut-ĂȘtre. — Le danger est-il immĂ©diat ? — Non. — Le Nautilus s’est Ă©chouĂ© ? — Oui. — Et cet Ă©chouement est venu ?
 — D’un caprice de la nature, non de l’impĂ©ritie des hommes. Pas une faute n’a Ă©tĂ© commise dans nos manƓuvres. Toutefois, on ne saurait empĂȘcher l’équilibre de produire ses effets. On peut braver les lois humaines, mais non rĂ©sister aux lois naturelles. » Singulier moment que choisissait le capitaine Nemo pour se livrer Ă  cette rĂ©flexion philosophique. En somme, sa rĂ©ponse ne m’apprenait rien. Puis-je savoir, monsieur, lui demandai-je, quelle est la cause de cet accident ? — Un Ă©norme bloc de glace, une montagne entiĂšre s’est retournĂ©e, me rĂ©pondit-il. Lorsque les icebergs sont minĂ©s Ă  leur base par des eaux plus chaudes ou par des chocs rĂ©itĂ©rĂ©s, leur centre de gravitĂ© remonte. Alors ils se retournent en grand, ils culbutent. C’est ce qui est arrivĂ©. L’un de ces blocs, en se renversant, a heurtĂ© le Nautilus qui flottait sous les eaux. Puis, glissant sous sa coque et le relevant avec une irrĂ©sistible force, il l’a ramenĂ© dans des couches moins denses, oĂč il se trouve couchĂ© sur le flanc. — Mais ne peut-on dĂ©gager le Nautilus en vidant ses rĂ©servoirs, de maniĂšre Ă  le remettre en Ă©quilibre ? — C’est ce qui se fait en ce moment, monsieur. Vous pouvez entendre les pompes fonctionner. Voyez l’aiguille du manomĂštre. Elle indique que le Nautilus remonte, mais le bloc de glace remonte avec lui, et jusqu’à ce qu’un obstacle arrĂȘte son mouvement ascensionnel, notre position ne sera pas changĂ©e. » En effet, le Nautilus donnait toujours la mĂȘme bande sur tribord. Sans doute, il se redresserait, lorsque le bloc s’arrĂȘterait lui-mĂȘme. Mais Ă  ce moment, qui sait si nous n’aurions pas heurtĂ© la partie supĂ©rieure de la banquise, si nous ne serions pas effroyablement pressĂ©s entre les deux surfaces glacĂ©es ? Je rĂ©flĂ©chissais Ă  toutes les consĂ©quences de cette situation. Le capitaine Nemo ne cessait d’observer le manomĂštre. Le Nautilus, depuis la chute de l’iceberg, avait remontĂ© de cent cinquante pieds environ, mais il faisait toujours le mĂȘme angle avec la perpendiculaire. Soudain un lĂ©ger mouvement se fit sentir dans la coque. Évidemment, le Nautilus se redressait un peu. Les objets suspendus dans le salon reprenaient sensiblement leur position normale. Les parois se rapprochaient de la verticalitĂ©. Personne de nous ne parlait. Le cƓur Ă©mu, nous observions, nous sentions le redressement. Le plancher redevenait horizontal sous nos pieds. Dix minutes s’écoulĂšrent. Enfin, nous sommes droit ! m’écriai-je. — Oui, dit le capitaine Nemo, se dirigeant vers la porte du salon. — Mais flotterons-nous ? lui demandai-je. — Certainement, rĂ©pondit-il, puisque les rĂ©servoirs ne sont pas encore vidĂ©s, et que vidĂ©s, le Nautilus devra remonter Ă  la surface de la mer. » Le capitaine sortit, et je vis bientĂŽt que, par ses ordres, on avait arrĂȘtĂ© la marche ascensionnelle du Nautilus. En effet, il aurait bientĂŽt heurtĂ© la partie infĂ©rieure de la banquise, et mieux valait le maintenir entre deux eaux. Nous l’avons Ă©chappĂ© belle ! dit alors Conseil. — Oui. Nous pouvions ĂȘtre Ă©crasĂ©s entre ces blocs de glace, ou tout au moins emprisonnĂ©s. Et alors, faute de pouvoir renouveler l’air
 Oui ! nous l’avons Ă©chappĂ© belle ! — Si c’est fini ! » murmura Ned Land. Je ne voulus pas entamer avec le Canadien une discussion sans utilitĂ©, et je ne rĂ©pondis pas. D’ailleurs, les panneaux s’ouvrirent en ce moment, et la lumiĂšre extĂ©rieure fit irruption Ă  travers la vitre dĂ©gagĂ©e. Nous Ă©tions en pleine eau, ainsi que je l’ai dit ; mais, Ă  une distance de dix mĂštres, sur chaque cĂŽtĂ© du Nautilus, s’élevait une Ă©blouissante muraille de glace. Au-dessus et au-dessous, mĂȘme muraille. Au-dessus, parce que la surface infĂ©rieure de la banquise se dĂ©veloppait comme un plafond immense. Au-dessous, parce que le bloc culbutĂ©, ayant glissĂ© peu Ă  peu, avait trouvĂ© sur les murailles latĂ©rales deux points d’appui qui le maintenaient dans cette position. Le Nautilus Ă©tait emprisonnĂ© dans un vĂ©ritable tunnel de glace, d’une largeur de vingt mĂštres environ, rempli d’une eau tranquille. Il lui Ă©tait donc facile d’en sortir en marchant soit en avant soit en arriĂšre, et de reprendre ensuite, Ă  quelques centaines de mĂštres plus bas, un libre passage sous la banquise. Le plafond lumineux avait Ă©tĂ© Ă©teint, et cependant, le salon resplendissait d’une lumiĂšre intense. C’est que la puissante rĂ©verbĂ©ration des parois de glace y renvoyait violemment les nappes du fanal. Je ne saurais peindre l’effet des rayons voltaĂŻques sur ces grands blocs capricieusement dĂ©coupĂ©s, dont chaque angle, chaque arĂȘte, chaque facette, jetait une lueur diffĂ©rente, suivant la nature des veines qui couraient dans la glace. Mine Ă©blouissante de gemmes, et particuliĂšrement de saphirs qui croisaient leurs jets bleus avec le jet vert des Ă©meraudes. Çà et lĂ  des nuances opalines d’une douceur infinie couraient au milieu de points ardents comme autant de diamants de feu dont l’Ɠil ne pouvait soutenir l’éclat. La puissance du fanal Ă©tait centuplĂ©e, comme celle d’une lampe Ă  travers les lames lenticulaires d’un phare de premier ordre. Que c’est beau ! Que c’est beau ! s’écria Conseil. — Oui ! dis-je, c’est un admirable spectacle. N’est-ce pas, Ned ? — Eh ! mille diables ! oui, riposta Ned Land. C’est superbe ! Je rage d’ĂȘtre forcĂ© d’en convenir. On n’a jamais rien vu de pareil. Mais ce spectacle-lĂ  pourra nous coĂ»ter cher. Et, s’il faut tout dire, je pense que nous voyons ici des choses que Dieu a voulu interdire aux regards de l’homme ! » Ned avait raison. C’était trop beau. Tout Ă  coup, un cri de Conseil me fit retourner. Qu’y a-t-il ? demandai-je. — Que monsieur ferme les yeux ! que monsieur ne regarde pas ! » Conseil, ce disant, appliquait vivement ses mains sur ses paupiĂšres. Mais qu’as-tu, mon garçon ? — Je suis Ă©bloui, aveuglĂ© ! » Mes regards se portĂšrent involontairement vers la vitre, mais je ne pus supporter le feu qui la dĂ©vorait. Je compris ce qui s’était passĂ©. Le Nautilus venait de se mettre en marche Ă  grande vitesse. Tous les Ă©clats tranquilles des murailles de glace s’étaient alors changĂ©s en raies fulgurantes. Les feux de ces myriades de diamants se confondaient. Le Nautilus, emportĂ© par son hĂ©lice, voyageait dans un fourreau d’éclairs. Les panneaux du salon se refermĂšrent alors. Nous tenions nos mains sur nos yeux tout imprĂ©gnĂ©s de ces lueurs concentriques qui flottent devant la rĂ©tine, lorsque les rayons solaires l’ont trop violemment frappĂ©e. Il fallut un certain temps pour calmer le trouble de nos regards. Enfin, nos mains s’abaissĂšrent. Ma foi, je ne l’aurais jamais cru, dit Conseil. — Et moi, je ne le crois pas encore ! riposta le Canadien. — Quand nous reviendrons sur terre, ajouta Conseil, blasĂ©s sur tant de merveilles de la nature, que penserons-nous de ces misĂ©rables continents et des petits ouvrages sortis de la main des hommes ! Non ! le monde habitĂ© n’est plus digne de nous ! » De telles paroles dans la bouche d’un impassible Flamand montrent Ă  quel degrĂ© d’ébullition Ă©tait montĂ© notre enthousiasme. Mais le Canadien ne manqua pas d’y jeter sa goutte d’eau froide. Le monde habitĂ© ! dit-il en secouant la tĂȘte. Soyez tranquille, ami Conseil, nous n’y reviendrons pas ! » Il Ă©tait alors cinq heures du matin. En ce moment, un choc se produisit Ă  l’avant du Nautilus. Je compris que son Ă©peron venait de heurter un bloc de glace. Ce devait ĂȘtre une fausse manƓuvre, car ce tunnel sous-marin, obstruĂ© de blocs, n’offrait pas une navigation facile. Je pensai donc que le capitaine Nemo, modifiant sa route, tournerait ces obstacles ou suivrait les sinuositĂ©s du tunnel. En tout cas, la marche en avant ne pouvait ĂȘtre absolument enrayĂ©e. Toutefois, contre mon attente, le Nautilus prit un mouvement rĂ©trograde trĂšs-prononcĂ©. Nous revenons en arriĂšre ? dit Conseil. — Oui, rĂ©pondis-je. Il faut que, de ce cĂŽtĂ©, le tunnel soit sans issue. — Et alors ? 
 — Alors, dis-je, la manƓuvre est bien simple. Nous retournerons sur nos pas, et nous sortirons par l’orifice sud. VoilĂ  tout. » En parlant ainsi, je voulais paraĂźtre plus rassurĂ© que je ne l’étais rĂ©ellement. Cependant le mouvement rĂ©trograde du Nautilus s’accĂ©lĂ©rait, et marchant Ă  contre hĂ©lice, il nous entraĂźnait avec une grande rapiditĂ©. Ce sera un retard, dit Ned. — Qu’importe, quelques heures de plus ou de moins, pourvu qu’on sorte. — Oui, rĂ©pĂ©ta Ned Land, pourvu qu’on sorte ! » Je me promenai pendant quelques instants du salon Ă  la bibliothĂšque. Mes compagnons assis, se taisaient. Je me jetai bientĂŽt sur un divan, et je pris un livre que mes yeux parcoururent machinalement. Un quart d’heure aprĂšs, Conseil, s’étant approchĂ© de moi, me dit Est-ce bien intĂ©ressant ce que lit monsieur ? — TrĂšs-intĂ©ressant, rĂ©pondis-je. — Je le crois. C’est le livre de monsieur que lit monsieur ! — Mon livre ? » En effet, je tenais Ă  la main l’ouvrage des Grands Fonds sous-marins. Je ne m’en doutais mĂȘme pas. Je fermai le livre et repris ma promenade. Ned et Conseil se levĂšrent pour se retirer. Restez, mes amis, dis-je en les retenant. Restons ensemble jusqu’au moment oĂč nous serons sortis de cette impasse. — Comme il plaira Ă  monsieur, » rĂ©pondit Conseil. Quelques heures s’écoulĂšrent. J’observais souvent les instruments suspendus Ă  la paroi du salon. Le manomĂštre indiquait que le Nautilus se maintenait Ă  une profondeur constante de trois cents mĂštres, la boussole, qu’il se dirigeait toujours au sud, le loch, qu’il marchait Ă  une vitesse de vingt milles Ă  l’heure, vitesse excessive dans un espace aussi resserrĂ©. Mais le capitaine Nemo savait qu’il ne pouvait trop se hĂąter, et qu’alors, les minutes valaient des siĂšcles. À huit heures vingt-cinq, un second choc eut lieu. À l’arriĂšre, cette fois. Je pĂąlis. Mes compagnons s’étaient rapprochĂ©s de moi. J’avais saisi la main de Conseil. Nous nous interrogions du regard, et plus directement que si les mots eussent interprĂ©tĂ© notre pensĂ©e. En ce moment, le capitaine entra dans le salon. J’allai Ă  lui. La route est barrĂ©e au sud ? lui demandai-je. — Oui, monsieur. L’iceberg en se retournant a fermĂ© toute issue. — Nous sommes bloquĂ©s ? — Oui. » CHAPITRE XVIFAUTE D’AIR. Ainsi, autour du Nautilus, au-dessus, au-dessous, un impĂ©nĂ©trable mur de glace. Nous Ă©tions prisonniers de la banquise ! Le Canadien avait frappĂ© une table de son formidable poing. Conseil se taisait. Je regardai le capitaine. Sa figure avait repris son impassibilitĂ© habituelle. Il s’était croisĂ© les bras. Il rĂ©flĂ©chissait. Le Nautilus ne bougeait plus. Le capitaine prit alors la parole Messieurs, dit-il d’une voix calme, il y a deux maniĂšres de mourir dans les conditions oĂč nous sommes. » Cet inexplicable personnage avait l’air d’un professeur de mathĂ©matiques qui fait une dĂ©monstration Ă  ses Ă©lĂšves. La premiĂšre, reprit-il, c’est de mourir Ă©crasĂ©s. La seconde, c’est de mourir asphyxiĂ©s. Je ne parle pas de la possibilitĂ© de mourir de faim, car les approvisionnements du Nautilus dureront certainement plus que nous. PrĂ©occupons-nous donc des chances d’écrasement ou d’asphyxie. — Quant Ă  l’asphyxie, capitaine, rĂ©pondis-je, elle n’est pas Ă  craindre, car nos rĂ©servoirs sont pleins. — Juste, reprit le capitaine Nemo, mais ils ne donneront que deux jours d’air. Or, voilĂ  trente-six heures que nous sommes enfouis sous les eaux, et dĂ©jĂ  l’atmosphĂšre alourdie du Nautilus demande Ă  ĂȘtre renouvelĂ©e. Dans quarante-huit heures, notre rĂ©serve sera Ă©puisĂ©e. — Eh bien, capitaine, soyons dĂ©livrĂ©s avant quarante-huit heures ! — Nous le tenterons, du moins, en perçant la muraille qui nous entoure. — De quel cĂŽtĂ© ? demandai-je. — C’est ce que la sonde nous apprendra. Je vais Ă©chouer le Nautilus sur le banc infĂ©rieur, et mes hommes, revĂȘtus de scaphandres, attaqueront l’iceberg par sa paroi la moins Ă©paisse. — Peut-on ouvrir les panneaux du salon ? — Sans inconvĂ©nient. Nous ne marchons plus. » Le capitaine Nemo sortit. BientĂŽt des sifflements m’apprirent que l’eau s’introduisait dans les rĂ©servoirs. Le Nautilus s’abaissa lentement et reposa sur le fond de glace par une profondeur de trois cent cinquante mĂštres, profondeur Ă  laquelle Ă©tait immergĂ© le banc de glace infĂ©rieur. Mes amis, dis-je, la situation est grave, mais je compte sur votre courage et sur votre Ă©nergie. — Monsieur, me rĂ©pondit le Canadien, ce n’est pas dans ce moment que je vous ennuierai de mes rĂ©criminations. Je suis prĂȘt Ă  tout faire pour le salut commun. — Bien, Ned, dis-je en tendant la main au Canadien. — J’ajouterai, reprit-il, qu’habile Ă  manier le pic comme le harpon, si je puis ĂȘtre utile au capitaine, il peut disposer de moi. — Il ne refusera pas votre aide. Venez, Ned. » Je conduisis le Canadien Ă  la chambre oĂč les hommes du Nautilus revĂȘtaient leurs scaphandres. Je fis part au capitaine de la proposition de Ned, qui fut acceptĂ©e. Le Canadien endossa son costume de mer et fut aussitĂŽt prĂȘt que ses compagnons de travail. Chacun d’eux portait sur son dos l’appareil Rouquayrol auquel les rĂ©servoirs avaient fourni un large contingent d’air pur. Emprunt considĂ©rable, mais nĂ©cessaire, fait Ă  la rĂ©serve du Nautilus. Quant aux lampes Ruhmkorff, elles devenaient inutiles au milieu de ces eaux lumineuses et saturĂ©es de rayons Ă©lectriques. Lorsque Ned fut habillĂ©, je rentrai dans le salon dont les vitres Ă©taient dĂ©couvertes, et, postĂ© prĂšs de Conseil, j’examinai les couches ambiantes qui supportaient le Nautilus. Quelques instants aprĂšs, nous voyions une douzaine d’hommes de l’équipage prendre pied sur le banc de glace, et parmi eux Ned Land, reconnaissable Ă  sa haute taille. Le capitaine Nemo Ă©tait avec eux. Avant de procĂ©der au creusement des murailles, il fit pratiquer des sondages qui devaient assurer la bonne direction des travaux. De longues sondes furent enfoncĂ©es dans les parois latĂ©rales ; mais aprĂšs quinze mĂštres, elles Ă©taient encore arrĂȘtĂ©es par l’épaisse muraille. Il Ă©tait inutile de s’attaquer Ă  la surface plafonnante, puisque c’était la banquise elle-mĂȘme qui mesurait plus de quatre cents mĂštres de hauteur. Le capitaine Nemo fit alors sonder la surface infĂ©rieure. LĂ , dix mĂštres de parois nous sĂ©paraient de l’eau. Telle Ă©tait l’épaisseur de cet ice-field. DĂšs lors, il s’agissait d’en dĂ©couper un morceau Ă©gal en superficie Ă  la ligne de flottaison du Nautilus. C’était environ six mille cinq cents mĂštres cubes Ă  dĂ©tacher, afin de creuser un trou par lequel nous descendrions au-dessous du champ de glace. Le travail fut immĂ©diatement commencĂ© et conduit avec une infatigable opiniĂątretĂ©. Au lieu de creuser autour du Nautilus, ce qui eĂ»t entraĂźnĂ© de plus grandes difficultĂ©s, le capitaine Nemo fit dessiner l’immense fosse Ă  huit mĂštres de sa hanche de bĂąbord. Puis ses hommes la taraudĂšrent simultanĂ©ment sur plusieurs points de sa circonfĂ©rence. BientĂŽt, le pic attaqua vigoureusement cette matiĂšre compacte, et de gros blocs furent dĂ©tachĂ©s de la masse. Par un curieux effet de pesanteur spĂ©cifique, ces blocs, moins lourds que l’eau, s’envolaient pour ainsi dire Ă  la voĂ»te du tunnel, qui s’épaississait par le haut de ce dont il diminuait vers le bas. Mais peu importait, du moment que la paroi infĂ©rieure s’amincissait d’autant. AprĂšs deux heures d’un travail Ă©nergique, Ned Land rentra Ă©puisĂ©. Ses compagnons et lui furent remplacĂ©s par de nouveaux travailleurs auxquels nous nous joignĂźmes, Conseil et moi. Le second du Nautilus nous dirigeait. L’eau me parut singuliĂšrement froide, mais je me rĂ©chauffai promptement en maniant le pic. Mes mouvements Ă©taient trĂšs-libres, bien qu’ils se produisissent sous une pression de trente atmosphĂšres. Quand je rentrai, aprĂšs deux heures de travail, pour prendre quelque nourriture et quelque repos, je trouvai une notable diffĂ©rence entre le fluide pur que me fournissait l’appareil Rouquayrol et l’atmosphĂšre du Nautilus, dĂ©jĂ  chargĂ© d’acide carbonique. L’air n’avait pas Ă©tĂ© renouvelĂ© depuis quarante-huit heures, et ses qualitĂ©s vivifiantes Ă©taient considĂ©rablement affaiblies. Cependant, en un laps de douze heures, nous n’avions enlevĂ© qu’une tranche de glace Ă©paisse d’un mĂštre sur la superficie dessinĂ©e, soit environ six cents mĂštres cubes. En admettant que le mĂȘme travail fĂ»t accompli par douze heures, il fallait encore cinq nuits et quatre jours pour mener Ă  bonne fin cette entreprise. Cinq nuits et quatre jours ! dis-je Ă  mes compagnons, et nous n’avons que pour deux jours d’air dans les rĂ©servoirs. — Sans compter, rĂ©pliqua Ned, qu’une fois sortis de cette damnĂ©e prison, nous serons encore emprisonnĂ©s sous la banquise et sans communication possible avec l’atmosphĂšre ! » RĂ©flexion juste. Qui pouvait alors prĂ©voir le minimum de temps nĂ©cessaire Ă  notre dĂ©livrance ? L’asphyxie ne nous aurait-elle pas Ă©touffĂ©s avant que le Nautilus eĂ»t pu revenir Ă  la surface des flots ? Était-il destinĂ© Ă  pĂ©rir dans ce tombeau de glace avec tous ceux qu’il renfermait ? La situation paraissait terrible. Mais chacun l’avait envisagĂ©e en face, et tous Ă©taient dĂ©cidĂ©s Ă  faire leur devoir jusqu’au bout. Les murailles latĂ©rales se rapprochaient peu Ă  peu. Suivant mes prĂ©visions, pendant la nuit, une nouvelle tranche d’un mĂštre fut enlevĂ©e Ă  l’immense alvĂ©ole. Mais, le matin, quand, revĂȘtu de mon scaphandre, je parcourus la masse liquide par une tempĂ©rature de six Ă  sept degrĂ©s au-dessous de zĂ©ro, je remarquai que les murailles latĂ©rales se rapprochaient peu Ă  peu. Les couches d’eau Ă©loignĂ©es de la fosse, que n’échauffaient pas le travail des hommes et le jeu des outils, marquaient une tendance Ă  se solidifier. En prĂ©sence de ce nouveau et imminent danger, que devenaient nos chances de salut, et comment empĂȘcher la solidification de ce milieu liquide, qui eĂ»t fait Ă©clater comme du verre les parois du Nautilus ? Je ne fis point connaĂźtre ce nouveau danger Ă  mes deux compagnons. À quoi bon risquer d’abattre cette Ă©nergie qu’ils employaient au pĂ©nible travail du sauvetage ? Mais, lorsque je fus revenu Ă  bord, je fis observer au capitaine Nemo cette grave complication. Je le sais, me dit-il de ce ton calme que ne pouvaient modifier les plus terribles conjonctures. C’est un danger de plus, mais je ne vois aucun moyen d’y parer. La seule chance de salut, c’est d’aller plus vite que la solidification. Il s’agit d’arriver premiers. VoilĂ  tout. » Arriver premiers ! Enfin, j’aurais dĂ» ĂȘtre habituĂ© Ă  ces façons de parler ! Cette journĂ©e, pendant plusieurs heures, je maniai le pic avec opiniĂątretĂ©. Ce travail me soutenait. D’ailleurs, travailler, c’était quitter le Nautilus, c’était respirer directement cet air pur empruntĂ© aux rĂ©servoirs et fourni par les appareils, c’était abandonner une atmosphĂšre appauvrie et viciĂ©e. Vers le soir, la fosse s’était encore creusĂ©e d’un mĂštre. Quand je rentrai Ă  bord, je faillis ĂȘtre asphyxiĂ© par l’acide carbonique dont l’air Ă©tait saturĂ©. Ah ! que n’avions-nous les moyens chimiques qui eussent permis de chasser ce gaz dĂ©lĂ©tĂšre ! L’oxygĂšne ne nous manquait pas. Toute cette eau en contenait une quantitĂ© considĂ©rable et en la dĂ©composant par nos puissantes piles, elle nous eĂ»t restituĂ© le fluide vivifiant. J’y avais bien songĂ©, mais Ă  quoi bon, puisque l’acide carbonique, produit de notre respiration, avait envahi toutes les parties du navire. Pour l’absorber, il eĂ»t fallu remplir des rĂ©cipients de potasse caustique et les agiter incessamment. Or, cette matiĂšre manquait Ă  bord, et rien ne la pouvait remplacer. Ce soir-lĂ , le capitaine Nemo dut ouvrir les robinets de ses rĂ©servoirs, et lancer quelques colonnes d’air pur Ă  l’intĂ©rieur du Nautilus. Sans cette prĂ©caution, nous ne nous serions pas rĂ©veillĂ©s. Le lendemain, 26 mars, je repris mon travail de mineur en entamant le cinquiĂšme mĂštre. Les parois latĂ©rales et la surface infĂ©rieure de la banquise s’épaississaient visiblement. Il Ă©tait Ă©vident qu’elles se rejoindraient avant que le Nautilus fĂ»t parvenu Ă  se dĂ©gager. Le dĂ©sespoir me prit un instant. Mon pic fut prĂšs de s’échapper de mes mains. À quoi bon creuser, si je devais pĂ©rir Ă©touffĂ©, Ă©crasĂ© par cette eau qui se faisait pierre, un supplice que la fĂ©rocitĂ© des sauvages n’eĂ»t pas mĂȘme inventĂ©. Il me semblait que j’étais entre les formidables mĂąchoires d’un monstre qui se rapprochaient irrĂ©sistiblement. En ce moment, le capitaine Nemo, dirigeant le travail, travaillant lui-mĂȘme, passa prĂšs de moi. Je le touchai de la main et lui montrai les parois de notre prison. La muraille de tribord s’était avancĂ©e Ă  moins de quatre mĂštres de la coque du Nautilus. Le capitaine me comprit et me fit signe de le suivre. Nous rentrĂąmes Ă  bord. Mon scaphandre ĂŽtĂ©, je l’accompagnai dans le salon. Monsieur Aronnax, me dit-il, il faut tenter quelque hĂ©roĂŻque moyen, ou nous allons ĂȘtre scellĂ©s dans cette eau solidifiĂ©e comme dans du ciment. — Oui ! dis-je, mais que faire ? — Ah ! s’écria-t-il, si mon Nautilus Ă©tait assez fort pour supporter cette pression sans en ĂȘtre Ă©crasĂ© ? — Eh bien ? demandai-je, ne saisissant pas l’idĂ©e du capitaine. — Ne comprenez-vous pas, reprit-il, que cette congĂ©lation de l’eau nous viendrait en aide ! Ne voyez-vous pas que par sa solidification, elle ferait Ă©clater ces champs de glace qui nous emprisonnent, comme elle fait, en se gelant, Ă©clater les pierres les plus dures ! Ne sentez-vous pas qu’elle serait un agent de salut au lieu d’ĂȘtre un agent de destruction ! — Oui, capitaine, peut-ĂȘtre. Mais quelque rĂ©sistance Ă  l’écrasement que possĂšde le Nautilus, il ne pourrait supporter cette Ă©pouvantable pression et s’aplatirait comme une feuille de tĂŽle. — Je le sais, monsieur. Il ne faut donc pas compter sur les secours de la nature, mais sur nous-mĂȘmes. Il faut s’opposer Ă  cette solidification. Il faut l’enrayer. Non seulement, les parois latĂ©rales se resserrent, mais il ne reste pas dix pieds d’eau Ă  l’avant ou Ă  l’arriĂšre du Nautilus. La congĂ©lation nous gagne de tous les cĂŽtĂ©s. — Combien de temps, demandai-je, l’air des rĂ©servoirs nous permettra-t-il de respirer Ă  bord ? » Le capitaine me regarda en face. AprĂšs-demain, dit-il, les rĂ©servoirs seront vides ! » Une sueur froide m’envahit. Et cependant, devais-je m’étonner de cette rĂ©ponse ? Le 22 mars, le Nautilus s’était plongĂ© sous les eaux libres du pĂŽle. Nous Ă©tions au 26. Depuis cinq jours, nous vivions sur les rĂ©serves du bord ! Et ce qui restait d’air respirable, il fallait le conserver aux travailleurs. Au moment oĂč j’écris ces choses, mon impression est tellement vive encore, qu’une terreur involontaire s’empare de tout mon ĂȘtre, et que l’air semble manquer Ă  mes poumons ! Cependant, le capitaine Nemo rĂ©flĂ©chissait, silencieux, immobile. Visiblement, une idĂ©e lui traversait l’esprit. Mais il paraissait la repousser. Il se rĂ©pondait nĂ©gativement Ă  lui-mĂȘme. Enfin, ces mots s’échappĂšrent de ses lĂšvres ! L’eau bouillante ! murmura-t-il. — L’eau bouillante ? m’écriai-je. — Oui, monsieur. Nous sommes renfermĂ©s dans un espace relativement restreint. Est-ce que des jets d’eau bouillante, constamment injectĂ©e par les pompes du Nautilus, n’élĂšveraient pas la tempĂ©rature de ce milieu et ne retarderaient pas sa congĂ©lation ? — Il faut l’essayer, dis-je rĂ©solument. — Essayons, monsieur le professeur. » Le thermomĂštre marquait alors moins sept degrĂ©s Ă  l’extĂ©rieur. Le capitaine Nemo me conduisit aux cuisines oĂč fonctionnaient de vastes appareils distillatoires qui fournissaient l’eau potable par Ă©vaporation. Ils se chargĂšrent d’eau, et toute la chaleur Ă©lectrique des piles fut lancĂ©e Ă  travers les serpentins baignĂ©s par le liquide. En quelques minutes, cette eau avait atteint cent degrĂ©s. Elle fut dirigĂ©e vers les pompes pendant qu’une eau nouvelle la remplaçait au fur et Ă  mesure. La chaleur dĂ©veloppĂ©e par les piles Ă©tait telle que l’eau froide, puisĂ©e Ă  la mer, aprĂšs avoir seulement traversĂ© les appareils, arrivait bouillante aux corps de pompe. L’injection commença, et trois heures aprĂšs, le thermomĂštre marquait extĂ©rieurement six degrĂ©s au-dessous de zĂ©ro. C’était un degrĂ© de gagnĂ©. Deux heures plus tard, le thermomĂštre n’en marquait que quatre. Nous rĂ©ussirons, dis-je au capitaine, aprĂšs avoir suivi et contrĂŽlĂ© par de nombreuses remarques les progrĂšs de l’opĂ©ration. — Je le pense, me rĂ©pondit-il. Nous ne serons pas Ă©crasĂ©s. Nous n’avons plus que l’asphyxie Ă  craindre. » Pendant la nuit, la tempĂ©rature de l’eau remonta a un degrĂ© au-dessous de zĂ©ro. Les injections ne purent la porter Ă  un point plus Ă©levĂ©. Mais comme la congĂ©lation de l’eau de mer ne se produit qu’à moins deux degrĂ©s, je fus enfin rassurĂ© contre les dangers de la solidification. Le lendemain, 27 mars, six mĂštres de glace avaient Ă©tĂ© arrachĂ©s de l’alvĂ©ole. Quatre mĂštres seulement restaient Ă  enlever. C’étaient encore quarante-huit heures de travail. L’air ne pouvait plus ĂȘtre renouvelĂ© Ă  l’intĂ©rieur du Nautilus. Aussi, cette journĂ©e alla-t-elle toujours en empirant. Une lourdeur intolĂ©rable m’accabla. Vers trois heures du soir, ce sentiment d’angoisse fut portĂ© en moi Ă  un degrĂ© violent. Des bĂąillements me disloquaient les mĂąchoires. Mes poumons haletaient en cherchant ce fluide comburant, indispensable Ă  la respiration, et qui se rarĂ©fiait de plus en plus. Une torpeur morale s’empara de moi. J’étais Ă©tendu sans force, presque sans connaissance. Mon brave Conseil, pris des mĂȘmes symptĂŽmes, souffrant des mĂȘmes souffrances, ne me quittait plus. Il me prenait la main, il m’encourageait, et je l’entendais encore murmurer Ah ! si je pouvais ne pas respirer pour laisser plus d’air Ă  monsieur ! » Les larmes me venaient aux yeux de l’entendre parler ainsi. Si notre situation, Ă  tous, Ă©tait intolĂ©rable Ă  l’intĂ©rieur, avec quelle hĂąte, avec quel bonheur, nous revĂȘtions nos scaphandres pour travailler Ă  notre tour ! Les pics rĂ©sonnaient sur la couche glacĂ©e. Les bras se fatiguaient, les mains s’écorchaient, mais qu’étaient ces fatigues, qu’importaient ces blessures ! L’air vital arrivait aux poumons ! On respirait ! On respirait ! Et cependant, personne ne prolongeait au-delĂ  du temps voulu son travail sous les eaux. Sa tĂąche accomplie, chacun remettait Ă  ses compagnons haletants le rĂ©servoir qui devait lui verser la vie. Le capitaine Nemo donnait l’exemple et se soumettait le premier Ă  cette sĂ©vĂšre discipline. L’heure arrivait, il cĂ©dait son appareil Ă  un autre et rentrait dans l’atmosphĂšre viciĂ©e du bord, toujours calme, sans une dĂ©faillance, sans un murmure. Ce jour-lĂ , le travail habituel fut accompli avec plus de vigueur encore. Deux mĂštres seulement restaient Ă  enlever sur toute la superficie. Deux mĂštres seulement nous sĂ©paraient de la mer libre. Mais les rĂ©servoirs Ă©taient presque vides d’air. Le peu qui restait devait ĂȘtre conservĂ© aux travailleurs. Pas un atome pour le Nautilus ! Lorsque je rentrai Ă  bord, je fus Ă  demi suffoquĂ©. Quelle nuit ! Je ne saurais la peindre. De telles souffrances ne peuvent ĂȘtre dĂ©crites. Le lendemain, ma respiration Ă©tait oppressĂ©e. Aux douleurs de tĂȘte se mĂȘlaient d’étourdissants vertiges qui faisaient de moi un homme ivre. Mes compagnons Ă©prouvaient les mĂȘmes symptĂŽmes. Quelques hommes de l’équipage rĂąlaient. Ce jour-lĂ , le sixiĂšme de notre emprisonnement, le capitaine Nemo, trouvant trop lents la pioche et le pic, rĂ©solut d’écraser la couche de glaces qui nous sĂ©parait encore de la nappe liquide. Cet homme avait conservĂ© son sang-froid et son Ă©nergie. Il domptait par sa force morale les douleurs physiques. Il pensait, il combinait, il agissait. D’aprĂšs son ordre, le bĂątiment fut soulagĂ©, c’est-Ă -dire soulevĂ© de la couche glacĂ©e par un changement de pesanteur spĂ©cifique. Lorsqu’il flotta on le hĂąla de maniĂšre Ă  l’amener au-dessus de l’immense fosse dessinĂ©e suivant sa ligne de flottaison. Puis, ses rĂ©servoirs d’eau s’emplissant, il descendit et s’emboĂźta dans l’alvĂ©ole. En ce moment, tout l’équipage rentra Ă  bord, et la double porte de communication fut fermĂ©e. Le Nautilus reposait alors sur la couche de glace qui n’avait pas un mĂštre d’épaisseur et que les sondes avaient trouĂ©e en mille endroits. Les robinets des rĂ©servoirs furent alors ouverts en grand et cent mĂštres cubes d’eau s’y prĂ©cipitĂšrent, accroissant de cent mille kilogrammes le poids du Nautilus. Nous attendions, nous Ă©coutions, oubliant nos souffrances, espĂ©rant encore. Nous jouions notre salut sur un dernier coup. MalgrĂ© les bourdonnements qui emplissaient ma tĂȘte, j’entendis bientĂŽt des frĂ©missements sous la coque du Nautilus. Un dĂ©nivellement se produisit. La glace craqua avec un fracas singulier, pareil Ă  celui du papier qui se dĂ©chire, et le Nautilus s’abaissa. Nous passons ! » murmura Conseil Ă  mon oreille. Je ne pus lui rĂ©pondre. Je saisis sa main. Je la pressai dans une convulsion involontaire. Tout-Ă -coup, emportĂ© par son effroyable surcharge, le Nautilus s’enfonça comme un boulet sous les eaux, c’est-Ă -dire qu’il tomba comme il eĂ»t fait dans le vide ! Alors toute la force Ă©lectrique fut mise sur les pompes qui aussitĂŽt commencĂšrent Ă  chasser l’eau des rĂ©servoirs. AprĂšs quelques minutes, notre chute fut enrayĂ©e. BientĂŽt mĂȘme, le manomĂštre indiqua un mouvement ascensionnel. L’hĂ©lice, marchant Ă  toute vitesse, fit tressaillir la coque de tĂŽle jusque dans ses boulons, et nous entraĂźna vers le nord. Mais que devait durer cette navigation sous la banquise jusqu’à la mer libre ? Un jour encore ? Je serais mort avant ! À demi Ă©tendu sur un divan de la bibliothĂšque, je suffoquais. Ma face Ă©tait violette, mes lĂšvres bleues, mes facultĂ©s suspendues. Je ne voyais plus, je n’entendais plus. La notion du temps avait disparu de mon esprit. Mes muscles ne pouvaient se contracter. Les heures qui s’écoulĂšrent ainsi, je ne saurais les Ă©valuer. Mais j’eus la conscience de mon agonie qui commençait. Je compris que j’allais mourir
 Soudain je revins Ă  moi. Quelques bouffĂ©es d’air pĂ©nĂ©traient dans mes poumons. Étions-nous remontĂ©s Ă  la surface des flots ? Avions-nous franchi la banquise ? Non ! C’étaient Ned et Conseil, mes deux braves amis, qui se sacrifiaient pour me sauver. Quelques atomes d’air restaient encore au fond d’un appareil. Au lieu de le respirer, ils l’avaient consacrĂ© pour moi, et, tandis qu’ils suffoquaient, ils me versaient la vie goutte Ă  goutte ! Je voulus repousser l’appareil. Ils me tinrent les mains, et pendant quelques instants, je respirai avec voluptĂ©. Mes regards se portĂšrent vers l’horloge. Il Ă©tait onze heures du matin. Nous devions ĂȘtre au 28 mars. Le Nautilus marchait avec une vitesse effrayante de quarante milles Ă  l’heure. Il se tordait dans les eaux. OĂč Ă©tait le capitaine Nemo ? Avait-il succombĂ© ? Ses compagnons Ă©taient-ils morts avec lui ? En ce moment, le manomĂštre indiqua que nous n’étions plus qu’à vingt pieds de la surface. Un simple champ de glace nous sĂ©parait de l’atmosphĂšre. Ne pouvait-on le briser ? Peut-ĂȘtre ! En tout cas, le Nautilus allait le tenter. Je sentis, en effet, qu’il prenait une position oblique, abaissant son arriĂšre et relevant son Ă©peron. Une introduction d’eau avait suffi pour rompre son Ă©quilibre. Puis, poussĂ© par sa puissante hĂ©lice, il attaqua l’ice-field par en dessous comme un formidable bĂ©lier. Il le crevait peu Ă  peu, se retirait, donnait Ă  toute vitesse contre le champ qui se dĂ©chirait, et enfin, emportĂ© par un Ă©lan suprĂȘme, il s’élança sur la surface glacĂ©e qu’il Ă©crasa de son poids. Le panneau fut ouvert, on pourrait dire arrachĂ©, et l’air pur s’introduisit Ă  flots dans toutes les parties du Nautilus. CHAPITRE XVIIDU CAP HORN À L’AMAZONE. Comment Ă©tais-je sur la plate-forme, je ne saurais le dire. Peut-ĂȘtre le Canadien m’y avait-il transportĂ©. Mais je respirais, je humais l’air vivifiant de la mer. Mes deux compagnons s’enivraient prĂšs de moi de ces fraĂźches molĂ©cules. Les malheureux, trop longtemps privĂ©s de nourriture, ne peuvent se jeter inconsidĂ©rĂ©ment sur les premiers aliments qu’on leur prĂ©sente. Nous, au contraire, nous n’avions pas Ă  nous modĂ©rer, nous pouvions aspirer Ă  pleins poumons les atomes de cette atmosphĂšre, et c’était la brise, la brise elle-mĂȘme qui nous versait cette voluptueuse ivresse ! Ah ! faisait Conseil, que c’est bon, l’oxygĂšne ! Que monsieur ne craigne pas de respirer. Il y en a pour tout le monde. » Quant Ă  Ned Land, il ne parlait pas, mais il ouvrait des mĂąchoires Ă  effrayer un requin. Et quelles puissantes aspirations ! Le Canadien tirait » comme un poĂȘle en pleine combustion. Les forces nous revinrent promptement, et, lorsque je regardai autour de moi, je vis que nous Ă©tions seuls sur la plate-forme. Aucun homme de l’équipage. Pas mĂȘme le capitaine Nemo. Les Ă©tranges marins du Nautilus se contentaient de l’air qui circulait Ă  l’intĂ©rieur. Aucun n’était venu se dĂ©lecter en pleine atmosphĂšre. Les premiĂšres paroles que je prononçai furent des paroles de remerciements et de gratitude pour mes deux compagnons. Ned et Conseil avaient prolongĂ© mon existence pendant les derniĂšres heures de cette longue agonie. Toute ma reconnaissance ne pouvait payer trop un tel dĂ©vouement. Bon ! monsieur le professeur, me rĂ©pondit Ned Land, cela ne vaut pas la peine d’en parler ! Quel mĂ©rite avons-nous eu Ă  cela ? Aucun. Ce n’était qu’une question d’arithmĂ©tique. Votre existence valait plus que la nĂŽtre. Donc il fallait la conserver. — Non, Ned, repondis-je, elle ne valait pas plus. Personne n’est supĂ©rieur Ă  un homme gĂ©nĂ©reux et bon, et vous l’ĂȘtes ! — C’est bien ! c’est bien ! rĂ©pĂ©tait le Canadien embarrassĂ©. — Et toi, mon brave Conseil, tu as bien souffert. — Mais pas trop, pour tout dire Ă  monsieur. Il me manquait bien quelques gorgĂ©es d’air, mais je crois que je m’y serais fait. D’ailleurs, je regardais monsieur qui se pĂąmait et cela ne me donnait pas la moindre envie de respirer. Cela me coupait, comme on dit, le respir
 » Conseil, confus de s’ĂȘtre jetĂ© dans la banalitĂ©, n’acheva pas. Mes amis, rĂ©pondis-je vivement Ă©mu, nous sommes liĂ©s les uns aux autres pour jamais, et vous avez sur moi des droits
 — Dont j’abuserai, riposta le Canadien. — Hein ? fit Conseil. — Oui, reprit Ned Land, le droit de vous entraĂźner avec moi, quand je quitterai cet infernal Nautilus. — Au fait, dit Conseil, allons-nous du bon cĂŽtĂ© ? — Oui, rĂ©pondis-je, puisque nous allons du cĂŽtĂ© du soleil, et ici le soleil, c’est le nord. — Sans doute, reprit Ned Land, mais il reste Ă  savoir si nous rallions le Pacifique ou l’Atlantique, c’est-Ă -dire les mers frĂ©quentĂ©es ou dĂ©sertes. » À cela je ne pouvais rĂ©pondre, et je craignais que le capitaine Nemo ne nous ramenĂąt plutĂŽt vers ce vaste OcĂ©an qui baigne Ă  la fois les cĂŽtes de l’Asie et de l’AmĂ©rique. Il complĂ©terait ainsi son tour du monde sous-marin, et reviendrait vers ces mers oĂč le Nautilus trouvait la plus entiĂšre indĂ©pendance. Mais si nous retournions au Pacifique, loin de toute terre habitĂ©e, que devenaient les projets de Ned Land ? Nous devions, avant peu, ĂȘtre fixĂ©s sur ce point important. Le Nautilus marchait rapidement. Le cercle polaire fut bientĂŽt franchi, et le cap mis sur le promontoire de Horn. Nous Ă©tions par le travers de la pointe amĂ©ricaine, le 31 mars, Ă  sept heures du soir. Alors toutes nos souffrances passĂ©es Ă©taient oubliĂ©es. Le souvenir de cet emprisonnement dans les glaces s’effaçait de notre esprit. Nous ne songions qu’à l’avenir. Le capitaine Nemo ne paraissait plus, ni dans le salon, ni sur la plate-forme. Le point reportĂ© chaque jour sur le planisphĂšre et fait par le second me permettait de relever la direction exacte du Nautilus. Or, ce soir-lĂ , il devint Ă©vident, Ă  ma grande satisfaction, que nous revenions au nord par la route de l’Atlantique. J’appris au Canadien et Ă  Conseil le rĂ©sultat de mes observations. Bonne nouvelle, rĂ©pondit le Canadien, mais oĂč va le Nautilus ? — Je ne saurais le dire, Ned. — Son capitaine voudrait-il, aprĂšs le pĂŽle sud, affronter le pĂŽle nord, et revenir au Pacifique par le fameux passage du nord-ouest ? — Il ne faudrait pas l’en dĂ©fier, rĂ©pondit Conseil. — Eh bien, dit le Canadien, nous lui fausserons compagnie auparavant. — En tout cas, ajouta Conseil, c’est un maĂźtre homme que ce capitaine Nemo, et nous ne regretterons pas de l’avoir connu. — Surtout quand nous l’aurons quittĂ© ! » riposta Ned Land. Le lendemain, premier avril, lorsque le Nautilus remonta Ă  la surface des flots, quelques minutes avant midi, nous eĂ»mes connaissance d’une cĂŽte Ă  l’ouest. C’était la Terre du Feu, Ă  laquelle les premiers navigateurs donnĂšrent ce nom en voyant les fumĂ©es nombreuses qui s’élevaient des huttes indigĂšnes. Cette Terre du Feu forme une vaste agglomĂ©ration d’üles qui s’étend sur trente lieues de long et quatre-vingts lieues de large, entre 53° et 56° de latitude australe, et 67° 50â€Č et 77° 15â€Č de longitude ouest. La cĂŽte me parut basse, mais au loin se dressaient de hautes montagnes. Je crus mĂȘme entrevoir le mont Sarmiento, Ă©levĂ© de deux mille soixante-dix mĂštres au-dessus du niveau de la mer, bloc pyramidal de schiste, Ă  sommet trĂšs-aigu, qui, suivant qu’il est voilĂ© ou dĂ©gagĂ© de vapeurs, annonce le beau ou le mauvais temps, » me dit Ned Land. Un fameux baromĂštre, mon ami. — Oui, monsieur, un baromĂštre naturel, qui ne m’a jamais trompĂ© quand je naviguais dans les passes du dĂ©troit de Magellan. » En ce moment, ce pic nous parut nettement dĂ©coupĂ© sur le fond du ciel. C’était un prĂ©sage de beau temps. Il se rĂ©alisa. Le Nautilus, rentrĂ© sous les eaux, se rapprocha de la cĂŽte qu’il prolongea Ă  quelques milles seulement. Par les vitres du salon, je vis de longues lianes, et des fucus gigantesques, ces varechs porte-poires, dont la mer libre du pĂŽle renfermait quelques Ă©chantillons ; avec leurs filaments visqueux et polis, ils mesuraient jusqu’à trois cents mĂštres de longueur ; vĂ©ritables cĂąbles, plus gros que le pouce, trĂšs-rĂ©sistants, ils servent souvent d’amarres aux navires. Une autre herbe, connue sous le nom de velp, Ă  feuilles longues de quatre pieds, empĂątĂ©es dans les concrĂ©tions coralligĂšnes, tapissait les fonds. Elle servait de nid et de nourriture Ă  des myriades de crustacĂ©s et de mollusques, des crabes, des seiches. LĂ , les phoques et les loutres se livraient Ă  de splendides repas, mĂ©langeant la chair du poisson et les lĂ©gumes de la mer, suivant la mĂ©thode anglaise. Sur ces fonds gras et luxuriants, le Nautilus passait avec une extrĂȘme rapiditĂ©. Vers le soir, il se rapprocha de l’archipel des Malouines, dont je pus, le lendemain, reconnaĂźtre les Ăąpres sommets. La profondeur de la mer Ă©tait mĂ©diocre. Je pensai donc, non sans raison, que ces deux Ăźles, entourĂ©es d’un grand nombre d’ülots, faisaient autrefois partie des terres magellaniques. Les Malouines furent probablement dĂ©couvertes par le cĂ©lĂšbre John Davis, qui leur imposa le nom de Davis-Southern Islands. Plus tard, Richard Hawkins les appela Maiden-Islands, Ăźles de la Vierge. Elles furent ensuite nommĂ©es Malouines, au commencement du dix-huitiĂšme siĂšcle, par des pĂȘcheurs de Saint-Malo, et enfin Falkland par les Anglais auxquels elles appartiennent aujourd’hui. Sur ces parages, nos filets rapportĂšrent de beaux spĂ©cimens d’algues, et particuliĂšrement un certain fucus dont les racines Ă©taient chargĂ©es de moules qui sont les meilleures du monde. Des oies et des canards s’abattirent par douzaines sur la plate-forme et prirent place bientĂŽt dans les offices du bord. En fait de poissons, j’observai spĂ©cialement des osseux appartenant au genre gobie, et surtout des boulerots, longs de deux dĂ©cimĂštres, tout parsemĂ©s de taches blanchĂątres et jaunes. J’admirai Ă©galement de nombreuses mĂ©duses, et les plus belles du genre, les chrysaores particuliĂšres aux mers des Malouines. TantĂŽt elles figuraient une ombrelle demi-sphĂ©rique trĂšs lisse, rayĂ©e de lignes d’un rouge brun et terminĂ©e par douze festons rĂ©guliers ; tantĂŽt c’était une corbeille renversĂ©e d’oĂč s’échappaient gracieusement de larges feuilles et de longues ramilles rouges. Elles nageaient en agitant leurs quatre bras foliacĂ©s et laissaient pendre Ă  la dĂ©rive leur opulente chevelure de tentacules. J’aurais voulu conserver quelques Ă©chantillons de ces dĂ©licats zoophytes ; mais ce ne sont que des nuages, des ombres, des apparences, qui fondent et s’évaporent hors de leur Ă©lĂ©ment natal. Lorsque les derniĂšres hauteurs des Malouines eurent disparu sous l’horizon, le Nautilus s’immergea entre vingt et vingt-cinq mĂštres et suivit la cĂŽte amĂ©ricaine. Le capitaine Nemo ne se montrait pas. Jusqu’au 3 avril, nous ne quittĂąmes pas les parages de la Patagonie, tantĂŽt sous l’OcĂ©an, tantĂŽt Ă  sa surface. Le Nautilus dĂ©passa le large estuaire formĂ© par l’embouchure de la Plata, et se trouva, le 4 avril, par le travers de l’Uruguay, mais Ă  cinquante milles au large. Sa direction se maintenait au nord, et il suivait les longues sinuositĂ©s de l’AmĂ©rique mĂ©ridionale. Nous avions fait alors seize mille lieues depuis notre embarquement dans les mers du Japon. Vers onze heures du matin, le tropique du Capricorne fut coupĂ© sur le trente-septiĂšme mĂ©ridien, et nous passĂąmes au large du cap Frio. Le capitaine Nemo, au grand dĂ©plaisir de Ned Land, n’aimait pas le voisinage de ces cĂŽtes habitĂ©es du BrĂ©sil, car il marchait avec une vitesse vertigineuse. Pas un poisson, pas un oiseau, des plus rapides qui soient, ne pouvaient nous suivre, et les curiositĂ©s naturelles de ces mers Ă©chappĂšrent Ă  toute observation. Cette rapiditĂ© se soutint pendant plusieurs jours, et le 9 avril, au soir, nous avions connaissance de la pointe la plus orientale de l’AmĂ©rique du Sud qui forme le cap San Roque. Mais alors le Nautilus s’écarta de nouveau, et il alla chercher Ă  de plus grandes profondeurs une vallĂ©e sous-marine qui se creuse entre ce cap et Sierra Leone sur la cĂŽte africaine. Cette vallĂ©e se bifurque Ă  la hauteur des Antilles et se termine au nord par une Ă©norme dĂ©pression de neuf mille mĂštres. En cet endroit, la coupe gĂ©ologique de l’OcĂ©an figure jusqu’aux petites Antilles une falaise de six kilomĂštres, taillĂ©e Ă  pic, et, Ă  la hauteur des Ăźles du cap Vert, une autre muraille non moins considĂ©rable, qui enferment ainsi tout le continent immergĂ© de l’Atlantide. Le fond de cette immense vallĂ©e est accidentĂ© de quelques montagnes qui mĂ©nagent de pittoresques aspects Ă  ces fonds sous-marins. J’en parle surtout d’aprĂšs les cartes manuscrites que contenait la bibliothĂšque du Nautilus, cartes Ă©videmment dues Ă  la main du capitaine Nemo et levĂ©es sur ses observations personnelles. Pendant deux jours, ces eaux dĂ©sertes et profondes furent visitĂ©es au moyen des plans inclinĂ©s. Le Nautilus fournissait de longues bordĂ©es diagonales qui le portaient Ă  toutes les hauteurs. Mais le 11 avril, il se releva subitement, et la terre nous rĂ©apparut Ă  l’ouvert du fleuve des Amazones, vaste estuaire dont le dĂ©bit est si considĂ©rable qu’il dessale la mer sur un espace de plusieurs lieues. L’Équateur Ă©tait coupĂ©. À vingt milles dans l’ouest restaient les Guyanes, une terre française sur laquelle nous eussions trouvĂ© un facile refuge. Mais le vent soufflait en grande brise, et les lames furieuses n’auraient pas permis Ă  un simple canot de les affronter. Ned Land le comprit sans doute, car il ne me parla de rien. De mon cĂŽtĂ©, je ne fis aucune allusion Ă  ses projets de fuite, car je ne voulais pas le pousser Ă  quelque tentative qui eĂ»t infailliblement avortĂ©. Je me dĂ©dommageai facilement de ce retard par d’intĂ©ressantes Ă©tudes. Pendant ces deux journĂ©es des 11 et 12 avril, le Nautilus ne quitta pas la surface de la mer, et son chalut lui ramena toute une pĂȘche miraculeuse en zoophytes, en poissons et en reptiles. Quelques zoophytes avaient Ă©tĂ© draguĂ©s par la chaĂźne des chaluts. C’étaient, pour la plupart, de belles phyctallines, appartenant Ă  la famille des actinidiens, et entre autres espĂšces, le phyctalis protexta, originaire de cette partie de l’OcĂ©an, petit tronc cylindrique, agrĂ©mentĂ© de lignes verticales et tachetĂ© de points rouges que couronne un merveilleux Ă©panouissement de tentacules. Quant aux mollusques, ils consistaient en produits que j’avais dĂ©jĂ  observĂ©s, des turritelles, des olives-porphyres, Ă  lignes rĂ©guliĂšrement entrecroisĂ©es dont les taches rousses se relevaient vivement sur un fond de chair, des ptĂ©rocĂšres fantaisistes, semblables Ă  des scorpions pĂ©trifiĂ©s, des hyales translucides, des argonautes, des seiches excellentes Ă  manger, et certaines espĂšces de calmars, que les naturalistes de l’antiquitĂ© classaient parmi les poissons-volants, et qui servent principalement d’appĂąt pour la pĂȘche de la morue. Des poissons de ces parages que je n’avais pas encore eu l’occasion d’étudier, je notai diverses espĂšces. Parmi les cartilagineux des pĂ©tromizons-pricka, sortes d’anguilles, longues de quinze pouces, tĂȘte verdĂątre, nageoires violettes, dos gris bleuĂątre, ventre brun argentĂ© semĂ© de taches vives, iris des yeux cerclĂ© d’or, curieux animaux que le courant de l’Amazone avait dĂ» entraĂźner jusqu’en mer, car ils habitent les eaux douces ; des raies tuberculĂ©es, Ă  museau pointu, Ă  queue longue et dĂ©liĂ©e, armĂ©es d’un long aiguillon dentelĂ© ; de petits squales d’un mĂštre, gris et blanchĂątres de peau, dont les dents, disposĂ©es sur plusieurs rangs, se recourbent en arriĂšre, et qui sont vulgairement connus sous le nom de pantouffliers ; des lophies-vespertillions, sortes de triangles isocĂšles rougeĂątres, d’un demi-mĂštre, auxquels les pectorales tiennent par des prolongations charnues qui leur donnent l’aspect de chauves-souris, mais que leur appendice cornĂ©, situĂ© prĂšs des narines, a fait surnommer licornes de mer ; enfin quelques espĂšces de balistes, le curassavien dont les flancs pointillĂ©s brillent d’une Ă©clatante couleur d’or, et le caprisque violet clair, Ă  nuances chatoyantes comme la gorge d’un pigeon. Je termine lĂ  cette nomenclature un peu sĂšche, mais trĂšs exacte, par la sĂ©rie des poissons osseux que j’observai passans, appartenant au genre des aplĂ©ronotes, dont le museau est trĂšs-obtus et blanc de neige, le corps peint d’un beau noir, et qui sont munis d’une laniĂšre charnue trĂšs-longue et trĂšs-dĂ©liĂ©e ; odontagnathes aiguillonnĂ©s, longues sardines de trois dĂ©cimĂštres, resplendissant d’un vif Ă©clat argentĂ© ; scombres-guares, pourvus de deux nageoires anales ; centronotes-nĂšgres, Ă  teintes noires, que l’on pĂȘche avec des brandons, longs poissons de deux mĂštres, Ă  chair grasse, blanche, ferme, qui, frais, ont le goĂ»t de l’anguille, et secs, le goĂ»t du saumon fumĂ© ; labres demi-rouges, revĂȘtus d’écailles seulement Ă  la base des nageoires dorsales et anales ; chrysoptĂšres, sur lesquels l’or et l’argent mĂȘlent leur Ă©clat Ă  ceux du rubis et de la topaze ; spares-queues-d’or, dont la chair est extrĂȘmement dĂ©licate, et que leurs propriĂ©tĂ©s phosphorescentes trahissent au milieu des eaux ; spares-pobs, Ă  langue fine, Ă  teintes orange ; sciĂšnes-coro Ă  caudales d’or, acanthures-noirauds, anableps de Surinam, etc. Cet et coetera » ne saurait empĂȘcher de citer encore un poisson dont Conseil se souviendra longtemps et pour cause. Un de nos filets avait rapportĂ© une sorte de raie trĂšs-aplatie qui, la queue coupĂ©e, eĂ»t formĂ© un disque parfait et qui pesait une vingtaine de kilogrammes. Elle Ă©tait blanche en dessous, rougeĂątre en dessus, avec de grandes taches rondes d’un bleu foncĂ© et cerclĂ©es de noir, trĂšs lisse de peau, et terminĂ©e par une nageoire bilobĂ©e. Étendue sur la plate-forme, elle se dĂ©battait, essayait de se retourner par des mouvements convulsifs, et faisait tant d’efforts qu’un dernier soubresaut allait la prĂ©cipiter Ă  la mer. Mais Conseil, qui tenait Ă  son poisson, se prĂ©cipita sur lui, et, avant que je ne pusse l’en empĂȘcher, il le saisit Ă  deux mains. AussitĂŽt, le voilĂ  renversĂ©, les jambes en l’air, paralysĂ© d’une moitiĂ© du corps, et criant AussitĂŽt voilĂ , Conseil renversĂ©. Ah ! mon maĂźtre, mon maĂźtre ! Venez Ă  moi. » C’était la premiĂšre fois que le pauvre garçon ne me parlait pas Ă  la troisiĂšme personne. » Le Canadien et moi, nous l’avions relevĂ©, nous le frictionnions Ă  bras raccourcis, et quand il reprit ses sens, cet Ă©ternel classificateur murmura d’une voix entrecoupĂ©e Classe des cartilagineux, ordre des chondroptĂ©rygiens, Ă  branchies fixes, sous-ordre des sĂ©laciens, famille des raies, genre des torpilles ! » — Oui, mon ami, rĂ©pondis-je, c’est une torpille qui t’a mis dans ce dĂ©plorable Ă©tat. — Ah ! monsieur peut m’en croire, riposta Conseil, mais je me vengerai de cet animal. Et comment ? — En le mangeant. » Ce qu’il fit le soir mĂȘme, mais par pure reprĂ©saille, car franchement c’était coriace. L’infortunĂ© Conseil s’était attaquĂ© Ă  une torpille de la plus dangereuse espĂšce, la cumana. Ce bizarre animal, dans un milieu conducteur tel que l’eau, foudroie les poissons Ă  plusieurs mĂštres de distance, tant est grande la puissance de son organe Ă©lectrique dont les deux surfaces principales ne mesurent pas moins de vingt-sept pieds carrĂ©s. Le lendemain, 12 avril, pendant la journĂ©e, le Nautilus s’approcha de la cĂŽte hollandaise, vers l’embouchure du Maroni. LĂ  vivaient en famille plusieurs groupes de lamantins. C’étaient des manates qui, comme le dugong et le stellĂšre, appartiennent Ă  l’ordre des syrĂ©niens. Ces beaux animaux, paisibles et inoffensifs, longs de six Ă  sept mĂštres, devaient peser au moins quatre mille kilogrammes. J’appris Ă  Ned Land et Ă  Conseil que la prĂ©voyante nature avait assignĂ© Ă  ces mammifĂšres un rĂŽle important. Ce sont eux, en effet, qui, comme les phoques, doivent paĂźtre les prairies sous-marines et dĂ©truire ainsi les agglomĂ©rations d’herbes qui obstruent l’embouchure des fleuves tropicaux. LĂ  vivaient en famille des groupes. Et savez-vous, ajoutai-je, ce qui s’est produit, depuis que les hommes ont presque entiĂšrement anĂ©anti ces races utiles ? C’est que les herbes putrĂ©fiĂ©es ont empoisonnĂ© l’air, et l’air empoisonnĂ©, c’est la fiĂšvre jaune qui dĂ©sole ces admirables contrĂ©es. Les vĂ©gĂ©tations vĂ©nĂ©neuses se sont multipliĂ©es sous ces mers torrides, et le mal s’est irrĂ©sistiblement dĂ©veloppĂ© depuis l’embouchure du Rio de la Plata jusqu’aux Florides ! » Et s’il faut en croire Toussenel, ce flĂ©au n’est rien encore auprĂšs de celui qui frappera nos descendants, lorsque les mers seront dĂ©peuplĂ©es de baleines et de phoques. Alors, encombrĂ©es de poulpes, de mĂ©duses, de calmars, elles deviendront de vastes foyers d’infection, puisque leurs flots ne possĂ©deront plus ces vastes estomacs, que Dieu avait chargĂ©s d’écumer la surface des mers. » Cependant, sans dĂ©daigner ces thĂ©ories, l’équipage du Nautilus s’empara d’une demi-douzaine de manates. Il s’agissait, en effet, d’approvisionner les cambuses d’une chair excellente, supĂ©rieure Ă  celle du bƓuf et du veau. Cette chasse ne fut pas intĂ©ressante. Les manates se laissaient frapper sans se dĂ©fendre. Plusieurs milliers de kilos de viande, destinĂ©e Ă  ĂȘtre sĂ©chĂ©e, furent emmagasinĂ©s Ă  bord. Ce jour-lĂ , une pĂȘche, singuliĂšrement pratiquĂ©e, vint encore accroĂźtre les rĂ©serves du Nautilus, tant ces mers se montraient giboyeuses. Le chalut avait rapportĂ© dans ses mailles un certain nombre de poissons dont la tĂȘte se terminait par une plaque ovale Ă  rebords charnus. C’étaient des Ă©chĂ©néïdes, de la troisiĂšme famille des malacoptĂ©rygiens subbrachiens. Leur disque aplati se compose de lames cartilagineuses transversales mobiles, entre lesquelles l’animal peut opĂ©rer le vide, ce qui lui permet d’adhĂ©rer aux objets Ă  la façon d’une ventouse. Le rĂ©mora, que j’avais observĂ© dans la MĂ©diterranĂ©e, appartient Ă  cette espĂšce. Mais celui dont il s’agit ici, c’était l’échĂ©néïde ostĂ©ochĂšre, particulier Ă  cette mer. Nos marins, Ă  mesure qu’ils les prenaient, les dĂ©posaient dans des bailles pleines d’eau. La pĂȘche terminĂ©e, le Nautilus se rapprocha de la cĂŽte. En cet endroit, un certain nombre de tortues marines dormaient Ă  la surface des flots. Il eĂ»t Ă©tĂ© difficile de s’emparer de ces prĂ©cieux reptiles, car le moindre bruit les Ă©veille, et leur solide carapace est Ă  l’épreuve du harpon. Mais l’échĂ©néïde devait opĂ©rer cette capture avec une sĂ»retĂ© et une prĂ©cision extraordinaires. Cet animal, en effet, est un hameçon vivant, qui ferait le bonheur et la fortune du naĂŻf pĂȘcheur a la ligne. Les hommes du Nautilus attachĂšrent Ă  la queue de ces poissons un anneau assez large pour ne pas gĂȘner leurs mouvements, et Ă  cet anneau, une longue corde amarrĂ©e Ă  bord par l’autre bout. Les Ă©chĂ©néïdes, jetĂ©s Ă  la mer, commencĂšrent aussitĂŽt leur rĂŽle et allĂšrent se fixer au plastron des tortues. Leur tĂ©nacitĂ© Ă©tait telle qu’ils se fussent dĂ©chirĂ©s plutĂŽt que de lĂącher prise. On les halait Ă  bord, et avec eux les tortues auxquelles ils adhĂ©raient. On prit ainsi plusieurs cacouannes, larges d’un mĂštre, qui pesaient deux cents kilos. Leur carapace, couverte de plaques cornĂ©es grandes, minces, transparentes, brunes, avec mouchetures blanches et jaunes, les rendaient trĂšs-prĂ©cieuses. En outre, elles Ă©taient excellentes au point de vue comestible, ainsi que les tortues franches qui sont d’un goĂ»t exquis. Cette pĂȘche termina notre sĂ©jour sur les parages de l’Amazone, et, la nuit venue, le Nautilus regagna la haute mer. CHAPITRE XVIIILES POULPES. Pendant quelques jours, le Nautilus s’écarta constamment de la cĂŽte amĂ©ricaine. Il ne voulait pas, Ă©videmment, frĂ©quenter les flots du golfe du Mexique ou de la mer des Antilles. Cependant, l’eau n’eĂ»t pas manquĂ© sous sa quille, puisque la profondeur moyenne de ces mers est de dix-huit cents mĂštres ; mais, probablement ces parages, semĂ©s d’üles et sillonnĂ©s de steamers, ne convenaient pas au capitaine Nemo. Le 16 avril, nous eĂ»mes connaissance de la Martinique et de la Guadeloupe, Ă  une distance de trente milles environ. J’aperçus un instant leurs pitons Ă©levĂ©s. Le Canadien, qui comptait mettre ses projets Ă  exĂ©cution dans le golfe, soit en gagnant une terre, soit en accostant un des nombreux bateaux qui font le cabotage d’une Ăźle Ă  l’autre, fut trĂšs-dĂ©contenancĂ©. La fuite eĂ»t Ă©tĂ© trĂšs praticable si Ned Land fĂ»t parvenu Ă  s’emparer du canot Ă  l’insu du capitaine. Mais en plein OcĂ©an, il ne fallait plus y songer. Le Canadien, Conseil et moi, nous eĂ»mes une assez longue conversation Ă  ce sujet. Depuis six mois nous Ă©tions prisonniers Ă  bord du Nautilus. Nous avions fait dix-sept mille lieues, et, comme le disait Ned Land, il n’y avait pas de raison pour que cela finĂźt. Il me fit donc une proposition Ă  laquelle je ne m’attendais pas. Ce fut de poser catĂ©goriquement cette question au capitaine Nemo Le capitaine comptait-il nous garder indĂ©finiment Ă  son bord ? Une semblable dĂ©marche me rĂ©pugnait. Suivant moi, elle ne pouvait aboutir. Il ne fallait rien espĂ©rer du commandant du Nautilus, mais tout de nous seuls. D’ailleurs, depuis quelque temps, cet homme devenait plus sombre, plus retirĂ©, moins sociable. Il paraissait m’éviter. Je ne le rencontrais qu’à de rares intervalles. Autrefois, il se plaisait Ă  m’expliquer les merveilles sous-marines ; maintenant il m’abandonnait Ă  mes Ă©tudes et ne venait plus au salon. Quel changement s’était opĂ©rĂ© en lui ? Pour quelle cause ? Je n’avais rien Ă  me reprocher. Peut-ĂȘtre notre prĂ©sence Ă  bord lui pesait-elle ? Cependant, je ne devais pas espĂ©rer qu’il fĂ»t homme Ă  nous rendre la libertĂ©. Je priai donc Ned de me laisser rĂ©flĂ©chir avant d’agir. Si cette dĂ©marche n’obtenait aucun rĂ©sultat, elle pouvait raviver ses soupçons, rendre notre situation pĂ©nible et nuire aux projets du Canadien. J’ajouterai que je ne pouvais en aucune façon arguer de notre santĂ©. Si l’on excepte la rude Ă©preuve de la banquise du pĂŽle sud, nous ne nous Ă©tions jamais mieux portĂ©s, ni Ned, ni Conseil, ni moi. Cette nourriture saine, cette atmosphĂšre salubre, cette rĂ©gularitĂ© d’existence, cette uniformitĂ© de tempĂ©rature, ne donnaient pas prise aux maladies, et pour un homme auquel les souvenirs de la terre ne laissaient aucun regret, pour un capitaine Nemo, qui est chez lui, qui va oĂč il veut, qui par des voies mystĂ©rieuses pour les autres, non pour lui-mĂȘme, marche Ă  son but, je comprenais une telle existence. Mais nous, nous n’avions pas rompu avec l’humanitĂ©. Pour mon compte, je ne voulais pas ensevelir avec moi mes Ă©tudes si curieuses et si nouvelles. J’avais maintenant le droit d’écrire le vrai livre de la mer, et ce livre, je voulais que, plus tĂŽt que plus tard, il pĂ»t voir le jour. LĂ  encore, dans ces eaux des Antilles, Ă  dix mĂštres au-dessous de la surface des flots, par les panneaux ouverts, que de produits intĂ©ressants j’eus Ă  signaler sur mes notes quotidiennes ! C’étaient, entre autres zoophytes, des galĂšres connues sous le nom de physalies-pĂ©lagiques, sortes de grosses vessies oblongues, Ă  reflets nacrĂ©s, tendant leur membrane au vent et laissant flotter leurs tentacules bleues comme des fils de soie ; charmantes mĂ©duses Ă  l’Ɠil, vĂ©ritables orties au toucher qui distillent un liquide corrosif. C’étaient, parmi les articulĂ©s, des annĂ©lides longs d’un mĂštre et demi, armĂ©s d’une trompe rose et pourvus de dix-sept cents organes locomoteurs, qui serpentaient sous les eaux et jetaient en passant toutes les lueurs du spectre solaire. C’étaient, dans l’embranchement des poissons, des raies-molubars, Ă©normes cartilagineux longs de dix pieds et pesant six cents livres, la nageoire pectorale triangulaire, le milieu du dos un peu bombĂ©, les yeux fixĂ©s aux extrĂ©mitĂ©s de la face antĂ©rieure de la tĂȘte, et qui, flottant comme une Ă©pave de navire, s’appliquaient parfois comme un opaque volet sur notre vitre. C’étaient des balistes amĂ©ricains pour lesquels la nature n’a broyĂ© que du blanc et du noir, des gobies plumiers, allongĂ©s et charnus, aux nageoires jaunes, Ă  la mĂąchoire proĂ©minente, des scombres de seize dĂ©cimĂštres, Ă  dents courtes et aiguĂ«s, couverts de petites Ă©cailles, appartenant Ă  l’espĂšce des albicores. Puis, par nuĂ©es, apparaissent des surmulets, corsetĂ©s de raies d’or de la tĂȘte Ă  la queue, agitant leurs resplendissantes nageoires ; vĂ©ritables chefs-d’Ɠuvre de bijouterie consacrĂ©s autrefois Ă  Diane, particuliĂšrement recherchĂ©s des riches Romains, et dont le proverbe disait Ne les mange pas qui les prend ! » Enfin, des pomacanthes-dorĂ©s, ornĂ©s de bandelettes Ă©meraude, habillĂ©s de velours et de soie, passaient devant nos yeux comme des seigneurs de VĂ©ronĂšse ; des spares-Ă©peronnĂ©s se dĂ©robaient sous leur rapide nageoire thoracine ; des clupanodons de quinze pouces s’enveloppaient de leurs lueurs phosphorescentes ; des muges battaient la mer de leur grosse queue charnue ; des corĂ©gones rouges semblaient faucher les flots avec leur pectorale tranchante, et des sĂ©lĂšnes argentĂ©es, dignes de leur nom, se levaient sur l’horizon des eaux comme autant de lunes aux reflets blanchĂątres. Que d’autres Ă©chantillons merveilleux et nouveaux j’eusse encore observĂ©s, si le Nautilus ne se fĂ»t peu Ă  peu abaissĂ© vers les couches profondes ! Ses plans inclinĂ©s l’entraĂźnĂšrent jusqu’à des fonds de deux mille et trois mille cinq cents mĂštres. Alors la vie animale n’était plus reprĂ©sentĂ©e que par des encrines, des Ă©toiles de mer, de charmantes pentacrines tĂȘte de mĂ©duse, dont la tige droite supportait un petit calice, des troques, des quenottes sanglantes et des fissurelles, mollusques littoraux de grande espĂšce. Le 20 avril, nous Ă©tions remontĂ©s Ă  une hauteur moyenne de quinze cents mĂštres. La terre la plus rapprochĂ©e Ă©tait alors cet archipel des Ăźles Lucayes, dissĂ©minĂ©es comme un tas de pavĂ©s Ă  la surface des eaux. LĂ  s’élevaient de hautes falaises sous-marines, murailles droites faites de blocs frustes disposĂ©s par larges assises, entre lesquels se creusaient des trous noirs que nos rayons Ă©lectriques n’éclairaient pas jusqu’au fond. Ces roches Ă©taient tapissĂ©s de grandes herbes, de laminaires gĂ©ants, de fucus gigantesques, un vĂ©ritable espalier d’hydrophytes digne d’un monde de Titans. De ces plantes colossales dont nous parlions, Conseil, Ned et moi, nous fĂ»mes naturellement amenĂ©s Ă  citer les animaux gigantesques de la mer. Les unes sont Ă©videmment destinĂ©es Ă  la nourriture des autres. Cependant, par les vitres du Nautilus presque immobile, je n’apercevais encore sur ces longs filaments que les principaux articulĂ©s de la division des brachioures, des lambres Ă  longues pattes, des crabes violacĂ©s, des clios particuliers aux mers des Antilles. Il Ă©tait environ onze heures, quand Ned Land attira mon attention sur un formidable fourmillement qui se produisait Ă  travers les grandes algues. Eh bien, dis-je, ce sont lĂ  de vĂ©ritables cavernes Ă  poulpes, et je ne serais pas Ă©tonnĂ© d’y voir quelques-uns de ces monstres. — Quoi ! fit Conseil, des calmars, de simples calmars, de la classe des cĂ©phalopodes ? — Non, dis-je, des poulpes de grande dimension. Mais l’ami Land s’est trompĂ©, sans doute, car je n’aperçois rien. — Je le regrette rĂ©pliqua Conseil. Je voudrais contempler face Ă  face l’un de ces poulpes dont j’ai tant entendu parler et qui peuvent entraĂźner des navires dans le fond des abĂźmes. Ces bĂȘtes-lĂ , ça se nomme des krak
 — Craque suffit, rĂ©pondit ironiquement le Canadien. — Krakens, riposta Conseil, achevant son mot sans se soucier de la plaisanterie de son compagnon. — Jamais on ne me fera croire, dit Ned Land, que de tels animaux existent. — Pourquoi pas ? rĂ©pondit Conseil. Nous avons bien cru au narwal de monsieur. — Nous avons eu tort, Conseil. — Sans doute ! mais d’autres y croient sans doute encore. — C’est probable, Conseil, mais pour mon compte, je suis bien dĂ©cidĂ© Ă  n’admettre l’existence de ces monstres que lorsque je les aurai dissĂ©quĂ©s de ma propre main. — Ainsi, me demanda Conseil, monsieur ne croit pas aux poulpes gigantesques ? — Eh ! qui diable y a jamais cru ? s’écria le Canadien. — Beaucoup de gens, ami Ned. — Pas des pĂȘcheurs. Des savants, peut-ĂȘtre ! — Pardon, Ned. Des pĂȘcheurs et des savants ! — Mais moi qui vous parle, dit Conseil de l’air le plus sĂ©rieux du monde, je me rappelle parfaitement avoir vu une grande embarcation entraĂźnĂ©e sous les flots par les bras d’un cĂ©phalopode. — Vous avez vu cela ? demanda le Canadien. — Oui, Ned. — De vos propres yeux ? — De mes propres yeux. — OĂč, s’il vous plaĂźt ? — À Saint-Malo, rĂ©partit imperturbablement Conseil. — Dans le port ? dit Ned Land ironiquement. — Non, dans une Ă©glise, rĂ©pondit Conseil. — Dans une Ă©glise ! s’écria le Canadien. — Oui, ami Ned. C’était un tableau qui reprĂ©sentait le poulpe en question ! — Bon ! fit Ned Land, Ă©clatant de rire. Monsieur Conseil qui me fait poser ! — Au fait, il a raison, dis-je. J’ai entendu parler de ce tableau ; mais le sujet qu’il reprĂ©sente est tirĂ© d’une lĂ©gende, et vous savez ce qu’il faut penser des lĂ©gendes en matiĂšre d’histoire naturelle ! D’ailleurs, quand il s’agit de monstres, l’imagination ne demande qu’à s’égarer. Non-seulement on a prĂ©tendu que ces poulpes pouvaient entraĂźner des navires, mais un certain OlaĂŒs Magnus parle d’un cĂ©phalopode, long d’un mille, qui ressemblait plutĂŽt Ă  une Ăźle qu’à un animal. On raconte aussi que l’évĂȘque de Nidros dressa un jour un autel sur un rocher immense. Sa messe finie, le rocher se mit en marche et retourna Ă  la mer. Le rocher Ă©tait un poulpe. — Et c’est tout ? demanda le Canadien. — Non, rĂ©pondis-je. Un autre Ă©vĂȘque, Pontoppidan de Berghem, parle Ă©galement d’un poulpe sur lequel pouvait manƓuvrer un rĂ©giment de cavalerie ! — Ils allaient bien, les Ă©vĂȘques d’autrefois ! dit Ned Land. — Enfin, les naturalistes de l’antiquitĂ© citent des monstres dont la gueule ressemblait Ă  un golfe, et qui Ă©taient trop gros pour passer par le dĂ©troit de Gibraltar. — À la bonne heure ! fit le Canadien. — Mais dans tous ces rĂ©cits, qu’y a-t-il de vrai ? demanda Conseil. — Rien, mes amis, rien du moins de ce qui passe la limite de la vraisemblance pour monter jusqu’à la fable ou Ă  la lĂ©gende. Toutefois, Ă  l’imagination des conteurs, il faut sinon une cause, du moins un prĂ©texte. On ne peut nier qu’il existe des poulpes et des calmars de trĂšs grande espĂšce, mais infĂ©rieurs cependant aux cĂ©tacĂ©s. Aristote a constatĂ© les dimensions d’un calmar de cinq coudĂ©es, soit trois mĂštres dix. Nos pĂȘcheurs en voient frĂ©quemment dont la longueur dĂ©passe un mĂštre quatre-vingts. Les musĂ©es de Trieste et de Montpellier conservent des squelettes de poulpes qui mesurent deux mĂštres. D’ailleurs, suivant le calcul des naturalistes, un de ces animaux, long de six pieds seulement, aurait des tentacules longs de vingt-sept. Ce qui suffit pour en faire un monstre formidable. — En pĂȘche-t-on de nos jours ? demanda le Canadien. — S’ils n’en pĂȘchent pas, les marins en voient du moins. Un de mes amis, le capitaine Paul Bos, du Havre, m’a souvent affirmĂ© qu’il avait rencontrĂ© un de ces monstres de taille colossale dans les mers de l’Inde. Mais le fait le plus Ă©tonnant et qui ne permet plus de nier l’existence de ces animaux gigantesques, s’est passĂ© il y a quelques annĂ©es, en 1861. — Quel est ce fait ? demanda Ned Land. — Le voici. En 1861, dans le nord-est de TĂ©nĂ©riffe, Ă  peu prĂšs par la latitude oĂč nous sommes en ce moment, l’équipage de l’aviso l’Alecton aperçut un monstrueux calmar qui nageait dans ses eaux. Le commandant Bouguer s’approcha de l’animal, et il l’attaqua Ă  coups de harpon et Ă  coups de fusil, sans grand succĂšs, car balles et harpons traversaient ces chairs molles comme une gelĂ©e sans consistance. AprĂšs plusieurs tentatives infructueuses, l’équipage parvint Ă  passer un nƓud coulant autour du corps du mollusque. Ce nƓud glissa jusqu’aux nageoires caudales et s’y arrĂȘta. On essaya alors de haler le monstre Ă  bord, mais son poids Ă©tait si considĂ©rable qu’il se sĂ©para de sa queue sous la traction de la corde, et, privĂ© de cet ornement, il disparut sous les eaux. Il l’attaqua Ă  coups de harpon. — Enfin, voilĂ  un fait, dit Ned Land. — Un fait indiscutable, mon brave Ned. Aussi a-t-on proposĂ© de nommer ce poulpe calmar de Bouguer ». — Et quelle Ă©tait sa longueur ? demanda le Canadien. — Ne mesurait-il pas six mĂštres environ ? dit Conseil, qui postĂ© Ă  la vitre, examinait de nouveau les anfractuositĂ©s de la falaise. — PrĂ©cisĂ©ment, rĂ©pondis-je. — Sa tĂȘte, reprit Conseil, n’était-elle pas couronnĂ©e de huit tentacules, qui s’agitaient sur l’eau comme une nichĂ©e de serpents ? — PrĂ©cisĂ©ment. — Ses yeux, placĂ©s Ă  fleur de tĂȘte, n’avaient-ils pas un dĂ©veloppement considĂ©rable ? — Oui, Conseil. — Et sa bouche, n’était-ce pas un vĂ©ritable bec de perroquet, mais un bec formidable ? — En effet, Conseil. — Eh bien ! n’en dĂ©plaise Ă  monsieur, rĂ©pondit tranquillement Conseil, si ce n’est pas le calmar de Bouguer, voici, du moins, un de ses frĂšres. » Je regardai Conseil. Ned Land se prĂ©cipita vers la vitre. C’était un calmar de dimensions colossales. L’épouvantable bĂȘte », s’écria-t-il. Je regardai Ă  mon tour, et je ne pus rĂ©primer un mouvement de rĂ©pulsion. Devant mes yeux s’agitait un monstre horrible, digne de figurer dans les lĂ©gendes tĂ©ratologiques. C’était un calmar de dimensions colossales, ayant huit mĂštres de longueur. Il marchait Ă  reculons avec une extrĂȘme vĂ©locitĂ© dans la direction du Nautilus. Il regardait de ses Ă©normes yeux fixes Ă  teintes glauques. Ses huit bras, ou plutĂŽt ses huit pieds, implantĂ©s sur sa tĂȘte, qui ont valu Ă  ces animaux le nom de cĂ©phalopodes, avaient un dĂ©veloppement double de son corps et se tordaient comme la chevelure des furies. On voyait distinctement les deux cent-cinquante ventouses disposĂ©es sur la face interne des tentacules sous forme de capsules semi-sphĂ©riques. Parfois ces ventouses s’appliquaient sur la vitre du salon en y faisant le vide. La bouche de ce monstre — un bec de corne fait comme le bec d’un perroquet — s’ouvrait et se refermait verticalement. Sa langue, substance cornĂ©e, armĂ©e elle-mĂȘme de plusieurs rangĂ©es de dents aiguĂ«s, sortait en frĂ©missant de cette vĂ©ritable cisaille. Quelle fantaisie de la nature ! Un bec d’oiseau Ă  un mollusque ! Son corps, fusiforme et renflĂ© dans sa partie moyenne, formait une masse charnue qui devait peser vingt Ă  vingt-cinq mille kilogrammes. Sa couleur inconstante, changeant avec une extrĂȘme rapiditĂ© suivant l’irritation de l’animal, passait successivement du gris livide au brun rougeĂątre. De quoi s’irritait ce mollusque ? Sans doute de la prĂ©sence de ce Nautilus, plus formidable que lui, et sur lequel ses bras suceurs ou ses mandibules n’avaient aucune prise. Et cependant, quels monstres que ces poulpes, quelle vitalitĂ© le crĂ©ateur leur a dĂ©partie, quelle vigueur dans leurs mouvements, puisqu’ils possĂšdent trois cƓurs ! Le hasard nous avait mis en prĂ©sence de ce calmar, et je ne voulus pas laisser perdre l’occasion d’étudier soigneusement cet Ă©chantillon des cĂ©phalopodes. Je surmontai l’horreur que m’inspirait cet aspect, et, prenant un crayon, Je commençai Ă  le dessiner. C’est peut-ĂȘtre le mĂȘme que celui de l’Alecton, dit Conseil. — Non, rĂ©pondit le Canadien, puisque celui-ci est entier et que l’autre a perdu sa queue ! — Ce n’est pas une raison, rĂ©pondis-je. Les bras et la queue de ces animaux se reforment par rĂ©dintĂ©gration, et depuis sept ans, la queue du calmar de Bouguer a sans doute eu le temps de repousser. — D’ailleurs, riposta Ned, si ce n’est pas celui-ci, c’est peut-ĂȘtre un de ceux-lĂ  ! » En effet, d’autres poulpes apparaissaient Ă  la vitre de tribord. J’en comptai sept. Ils faisaient cortĂšge au Nautilus, et j’entendis les grincements de leur bec sur la coque de tĂŽle. Nous Ă©tions servis Ă  souhait. Je continuai mon travail. Ces monstres se maintenaient dans nos eaux avec une telle prĂ©cision qu’ils semblaient immobiles, et j’aurais pu les dĂ©calquer en raccourci sur la vitre. D’ailleurs, nous marchions sous une allure modĂ©rĂ©e. Tout Ă  coup le Nautilus s’arrĂȘta. Un choc le fit tressaillir dans toute sa membrure. Est-ce que nous avons touchĂ© ? demandai-je. — En tout cas, rĂ©pondit le Canadien, nous serions dĂ©jĂ  dĂ©gagĂ©s, car nous flottons. » Le Nautilus flottait sans doute, mais il ne marchait plus. Les branches de son hĂ©lice ne battaient pas les flots. Une minute se passa. Le capitaine Nemo, suivi de son second, entra dans le salon. Je ne l’avais pas vu depuis quelque temps. Il me parut sombre. Sans nous parler, sans nous voir peut-ĂȘtre, il alla au panneau, regarda les poulpes et dit quelques mots Ă  son second. Celui-ci sortit. BientĂŽt les panneaux se refermĂšrent. Le plafond s’illumina. J’allai vers le capitaine. Une curieuse collection de poulpes, lui dis-je, du ton dĂ©gagĂ© que prendrait un amateur devant le cristal d’un aquarium. — En effet, monsieur le naturaliste, me rĂ©pondit-il, et nous allons les combattre corps Ă  corps. » Je regardai le capitaine. Je croyais n’avoir pas bien entendu. Corps Ă  corps ? rĂ©pĂ©tai-je. — Oui, monsieur. L’hĂ©lice est arrĂȘtĂ©e. Je pense que les mandibules cornĂ©es de l’un de ces calmars se sont engagĂ©es dans ses branches. Ce qui nous empĂȘche de marcher. — Et qu’allez-vous faire ? — Remonter Ă  la surface et massacrer toute cette vermine. — Entreprise difficile. — En effet. Les balles Ă©lectriques sont impuissantes contre ces chairs molles oĂč elles ne trouvent pas assez de rĂ©sistance pour Ă©clater. Mais nous les attaquerons Ă  la hache. — Et au harpon, monsieur, dit le Canadien, si vous ne refusez pas mon aide. — Je l’accepte, maĂźtre Land. — Nous vous accompagnerons, dis-je, » et, suivant le capitaine Nemo, nous nous dirigeĂąmes vers l’escalier central. LĂ , une dizaine d’hommes, armĂ©s de haches d’abordage, se tenaient prĂȘts Ă  l’attaque. Conseil et moi, nous prĂźmes deux haches. Ned Land saisit un harpon. Le Nautilus Ă©tait alors revenu Ă  la surface des flots. Un des marins, placĂ© sur les derniers Ă©chelons, dĂ©vissait les boulons du panneau. Mais les Ă©crous Ă©taient Ă  peine dĂ©gagĂ©s, que le panneau se releva avec une violence extrĂȘme, Ă©videmment tirĂ© par la ventouse d’un bras de poulpe. AussitĂŽt un de ces longs bras se glissa comme un serpent par l’ouverture, et vingt autres s’agitĂšrent au-dessus. D’un coup de hache, le capitaine Nemo coupa ce formidable tentacule, qui glissa sur les Ă©chelons en se tordant. Un de ces longs bras glissa par l’ouverture. Au moment oĂč nous nous pressions les uns sur les autres pour atteindre la plate-forme, deux autres bras, cinglant l’air, s’abattirent sur le marin placĂ© devant le capitaine Nemo et l’enlevĂšrent avec une violence irrĂ©sistible. Le capitaine Nemo poussa un cri et s’élança au-dehors. Nous nous Ă©tions prĂ©cipitĂ©s Ă  sa suite. Quelle scĂšne ! Le malheureux, saisi par le tentacule et collĂ© Ă  ses ventouses, Ă©tait balancĂ© dans l’air au caprice de cette Ă©norme trompe. Il rĂąlait, il Ă©touffait, il criait À moi ! Ă  moi ! Ces mots, prononcĂ©s en français, me causĂšrent une profonde stupeur ! J’avais donc un compatriote Ă  bord, plusieurs, peut-ĂȘtre ! Cet appel dĂ©chirant, je l’entendrai toute ma vie ! L’infortunĂ© Ă©tait perdu. Qui pouvait l’arracher Ă  cette puissante Ă©treinte ? Cependant le capitaine Nemo s’était prĂ©cipitĂ© sur le poulpe, et, d’un coup de hache, il lui avait encore abattu un bras. Son second luttait avec rage contre d’autres monstres qui rampaient sur les flancs du Nautilus. L’équipage se battait Ă  coups de hache. Le Canadien, Conseil et moi, nous enfoncions nos armes dans ces masses charnues. Une violente odeur de musc pĂ©nĂ©trait l’atmosphĂšre. C’était horrible. Un instant, je crus que le malheureux, enlacĂ© par le poulpe, serait arrachĂ© Ă  sa puissante succion. Sept bras sur huit avaient Ă©tĂ© coupĂ©s. Un seul, brandissant la victime comme une plume, se tordait dans l’air. Mais au moment oĂč le capitaine Nemo et son second se prĂ©cipitaient sur lui, l’animal lança une colonne d’un liquide noirĂątre, sĂ©crĂ©tĂ© par une bourse situĂ©e dans son abdomen. Nous en fĂ»mes aveuglĂ©s. Quand ce nuage se fut dissipĂ©, le calmar avait disparu, et avec lui mon infortunĂ© compatriote ! Le poulpe brandissait la victime comme une plume. Quelle rage nous poussa alors contre ces monstres ! On ne se possĂ©dait plus. Dix ou douze poulpes avaient envahi la plate-forme et les flancs du Nautilus. Nous roulions pĂȘle-mĂȘle au milieu de ces tronçons de serpents qui tressautaient sur la plate-forme dans des flots de sang et d’encre noire. Il semblait que ces visqueux tentacules renaissaient comme les tĂȘtes de l’hydre. Le harpon de Ned Land, Ă  chaque coup, se plongeait dans les yeux glauques des calmars et les crevait. Mais mon audacieux compagnon fut soudain renversĂ© par les tentacules d’un monstre qu’il n’avait pu Ă©viter. Ah ! comment mon cƓur ne s’est-il pas brisĂ© d’émotion et d’horreur ! Le formidable bec du calmar s’était ouvert sur Ned Land. Ce malheureux allait ĂȘtre coupĂ© en deux. Je me prĂ©cipitai Ă  son secours. Mais le capitaine Nemo m’avait devancĂ©. Sa hache disparut entre les deux Ă©normes mandibules, et miraculeusement sauvĂ©, le Canadien, se relevant, plongea son harpon tout entier jusqu’au triple cƓur du poulpe. Je me devais cette revanche ! » dit le capitaine Nemo au Canadien. Ned s’inclina sans lui rĂ©pondre. Ce combat avait durĂ© un quart d’heure. Les monstres vaincus, mutilĂ©s, frappĂ©s Ă  mort, nous laissĂšrent enfin la place et disparurent sous les flots. Le capitaine Nemo, rouge de sang, immobile prĂšs du fanal, regardait la mer qui avait englouti l’un de ses compagnons, et de grosses larmes coulaient de ses yeux. CHAPITRE XIXLE GULF-STREAM. Cette terrible scĂšne du 20 avril, aucun de nous ne pourra jamais l’oublier. Je l’ai Ă©crite sous l’impression d’une Ă©motion violente. Depuis, j’en ai revu le rĂ©cit. Je l’ai lu Ă  Conseil et au Canadien. Ils l’ont trouvĂ© exact comme fait, mais insuffisant comme effet. Pour peindre de pareils tableaux, il faudrait la plume du plus illustre de nos poĂštes, l’auteur des Travailleurs de la Mer. J’ai dit que le capitaine Nemo pleurait en regardant les flots. Sa douleur fut immense. C’était le second compagnon qu’il perdait depuis notre arrivĂ©e Ă  bord. Et quelle mort ! Cet ami, Ă©crasĂ©, Ă©touffĂ©, brisĂ© par le formidable bras d’un poulpe, broyĂ© sous ses mandibules de fer, ne devait pas reposer avec ses compagnons dans les paisibles eaux du cimetiĂšre de corail ! Pour moi, au milieu de cette lutte, c’était ce cri de dĂ©sespoir poussĂ© par l’infortunĂ© qui m’avait dĂ©chirĂ© le cƓur. Ce pauvre Français, oubliant son langage de convention, s’était repris Ă  parler la langue de son pays et de sa mĂšre, pour jeter un suprĂȘme appel ! Parmi cet Ă©quipage du Nautilus, associĂ© de corps et d’ñme au capitaine Nemo, fuyant comme lui le contact des hommes, j’avais donc un compatriote ! Était-il seul Ă  reprĂ©senter la France dans cette mystĂ©rieuse association, Ă©videmment composĂ©e d’individus de nationalitĂ©s diverses ? C’était encore un de ces insolubles problĂšmes qui se dressaient sans cesse devant mon esprit ! Le capitaine Nemo rentra dans sa chambre, et je ne le vis plus pendant quelque temps. Mais qu’il devait ĂȘtre triste, dĂ©sespĂ©rĂ©, irrĂ©solu, si j’en jugeais par ce navire dont il Ă©tait l’ñme et qui recevait toutes ses impressions ! Le Nautilus ne gardait plus de direction dĂ©terminĂ©e. Il allait, venait, flottait comme un cadavre au grĂ© des lames. Son hĂ©lice avait Ă©tĂ© dĂ©gagĂ©e, et cependant, il s’en servait Ă  peine. Il naviguait au hasard. Il ne pouvait s’arracher du théùtre de sa derniĂšre lutte, de cette mer qui avait dĂ©vorĂ© l’un des siens ! Dix jours se passĂšrent ainsi. Ce fut le 1er mai seulement que le Nautilus reprit franchement sa route au nord, aprĂšs avoir eu connaissance des Lucayes Ă  l’ouvert du canal de Bahama. Nous suivions alors le courant du plus grand fleuve de la mer, qui a ses rives, ses poissons et sa tempĂ©rature propres. J’ai nommĂ© le Gulf-Stream. C’est un fleuve, en effet, qui coule librement au milieu de l’Atlantique, et dont les eaux ne se mĂ©langent pas aux eaux ocĂ©aniennes. C’est un fleuve salĂ©, plus salĂ© que la mer ambiante. Sa profondeur moyenne est de trois mille pieds, sa largeur moyenne de soixante milles. En de certains endroits, son courant marche avec une vitesse de quatre kilomĂštres Ă  l’heure. L’invariable volume de ses eaux est plus considĂ©rable que celui de tous les fleuves du globe. La vĂ©ritable source du Gulf-Stream, reconnue par le commandant Maury, son point de dĂ©part, si l’on veut, est situĂ© dans le golfe de Gascogne. LĂ , ses eaux, encore faibles de tempĂ©rature et de couleur, commencent Ă  se former. Il descend au sud, longe l’Afrique Ă©quatoriale, Ă©chauffe ses flots aux rayons de la zone torride, traverse l’Atlantique, atteint le cap San-Roque sur la cĂŽte brĂ©silienne, et se bifurque en deux branches dont l’une va se saturer encore des chaudes molĂ©cules de la mer des Antilles. Alors, le Gulf-Stream, chargĂ© de rĂ©tablir l’équilibre entre les tempĂ©ratures et de mĂȘler les eaux des tropiques aux eaux borĂ©ales, commence son rĂŽle de pondĂ©rateur. ChauffĂ© Ă  blanc dans le golfe du Mexique, il s’élĂšve au nord sur les cĂŽtes amĂ©ricaines, s’avance jusqu’à Terre-Neuve, dĂ©vie sous la poussĂ©e du courant froid du dĂ©troit de Davis, reprend la route de l’OcĂ©an en suivant sur un des grands cercles du globe la ligne loxodromique, se divise en deux bras vers le quarante-troisiĂšme degrĂ©, dont l’un, aidĂ© par l’alizĂ© du nord-est, revient au Golfe de Gascogne et aux Açores, et dont l’autre, aprĂšs avoir attiĂ©di les rivages de l’Irlande et de la NorvĂšge, va jusqu’au-delĂ  du Spitzberg, oĂč sa tempĂ©rature tombe Ă  quatre degrĂ©s, former la mer libre du pĂŽle. C’est sur ce fleuve de l’OcĂ©an que le Nautilus naviguait alors. À sa sortie du canal de Bahama, sur quatorze lieues de large, et sur trois cent cinquante mĂštres de profondeur, le Gulf-Stream marche Ă  raison de huit kilomĂštres Ă  l’heure. Cette rapiditĂ© dĂ©croĂźt rĂ©guliĂšrement Ă  mesure qu’il s’avance vers le nord, et il faut souhaiter que cette rĂ©gularitĂ© persiste, car, si, comme on a cru le remarquer, sa vitesse et sa direction viennent Ă  se modifier, les climats europĂ©ens seront soumis Ă  des perturbations dont on ne saurait calculer les consĂ©quences. Vers midi, j’étais sur la plate-forme avec Conseil. Je lui faisais connaĂźtre les particularitĂ©s relatives au Gulf-Stream. Quand mon explication fut terminĂ©e, je l’invitai Ă  plonger ses mains dans le courant. Conseil obĂ©it, et fut trĂšs-Ă©tonnĂ© de n’éprouver aucune sensation de chaud ni de froid. Cela vient, lui dis-je, de ce que la tempĂ©rature des eaux du Gulf-Stream, en sortant du golfe du Mexique, est peu diffĂ©rente de celle du sang. Ce Gulf-Stream est un vaste calorifĂšre qui permet aux cĂŽtes d’Europe de se parer d’une Ă©ternelle verdure. Et, s’il faut en croire Maury, la chaleur de ce courant, totalement utilisĂ©e, fournirait assez de calorique pour tenir en fusion un fleuve de fer fondu aussi grand que l’Amazone ou le Missouri. » En ce moment, la vitesse du Gulf-Stream Ă©tait de deux mĂštres vingt-cinq par seconde. Son courant est tellement distinct de la mer ambiante, que ses eaux comprimĂ©es font saillie sur l’OcĂ©an et qu’un dĂ©nivellement s’opĂšre entre elles et les eaux froides. Sombres d’ailleurs et trĂšs riches en matiĂšres salines, elles tranchent par leur pur indigo sur les flots verts qui les environnent. Telle est mĂȘme la nettetĂ© de leur ligne de dĂ©marcation, que le Nautilus, Ă  la hauteur des Carolines, trancha de son Ă©peron les flots du Gulf-Stream, tandis que son hĂ©lice battait encore ceux de l’OcĂ©an. Ce courant entraĂźnait avec lui tout un monde d’ĂȘtres vivants. Les argonautes, si communs dans la MĂ©diterranĂ©e, y voyageaient par troupes nombreuses. Parmi les cartilagineux, les plus remarquables Ă©taient des raies dont la queue trĂšs dĂ©liĂ©e formait Ă  peu prĂšs le tiers du corps, et qui figuraient de vastes losanges longs de vingt-cinq pieds ; puis, de petits squales d’un mĂštre, Ă  tĂȘte grande, Ă  museau court et arrondi, Ă  dents pointues disposĂ©es sur plusieurs rangs, et dont le corps paraissait couvert d’écailles. Parmi les poissons osseux, je notai des labres-grisons particuliers Ă  ces mers, des spares-synagres dont l’iris brillait comme un feu, des sciĂšnes longues d’un mĂštre, Ă  large gueule hĂ©rissĂ©e de petites dents, qui faisaient entendre un lĂ©ger cri, des centronotes-nĂšgres dont j’ai dĂ©jĂ  parlĂ©, des coriphĂšnes bleus, relevĂ©s d’or et d’argent, des perroquets, vrais arcs-en-ciel de l’OcĂ©an, qui peuvent rivaliser de couleur avec les plus beaux oiseaux des tropiques, des blĂ©mies-bosquiens Ă  tĂȘte triangulaire, des rhombes bleuĂątres dĂ©pourvus d’écailles, des batrachoĂŻdes recouverts d’une bande jaune et transversale qui figure un t grec, des fourmillements de petits gobies-bos pointillĂ©s de taches brunes, des diptĂ©rodons Ă  tĂȘte argentĂ©e et Ă  queue jaune, divers Ă©chantillons de salmones, des mugilomores, sveltes de taille, brillant d’un Ă©clat doux, que LacĂ©pĂšde a consacrĂ©s Ă  l’aimable compagne de sa vie, enfin un beau poisson, le chevalier-amĂ©ricain, qui, dĂ©corĂ© de tous les ordres et chamarrĂ© de tous les rubans, frĂ©quente les rivages de cette grande nation oĂč les rubans et les ordres sont si mĂ©diocrement estimĂ©s. J’ajouterai que, pendant la nuit, les eaux phosphorescentes du Gulf-Stream rivalisaient avec l’éclat Ă©lectrique de notre fanal, surtout par ces temps orageux qui nous menaçaient frĂ©quemment. Le 8 mai, nous Ă©tions encore en travers du cap Hatteras, Ă  la hauteur de la Caroline du Nord. La largeur du Gulf-Stream est lĂ  de soixante-quinze milles, et sa profondeur de deux cent dix mĂštres. Le Nautilus continuait d’errer Ă  l’aventure. Toute surveillance semblait bannie du bord. Je conviendrai que dans ces conditions, une Ă©vasion pouvait rĂ©ussir. En effet, les rivages habitĂ©s offraient partout de faciles refuges. La mer Ă©tait incessamment sillonnĂ©e de nombreux steamers qui font le service entre New York ou Boston et le golfe du Mexique, et nuit et jour parcourue par ces petites goĂ«lettes chargĂ©es du cabotage sur les divers points de la cĂŽte amĂ©ricaine. On pouvait espĂ©rer d’ĂȘtre recueilli. C’était donc une occasion favorable, malgrĂ© les trente milles qui sĂ©paraient le Nautilus des cĂŽtes de l’Union. Mais une circonstance fĂącheuse contrariait absolument les projets du Canadien. Le temps Ă©tait fort mauvais. Nous approchions de ces parages oĂč les tempĂȘtes sont frĂ©quentes, de cette patrie des trombes et des cyclones, prĂ©cisĂ©ment engendrĂ©s par le courant du Gulf-Stream. Affronter une mer souvent dĂ©montĂ©e sur un frĂȘle canot, c’était courir Ă  une perte certaine. Ned Land en convenait lui-mĂȘme. Aussi rongeait-il son frein, pris d’une furieuse nostalgie que la fuite seule eĂ»t pu guĂ©rir. Monsieur, me dit-il ce jour-lĂ , il faut que cela finisse. Je veux en avoir le cƓur net. Votre Nemo s’écarte des terres et remonte vers le nord. Mais je vous le dĂ©clare j’ai assez du pĂŽle Sud, et je ne le suivrai pas au pĂŽle Nord. — Que faire, Ned, puisqu’une Ă©vasion est impraticable en ce moment ? — J’en reviens Ă  mon idĂ©e. Il faut parler au capitaine. Vous n’avez rien dit, quand nous Ă©tions dans les mers de votre pays. Je veux parler, maintenant que nous sommes dans les mers du mien. Quand je songe qu’avant quelques jours, le Nautilus va se trouver Ă  la hauteur de la Nouvelle-Écosse, et que lĂ , vers Terre-Neuve, s’ouvre une large baie, que dans cette baie se jette le Saint-Laurent et que le Saint-Laurent, c’est mon fleuve Ă  moi, le fleuve de QuĂ©bec, ma ville natale ; quand je songe Ă  cela, la fureur me monte au visage, mes cheveux se hĂ©rissent. Tenez, monsieur, je me jetterai plutĂŽt Ă  la mer ! Je ne resterai pas ici ! J’y Ă©touffe ! » Le Canadien Ă©tait Ă©videmment Ă  bout de patience. Sa vigoureuse nature ne pouvait s’accommoder de cet emprisonnement prolongĂ©. Sa physionomie s’altĂ©rait de jour en jour. Son caractĂšre devenait de plus en plus sombre. Je sentais ce qu’il devait souffrir, car moi aussi, la nostalgie me prenait. PrĂšs de sept mois s’étaient Ă©coulĂ©s sans que nous eussions eu aucune nouvelle de la terre. De plus, l’isolement du capitaine Nemo, son humeur modifiĂ©e, surtout depuis le combat des poulpes, sa taciturnitĂ©, tout me faisait apparaĂźtre les choses sous un aspect diffĂ©rent. Je ne sentais plus l’enthousiasme des premiers jours. Il fallait ĂȘtre un Flamand comme Conseil pour accepter cette situation, dans ce milieu rĂ©servĂ© aux cĂ©tacĂ©s et autres habitants de la mer. VĂ©ritablement, si ce brave garçon, au lieu de poumons avait eu des branchies, je crois qu’il aurait fait un poisson distinguĂ© ! Eh bien, monsieur ? reprit Ned Land, voyant que je ne rĂ©pondais pas. — Eh bien, Ned, vous voulez que je demande au capitaine Nemo quelles sont ses intentions Ă  notre Ă©gard ? — Oui, monsieur. — Et cela, quoiqu’il les ait dĂ©jĂ  fait connaĂźtre ? — Oui. Je dĂ©sire ĂȘtre fixĂ© une derniĂšre fois. Parlez pour moi seul, en mon seul nom, si vous voulez. — Mais je le rencontre rarement. Il m’évite mĂȘme. — C’est une raison de plus pour l’aller voir. — Je l’interrogerai, Ned. — Quand ? demanda le Canadien en insistant. — Quand je le rencontrerai. — Monsieur Aronnax, voulez-vous que j’aille le trouver, moi ? — Non, laissez-moi faire. Demain
 — Aujourd’hui, dit Ned Land. — Soit. Aujourd’hui, je le verrai, » rĂ©pondis-je au Canadien, qui, en agissant lui-mĂȘme, eĂ»t certainement tout compromis. Je restai seul. La demande dĂ©cidĂ©e, je rĂ©solus d’en finir immĂ©diatement. J’aime mieux chose faite que chose Ă  faire. Je rentrai dans ma chambre. De lĂ , j’entendis marcher dans celle du capitaine Nemo. Il ne fallait pas laisser Ă©chapper cette occasion de le rencontrer. Je frappai Ă  sa porte. Je n’obtins pas de rĂ©ponse. Je frappai de nouveau, puis je tournai le bouton. La porte s’ouvrit. J’entrai. Le capitaine Ă©tait lĂ . CourbĂ© sur sa table de travail, il ne m’avait pas entendu. RĂ©solu Ă  ne pas sortir sans l’avoir interrogĂ©, je m’approchai de lui. Il releva la tĂȘte brusquement, fronça les sourcils, et me dit d’un ton assez rude Vous ici ! Que me voulez-vous ? — Vous parler, capitaine. — Mais je suis occupĂ©, monsieur, je travaille. Cette libertĂ© que je vous laisse de vous isoler, ne puis-je l’avoir pour moi ? » La rĂ©ception Ă©tait peu encourageante. Mais j’étais dĂ©cidĂ© Ă  tout entendre pour tout rĂ©pondre. Monsieur, dis-je froidement, j’ai Ă  vous parler d’une affaire qu’il ne m’est pas permis de retarder. — Laquelle, monsieur ? rĂ©pondit-il ironiquement. Avez-vous fait quelque dĂ©couverte qui m’ait Ă©chappĂ© ? La mer vous a-t-elle livrĂ© de nouveaux secrets ? » Nous Ă©tions loin de compte. Mais avant que j’eusse rĂ©pondu, me montrant un manuscrit ouvert sur sa table, il me dit d’un ton plus grave Voici, monsieur Aronnax, un manuscrit Ă©crit en plusieurs langues. Il contient le rĂ©sumĂ© de mes Ă©tudes sur la mer, et, s’il plaĂźt Ă  Dieu, il ne pĂ©rira pas avec moi. Ce manuscrit, signĂ© de mon nom, complĂ©tĂ© par l’histoire de ma vie, sera renfermĂ© dans un petit appareil insubmersible. Le dernier survivant de nous tous Ă  bord du Nautilus jettera cet appareil Ă  la mer, et il ira oĂč les flots le porteront. » Le nom de cet homme ! Son histoire Ă©crite par lui-mĂȘme ! Son mystĂšre serait donc un jour dĂ©voilĂ© ? Mais, en ce moment, je ne vis dans cette communication qu’une entrĂ©e en matiĂšre. Capitaine, rĂ©pondis-je, je ne puis qu’approuver la pensĂ©e qui vous fait agir. Il ne faut pas que le fruit de vos Ă©tudes soit perdu. Mais le moyen que vous employez me paraĂźt primitif. Qui sait oĂč les vents pousseront cet appareil, en quelles mains il tombera ? Ne sauriez-vous trouver mieux ? Vous, ou l’un des vĂŽtres ne peut-il
 ? — Jamais, monsieur, dit vivement le capitaine en m’interrompant. — Mais moi, mes compagnons, nous sommes prĂȘts Ă  garder ce manuscrit en rĂ©serve, et si vous nous rendez la liberté  — La libertĂ© ! fit le capitaine Nemo se levant. — Oui, monsieur, et c’est Ă  ce sujet que je voulais vous interroger. Depuis sept mois nous sommes Ă  votre bord, et je vous demande aujourd’hui, au nom de mes compagnons comme au mien, si votre intention est de nous y garder toujours. — Monsieur Aronnax, dit le capitaine Nemo, je vous rĂ©pondrai aujourd’hui ce que je vous ai rĂ©pondu il y a sept mois Qui entre dans le Nautilus ne doit plus le quitter. — C’est l’esclavage mĂȘme que vous nous imposez. — Donnez-lui le nom qu’il vous plaira. — Mais partout l’esclave garde le droit de recouvrer sa libertĂ© ! Quels que soient les moyens qui s’offrent Ă  lui, il peut les croire bons ! — Ce droit, rĂ©pondit le capitaine Nemo, qui vous le dĂ©nie ? Ai-je jamais pensĂ© Ă  vous enchaĂźner par un serment ? » Le capitaine me regardait en se croisant les bras. Monsieur, lui dis-je, revenir une seconde fois sur ce sujet ne serait ni de votre goĂ»t ni du mien. Mais puisque nous l’avons entamĂ©, Ă©puisons-le. Je vous le rĂ©pĂšte, ce n’est pas seulement de ma personne qu’il s’agit. Pour moi l’étude est un secours, une diversion puissante, un entraĂźnement, une passion qui peut me faire tout oublier. Comme vous, je suis homme Ă  vivre ignorĂ©, obscur, dans le fragile espoir de lĂ©guer un jour Ă  l’avenir le rĂ©sultat de mes travaux, au moyen d’un appareil hypothĂ©tique confiĂ© au hasard des flots et des vents. En un mot, je puis vous admirer, vous suivre sans dĂ©plaisir dans un rĂŽle que je comprends sur certains points mais il est encore d’autres aspects de votre vie qui me la font entrevoir entourĂ©e de complications et de mystĂšres auxquels seuls ici, mes compagnons et moi, nous n’avons aucune part. Et mĂȘme, quand notre cƓur a pu battre pour vous, Ă©mu par quelques-unes de vos douleurs ou remuĂ© par vos actes de gĂ©nie ou de courage, nous avons dĂ» refouler en nous jusqu’au plus petit tĂ©moignage de cette sympathie que fait naĂźtre la vue de ce qui est beau et bon, que cela vienne de l’ami ou de l’ennemi. Eh bien, c’est ce sentiment que nous sommes Ă©trangers Ă  tout ce qui vous touche, qui fait de notre position quelque chose d’inacceptable, d’impossible, mĂȘme pour moi mais d’impossible pour Ned Land surtout. Tout homme, par cela seul qu’il est homme, vaut qu’on songe Ă  lui. Vous ĂȘtes-vous demandĂ© ce que l’amour de la libertĂ©, la haine de l’esclavage, pouvaient faire naĂźtre de projets de vengeance dans une nature comme celle du Canadien, ce qu’il pouvait penser, tenter, essayer ? 
 » Je m’étais tu. Le capitaine Nemo se leva. Que Ned Land pense, tente, essaye tout ce qu’il voudra, que m’importe ? Ce n’est pas moi qui l’ai Ă©tĂ© chercher ! Ce n’est pas pour mon plaisir que je le garde Ă  mon bord ! Quant Ă  vous, monsieur Aronnax, vous ĂȘtes de ceux qui peuvent tout comprendre, mĂȘme le silence. Je n’ai rien de plus Ă  vous rĂ©pondre. Que cette premiĂšre fois oĂč vous venez de traiter ce sujet soit aussi la derniĂšre, car une seconde fois, je ne pourrais mĂȘme pas vous Ă©couter. » Je me retirai. À compter de ce jour, notre situation fut trĂšs-tendue. Je rapportai ma conversation Ă  mes deux compagnons. Nous savons maintenant, dit Ned, qu’il n’y a rien Ă  attendre de cet homme. Le Nautilus se rapproche de Long-Island. Nous fuirons, quel que soit le temps. » Mais le ciel devenait de plus en plus menaçant. Des symptĂŽmes d’ouragan se manifestaient. L’atmosphĂšre se faisait blanchĂątre et laiteuse. Aux cyrrhus Ă  gerbes dĂ©liĂ©es succĂ©daient Ă  l’horizon des couches de nimbo-cumulus. D’autres nuages bas fuyaient rapidement. La mer grossissait et se gonflait en longues houles. Les oiseaux disparaissaient, Ă  l’exception des satanicles, amis des tempĂȘtes. Le baromĂštre baissait notablement et indiquait dans l’air une extrĂȘme tension des vapeurs. Le mĂ©lange du storm-glass se dĂ©composait sous l’influence de l’électricitĂ© qui saturait l’atmosphĂšre. La lutte des Ă©lĂ©ments Ă©tait prochaine. La tempĂȘte Ă©clata dans la journĂ©e du 18 mai, prĂ©cisĂ©ment lorsque le Nautilus flottait Ă  la hauteur de Long-Island, Ă  quelques milles des passes de New York. Je puis dĂ©crire cette lutte des Ă©lĂ©ments, car au lieu de la fuir dans les profondeurs de la mer, le capitaine Nemo, par un inexplicable caprice, voulut la braver Ă  sa surface. Le vent soufflait du sud-ouest, d’abord en grand frais, c’est-Ă -dire avec une vitesse de quinze mĂštres Ă  la seconde, qui fut portĂ©e Ă  vingt-cinq mĂštres vers trois heures du soir. C’est le chiffre des tempĂȘtes. Le capitaine Nemo, inĂ©branlable sous les rafales, avait pris place sur la plate-forme. Il s’était amarrĂ© Ă  mi-corps pour rĂ©sister aux vagues monstrueuses qui dĂ©ferlaient. Je m’y Ă©tais hissĂ© et attachĂ© aussi, partageant mon admiration entre cette tempĂȘte et cet homme incomparable qui lui tenait tĂȘte. La mer dĂ©montĂ©e Ă©tait balayĂ©e par de grandes loques de nuages qui trempaient dans ses flots. Je ne voyais plus aucune de ces petites lames intermĂ©diaires qui se forment au fond des grands creux. Rien que de longues ondulations fuligineuses, dont la crĂȘte ne dĂ©ferle pas, tant elles sont compactes. Leur hauteur s’accroissait. Elles s’excitaient entre elles. Le Nautilus, tantĂŽt couchĂ© sur le cĂŽtĂ©, tantĂŽt dressĂ© comme un mĂąt, roulait et tanguait Ă©pouvantablement. Vers cinq heures, une pluie torrentielle tomba, qui n’abattit ni le vent ni la mer. L’ouragan se dĂ©chaĂźna avec une vitesse de quarante-cinq mĂštres Ă  la seconde, soit prĂšs de quarante lieues Ă  l’heure. C’est dans ces conditions qu’il renverse des maisons, qu’il enfonce des tuiles de toits dans des portes, qu’il rompt des grilles de fer, qu’il dĂ©place des canons de vingt-quatre. Et pourtant le Nautilus, au milieu de la tourmente, justifiait cette parole d’un savant ingĂ©nieur Il n’y a pas de coque bien construite qui ne puisse dĂ©fier Ă  la mer ! » Ce n’était pas un roc rĂ©sistant, que ces lames eussent dĂ©moli, c’était un fuseau d’acier, obĂ©issant et mobile, sans grĂ©ement, sans mĂąture, qui bravait impunĂ©ment leur fureur. Cependant j’examinais attentivement ces vagues dĂ©chaĂźnĂ©es. Elles mesuraient jusqu’à quinze mĂštres de hauteur sur une longueur de cent cinquante Ă  cent soixante-quinze mĂštres, et leur vitesse de propagation, moitiĂ© de celle du vent, Ă©tait de quinze mĂštres Ă  la seconde. Leur volume et leur puissance s’accroissaient avec la profondeur des eaux. Je compris alors le rĂŽle de ces lames qui emprisonnent l’air dans leurs flancs et le refoulent au fond des mers oĂč elles portent la vie avec l’oxygĂšne. Leur extrĂȘme force de pression — on l’a calculĂ©e, — peut s’élever jusqu’à trois mille kilogrammes par pied carrĂ© de la surface qu’elles contrebattent. Ce sont de telles lames qui, aux HĂ©brides, ont dĂ©placĂ© un bloc pesant quatre-vingt-quatre mille livres. Ce sont elles qui, dans la tempĂȘte du 23 dĂ©cembre 1864, aprĂšs avoir renversĂ© une partie de la ville de YĂ©ddo, au Japon, faisant sept cents kilomĂštres Ă  l’heure, allĂšrent se briser le mĂȘme jour sur les rivages de l’AmĂ©rique. L’intensitĂ© de la tempĂȘte s’accrut avec la nuit. Le baromĂštre, comme en 1860, Ă  la RĂ©union, pendant un cyclone, tomba Ă  710 millimĂštres. À la chute du jour, je vis passer Ă  l’horizon un grand navire qui luttait pĂ©niblement. Il capeyait sous petite vapeur pour se maintenir debout Ă  la lame. Ce devait ĂȘtre un des steamers des lignes de New York Ă  Liverpool ou au Havre. Il disparut bientĂŽt dans l’ombre. Un grand navire capeyait Ă  petite vapeur. À dix heures du soir, le ciel Ă©tait en feu. L’atmosphĂšre fut zĂ©brĂ©e d’éclairs violents. Je ne pouvais en supporter l’éclat, tandis que le capitaine Nemo, les regardant en face, semblait aspirer en lui l’ñme de la tempĂȘte. Un bruit terrible emplissait les airs, bruit complexe, fait des hurlements des vagues Ă©crasĂ©es, des mugissements du vent, des Ă©clats du tonnerre. Le vent sautait Ă  tous les points de l’horizon, et le cyclone, partant de l’est, y revenait en passant par le nord, l’ouest et le sud, en sens inverse des tempĂȘtes tournantes de l’hĂ©misphĂšre austral. Ah ! ce Gulf-Stream ! Il justifiait bien son nom de roi des tempĂȘtes ! C’est lui qui crĂ©e ces formidables cyclones par la diffĂ©rence de tempĂ©rature des couches d’air superposĂ©es Ă  ses courants. À la pluie avait succĂ©dĂ© une averse de feu. Les gouttelettes d’eau se changeaient en aigrettes fulminantes. On eĂ»t dit que le capitaine Nemo, voulant une mort digne de lui, cherchait Ă  se faire foudroyer. Dans un effroyable mouvement de tangage, le Nautilus dressa en l’air son Ă©peron d’acier, comme la tige d’un paratonnerre, et j’en vis jaillir de longues Ă©tincelles. A la pluie avait succĂ©dĂ© une averse de feu. BrisĂ©, Ă  bout de forces, je me coulai Ă  plat ventre vers le panneau. Je l’ouvris et je redescendis au salon. L’orage atteignait alors son maximum d’intensitĂ©. Il Ă©tait impossible de se tenir debout Ă  l’intĂ©rieur du Nautilus. Le capitaine Nemo rentra vers minuit. J’entendis les rĂ©servoirs se remplir peu Ă  peu, et le Nautilus s’enfonça doucement au-dessous de la surface des flots. Par les vitres ouvertes du salon, je vis de grands poissons effarĂ©s qui passaient comme des fantĂŽmes dans les eaux en feu. Quelques-uns furent foudroyĂ©s sous mes yeux ! Le Nautilus descendait toujours. Je pensais qu’il retrouverait le calme Ă  une profondeur de quinze mĂštres. Non. Les couches supĂ©rieures Ă©taient trop violemment agitĂ©es. Il fallut aller chercher le repos jusqu’à cinquante mĂštres dans les entrailles de la mer. Mais lĂ , quelle tranquillitĂ©, quel silence, quel milieu paisible ! Qui eĂ»t dit qu’un ouragan terrible se dĂ©chaĂźnait alors Ă  la surface de cet OcĂ©an ? CHAPITRE XXPAR 47° 24â€Č DE LATITUDE ET 17° 28â€Č DE LONGITUDE. À la suite de cette tempĂȘte, nous avions Ă©tĂ© rejetĂ©s dans l’est. Tout espoir de s’évader sur les atterrages de New York ou du Saint-Laurent s’évanouissait. Le pauvre Ned, dĂ©sespĂ©rĂ©, s’isola comme le capitaine Nemo. Conseil et moi, nous ne nous quittions plus. J’ai dit que le Nautilus s’était Ă©cartĂ© dans l’est. J’aurais dĂ» dire, plus exactement, dans le nord-est. Pendant quelques jours, il erra tantĂŽt Ă  la surface des flots, tantĂŽt au-dessous, au milieu de ces brumes si redoutables aux navigateurs. Elles sont principalement dues Ă  la fonte des glaces, qui entretient une extrĂȘme humiditĂ© dans l’atmosphĂšre. Que de navires perdus dans ces parages, lorsqu’ils allaient reconnaĂźtre les feux incertains de la cĂŽte ! Que de sinistres dus Ă  ces brouillards opaques ! Que de chocs sur ces Ă©cueils dont le ressac est Ă©teint par le bruit du vent ! Que de collisions entre les bĂątiments, malgrĂ© leurs feux de position, malgrĂ© les avertissements de leurs sifflets et de leurs cloches d’alarme ! Aussi, le fond de ces mers offrait-il l’aspect d’un champ de bataille, oĂč gisaient encore tous ces vaincus de l’OcĂ©an ; les uns vieux et empĂątĂ©s dĂ©jĂ  ; les autres jeunes et rĂ©flĂ©chissant l’éclat de notre fanal sur leurs ferrures et leurs carĂšnes de cuivre. Parmi eux, que de bĂątiments perdus corps et biens, avec leurs Ă©quipages, leur monde d’émigrants, sur ces points dangereux signalĂ©s dans les statistiques, le cap Race, l’üle Saint-Paul, le dĂ©troit de Belle-Ile, l’estuaire du Saint-Laurent ! Et depuis quelques annĂ©es seulement que de victimes fournies Ă  ces funĂšbres annales par les lignes du Royal-Mail, d’Inmann, de MontrĂ©al, le Solway, I’Isis, le Paramatta, l’Hungarian, le Canadian, l’Anglo-Saxon, le Humboldt, l’United-States, tous Ă©chouĂ©s, l’Artic, le Lyonnais, coulĂ©s par abordage, le PrĂ©sident, le Pacific, le City-of-Glasgow, disparus pour des causes ignorĂ©es, sombres dĂ©bris au milieu desquels naviguait le Nautilus, comme s’il eĂ»t passĂ© une revue des morts ! Le 15 mai, nous Ă©tions sur l’extrĂ©mitĂ© mĂ©ridionale du banc de Terre-Neuve. Ce banc est un produit des alluvions marines, un amas considĂ©rable de ces dĂ©tritus organiques, amenĂ©s soit de l’Équateur par le courant du Gulf-Stream, soit du pĂŽle borĂ©al, par ce contre-courant d’eau froide qui longe la cĂŽte amĂ©ricaine. LĂ  aussi s’amoncellent les blocs erratiques charriĂ©s par la dĂ©bĂącle des glaces. LĂ  s’est formĂ© un vaste ossuaire de poissons, de mollusques ou de zoophytes qui y pĂ©rissent par milliards. La profondeur de la mer n’est pas considĂ©rable au banc de Terre-Neuve. Quelques centaines de brasses au plus. Mais vers le sud se creuse subitement une dĂ©pression profonde, un trou de trois mille mĂštres. LĂ  s’élargit le Gulf-Stream. C’est un Ă©panouissement de ses eaux. Il perd de sa vitesse et de sa tempĂ©rature, mais il devient une mer. Parmi les poissons que le Nautilus effaroucha Ă  son passage, je citerai le cycloptĂšre d’un mĂštre, Ă  dos noirĂątre, Ă  ventre orange, qui donne Ă  ses congĂ©nĂšres un exemple peu suivi de fidĂ©litĂ© conjugale, un unernack de grande taille, sorte de murĂšne Ă©meraude, d’un goĂ»t excellent, des karraks Ă  gros yeux, dont la tĂȘte a quelque ressemblance avec celle du chien, des blennies, ovovivipares comme les serpents, des gobies-boulerots ou goujons noirs de deux dĂ©cimĂštres, des macroures Ă  longue queue, brillant d’un Ă©clat argentĂ©, poissons rapides, aventurĂ©s loin des mers hyperborĂ©ennes. Les filets ramassĂšrent aussi un poisson hardi, audacieux, vigoureux, bien musclĂ©, armĂ© de piquants Ă  la tĂȘte et d’aiguillons aux nageoires, vĂ©ritable scorpion de deux Ă  trois mĂštres, ennemi acharnĂ© des blennies, des gades et des saumons ; c’était le cotte des mers septentrionales, au corps tuberculeux, brun de couleur, rouge aux nageoires. Les pĂȘcheurs du Nautilus eurent quelque peine Ă  s’emparer de cet animal, qui, grĂące Ă  la conformation de ses opercules, prĂ©serve ses organes respiratoires du contact dessĂ©chant de l’atmosphĂšre et peut vivre quelque temps hors de l’eau. Je cite maintenant, — pour mĂ©moire, — des bosquiens, petits poissons qui accompagnent longtemps les navires dans les mers borĂ©ales, des ables-oxyrhinques, spĂ©ciaux Ă  l’Atlantique septentrional, des rascasses, et j’arrive aux gades, principalement Ă  l’espĂšce morue, que je surpris dans ses eaux de prĂ©dilection, sur cet inĂ©puisable banc de Terre-Neuve. On peut dire que ces morues sont des poissons de montagnes, car Terre-Neuve n’est qu’une montagne sous-marine. Lorsque le Nautilus s’ouvrit un chemin Ă  travers leurs phalanges pressĂ©es, Conseil ne put retenir cette observation Ça ! des morues ! dit-il ; mais je croyais que les morues Ă©taient plates comme des limandes ou des soles ? — NaĂŻf ! m’écriai-je. Les morues ne sont plates que chez l’épicier, oĂč on les montre ouvertes et Ă©talĂ©es. Mais dans l’eau, ce sont des poissons fusiformes comme les mulets, et parfaitement conformĂ©s pour la marche. — Je veux croire monsieur, rĂ©pondit Conseil. Quelle nuĂ©e, quelle fourmiliĂšre ! — Eh ! mon ami, il y en aurait bien davantage, sans leurs ennemis, les rascasses et les hommes ! Sais-tu combien on a comptĂ© d’Ɠufs dans une seule femelle ? — Faisons bien les choses, rĂ©pondit Conseil. Cinq cent mille. — Onze millions, mon ami. — Onze millions. VoilĂ  ce que je n’admettrai jamais, Ă  moins de les compter moi-mĂȘme. — Compte-les, Conseil. Mais tu auras plus vite fait de me croire. D’ailleurs, c’est par milliers que les Français, les Anglais, les AmĂ©ricains, les Danois, les NorwĂ©giens, pĂȘchent les morues. On les consomme en quantitĂ©s prodigieuses, et sans l’étonnante fĂ©conditĂ© de ces poissons, les mers en seraient bientĂŽt dĂ©peuplĂ©es. Ainsi en Angleterre et en AmĂ©rique seulement, cinq mille navires montĂ©s par soixante-quinze mille marins, sont employĂ©s Ă  la pĂȘche de la morue. Chaque navire en rapporte quarante mille en moyenne, ce qui fait vingt-cinq millions. Sur les cĂŽtes de la NorwĂ©ge, mĂȘme rĂ©sultat. — Bien, rĂ©pondit Conseil, je m’en rapporte Ă  monsieur. Je ne les compterai pas. — Quoi donc ? — Les onze millions d’Ɠufs. Mais je ferai une remarque. — Laquelle ? — C’est que si tous les Ɠufs Ă©closaient, il suffirait de quatre morues pour alimenter l’Angleterre, l’AmĂ©rique et la NorwĂ©ge. » Pendant que nous effleurions les fonds du banc de Terre-Neuve, je vis parfaitement ces longues lignes, armĂ©es de deux cents hameçons, que chaque bateau tend par douzaines. Chaque ligne entraĂźnĂ©e par un bout au moyen d’un petit grappin, Ă©tait retenue Ă  la surface par un orin fixĂ© sur une bouĂ©e de liĂšge. Le Nautilus dut manƓuvrer adroitement au milieu de ce rĂ©seau sous-marin. D’ailleurs il ne demeura pas longtemps dans ces parages frĂ©quentĂ©s. Il s’éleva jusque vers le quarante-deuxiĂšme degrĂ© de latitude. C’était Ă  la hauteur de Saint-Jean de Terre-Neuve et de Heart’s Content, oĂč aboutit l’extrĂ©mitĂ© du cĂąble transatlantique. Le Nautilus, au lieu de continuer Ă  marcher au nord prit direction vers l’est, comme s’il voulait suivre ce plateau tĂ©lĂ©graphique sur lequel repose le cĂąble, et dont des sondages multipliĂ©s ont donnĂ© le relief avec une extrĂȘme exactitude. Ce fut le 17 mai, Ă  cinq cents milles environ de Heart’s Content, par deux mille huit cents mĂštres de profondeur, que j’aperçus le cĂąble gisant sur le sol. Conseil, que je n’avais pas prĂ©venu, le prit d’abord pour un gigantesque serpent de mer et s’apprĂȘtait Ă  le classer suivant sa mĂ©thode ordinaire. Mais je dĂ©sabusai le digne garçon et pour le consoler de son dĂ©boire, je lui appris diverses particularitĂ©s de la pose de ce cĂąble. Le premier cĂąble fut Ă©tabli pendant les annĂ©es 1857 et 1858 ; mais, aprĂšs avoir transmis quatre cents tĂ©lĂ©grammes environ, il cessa de fonctionner. En 1863, les ingĂ©nieurs construisirent un nouveau cĂąble, mesurant trois mille quatre cents kilomĂštres et pesant quatre mille cinq cents tonnes, qui fut embarquĂ© sur le Great-Eastern. Cette tentative Ă©choua encore. Or, le 25 mai, le Nautilus, immergĂ© par trois mille huit cent trente-six mĂštres de profondeur, se trouvait prĂ©cisĂ©ment en cet endroit oĂč se produisit la rupture qui ruina l’entreprise. C’était Ă  six cent trente-huit milles de la cĂŽte d’Irlande. On s’aperçut, Ă  deux heures aprĂšs-midi, que les communications avec l’Europe venaient de s’interrompre. Les Ă©lectriciens du bord rĂ©solurent de couper le cĂąble avant de le repĂȘcher, et Ă  onze heures du soir, ils avaient ramenĂ© la partie avariĂ©e. On refit un joint et une Ă©pissure ; puis le cĂąble fut immergĂ© de nouveau. Mais, quelques jours plus tard, il se rompit et ne put ĂȘtre ressaisi dans les profondeurs de l’OcĂ©an. Les AmĂ©ricains ne se dĂ©couragĂšrent pas. L’audacieux Cyrus Field, le promoteur de l’entreprise, qui y risquait toute sa fortune, provoqua une nouvelle souscription. Elle fut immĂ©diatement couverte. Un autre cĂąble fut Ă©tabli dans de meilleures conditions. Le faisceau de fils conducteurs isolĂ©s dans une enveloppe de gutta-percha, Ă©tait protĂ©gĂ© par un matelas de matiĂšres textiles contenu dans une armature mĂ©tallique. Le Great-Eastern reprit la mer le 13 juillet 1866. L’opĂ©ration marcha bien. Cependant un incident arriva. Plusieurs fois, en dĂ©roulant le cĂąble, les Ă©lectriciens observĂšrent que des clous y avaient Ă©tĂ© rĂ©cemment enfoncĂ©s dans le but d’en dĂ©tĂ©riorer l’ñme. Le capitaine Anderson, ses officiers, ses ingĂ©nieurs, se rĂ©unirent, dĂ©libĂ©rĂšrent, et firent afficher que si le coupable Ă©tait surpris Ă  bord, il serait jetĂ© Ă  la mer sans autre jugement. Depuis lors, la criminelle tentative ne se reproduisit plus. Le 23 juillet, le Great-Eastern n’était plus qu’à huit cents kilomĂštres de Terre-Neuve, lorsqu’on lui tĂ©lĂ©graphia d’Irlande la nouvelle de l’armistice conclu entre la Prusse et l’Autriche aprĂšs Sadowa. Le 27, il relevait au milieu des brumes le port de Heart’s Content. L’entreprise Ă©tait heureusement terminĂ©e, et par sa premiĂšre dĂ©pĂȘche, la jeune AmĂ©rique adressait Ă  la vieille Europe ces sages paroles si rarement comprises Gloire Ă  Dieu dans le ciel, et paix aux hommes de bonne volontĂ© sur la terre. » Je ne m’attendais pas Ă  trouver le cĂąble Ă©lectrique dans son Ă©tat primitif, tel qu’il Ă©tait en sortant des ateliers de fabrication. Le long serpent, recouvert de dĂ©bris de coquille, hĂ©rissĂ© de foraminifĂšres, Ă©tait encroĂ»tĂ© dans un empĂątement pierreux qui le protĂ©geait contre les mollusques perforants. Il reposait tranquillement, Ă  l’abri des mouvements de la mer, et sous une pression favorable Ă  la transmission de l’étincelle Ă©lectrique qui passe de l’AmĂ©rique Ă  l’Europe en trente-deux centiĂšmes de seconde. La durĂ©e de ce cĂąble sera infinie sans doute, car on a observĂ© que l’enveloppe de gutta-percha s’amĂ©liore par son sĂ©jour dans l’eau de mer. D’ailleurs, sur ce plateau si heureusement choisi, le cĂąble n’est jamais immergĂ© Ă  des profondeurs telles qu’il puisse se rompre. Le Nautilus le suivit jusqu’à son fond le plus bas, situĂ© par quatre mille quatre cent trente et un mĂštres, et lĂ , il reposait encore sans aucun effort de traction. Puis, nous nous rapprochĂąmes de l’endroit oĂč avait eu lieu l’accident de 1863. Le fond ocĂ©anique formait alors une vallĂ©e large de cent vingt kilomĂštres, sur laquelle on eĂ»t pu poser le Mont-Blanc sans que son sommet Ă©mergeĂąt de la surface des flots. Cette vallĂ©e est fermĂ©e Ă  l’est par une muraille Ă  pic de deux mille mĂštres. Nous y arrivions le 28 mai, et le Nautilus n’était plus qu’à cent cinquante kilomĂštres de l’Irlande. Le capitaine Nemo allait-il remonter pour atterrir sur les Ăźles Britanniques ? Non. À ma grande surprise, il redescendit au sud et revint vers les mers europĂ©ennes. En contournant l’üle d’Émeraude, j’aperçus un instant le cap Clear et le feu de Fastenet, qui Ă©claire les milliers de navires sortis de Glasgow ou de Liverpool. Une importante question se posait alors Ă  mon esprit. Le Nautilus oserait-il s’engager dans la Manche ? Ned Land qui avait reparu depuis que nous rallions la terre ne cessait de m’interroger. Comment lui rĂ©pondre ? Le capitaine Nemo demeurait invisible. AprĂšs avoir laissĂ© entrevoir au Canadien les rivages d’AmĂ©rique, allait-il donc me montrer les cĂŽtes de France ? Cependant le Nautilus s’abaissait toujours vers le sud. Le 30 mai, il passait en vue du Land’s End, entre la pointe extrĂȘme de l’Angleterre et les Sorlingues, qu’il laissa sur tribord. S’il voulait entrer en Manche, il lui fallait prendre franchement Ă  l’est. Il ne le fit pas. Pendant toute la journĂ©e du 31 mai, le Nautilus dĂ©crivit sur la mer une sĂ©rie de cercles qui m’intriguĂšrent vivement. Il semblait chercher un endroit qu’il avait quelque peine Ă  trouver. À midi, le capitaine Nemo vint faire son point lui-mĂȘme. Il ne m’adressa pas la parole. Il me parut plus sombre que jamais. Qui pouvait l’attrister ainsi ? Était-ce sa proximitĂ© des rivages europĂ©ens ? Sentait-il quelque ressouvenir de son pays abandonnĂ© ? Qu’éprouvait-il alors ? des remords ou des regrets ? Longtemps cette pensĂ©e occupa mon esprit, et j’eus comme un pressentiment que le hasard trahirait avant peu les secrets du capitaine. Le lendemain, 1er juin, le Nautilus conserva les mĂȘmes allures. Il Ă©tait Ă©vident qu’il cherchait Ă  reconnaĂźtre un point prĂ©cis de l’OcĂ©an. Le capitaine Nemo vint prendre la hauteur du soleil, ainsi qu’il avait fait la veille. La mer Ă©tait belle, le ciel pur. À huit milles dans l’est, un grand navire Ă  vapeur se dessinait sur la ligne de l’horizon. Aucun pavillon ne battait Ă  sa corne, et je ne pus reconnaĂźtre sa nationalitĂ©. Le capitaine Nemo, quelques minutes avant que le soleil passĂąt au mĂ©ridien, prit son sextant et observa avec une prĂ©cision extrĂȘme. Le calme absolu des flots facilitait son opĂ©ration. Le Nautilus immobile ne ressentait ni roulis ni tangage. J’étais en ce moment sur la plate-forme. Lorsque son relĂšvement fut terminĂ©, le capitaine prononça ces seuls mots. C’est ici ! » C’est ici ! » dit le capitaine Nemo. Il redescendit par le panneau. Avait-il vu le bĂątiment qui modifiait sa marche et semblait se rapprocher de nous ? Je ne saurais le dire. Je revins au salon. Le panneau se ferma, et j’entendis les sifflements de l’eau dans les rĂ©servoirs. Le Nautilus commença de s’enfoncer, suivant une ligne verticale, car son hĂ©lice entravĂ©e ne lui communiquait plus aucun mouvement. Quelques minutes plus tard, il s’arrĂȘtait Ă  une profondeur de huit cent trente-trois mĂštres et reposait sur le sol. Le plafond lumineux du salon s’éteignit alors, les panneaux s’ouvrirent, et Ă  travers les vitres, j’aperçus la mer vivement illuminĂ©e par les rayons du fanal dans un rayon d’un demi-mille. Je regardai Ă  bĂąbord et je ne vis rien que l’immensitĂ© des eaux tranquilles. Par tribord, sur le fond, apparaissait une forte extumescence qui attira mon attention. On eĂ»t dit des ruines ensevelies sous un empĂątement de coquilles blanchĂątres comme sous un manteau de neige. En examinant attentivement cette masse, je crus reconnaĂźtre les formes Ă©paissies d’un navire, rasĂ© de ses mĂąts, qui devait avoir coulĂ© par l’avant. Ce sinistre datait certainement d’une Ă©poque reculĂ©e. Cette Ă©pave, pour ĂȘtre ainsi encroĂ»tĂ©e dans le calcaire des eaux, comptait dĂ©jĂ  bien des annĂ©es passĂ©es sur ce fond de l’OcĂ©an. Quel Ă©tait ce navire ? Pourquoi le Nautilus venait-il visiter sa tombe ? N’était-ce donc pas un naufrage qui avait entraĂźnĂ© ce bĂątiment sous les eaux ? Je ne savais que penser, quand, prĂšs de moi, j’entendis le capitaine Nemo dire d’une voix lente Autrefois ce navire se nommait le Marseillais. Il portait soixante-quatorze canons et fut lancĂ© en 1762. En 1778, le 13 aoĂ»t, commandĂ© par La Poype-Vertrieux, il se battait audacieusement contre le Preston. En 1779, le 4 juillet, il assistait avec l’escadre de l’amiral d’Estaing Ă  la prise de Grenade. En 1781, le 5 septembre, il prenait part au combat du comte de Grasse dans la baie de la Chesapeak. En 1794, la rĂ©publique française lui changeait son nom. Le 16 avril de la mĂȘme annĂ©e, il rejoignait Ă  Brest l’escadre de Villaret-Joyeuse, chargĂ© d’escorter un convoi de blĂ© qui venait d’AmĂ©rique sous le commandement de l’amiral Van Stabel. Le 11 et le 12 prairial, an II, cette escadre se rencontrait avec les vaisseaux anglais. Monsieur, c’est aujourd’hui le 13 prairial, le 1er juin 1868. Il y a soixante-quatorze ans, jour pour jour, Ă  cette place mĂȘme, par 47° 24â€Č de latitude et 17° 28â€Č de longitude, ce navire, aprĂšs un combat hĂ©roĂŻque, dĂ©mĂątĂ© de ses trois mĂąts, l’eau dans ses soutes, le tiers de son Ă©quipage hors de combat, aima mieux s’engloutir avec ses trois cent cinquante-six marins que de se rendre, et clouant son pavillon Ă  sa poupe, il disparut sous les flots au cri de Vive la RĂ©publique ! — Le Vengeur ! m’écriai-je. Le Vengeur ! » m’écriai-je. — Oui ! monsieur. Le Vengeur ! Un beau nom ! » murmura le capitaine Nemo en se croisant les bras. CHAPITRE XXIUNE HÉCATOMBE. Cette façon de dire, l’imprĂ©vu de cette scĂšne, cet historique du navire patriote froidement racontĂ© d’abord, puis l’émotion avec laquelle l’étrange personnage avait prononcĂ© ses derniĂšres paroles, ce nom de Vengeur, dont la signification ne pouvait m’échapper, tout se rĂ©unissait pour frapper profondĂ©ment mon esprit. Mes regards ne quittaient plus le capitaine. Lui, les mains tendues vers la mer, considĂ©rait d’un Ɠil ardent la glorieuse Ă©pave. Peut-ĂȘtre ne devais-je jamais savoir qui il Ă©tait, d’oĂč il venait, oĂč il allait, mais je voyais de plus en plus l’homme se dĂ©gager du savant. Ce n’était pas une misanthropie commune qui avait enfermĂ© dans les flancs du Nautilus le capitaine Nemo et ses compagnons, mais une haine monstrueuse ou sublime que le temps ne pouvait affaiblir. Cette haine cherchait-elle encore des vengeances ? L’avenir devait bientĂŽt me l’apprendre. Cependant, le Nautilus remontait lentement vers la surface de la mer, et je vis disparaĂźtre peu Ă  peu les formes confuses du Vengeur. BientĂŽt un lĂ©ger roulis m’indiqua que nous flottions Ă  l’air libre. En ce moment, une sourde dĂ©tonation se fit entendre. Je regardai le capitaine. Le capitaine ne bougea pas. Capitaine ? » dis-je. Il ne rĂ©pondit pas. Je le quittai et montai sur la plate-forme. Conseil et le Canadien m’y avaient prĂ©cĂ©dĂ©. D’oĂč vient cette dĂ©tonation ? demandai-je. — Un coup de canon, » rĂ©pondit Ned Land. Je regardai dans la direction du navire que j’avais aperçu. Il s’était rapprochĂ© du Nautilus et l’on voyait qu’il forçait de vapeur. Six milles le sĂ©paraient de nous. Quel est ce bĂątiment, Ned ? — À son grĂ©ement, Ă  la hauteur de ses bas mĂąts, rĂ©pondit le Canadien, je parierais pour un navire de guerre. Puisse-t-il venir sur nous et couler, s’il le faut, ce damnĂ© Nautilus ! — Ami Ned, rĂ©pondit Conseil, quel mal peut-il faire au Nautilus ? Ira-t-il l’attaquer sous les flots ? Ira-t-il le canonner au fond des mers ? — Dites-moi, Ned, demandai-je, pouvez-vous reconnaĂźtre la nationalitĂ© de ce bĂątiment ? » Le Canadien, fronçant ses sourcils, abaissant ses paupiĂšres, plissant ses yeux aux angles, fixa pendant quelques instants le navire de toute la puissance de son regard. Non, monsieur, rĂ©pondit-il. Je ne saurais reconnaĂźtre Ă  quelle nation il appartient. Son pavillon n’est pas hissĂ©. Mais je puis affirmer que c’est un navire de guerre, car une longue flamme se dĂ©roule Ă  l’extrĂ©mitĂ© de son grand mĂąt. » Pendant un quart d’heure, nous continuĂąmes d’observer le bĂątiment qui se dirigeait vers nous. Je ne pouvais admettre, cependant, qu’il eĂ»t reconnu le Nautilus Ă  cette distance, encore moins qu’il sĂ»t ce qu’était cet engin sous-marin. BientĂŽt le Canadien m’annonça que ce bĂątiment Ă©tait un grand vaisseau de guerre, Ă  Ă©peron, un deux-ponts cuirassĂ©. Une Ă©paisse fumĂ©e noire s’échappait de ses deux cheminĂ©es. Ses voiles serrĂ©es se confondaient avec la ligne des vergues. Sa corne ne portait aucun pavillon. La distance empĂȘchait encore de distinguer les couleurs de sa flamme, qui flottait comme un mince ruban. Il s’avançait rapidement. Si le capitaine Nemo le laissait approcher, une chance de salut s’offrait Ă  nous. Monsieur, me dit Ned Land, que ce bĂątiment nous passe Ă  un mille je me jette Ă  la mer, et je vous engage Ă  faire comme moi. » Je ne rĂ©pondis pas Ă  la proposition du Canadien, et je continuai de regarder le navire qui grandissait Ă  vue d’Ɠil. Qu’il fĂ»t anglais, français, amĂ©ricain ou russe, il Ă©tait certain qu’il nous accueillerait, si nous pouvions gagner son bord. Monsieur voudra bien se rappeler, dit alors Conseil, que nous avons quelque expĂ©rience de la natation. Il peut se reposer sur moi du soin de le remorquer vers ce navire, s’il lui convient de suivre l’ami Ned. » J’allais rĂ©pondre, lorsqu’une vapeur blanche jaillit Ă  l’avant du vaisseau de guerre. Puis, quelques secondes plus tard, les eaux troublĂ©es par la chute d’un corps pesant, Ă©claboussĂšrent l’arriĂšre du Nautilus. Peu aprĂšs, une dĂ©tonation frappait mon oreille. Comment ? ils tirent sur nous ! m’écriai-je. — Braves gens ! murmura le Canadien. — Ils ne nous prennent donc pas pour des naufragĂ©s accrochĂ©s Ă  une Ă©pave ! — N’en dĂ©plaise Ă  monsieur
 Bon, fit Conseil en secouant l’eau qu’un nouveau boulet avait fait jaillir jusqu’à lui. — N’en dĂ©plaise Ă  monsieur, ils ont reconnu le narwal, et ils canonnent le narwal. — Mais ils doivent bien voir, m’écriai-je qu’ils ont affaire Ă  des hommes. — C’est peut-ĂȘtre pour cela ! » rĂ©pondit Ned Land en me regardant. Toute une rĂ©vĂ©lation se fit dans mon esprit. Sans doute, on savait Ă  quoi s’en tenir maintenant sur l’existence du prĂ©tendu monstre. Sans doute, dans son abordage avec l’Abraham-Lincoln, lorsque le Canadien le frappa de son harpon, le commandant Farragut avait reconnu que le narwal Ă©tait un bateau sous-marin, plus dangereux qu’un cĂ©tacĂ© surnaturel ? Oui, cela devait ĂȘtre ainsi, et sur toutes les mers, sans doute, on poursuivait maintenant ce terrible engin de destruction ! Terrible en effet, si comme on pouvait le supposer, le capitaine Nemo employait le Nautilus Ă  une Ɠuvre de vengeance ! Pendant cette nuit, lorsqu’il nous emprisonna dans la cellule, au milieu de l’OcĂ©an Indien, ne s’était-il pas attaquĂ© Ă  quelque navire ? Cet homme enterrĂ© maintenant dans le cimetiĂšre de corail, n’avait-il pas Ă©tĂ© victime du choc provoquĂ© par le Nautilus ? Oui, je le rĂ©pĂšte. Il en devait ĂȘtre ainsi. Une partie de la mystĂ©rieuse existence du capitaine Nemo se dĂ©voilait. Et si son identitĂ© n’était pas reconnue, du moins, les nations coalisĂ©es contre lui, chassaient maintenant, non plus un ĂȘtre chimĂ©rique, mais un homme qui leur avait vouĂ© une haine implacable ! Tout ce passĂ© formidable apparut Ă  mes yeux. Au lieu de rencontrer des amis sur ce navire qui s’approchait, nous n’y pouvions trouver que des ennemis sans pitiĂ©. Cependant les boulets se multipliaient autour de nous. Quelques-uns, rencontrant la surface liquide, s’en allaient par ricochet se perdre Ă  des distances considĂ©rables. Mais aucun n’atteignit le Nautilus. Le navire cuirassĂ© n’était plus alors qu’à trois milles. MalgrĂ© sa violente canonnade, le capitaine Nemo ne paraissait pas sur la plate-forme. Et cependant, l’un de ces boulets coniques, frappant normalement la coque du Nautilus, lui eĂ»t Ă©tĂ© fatal. Le Canadien me dit alors Monsieur, nous devons tout tenter pour nous tirer de ce mauvais pas. Faisons des signaux ! Mille diables ! On comprendra peut-ĂȘtre que nous sommes d’honnĂȘtes gens ! » Ned Land prit son mouchoir pour l’agiter dans l’air. Mais il l’avait Ă  peine dĂ©ployĂ©, que terrassĂ© par une main de fer, malgrĂ© sa force prodigieuse, il tombait sur le pont. MisĂ©rable, s’écria le capitaine, veux-tu donc que je te cloue sur l’éperon du Nautilus avant qu’il ne se prĂ©cipite contre ce navire ! » MisĂ©rable ! veux-tu donc ! » Le capitaine Nemo, terrible Ă  entendre, Ă©tait plus terrible encore Ă  voir. Sa face avait pĂąli sous les spasmes de son cƓur, qui avait dĂ» cesser de battre un instant. Ses pupilles s’étaient contractĂ©es effroyablement. Sa voix ne parlait plus, elle rugissait. Le corps penchĂ© en avant, il tordait sous sa main les Ă©paules du Canadien. Puis, l’abandonnant et se retournant vers le vaisseau de guerre dont les boulets pleuvaient autour de lui Ah ! tu sais qui je suis, navire d’une nation maudite ! s’écria-t-il de sa voix puissante. Moi, je n’ai pas eu besoin de tes couleurs pour te reconnaĂźtre ! Regarde ! Je vais te montrer les miennes ! » Et le capitaine Nemo dĂ©ploya Ă  l’avant de la plate-forme un pavillon noir, semblable Ă  celui qu’il avait dĂ©jĂ  plantĂ© au pĂŽle sud. À ce moment, un boulet frappant obliquement la coque du Nautilus, sans l’entamer, et passant par ricochet prĂšs du capitaine, alla se perdre en mer. Le capitaine Nemo haussa les Ă©paules. Puis, s’adressant Ă  moi Descendez, me dit-il d’un ton bref, descendez, vous et vos compagnons. — Monsieur, m’ecriai-je, allez-vous donc attaquer ce navire ? — Monsieur, je vais le couler. — Vous ne ferez pas cela ! — Je le ferai, rĂ©pondit froidement le capitaine Nemo. Ne vous avisez pas de me juger, monsieur. La fatalitĂ© vous montre ce que vous ne deviez pas voir. L’attaque est venue. La riposte sera terrible. Rentrez. — Ce navire, quel est-il ? — Vous ne le savez pas ? Eh bien ! tant mieux ! Sa nationalitĂ©, du moins, restera un secret pour vous. Descendez. » Le Canadien, Conseil et moi, nous ne pouvions qu’obĂ©ir. Une quinzaine de marins du Nautilus entouraient le capitaine et regardaient avec un implacable sentiment de haine ce navire qui s’avançait vers eux. On sentait que le mĂȘme souffle de vengeance animait toutes ces Ăąmes. Je descendis au moment oĂč un nouveau projectile Ă©raillait encore la coque du Nautilus, et j’entendis le capitaine s’écrier Frappe, navire insensĂ© ! Prodigue tes inutiles boulets ! Tu n’échapperas pas Ă  l’éperon du Nautilus. Mais ce n’est pas Ă  cette place que tu dois pĂ©rir ! Je ne veux pas que tes ruines aillent se confondre avec les ruines du Vengeur ! » Je regagnai ma chambre. Le capitaine et son second Ă©taient restĂ©s sur la plate-forme. L’hĂ©lice fut mise en mouvement, le Nautilus, s’éloignant avec vitesse se mit hors de la portĂ©e des boulets du vaisseau. Mais la poursuite continua, et le capitaine Nemo se contenta de maintenir sa distance. Vers quatre heures du soir, ne pouvant contenir l’impatience et l’inquiĂ©tude qui me dĂ©voraient, je revins vers l’escalier central. Le panneau Ă©tait ouvert. Je me hasardai sur la plate-forme. Le capitaine s’y promenait encore d’un pas agitĂ©. Il regardait le navire qui lui restait sous le vent Ă  cinq ou six milles. Il tournait autour de lui comme une bĂȘte fauve, et l’attirant vers l’est, il se laissait poursuivre. Cependant, il n’attaquait pas. Peut-ĂȘtre hĂ©sitait-il encore ? Je voulus intervenir une derniĂšre fois. Mais j’avais Ă  peine interpellĂ© le capitaine Nemo, que celui-ci m’imposait silence Je suis le droit, je suis la justice ! me dit-il. Je suis l’opprimĂ©, et voilĂ  l’oppresseur ! C’est par lui que tout ce que j’ai aimĂ©, chĂ©ri, vĂ©nĂ©rĂ©, patrie, femme, enfants, mon pĂšre, ma mĂšre, j’ai vu tout pĂ©rir ! Tout ce que je hais est lĂ  ! Taisez-vous ! » Je portai un dernier regard vers le vaisseau de guerre qui forçait de vapeur. Puis, je rejoignis Ned et Conseil. Nous fuirons ! m’écriai-je. — Bien, fit Ned. Quel est ce navire ? — Je l’ignore. Mais quel qu’il soit, il sera coulĂ© avant la nuit. En tout cas, mieux vaut pĂ©rir avec lui que de se faire les complices de reprĂ©sailles dont on ne peut pas mesurer l’équitĂ©. — C’est mon avis, rĂ©pondit froidement Ned Land. Attendons la nuit. » La nuit arriva. Un profond silence rĂ©gnait Ă  bord. La boussole indiquait que le Nautilus n’avait pas modifiĂ© sa direction. J’entendais le battement de son hĂ©lice qui frappait les flots avec une rapide rĂ©gularitĂ©. Il se tenait Ă  la surface des eaux, et un lĂ©ger roulis le portait tantĂŽt sur un bord, tantĂŽt sur un autre. Mes compagnons et moi, nous avions rĂ©solu de fuir au moment oĂč le vaisseau serait assez rapprochĂ©, soit pour nous faire entendre, soit pour nous faire voir, car la lune, qui devait ĂȘtre pleine trois jours plus tard, resplendissait. Une fois Ă  bord de ce navire, si nous ne pouvions prĂ©venir le coup qui le menaçait, du moins nous ferions tout ce que les circonstances nous permettaient de tenter. Plusieurs fois, je crus que le Nautilus se disposait pour l’attaque. Mais il se contentait de laisser se rapprocher son adversaire, et, peu de temps aprĂšs, il reprenait son allure de fuite. Une partie de la nuit se passa sans incident. Nous guettions l’occasion d’agir. Nous parlions peu, Ă©tant trop Ă©mus. Ned Land aurait voulu se prĂ©cipiter Ă  la mer. Je le forçai d’attendre. Suivant moi, le Nautilus devait attaquer le deux-ponts Ă  la surface des flots, et alors il serait non seulement possible, mais facile de s’enfuir. À trois heures du matin, inquiet, je montai sur la plate-forme. Le capitaine Nemo ne l’avait pas quittĂ©e. Il Ă©tait debout, Ă  l’avant, prĂšs de son pavillon, qu’une lĂ©gĂšre brise dĂ©ployait au-dessus de sa tĂȘte. Il ne quittait pas le vaisseau des yeux. Son regard, d’une extraordinaire intensitĂ©, semblait l’attirer, le fasciner, l’entraĂźner plus sĂ»rement que s’il lui eĂ»t donnĂ© la remorque ! Son regard semblait l’attirer La lune passait alors au mĂ©ridien. Jupiter se levait dans l’est. Au milieu de cette paisible nature, le ciel et l’OcĂ©an rivalisaient de tranquillitĂ©, et la mer offrait Ă  l’astre des nuits le plus beau miroir qui eĂ»t jamais reflĂ©tĂ© son image. Et quand je pensais Ă  ce calme profond des Ă©lĂ©ments, comparĂ© Ă  toutes ces colĂšres qui couvaient dans les flancs de l’imperceptible Nautilus, je sentais frissonner tout mon ĂȘtre. Le vaisseau se tenait Ă  deux mille de nous. Il s’était rapprochĂ©, marchant toujours vers cet Ă©clat phosphorescent qui signalait la prĂ©sence du Nautilus. Je vis ses feux de position, vert et rouge, et son fanal blanc suspendu au grand Ă©tai de misaine. Une vague rĂ©verbĂ©ration Ă©clairait son grĂ©ement et indiquait que les feux Ă©taient poussĂ©s Ă  outrance. Des gerbes d’étincelles, des scories de charbons enflammĂ©s, s’échappant de ses cheminĂ©es, Ă©toilaient l’atmosphĂšre. Je demeurai ainsi jusqu’à six heures du matin, sans que le capitaine Nemo eĂ»t paru m’apercevoir. Le vaisseau nous restait Ă  un mille et demi, et avec les premiĂšre lueurs du jour, sa canonnade recommença. Le moment ne pouvait ĂȘtre Ă©loignĂ© oĂč, le Nautilus attaquant son adversaire, mes compagnons et moi, nous quitterions pour jamais cet homme que je n’osais juger. Je me disposais Ă  descendre afin de les prĂ©venir, lorsque le second monta sur la plate-forme. Plusieurs marins l’accompagnaient. Le capitaine Nemo ne les vit pas ou ne voulut pas les voir. Certaines dispositions furent prises qu’on aurait pu appeler le branle-bas de combat » du Nautilus. Elles Ă©taient trĂšs-simples. La filiĂšre qui formait balustrade autour de la plate-forme, fut abaissĂ©e. De mĂȘme, les cages du fanal et du timonier rentrĂšrent dans la coque de maniĂšre Ă  l’affleurer seulement. La surface du long cigare de tĂŽle n’offrait plus une seule saillie qui pĂ»t gĂȘner sa manƓuvre. Je revins au salon. Le Nautilus Ă©mergeait toujours. Quelques lueurs matinales s’infiltraient dans la couche liquide. Sous certaines ondulations des lames, les vitres s’animaient des rougeurs du soleil levant. Ce terrible jour du 2 juin se levait. À cinq heures, le loch m’apprit que la vitesse du Nautilus se modĂ©rait. Je compris qu’il se laissait approcher. D’ailleurs les dĂ©tonations se faisaient plus violemment entendre. Les boulets labouraient l’eau ambiante et s’y vissaient avec un sifflement singulier. Mes amis, dis-je, le moment est venu. Une poignĂ©e de main, et que Dieu nous garde ! » Ned Land Ă©tait rĂ©solu, Conseil calme, moi nerveux, me contenant Ă  peine. Nous passĂąmes dans la bibliothĂšque. Au moment oĂč je poussais la porte qui s’ouvrait sur la cage de l’escalier central, j’entendis le panneau supĂ©rieur se fermer brusquement. Le Canadien s’élança sur les marches, mais je l’arrĂȘtai. Un sifflement bien connu m’apprenait que l’eau pĂ©nĂ©trait dans les rĂ©servoirs du bord. En effet, en peu d’instants, le Nautilus s’immergea Ă  quelques mĂštres au-dessous de la surface des flots. Je compris sa manƓuvre. Il Ă©tait trop tard pour agir. Le Nautilus ne songeait pas Ă  frapper le deux-ponts dans son impĂ©nĂ©trable cuirasse, mais au-dessous de sa ligne de flottaison, lĂ  oĂč la carapace mĂ©tallique ne protĂšge plus le bordĂ©. Nous Ă©tions emprisonnĂ©s de nouveau, tĂ©moins obligĂ©s du sinistre drame qui se prĂ©parait. D’ailleurs, nous eĂ»mes Ă  peine le temps de rĂ©flĂ©chir. RĂ©fugiĂ©s dans ma chambre, nous nous regardions sans prononcer une parole. Une stupeur profonde s’était emparĂ©e de mon esprit. Le mouvement de la pensĂ©e s’arrĂȘtait en moi. Je me trouvais dans cet Ă©tat pĂ©nible qui prĂ©cĂšde l’attente d’une dĂ©tonation Ă©pouvantable. J’attendais, j’écoutais, je ne vivais que par le sens de l’ouĂŻe ! Cependant, la vitesse du Nautilus s’accrut sensiblement. C’était son Ă©lan qu’il prenait ainsi. Toute sa coque frĂ©missait. Soudain, je poussai un cri. Un choc eut lieu, mais relativement lĂ©ger. Je sentis la force pĂ©nĂ©trante de l’éperon d’acier. J’entendis des Ă©raillements, des raclements. Mais le Nautilus, emportĂ© par sa puissance de propulsion, passait au travers de la masse du vaisseau comme l’aiguille du voilier Ă  travers la toile ! Je ne pus y tenir. Fou, Ă©perdu, je m’élançai hors de ma chambre et me prĂ©cipitai dans le salon. Le capitaine Nemo Ă©tait lĂ . Muet, sombre, implacable, il regardait par le panneau de bĂąbord. Une masse Ă©norme sombrait sous les eaux, et pour ne rien perdre de son agonie, le Nautilus descendait dans l’abĂźme avec elle. À dix mĂštres de moi, je vis cette coque entr’ouverte, oĂč l’eau s’enfonçait avec un bruit de tonnerre, puis la double ligne des canons et les bastingages. Le pont Ă©tait couvert d’ombres noires qui s’agitaient. L’eau montait. Les malheureux s’élançaient dans les haubans, s’accrochaient aux mĂąts, se tordaient sous les eaux. C’était une fourmiliĂšre humaine surprise par l’envahissement d’une mer ! ParalysĂ©, raidi par l’angoisse, les cheveux hĂ©rissĂ©s, l’Ɠil dĂ©mesurĂ©ment ouvert, la respiration incomplĂšte, sans souffle, sans voix, je regardais, moi aussi ! Une irrĂ©sistible attraction me collait Ă  la vitre ! L’énorme vaisseau s’enfonçait lentement L’énorme vaisseau s’enfonçait lentement. Le Nautilus le suivant, Ă©piait tous ses mouvements. Tout Ă  coup, une explosion se produisit. L’air comprimĂ© fit voler les ponts du bĂątiment comme si le feu eĂ»t pris aux soutes. La poussĂ©e des eaux fut telle que le Nautilus dĂ©via. Alors le malheureux navire s’enfonça plus rapidement. Ses hunes, chargĂ©es de victimes, apparurent, ensuite des barres, pliant sous des grappes d’hommes, enfin le sommet de son grand mĂąt. Puis, la masse sombre disparut, et avec elle cet Ă©quipage de cadavres entraĂźnĂ©s par un formidable remous
 Je me retournai vers le capitaine Nemo. Ce terrible justicier, vĂ©ritable archange de la haine, regardait toujours. Quand tout fut fini, le capitaine Nemo, se dirigeant vers la porte de sa chambre, l’ouvrit et entra. Je le suivis des yeux. Sur le panneau du fond, au-dessous des portraits de ses hĂ©ros, je vis le portrait d’une femme jeune encore et de deux petits enfants. Le capitaine Nemo les regarda pendant quelques instants, leur tendit les bras, et, s’agenouillant, il fondit en sanglots. CHAPITRE XXIILES DERNIÈRES PAROLES DU CAPITAINE NEMO. Les panneaux s’étaient refermĂ©s sur cette vision effrayante, mais la lumiĂšre n’avait pas Ă©tĂ© rendue au salon. À l’intĂ©rieur du Nautilus, ce n’étaient que tĂ©nĂšbres et silence. Il quittait ce lieu de dĂ©solation, Ă  cent pieds sous les eaux, avec une rapiditĂ© prodigieuse. OĂč allait-il ? Au nord ou au sud ? OĂč fuyait cet homme aprĂšs cette horrible reprĂ©saille ? J’étais rentrĂ© dans ma chambre oĂč Ned et Conseil se tenaient silencieusement. J’éprouvais une insurmontable horreur pour le capitaine Nemo. Quoi qu’il eĂ»t souffert de la part des hommes, il n’avait pas le droit de punir ainsi. Il m’avait fait, sinon le complice, du moins le tĂ©moin de ses vengeances ! C’était dĂ©jĂ  trop. À onze heures, la clartĂ© Ă©lectrique rĂ©apparut. Je passai dans le salon. Il Ă©tait dĂ©sert. Je consultai les divers instruments. Le Nautilus fuyait dans le nord avec une rapiditĂ© de vingt-cinq milles Ă  l’heure, tantĂŽt Ă  la surface de la mer, tantĂŽt Ă  trente pieds au-dessous. RelĂšvement fait sur la carte, je vis que nous passions Ă  l’ouvert de la Manche, et que notre direction nous portait vers les mers borĂ©ales avec une incomparable vitesse. À peine pouvais-je saisir Ă  leur rapide passage des squales au long nez, des squales-marteaux, des roussettes qui frĂ©quentent ces eaux, de grands aigles de mer, des nuĂ©es d’hippocampes, semblables aux cavaliers du jeu d’échecs, des anguilles s’agitant comme les serpenteaux d’un feu d’artifice, des armĂ©es de crabes qui fuyaient obliquement en croisant leurs pinces sur leur carapace, enfin des troupes de marsouins qui luttaient de rapiditĂ© avec le Nautilus. Mais d’observer, d’étudier, de classer, il n’était plus question alors. Le soir, nous avions franchi deux cents lieues de l’Atlantique. L’ombre se fit, et la mer fut envahie par les tĂ©nĂšbres jusqu’au lever de la lune. Je regagnai ma chambre. Je ne pus dormir. J’étais assailli de cauchemars. L’horrible scĂšne de destruction se rĂ©pĂ©tait dans mon esprit. Depuis ce jour, qui pourra dire jusqu’oĂč nous entraĂźna le Nautilus dans ce bassin de l’Atlantique nord ? Toujours avec une vitesse inapprĂ©ciable ! Toujours au milieu des brumes hyperborĂ©ennes ! Toucha-t-il aux pointes du Spitzberg, aux accores de la Nouvelle-Zemble ? Parcourut-il ces mers ignorĂ©es, la mer Blanche, la mer de Kara, le golfe de l’Obi, l’archipel de Liarrov, et ces rivages inconnus de la cĂŽte asiatique ? Je ne saurais le dire. Le temps qui s’écoulait je ne pouvais plus l’évaluer. L’heure avait Ă©tĂ© suspendue aux horloges du bord. Il semblait que la nuit et le jour, comme dans les contrĂ©es polaires, ne suivaient plus leur cours rĂ©gulier. Je me sentais entraĂźnĂ© dans ce domaine de l’étrange oĂč se mouvait Ă  l’aise l’imagination surmenĂ©e d’Edgard PoĂ«. À chaque instant, je m’attendais Ă  voir, comme le fabuleux Gordon Pym, cette figure humaine voilĂ©e, de proportion beaucoup plus vaste que celle d’aucun habitant de la terre, jetĂ©e en travers de cette cataracte qui dĂ©fend les abords du pĂŽle ! » J’estime, — mais je me trompe peut-ĂȘtre, — j’estime que cette course aventureuse du Nautilus se prolongea pendant quinze ou vingt jours, et je ne sais ce qu’elle aurait durĂ©, sans la catastrophe qui termina ce voyage. Du capitaine Nemo, il n’était plus question. De son second, pas davantage. Pas un homme de l’équipage ne fut visible un seul instant. Presque incessamment, le Nautilus flottait sous les eaux. Quand il remontait Ă  leur surface afin de renouveler son air, les panneaux s’ouvraient ou se refermaient automatiquement. Plus de point reportĂ© sur le planisphĂšre. Je ne savais oĂč nous Ă©tions. Je dirai aussi que le Canadien, Ă  bout de forces et de patience, ne paraissait plus. Conseil ne pouvait en tirer un seul mot, et craignait que, dans un accĂšs de dĂ©lire et sous l’empire d’une nostalgie effrayante, il ne se tuĂąt. Il le surveillait donc avec un dĂ©vouement de tous les instants. On comprend que, dans ces conditions, la situation n’était plus tenable. Un matin, — Ă  quelle date, je ne saurais le dire, — je m’étais assoupi vers les premiĂšres heures du jour, assoupissement pĂ©nible et maladif. Quand je m’éveillai, je vis Ned Land se pencher sur moi, et je l’entendis me dire Ă  voix basse Nous allons fuir ! » Je me redressai. Quand fuyons-nous ? demandai-je. — La nuit prochaine. Toute surveillance semble avoir disparu du Nautilus. On dirait que la stupeur rĂšgne Ă  bord. Vous serez prĂȘt, monsieur ? — Oui. OĂč sommes-nous ? — En vue de terres que je viens de relever ce matin au milieu des brumes, Ă  vingt milles dans l’est. — Quelles sont ces terres ? — Je l’ignore, mais quelles qu’elles soient, nous nous y rĂ©fugierons. — Oui ! Ned. Oui, nous fuirons cette nuit, dĂ»t la mer nous engloutir ! — La mer est mauvaise, le vent violent, mais vingt milles Ă  faire dans cette lĂ©gĂšre embarcation du Nautilus ne m’effraient pas. J’ai pu y transporter quelques vivres et quelques bouteilles d’eau Ă  l’insu de l’équipage. — Je vous suivrai. — D’ailleurs, ajouta le Canadien, si je suis surpris, je me dĂ©fends, je me fais tuer. — Nous mourrons ensemble, ami Ned. » J’étais dĂ©cidĂ© Ă  tout. Le Canadien me quitta. Je gagnai la plate-forme, sur laquelle je pouvais Ă  peine me maintenir contre le choc des lames. Le ciel Ă©tait menaçant, mais puisque la terre Ă©tait lĂ  dans ces brumes Ă©paisses, il fallait fuir. Nous ne devions perdre ni un jour ni une heure. Je revins au salon, craignant et dĂ©sirant tout Ă  la fois de rencontrer le capitaine Nemo, voulant et ne voulant plus le voir. Que lui aurais-je dit ? Pouvais-je lui cacher l’involontaire horreur qu’il m’inspirait ! Non ! Mieux valait ne pas me trouver face Ă  face avec lui ! Mieux valait l’oublier ! Et pourtant ! Combien fut longue cette journĂ©e, la derniĂšre que je dusse passer Ă  bord du Nautilus ! Je restais seul. Ned Land et Conseil Ă©vitaient de me parler par crainte de se trahir. À six heures, je dĂźnai, mais je n’avais pas faim. Je me forçai Ă  manger, malgrĂ© mes rĂ©pugnances, ne voulant pas m’affaiblir. À six heures et demi, Ned Land entra dans ma chambre. Il me dit Nous ne nous reverrons pas avant notre dĂ©part. À dix heures, la lune ne sera pas encore levĂ©e. Nous profiterons de l’obscuritĂ©. Venez au canot. Conseil et moi, nous vous y attendrons. » Puis le Canadien sortit, sans m’avoir donnĂ© le temps de lui rĂ©pondre. Je voulus vĂ©rifier la direction du Nautilus. Je me rendis au salon. Nous courions nord-nord-est avec une vitesse effrayante, par cinquante mĂštres de profondeur. Je jetai un dernier regard sur ces merveilles de la nature, sur ces richesses de l’art entassĂ©es dans ce musĂ©e, sur cette collection sans rivale destinĂ©e Ă  pĂ©rir un jour au fond des mers avec celui qui l’avait formĂ©e. Je voulus fixer dans mon esprit une impression suprĂȘme. Je restai une heure ainsi, baignĂ© dans les effluves du plafond lumineux, et passant en revue ces trĂ©sors resplendissant sous leurs vitrines. Puis, je revins Ă  ma chambre. LĂ , je revĂȘtis de solides vĂȘtements de mer. Je rassemblai mes notes et les serrai prĂ©cieusement sur moi. Mon cƓur battait avec force. Je ne pouvais en comprimer les pulsations. Certainement, mon trouble, mon agitation m’eussent trahi aux yeux du capitaine Nemo. Que faisait-il en ce moment ? J’écoutai Ă  la porte de sa chambre. J’entendis un bruit de pas. Le capitaine Nemo Ă©tait lĂ . Il ne s’était pas couchĂ©. À chaque mouvement, il me semblait qu’il allait m’apparaĂźtre et me demander pourquoi je voulais fuir ! J’éprouvais des alertes incessantes. Mon imagination les grossissait. Cette impression devint si poignante que je me demandai s’il ne valait pas mieux entrer dans la chambre du capitaine, le voir face Ă  face, le braver du geste et du regard ! C’était une inspiration de fou. Je me retins heureusement, et je m’étendis sur mon lit pour apaiser en moi les agitations du corps. Mes nerfs se calmĂšrent un peu, mais, le cerveau surexcitĂ©, je revis dans un rapide souvenir toute mon existence Ă  bord du Nautilus, tous les incidents heureux ou malheureux qui l’avaient traversĂ©e depuis ma disparition de l’Abraham-Lincoln, les chasses sous-marines, le dĂ©troit de TorrĂšs, les sauvages de la Papouasie, l’échouement, le cimetiĂšre de corail, le passage de Suez, l’üle de Santorin, le plongeur crĂ©tois, la baie de Vigo, l’Atlantide, la banquise, le pĂŽle sud, l’emprisonnement dans les glaces, le combat des poulpes, la tempĂȘte du Gulf-Stream, le Vengeur, et cette horrible scĂšne du vaisseau coulĂ© avec son Ă©quipage ! 
 Tous ces Ă©vĂ©nements passĂšrent devant mes yeux, comme ces toiles de fond qui se dĂ©roulent Ă  l’arriĂšre-plan d’un théùtre. Alors le capitaine Nemo grandissait dĂ©mesurĂ©ment dans ce milieu Ă©trange. Son type s’accentuait et prenait des proportions surhumaines. Ce n’était plus mon semblable, c’était l’homme des eaux, le gĂ©nie des mers. Il Ă©tait alors neuf heures et demie. Je tenais ma tĂȘte Ă  deux mains pour l’empĂȘcher d’éclater. Je fermais les yeux. Je ne voulais plus penser. Une demi-heure d’attente encore ! Une demi-heure d’un cauchemar qui pouvait me rendre fou ! En ce moment, j’entendis les vagues accords de l’orgue, une harmonie triste sous un chant indĂ©finissable, vĂ©ritables plaintes d’une Ăąme qui veut briser ses liens terrestres. J’écoutai par tous mes sens Ă  la fois, respirant Ă  peine, plongĂ© comme le capitaine Nemo dans ces extases musicales qui l’entraĂźnaient hors des limites de ce monde. Puis, une pensĂ©e soudaine me terrifia. Le capitaine Nemo avait quittĂ© sa chambre. Il Ă©tait dans ce salon que je devais traverser pour fuir. LĂ , je le rencontrerais une derniĂšre fois. Il me verrait, il me parlerait peut-ĂȘtre ! Un geste de lui pouvait m’anĂ©antir, un seul mot, m’enchaĂźner Ă  son bord ! Cependant, dix heures allaient sonner. Le moment Ă©tait venu de quitter ma chambre et de rejoindre mes compagnons. Il n’y avait pas Ă  hĂ©siter, dĂ»t le capitaine Nemo se dresser devant moi. J’ouvris ma porte avec prĂ©caution, et cependant, il me sembla qu’en tournant sur ses gonds, elle faisait un bruit effrayant. Peut-ĂȘtre ce bruit n’existait-il que dans mon imagination ! Je m’avançai en rampant Ă  travers les coursives obscures du Nautilus, m’arrĂȘtant Ă  chaque pas pour comprimer les battements de mon cƓur. J’arrivai Ă  la porte angulaire du salon. Je l’ouvris doucement. Le salon Ă©tait plongĂ© dans une obscuritĂ© profonde. Les accords de l’orgue raisonnaient faiblement. Le capitaine Nemo Ă©tait lĂ . Il ne me voyait pas. Je crois mĂȘme qu’en pleine lumiĂšre, il ne m’eĂ»t pas aperçu, tant son extase l’absorbait tout entier. Je me traĂźnai sur le tapis, Ă©vitant le moindre heurt dont le bruit eĂ»t pu trahir ma prĂ©sence. Il me fallut cinq minutes pour gagner la porte du fond qui donnait sur la bibliothĂšque. J’allais l’ouvrir, quand un soupir du capitaine Nemo me cloua sur place. Je compris qu’il se levait. Je l’entrevis mĂȘme, car quelques rayons de la bibliothĂšque Ă©clairĂ©e filtraient jusqu’au salon. Il vint vers moi, les bras croisĂ©s, silencieux, glissant plutĂŽt que marchant, comme un spectre. Sa poitrine oppressĂ©e se gonflait de sanglots. Et je l’entendis murmurer ces paroles — les derniĂšres qui aient frappĂ© mon oreille Dieu tout puissant ! assez ! assez ! » Était-ce l’aveu du remords qui s’échappait ainsi de la conscience de cet homme ? 
 Éperdu, je me prĂ©cipitai dans la bibliothĂšque. Je montai l’escalier central, et, suivant la coursive supĂ©rieure, j’arrivai au canot. J’y pĂ©nĂ©trai par l’ouverture qui avait dĂ©jĂ  livrĂ© passage Ă  mes deux compagnons. Partons ! Partons ! m’écriai-je. — À l’instant ! » rĂ©pondit le Canadien. L’orifice Ă©vidĂ© dans la tĂŽle du Nautilus fut prĂ©alablement fermĂ© et boulonnĂ© au moyen d’une clef anglaise dont Ned Land s’était muni. L’ouverture du canot se ferma Ă©galement, et le Canadien commença Ă  dĂ©visser les Ă©crous qui nous retenaient encore au bateau sous-marin. Soudain un bruit intĂ©rieur se fit entendre. Des voix se rĂ©pondaient avec vivacitĂ©. Qu’y avait-il ? S’était-on aperçu de notre fuite ? Je sentis que Ned Land me glissait un poignard dans la main. Oui ! murmurai-je, nous saurons mourir ! » Le Canadien s’était arrĂȘtĂ© dans son travail. Mais un mot, vingt fois rĂ©pĂ©tĂ©, un mot terrible, me rĂ©vĂ©la la cause de cette agitation qui se propageait Ă  bord du Nautilus. Ce n’était pas Ă  nous que son Ă©quipage en voulait ! Maelstrom ! Maelstrom ! » s’écriait-il. Le Maelstrom ! Un nom plus effrayant dans une situation plus effrayante pouvait-il retentir Ă  notre oreille ? Nous trouvions-nous donc sur ces dangereux parages de la cĂŽte norwĂ©gienne ? Le Nautilus Ă©tait-il entraĂźnĂ© dans ce gouffre, au moment oĂč notre canot allait se dĂ©tacher de ses flancs ? On sait qu’au moment du flux, les eaux resserrĂ©es entre les Ăźles FeroĂ« et Loffoden sont prĂ©cipitĂ©es avec une irrĂ©sistible violence. Elles forment un tourbillon dont aucun navire n’a jamais pu sortir. De tous les points de l’horizon accourent des lames monstrueuses. Elles forment ce gouffre justement appelĂ© le Nombril de l’OcĂ©an », dont la puissance d’attraction s’étend jusqu’à une distance de quinze kilomĂštres. LĂ  sont aspirĂ©s non seulement les navires, mais les baleines, mais aussi les ours blancs des rĂ©gions borĂ©ales. C’est lĂ  que le Nautilus, — involontairement ou volontairement peut-ĂȘtre, — avait Ă©tĂ© engagĂ© par son capitaine. Il dĂ©crivait une spirale dont le rayon diminuait de plus en plus. Ainsi que lui, le canot, encore accrochĂ© Ă  son flanc, Ă©tait emportĂ© avec une vitesse vertigineuse. Je le sentais. J’éprouvais ce tournoiement maladif qui succĂšde Ă  un mouvement de giration trop prolongĂ©. Nous Ă©tions dans l’épouvante, dans l’horreur portĂ©e Ă  son comble, la circulation suspendue, l’influence nerveuse annihilĂ©e, traversĂ©s de sueurs froides comme les sueurs de l’agonie ! Et quel bruit autour de notre frĂȘle canot ! Quels mugissements que l’écho rĂ©pĂ©tait Ă  une distance de plusieurs milles ! Quel fracas que celui de ces eaux brisĂ©es sur les roches aiguĂ«s du fond, lĂ  oĂč les corps les plus durs se brisent, lĂ  oĂč les troncs d’arbres s’usent et se font une fourrure de poils », selon l’expression norvĂ©gienne ! Le canot lancĂ© au milieu du tourbillon. Quelle situation ! Nous Ă©tions ballottĂ©s affreusement. Le Nautilus se dĂ©fendait comme un ĂȘtre humain. Ses muscles d’acier craquaient. Parfois il se dressait, et nous avec lui ! Il faut tenir bon, dit Ned, et revisser les Ă©crous ! En restant attachĂ©s au Nautilus, nous pouvons nous sauver encore
 ! » Il n’avait pas achevĂ© de parler, qu’un craquement se produisait. Les Ă©crous manquaient, et le canot, arrachĂ© de son alvĂ©ole, Ă©tait lancĂ© comme la pierre d’une fronde au milieu du tourbillon. Ma tĂȘte porta sur une membrure de fer, et, sous ce choc violent, je perdis connaissance. J’étais couchĂ© dans la cabane d’un XXIIICONCLUSION. Voici la conclusion de ce voyage sous les mers. Ce qui se passa pendant cette nuit, comment le canot Ă©chappa au formidable remous du Maelstrom, comment Ned Land, Conseil et moi, nous sortĂźmes du gouffre, je ne saurai le dire. Mais quand je revins Ă  moi, j’étais couchĂ© dans la cabane d’un pĂȘcheur des Ăźles Loffoden. Mes deux compagnons, sains et saufs Ă©taient prĂšs de moi et me pressaient les mains. Nous nous embrassĂąmes avec effusion. En ce moment, nous ne pouvons songer Ă  regagner la France. Les moyens de communications entre la NorvĂšge septentrionale et le sud sont rares. Je suis donc forcĂ© d’attendre le passage du bateau Ă  vapeur qui fait le service bi-mensuel du Cap Nord. C’est donc lĂ , au milieu de ces braves gens qui nous ont recueillis, que je revois le rĂ©cit de ces aventures. Il est exact. Pas un fait n’a Ă©tĂ© omis, pas un dĂ©tail n’a Ă©tĂ© exagĂ©rĂ©. C’est la narration fidĂšle de cette invraisemblable expĂ©dition sous un Ă©lĂ©ment inaccessible Ă  l’homme, et dont le progrĂšs rendra les routes libres un jour. Me croira-t-on ? Je ne sais. Peu importe, aprĂšs tout. Ce que je puis affirmer maintenant, c’est mon droit de parler de ces mers sous lesquelles, en moins de dix mois j’ai franchi vingt mille lieues, de ce tour du monde sous-marin qui m’a rĂ©vĂ©lĂ© tant de merveilles Ă  travers le Pacifique, l’OcĂ©an Indien, la mer Rouge, la MĂ©diterranĂ©e, l’Atlantique, les mers australes et borĂ©ales ! Mais qu’est devenu le Nautilus ? A-t-il rĂ©sistĂ© aux Ă©treintes du Maelstrom ? Le capitaine Nemo vit-il encore ? Poursuit-il sous l’OcĂ©an ses effrayantes reprĂ©sailles, ou s’est-il arrĂȘtĂ© devant cette derniĂšre hĂ©catombe ? Les flots apporteront-ils un jour ce manuscrit qui renferme toute l’histoire de sa vie ? Saurai-je enfin le nom de cet homme ? Le vaisseau disparu nous dira-t-il, par sa nationalitĂ©, la nationalitĂ© du capitaine Nemo ? Je l’espĂšre. J’espĂšre Ă©galement que son puissant appareil a vaincu la mer dans son gouffre le plus terrible, et que le Nautilus a survĂ©cu lĂ  oĂč tant de navires ont pĂ©ri ! S’il en est ainsi, si le capitaine Nemo habite toujours cet OcĂ©an, sa patrie d’adoption, puisse la haine s’apaiser dans ce cƓur farouche ! Que la contemplation de tant de merveilles Ă©teigne en lui l’esprit de vengeance ! Que le justicier s’efface, que le savant continue la paisible exploration des mers ! Si sa destinĂ©e est Ă©trange, elle est sublime aussi. Ne l’ai-je pas compris par moi-mĂȘme ? N’ai-je pas vĂ©cu dix mois de cette existence extra-naturelle ? Aussi, Ă  cette demande posĂ©e, il y a six mille ans, par l’ÉcclĂ©siaste Qui a jamais pu sonder les profondeurs de l’abĂźme ? » deux hommes entre tous les hommes ont le droit de rĂ©pondre maintenant. Le capitaine Nemo et moi. fin de la seconde partie. TABLE DES MATIÈRES PREMIÈRE PARTIE. Comme il plaira Ă  monsieur Une baleine d’espĂšce inconnue Une invitation par lettre Quatre mille lieues sous le Pacifique La foudre du capitaine Nemo TABLE DES MATIÈRES. DEUXIÈME PARTIE. Une nouvelle proposition du capitaine Nemo Une Perle de dix millions La MĂ©diterranĂ©e en quarante-huit heures Les HouillĂšres sous-marines Par 47° 24â€Č de latitude et de 17° 28â€Č de longitude Les derniĂšres paroles du capitaine Nemo fin de la table des matiĂšres.
Anissa prĂ©sente dans la 5e saison de 10 couples parfaits, est de retour dans La Villa des cƓurs brisĂ©s. Une Ă©mission parfaite pour la jeune femme, qui semble avoir besoin des conseils de Lucie.
AnaĂŻs Camizuli est une influenceuse et ancienne candidate de tĂ©lĂ©-rĂ©alitĂ© qui s'est faite connaitre en 2013 dans Secret Story 7 oĂč elle ressort grande gagnante. Biographie AnaĂŻs est nĂ©e le 14 mars 1988 Ă  Marseille. Elle est d'origine italienne et rĂ©unionnaise. Elle a grandit dans un HLM, en banlieue, Ă  Marseille avec sa maman et sa sƓur cadette, Manon. Son pĂšre lui, a refait sa vie et a eu une fille, Laura nĂ©e en 1997. AnaĂŻs et Eddy en 2021 Son pĂšre est entraĂźneur de football et l'y a initiĂ©, ainsi qu'Ă  la boxe et aux sports extrĂȘmes, dĂšs son plus jeune Ăąge. Elle est aussi passionnĂ©e par la danse et s'exerce durant toute sa jeunesse, mais doit s'arrĂȘter Ă  l'adolescence suite Ă  une blessure au genou. À l'Ăąge de 16 ans, elle dĂ©cide d'arrĂȘter ses Ă©tudes. Elle travaille par la suite comme agent administratif dĂ©lĂ©guĂ© aux sports Ă  la mairie de Marseille. Fin 2016, aprĂšs plusieurs passages dans des Ă©missions, elle annonce qu'elle tire un trait dĂ©finitif sur la tĂ©lĂ©-rĂ©alitĂ©. Le 13 mai 2017, AnaĂŻs s'est mariĂ©e avec Sultan, son compagnon depuis juillet 2016. Le 4 juillet 2018, elle annonce sur les rĂ©seaux sociaux qu'ils se sont sĂ©parĂ©s au bout de 14 mois de mariage et deux ans de relation, mais ils se sont finalement remis ensemble quelques semaines plus tard. Le 25 juillet 2019, AnaĂŻs a donnĂ© naissance Ă  leur premier enfant, une fille prĂ©nommĂ©e Kessi Falone. Émissions Le 7 juin 2013, AnaĂŻs intĂšgre officiellement le casting de Secret Story 7. Elle partage le secret "Nous sommes la famille du public" avec Ben, Sonja et Julien. Leur nom de famille est "Vanderbeck", AnaĂŻs joue la fille. Leur secret a Ă©tĂ© dĂ©couvert par Vincent, aprĂšs 2 semaines dans le jeu. AnaĂŻs fait partie du clan de la chambre rose, avec Alexia, Vincent, Julien, Eddy, Sabrina, Ben et Sonja. Trois des membres du clan ont pu accĂ©der Ă  la finale, il s'agit de AnaĂŻs, Vincent et Alexia. Elle a remportĂ© l'Ă©mission avec des voix. En 2014, AnaĂŻs participe aux Anges de la tĂ©lĂ©-rĂ©alitĂ© 6 dans le but de devenir danseuse professionnelle tout comme son ami Eddy. Le temps d'une soirĂ©e AnaĂŻs fait une apparition en tant que guest dans Secret Story 8. Aux cĂŽtĂ©s de Eddy, ils semer la zizanie dans la maison. AnaĂŻs en profite pour tester Aymeric. AnaĂŻs confiait vouloir lancer un parfum mais aussi et surtout, une collection de vĂȘtements. Et les projets de la starlette de tĂ©lĂ©-rĂ©alitĂ© se concrĂ©tisent. En effet, il y a quelques heures, la jolie jeune femme a dĂ©voilĂ© une gamme de t-shirts sur lesquels est inscrit sa phrase fĂ©tiche "Bisous de moi" AnaĂŻs est Ă©galement de retour sur nos Ă©crans dans Les Anges 7 Latin America. Elle rejoint l'aventure en cours de route et rencontre RaphaĂ«l Les Princes de l'amour 2 avec lequel elle filera le parfait amour durant quelques mois. On la retrouve en octobre 2015 au casting de Les vacances des Anges sur NRJ12. Elle est restĂ©e seulement 3 jours et y a retrouvĂ© son ami Eddy et son ex RaphaĂ«l avec qui cela s'est mal passĂ©. Le 30 octobre 2015, AnaĂŻs, accompagnĂ©e d'Émilie Nef Naf Gagnante de Secret Story 3, sont rentrĂ©es dans la maison quelques minutes pour martyriser les candidats et leur jouer de mauvais tours. En 2016, AnaĂŻs comme AmĂ©lie ont Ă©tĂ© recrutĂ©es par la marque RockFieldStore, spĂ©cialiste des enceintes Bluetooth, pour tourner un spot publicitaire diffusĂ© sur NRJ12. AnaĂŻs a participĂ© lors du Before de Secret Story 10 Ă  la sĂ©lection de Sarah et de Jaja avec Marie Garet et Emilie NefNaf. AnaĂŻs est guest de Secret Story 10, du 27 au 3 novembre 2016. Entre avril et juin 2016, elle participe Ă  La Villa des CƓurs BrisĂ©s 2 - oĂč elle se met briĂšvement en couple avec Anthony MatĂ©o. Dans cette aventure, elle se fait fortement lyncher sur les rĂ©seaux sociaux, car les internautes jugent son comportement "honteux" et "mĂ©chant" envers Martika Caringella. Entre les bookings, les tournages et ses projets elle n'a plus une minute Ă  elle ! Et ce n'est pas prĂȘt de s'arrĂȘter... Elle vient de dĂ©voiler quelque chose qui a fait trĂšs plaisir Ă  ses fans elle devient chroniqueuse ! Avec sa soeur Manon, AnaĂŻs Camizuli participe au JT Maison, un tout nouveau programme qui fait du bruit sur YouTube et les deux soeurs s'occupent d'une chronique mode et people. AprĂšs plusieurs participations en tant qu'invitĂ©e dans Le DĂ©brief de Secret Story, AnaĂŻs revient le temps d'un prime avec d'autres illustres finalistes pour questionner les 6 candidats de Secret Story 11 encore en jeu. Si AnaĂŻs en a terminĂ© avec la tĂ©lĂ©rĂ©alitĂ©, en 2018, elle fait une apparition dans Les Anges 10 Let's Celebrate. AnaĂŻs ne serait pas contre l'idĂ©e de participer Ă  Moundir et les Apprentis Aventuriers. Elle est d'ailleurs fortement pressentie pour ĂȘtre aux cĂŽtĂ©s de son ami Eddy dans la prochaine saison. En attendant de la revoir sur nos Ă©crans, elle dĂ©voile le jeudi 27 septembre 2018 un nouveau projet en collaboration avec son Ă©poux. Il s'agit d'une ligne de parfums d'ambiance, la gamme Wonderful Home. En 2021, AnaĂŻs fait son grand retour sur les Ă©crans. Elle est au casting de La Bataille des couples 3 au cĂŽtĂ© de son ami Eddy. Vie PrivĂ©e De ses aventures tĂ©lĂ©visuelles, AnaĂŻs, a eu plusieurs idylles Julien Guirado, Benjamin Machet, RaphaĂ«l PĂ©pin ou encore Anthony Matteo. En mai 2017, AnaĂŻs a fait le buzz malgrĂ© elle ! En effet, celle-ci s'est mariĂ©e Ă  Sultan, son compagnon depuis plusieurs mois. Son ami Eddy et NaĂ«lle, rencontrĂ©e sur La Villa des cƓurs brisĂ©s Ă©taient parmi les convives ! AprĂšs deux ans d'amour, AnaĂŻs a annoncĂ© en juillet 2018 son divorce. Elle a finalement dĂ©cidĂ© de laisser une chance Ă  son mariage et la jeune marseillaise confirme en janvier 2019 qu'elle est enceinte. En mars 2019, elle annonce attendre une petite fille. Le 25 juillet 2019, AnaĂŻs donne naissance Ă  son premier enfant, une petite fille prĂ©nommĂ©e Kessi Falone. AnaĂŻs annonce en octobre 2020 ĂȘtre sĂ©parĂ©e depuis 3 mois de son mari et pĂšre de sa fille. Elle rĂ©vĂšle dans une interview avec l'ancien blogueur Jeremstar, d'ĂȘtre harcelĂ© depuis Secret Story par une fan dĂ©sĂ©quilibrer qui menace de kidnapper sa fille. Divers Sa cousine germaine, Ingrid Camizuli, a Ă©tĂ© en couple pendant trois ans 2009-2012 avec Thibault Kuro Garcia. Saison 2 de La Villa des coeurs brisĂ©s Coeurs brisĂ©s Lakhdar Rahim ‱ Nathalie Andreani ‱ Vincent Queijo ‱ AnaĂŻs Camizuli ‱ Maddy Burciaga ‱ Jazz Lanfranchi ‱ MĂ©lanie Amar ‱ Steven Bachelard ‱ Anthony MatĂ©o ‱ Antony Almeida ‱ NaĂ«lle Ebrardt ‱ Florian Roche ‱ Eddy Ben Youssef ‱ Vanessa Lawrens ‱ Julien Guirado ‱ Fidji Ruiz ‱ Martika Caringella ‱ Eve Mayet ‱ Florian Paris InvitĂ©s Lucie Mariotti ‱ Vivian Grimigni Secret Story 7 Candidats Sonja Jansen ‱ BenoĂźt Desombre ‱ AnaĂŻs Camizuli ‱ Julien Guirado ‱ Sabrina Gromer ‱ Gautier Preaux ‱ Clara Bermudes ‱ Morgane Gromer ‱ Tara Damiano ‱ Jamel Chaibi ‱ Vincent Queijo ‱ Guillaume Ruchon ‱ Florine Acquisto ‱ Eddy Ben Youssef ‱ Alexia Mori ‱ Emilie CarrĂšre ‱ MickaĂ«l Mansuy InvitĂ©s AmĂ©lie Neten ‱ Marie Garet ‱ StĂ©phanie Clerbois ‱ Daniel Mkongo ‱ Julien Sznejderman Les Anges de la tĂ©lĂ©rĂ©alitĂ© 6 Candidats AmĂ©lie Neten ‱ AnaĂŻs Camizuli ‱ Eddy Ben Youssef ‱ Julien Guirado ‱ Linda Youdif ‱ Benjamin Machet ‱ Kelly Helard ‱ Nelly ‱ Julien Bert ‱ Thibault Kuro Garcia ‱ Shanna Kress ‱ NaĂŻs Mod ‱ Dania GiĂČ â€ą Vanessa Lawrens ‱ FrĂ©dĂ©rique Brugiroux ‱ Sofiane Boncoeur ‱ Christie Nicora ‱ Neymar InvitĂ©s Maude Harcheb ‱ Jeremstar ‱ BenoĂźt Dubois
Actuellementen plein tournage de la Villa des coeurs brisés 3, Raphael Pépin n'a pas accÚs à ses réseaux sociaux durant la semaine. Il doit attendre les week-end et son day
*Message de PĂąques de Mgr Matthew Hassan Kukah* Titre RĂ©parer une nation brisĂ©e la mĂ©taphore de PĂąques 1 Bonjour frĂšres et sƓurs en Christ, hommes et femmes de bonne volontĂ© de partout, je vous envoie mes chaleureuses salutations et fĂ©licitations alors que nous cĂ©lĂ©brons le Christ ressuscitĂ©. PĂąques est de retour. Pour tous les chrĂ©tiens, PĂąques est une mĂ©taphore de nos vies en tant qu'individus, familles, communautĂ©s ou nations. PĂąques est une mĂ©taphore de la façon dont la honte, le scandale, l'impuissance, la faiblesse et l'opprobre se transforment soudainement en gloire, honneur, prééminence, louanges et applaudissements. C'est un accomplissement de ce que le MaĂźtre lui-mĂȘme avait prĂ©dit lorsqu'il a dit Si un grain de blĂ© ne tombe pas Ă  terre et ne meurt, il ne reste qu'un seul grain, mais s'il meurt, il porte beaucoup de fruit » Jn. 12 24. Et le Psalmiste avait dit 'Ceux qui sĂšment avec larmes chanteront quand ils moissonneront.' Ps. 1265. 2 La crucifixion et la rĂ©surrection de JĂ©sus sont au cƓur de la foi chrĂ©tienne et pourtant, comme le dit saint Paul Nous prĂȘchons le Christ crucifiĂ©, scandale pour les Juifs et absurditĂ© pour les Gentils » 1 Co 1, 23. Saint Paul poursuit Ce qui semble ĂȘtre la folie de Dieu est plus sage que la sagesse humaine et la faiblesse de Dieu est plus forte que la force humaine » 1 Co 1, 25. Sans les revendications de la rĂ©surrection de JĂ©sus-Christ, des millions de personnes ne seraient pas chrĂ©tiennes aujourd'hui. Comme Ă  l'Ă©poque de JĂ©sus, l'idĂ©e mĂȘme est absurde et incomprĂ©hensible, mais saint Paul insiste toujours sur le fait que "si Christ n'est pas ressuscitĂ©, notre foi est une illusion et nous sommes encore dans nos pĂ©chĂ©s" 1 Cor. 1517. . C'est la foi en la rĂ©surrection du Christ qui nous pousse, nous chrĂ©tiens, Ă  tenir fermement au fait que, comme le peuple d'IsraĂ«l, nos os dessĂ©chĂ©s ressusciteront Ez 37 11. 3 Notre cher pays, le NigĂ©ria, chancelle et vacille encore alors que nous nous dirigeons vers un canyon dangereux et Ă©vitable d'ossements secs. NĂ©anmoins, nous nous accrochons toujours Ă  l'espĂ©rance, une espĂ©rance dans le Christ ressuscitĂ©, connu sous le nom de saint Paul ; dit, 'cette espĂ©rance ne nous déçoit pas' Les NigĂ©rians ne peuvent plus reconnaĂźtre leur pays qui a Ă©tĂ© battu et secouĂ© par des hommes et des femmes depuis le sein obscur du temps. Il n'est plus nĂ©cessaire de se demander comment nous en sommes arrivĂ©s lĂ . Le vrai dĂ©fi est de savoir comment trouver les Ă©chelons glissants sur l'Ă©chelle d'ascension afin que nous puissions grimper. Pourtant, demandons-nous, montez jusqu'oĂč ? Pour nous chrĂ©tiens, l'ascension est vers l'Ă©treinte amoureuse du Christ ressuscitĂ© qui est le Seigneur de l'histoire. 4 On serait tentĂ© de demander, qu'y a-t-il Ă  dire sur notre situation tragique aujourd'hui qui n'ait pas Ă©tĂ© dit ? Qui est lĂ  pour parler qui n'a pas parlĂ© ? Comme les amis de Job, nous regardons une tragĂ©die impondĂ©rable alors que la nation se dĂ©fait de tous cĂŽtĂ©s. Le gouvernement est passĂ© en mode hibernation. Il est difficile de savoir si le problĂšme est que ceux qui sont au pouvoir n'entendent pas, ne voient pas, ne sentent pas, ne savent pas ou ne s'en soucient tout simplement pas. Dans tous les cas, Ă  partir de ce carrefour, nous devons faire un choix, avancer, tourner Ă  gauche ou Ă  droite ou rentrer chez nous. Aucun de ces choix n'est facile, pourtant, guidĂ©s par la lumiĂšre du Christ ressuscitĂ©, nous pouvons sortir notre pays de son glissement imminent vers l'anarchie. 5 Le plus grand dĂ©fi maintenant est de savoir comment entamer un processus de reconstruction de notre nation en espĂ©rant que nous pourrons nous accrocher et survivre aux Ă©lections de 2023. Le vĂ©ritable dĂ©fi qui nous attend maintenant est de regarder au-delĂ  de la politique et de relever le dĂ©fi de former le caractĂšre et la foi dans notre pays. Ici, les dirigeants religieux, chrĂ©tiens et musulmans, doivent affronter avec sincĂ©ritĂ© le rĂŽle de la religion dans la survie de notre pays. La Constitution nigĂ©riane a trĂšs clairement dĂ©limitĂ© les fines frontiĂšres entre la religion et la politique. Pourtant, de nombreux politiciens continuent de se comporter comme s'ils prĂ©sidaient Ă  la fois les domaines politiques et spirituels dans leurs États plutĂŽt que de gouverner dans une dĂ©mocratie. 6 Ce conflit entre CĂ©sar et Dieu est ancrĂ© dans la foi et fait partie de l'histoire du monde. De nombreux chefs religieux mesurent souvent leur pouvoir en fonction de leur proximitĂ© avec CĂ©sar, mais l'Ă©treinte de CĂ©sar est souvent pleine d'Ă©pines. Le dĂ©fi est pour le chef religieux de savoir que CĂ©sar et ceux qu'il reprĂ©sente sont responsables devant Dieu qui les a créés. Le bien-ĂȘtre des citoyens constitue la pierre angulaire pour mesurer la lĂ©gitimitĂ© de tout dirigeant politique. En tant que tels, les chefs religieux doivent se concentrer davantage sur les questions de bien-ĂȘtre, de sĂ»retĂ© et de sĂ©curitĂ© des citoyens ordinaires. Ils doivent faire entendre leur voix lorsque ces droits sont bafouĂ©s. Un chef doit savoir quand appeler CĂ©sar un renard et non un cheval Luc 1332. 7 Le plus grand dĂ©fi pour le Nigeria n'est mĂȘme pas les Ă©lections de 2023. C'est la perspective de la rĂ©conciliation de notre peuple. Ici, l'administration Buhari a malheureusement divisĂ© notre peuple sur la base de l'ethnicitĂ©, de la religion et de la rĂ©gion, d'une maniĂšre que nous n'avons jamais vue dans notre histoire. Ce programme soigneusement chorĂ©graphiĂ© a rendu les NigĂ©rians vulnĂ©rables et a enflammĂ© la forme de conscience identitaire la plus conflictuelle parmi notre peuple. Des annĂ©es d'amitiĂ©s, d'Ă©changes culturels et de collaboration construits au fil du temps ont maintenant subi la pression des stĂ©rĂ©otypes. MalgrĂ© ces dĂ©fis, les chefs religieux doivent rĂ©cupĂ©rer et dĂ©ployer leur autoritĂ© morale et Ă©viter d'ĂȘtre victimes des stratagĂšmes des politiciens et de leurs sĂ©ductions matĂ©rielles. 8 Aujourd'hui, les valeurs du dialogue interreligieux sont soumises Ă  de fortes pressions et pressions, les extrĂ©mistes des deux cĂŽtĂ©s de nos confessions dĂ©nigrant l'idĂ©e du dialogue avec leurs homologues d'autres confessions. L'ignorance et la mauvaise Ă©ducation se sont combinĂ©es aux prĂ©jugĂ©s pour crĂ©er le mensonge selon lequel, d'une maniĂšre ou d'une autre, une religion est supĂ©rieure aux autres. Avec autant de fraudeurs mal Ă©quipĂ©s se faisant passer pour des chefs religieux, il y a une obsession de diffamer les autres et d'Ă©largir nos diffĂ©rences. 9 Les chefs religieux doivent faire face Ă  la rĂ©alitĂ© qu'ici au Nigeria et ailleurs dans le monde, des millions de personnes quittent le christianisme et l'islam. Alors que nous sommes occupĂ©s Ă  construire des murs de division avec les blocs de prĂ©jugĂ©s, nos membres deviennent athĂ©es mais nous prĂ©fĂ©rons faire semblant de ne pas voir cela. Nous ne pouvons pas faire semblant de ne pas entendre les pas de nos fidĂšles qui marchent vers l'athĂ©isme et la laĂŻcitĂ©. Aucune menace ne peut arrĂȘter cela, mais le dialogue peut ouvrir nos cƓurs. 10 Dieu merci, ces derniĂšres annĂ©es, nous avons reçu de bonnes nouvelles de l'extĂ©rieur des cĂŽtes du Nigeria. La plus remarquable est l'initiative prise par le pape François et le grand imam de la mosquĂ©e Al-Azhar, en Égypte, le cheikh Mohammed Al-Tayeb en 2019, lorsqu'ils se sont tous deux rencontrĂ©s et ont signĂ© le document sur la fraternitĂ© humaine. Le pape François a poursuivi avec la publication d'une encyclique intitulĂ©e Fratelli Tutti, Nous sommes tous frĂšres, en 2020. L'annĂ©e suivante, l'AssemblĂ©e gĂ©nĂ©rale des Nations Unies a dĂ©clarĂ© le 4 fĂ©vrier JournĂ©e mondiale de la fraternitĂ©. Les deux dirigeants ont convenu que Nous devons dĂ©velopper la conscience que de nos jours, soit nous sommes tous sauvĂ©s ensemble, soit personne n'est sauvĂ©. La pauvretĂ©, la dĂ©cadence et la souffrance dans une partie de la terre sont un terreau silencieux pour des problĂšmes qui finiront par affecter toute notre planĂšte. 11 Nous devons commencer Ă  penser Ă  un NigĂ©ria au-delĂ  du banditisme et des enlĂšvements et des cercles sans fin de violence qui ont englouti nos communautĂ©s et notre nation. Nous ne pouvons pas continuer Ă  prĂ©tendre qu'il n'y a pas de sous-entendus religieux Ă  la violence au nom de Dieu qui a donnĂ© une mauvaise rĂ©putation Ă  nos religions. La solution consiste pour l'État Ă  faire respecter le statut laĂŻc de l'État nigĂ©rian afin de donner aux citoyens les libertĂ©s nĂ©cessaires contre les chaĂźnes de la confusion semi-fĂ©odale sur le statut de la religion et de l'État dans une dĂ©mocratie plurielle. Nous devons ĂȘtre prĂȘts Ă  embrasser la modernitĂ© et trouver comment prĂ©server nos religions et nos cultures sans transformer la religion en un outil de tyrannie, d'exclusion et d'oppression. 12 Pour trouver notre voie Ă  suivre, le prĂ©sident doit admettre qu'il est de son pouvoir de dĂ©cider comment nous allons mettre fin Ă  la guerre qui a englouti et dĂ©truit notre nation. Il semble que le gouvernement fĂ©dĂ©ral ait fait preuve d'un bien plus grand engagement Ă  intĂ©grer les soi-disant terroristes repentis qu'Ă  rĂ©cupĂ©rer nos enfants des ravisseurs ou Ă  garder nos universitĂ©s ouvertes. Plus tĂŽt le mois dernier, Operation Safe Corridor a annoncĂ© qu'elle avait diplĂŽmĂ© 599 membres de divers groupes terroristes qui ont acquis de nouvelles compĂ©tences et sont maintenant prĂȘts Ă  ĂȘtre intĂ©grĂ©s dans la sociĂ©tĂ©. Le total s'Ă©lĂšve maintenant Ă  plus d'un millier. Il est plausible de noter que le programme implique un soutien psycho-social, une rĂ©adaptation, une formation professionnelle, une acquisition de compĂ©tences et des crĂ©ations d'entreprises. MalgrĂ© tout cela, le plus gros problĂšme est que leurs diffĂ©rentes communautĂ©s ont exprimĂ© leur rĂ©ticence Ă  recevoir leurs fils Ă©garĂ©s. Les NigĂ©rians n'ont pas accĂšs aux retranscriptions des textes des aveux de ces terroristes pour ne pas parler de preuves de leur engagement Ă  ne plus pĂ©cher. Nous n'avons que les mots des terroristes et des mĂȘmes militaires avec lesquels ils ont menĂ© une guerre. Cela en dit long lorsque le prĂ©sident et sa hiĂ©rarchie militaire choisissent de croire ces jeunes hommes qui ont pris les armes et pendant des annĂ©es ont fait la guerre contre leur pays, tuĂ©, mutilĂ© et gĂąchĂ© des milliers de vies, dĂ©truit des communautĂ©s entiĂšres et maintenant, ils sont logĂ©s, nourris , revĂȘtu de fonds publics. Tout cela alors que leurs victimes ont Ă©tĂ© forcĂ©es de faire des diffĂ©rents camps de dĂ©placĂ©s leurs nouveaux foyers ! OĂč est la justice pour les victimes et le reste du pays qu'ils ont dĂ©truit ? 13 En tant que prĂȘtre, je ne peux pas ĂȘtre contre un pĂ©cheur repentant ou des criminels qui changent leurs habitudes. AprĂšs tout, les portes du pardon doivent toujours rester ouvertes. Cependant, dans ce cas, les NigĂ©rians ont trĂšs peu d'informations sur l'ensemble des processus de rĂ©habilitation. Ces terroristes ont-ils senti la chaleur ou ont-ils vu la lumiĂšre ou, leur repentir est-il un simple repositionnement stratĂ©gique et tactique ? Jusqu'Ă  prĂ©sent, nous n'avons aucune preuve que ces terroristes aient pu confronter leurs victimes pour ne pas parler de leur demander pardon. Quelque chose ne va pas. Nous voyons ces terroristes parĂ©s de nos couleurs nationales dans leurs caftans verts et blancs, leurs pantalons et ressemblant Ă  des hĂ©ros de l'État ! Faut-il supposer qu'ils sont devenus des modĂšles reconnus pour la jeunesse nigĂ©riane ? Peut-ĂȘtre que la prochaine sĂ©rie de finissants aura droit Ă  des poignĂ©es de main prĂ©sidentielles, des rĂ©ceptions Ă  la villa aux couleurs nationales ! 14 Pas plus tard que la semaine derniĂšre, comme par solidaritĂ© retardĂ©e, le Jama'atu Nasril Islam, JNI, dans une dĂ©claration a dĂ©clarĂ© que "Il semble que les actes incessants continus de chaos, de meurtres et d'incendies criminels se produisent presque quotidiennement ou hebdomadairement autour de nous ; que ce soit au sein des communautĂ©s ou sur les routes que nous empruntons, a automatiquement rĂ©initialisĂ© notre psychisme humain que nous avons maintenant acceptĂ© des actes aussi ignobles dans le cadre de nos vies, dans la mesure oĂč nous ne le ressentons plus
 Tout gouvernement incapable de protĂ©ger les vies de ses citoyens a perdu la justification morale d'ĂȘtre lĂ  en premier lieu
 notre humanitĂ© est en train de s'Ă©roder et cette Ă©rosion est devenue une nouvelle norme. De mĂȘme, le Northern Elders Forum, le NEF et la Chambre des reprĂ©sentants ont finalement appelĂ© le prĂ©sident Ă  dĂ©missionner car, selon eux, il est dĂ©sormais clair qu'il ne peut pas protĂ©ger ses citoyens. Cela survient trois ans aprĂšs que la dĂ©claration des Ă©vĂȘques catholiques publiĂ©e le 26 avril 2018 a lancĂ© le mĂȘme appel qui a Ă©tĂ© accueilli avec cynisme. 15 Le dĂ©fi de rĂ©parer cette nation brisĂ©e est Ă©norme et, comme je l'ai dit, nĂ©cessite des efforts conjoints. Avec tout littĂ©ralement en panne, notre pays est devenu un grand hĂŽpital national d'urgence entiĂšrement occupĂ©. Nos cƓurs individuels sont brisĂ©s. Nos rĂȘves de famille sont brisĂ©s. Les maisons sont brisĂ©es. Les Ă©glises, les mosquĂ©es, les infrastructures sont cassĂ©es. Notre systĂšme Ă©ducatif est en panne. La vie et l'avenir de nos enfants sont brisĂ©s. Notre politique est brisĂ©e. Notre Ă©conomie est brisĂ©e. Notre systĂšme Ă©nergĂ©tique est en panne. Notre systĂšme de sĂ©curitĂ© est en panne. Nos routes et nos rails sont brisĂ©s. Seule la corruption est bien vivante. Alors, nous demandons avec le Psalmiste, Nous levons les yeux vers les collines, d'oĂč viendra notre aide ? Notre aide viendra du nom du Seigneur Ps. 1212. 16 2023 fait signe et le dĂ©cor est plantĂ©. Le dĂ©fi est de savoir si nous avons tirĂ© des leçons de la tragĂ©die qui nous a affligĂ©s ces derniĂšres annĂ©es. La prĂ©sidence du NigĂ©ria n'est pas un droit de l'homme fondĂ© sur des sentiments ethniques, religieux ou rĂ©gionaux. Le prochain prĂ©sident du NigĂ©ria doit ĂȘtre un homme ou une femme avec un cƓur, un sens de l'empathie et une Ăąme enflammĂ©e qui peut fixer des limites aux indignitĂ©s humaines infligĂ©es aux citoyens qu'il ou elle peut tolĂ©rer. Nous n'avons pas besoin d'une autre rhĂ©torique messianique vide mĂȘlĂ©e Ă  une religiositĂ© trompeuse et grandiose. Nous avons besoin de quelqu'un qui puisse rĂ©parer notre nation brisĂ©e, dĂ©barrasser notre peuple des dangers imminents de la faim et de la misĂšre. Nos aspirants prĂ©sidentiels doivent montrer la preuve de leurs hĂ©ritages et antĂ©cĂ©dents qu'ils connaissent assez bien le pays et ses blessures graves. Quiconque veut nous gouverner doit montrer qu'il ou elle comprend ce qui a transformĂ© notre nation en un hĂŽpital national et nous montrer des plans pour notre sortie de cette horreur. Le soutien Ă  l'INEC et Ă  son infrastructure est fondamental pour une Ă©lection libre et Ă©quitable et nous condamnons trĂšs fermement tous ces criminels qui continuent de menacer la sociĂ©tĂ© par la violence. Ils doivent rencontrer toute la force de la loi. 17 Je remercie le PrĂ©sident d'avoir acceptĂ© le rapport du ComitĂ© sur la prĂ©rogative de la misĂ©ricorde et d'avoir graciĂ© plus de 150 NigĂ©rians purgeant diverses peines d'emprisonnement. Le dĂ©fi le plus sĂ©rieux est de libĂ©rer immĂ©diatement tous les NigĂ©rians innocents retenus captifs et dont le seul crime est de vivre au NigĂ©ria. Avec l'annonce de l'achat de nouvelles armes sophistiquĂ©es, nous espĂ©rons que le prĂ©sident et les militaires mettront rapidement en place une stratĂ©gie pour enrayer ce cancer qui afflige notre pays. Le sentiment gĂ©nĂ©ral est que l'armĂ©e a la capacitĂ© de mettre fin Ă  cette tragĂ©die. En rĂ©alitĂ©, les militaires ne peuvent pas tirer au-delĂ  du radar fixĂ© par leur commandant en chef. Si le prĂ©sident peut mettre fin Ă  cette tragĂ©die, il obtiendra immĂ©diatement le soutien de tous les citoyens et, espĂ©rons-le, quittera ses fonctions la tĂȘte haute. 18 Nous ne pouvons pas terminer ce message sans avoir une pensĂ©e pour les souffrances indicibles vĂ©cues par le peuple ukrainien Ă  la suite de l'invasion de son pays par la Russie. Nous nous tournons dans la priĂšre vers le Seigneur pour toucher les cƓurs et les esprits de ceux qui sont au pouvoir et en position d'inverser cette perte Ă©vitable de vies humaines. Que l'esprit du Christ ressuscitĂ© et les appels de tous les hommes et femmes de bonne volontĂ© contribuent Ă  mettre un terme Ă  cette tragĂ©die humaine. 19 Enfin, ces derniĂšres annĂ©es, mes Messages sont nĂ©s d'un sentiment de rĂ©pulsion morale face Ă  la façon dont la vie a Ă©tĂ© dĂ©truite dans mon pays. Aucun pays au monde ne subit ces blessures auto-infligĂ©es, des citoyens assassinant au hasard des citoyens innocents et s'en tirent Ă  bon compte. Pour moi en tant que chrĂ©tien, il y a un seuil minimum d'indignitĂ© humaine avec lequel je peux vivre parce que la raison pour laquelle JĂ©sus est venu est pour que nous ayons tous la vie et que nous l'ayons en plĂ©nitude Jean 1010. Nous devons crier Ă  ce qui diminue toute vie dans notre sociĂ©tĂ©. Une fois la dignitĂ© humaine respectĂ©e et restaurĂ©e, nous changerons de ton, mais pour l'instant, notre voix doit avoir un sens de l'urgence. Nous, chrĂ©tiens, croyons que pour racheter le monde, le Christ a permis que son corps soit brisĂ©. Nous savons qu'Il peut guĂ©rir une nation brisĂ©e. Puisse la lumiĂšre de sa rĂ©surrection disperser les nuages ​​et mettre en dĂ©route les hommes du mal, inspirer une nouvelle naissance dans notre chĂšre nation et nous restaurer Ă  la plĂ©nitude. Joyeuses PĂąques Ă  vous tous. Cher ami en Christ, Merci pour vos gĂ©nĂ©reux dons/chĂšques. Vous pouvez toujours faire un don aussi bas que 5 $. Nous avons besoin d'un minimum de 1450 $ pour rĂ©gler nos factures. Vous pouvez compter sur nos priĂšres. Remplissez le simple formulaire ci-dessous pour faire un don en toute sĂ©curitĂ©>>>>
AliĂ©norT1 L’Alliance brisĂ©e: CALMEL Mireille: 19595: AliĂ©nor T2 Le rĂšgne des Lions: CALMEL Mireille 22019: La fille des templiers T01 : CALMEL Mireille: 22141: La fille des templiers T02: CALMEL Mireille: 22390: La prisonniĂšre du diable: CALMEL Mireille: 22712: La louve cathare: CALMEL Mireille: 22784: La louve cathare T2: CALMEL Mireille: 23151: D’écume et de sang:
Par , publiĂ© le 16 janvier 2018 Ă  1540. People Un mauvais souvenir. Les candidats de La Villa des coeurs brisĂ©s 3 NT1 ne s'attendaient pas Ă  ce que leur soirĂ©e vire au cauchemar. Au cours de l'Ă©pisode du 15 janvier 2018, les tĂ©lĂ©spectateurs ont pu dĂ©couvrir que RaphaĂ«l PĂ©pin avait Ă©tĂ© victime d'un accident. Alors qu'il Ă©tait posĂ© sur la table en verre avec Julien Bert et Gabano Manenc, elle s'est brisĂ©e sous leur poids. Si les trois candidats ont Ă©tĂ© blessĂ©s, c'est l'ancien petit ami de Coralie Porrovecchio qui a Ă©tĂ© le plus touchĂ©. TrĂšs vite, la production a donc appelĂ© l'ambulance afin que RaphaĂ«l soit hospitalisĂ©. RĂ©sultat des courses ? J'ai eu 18 points de suture sur la fesse droite, a confiĂ© le beau blond Ă  nos confrĂšres de TĂ©lĂ© Loisirs. 
a a Ă©tĂ© trĂšs dĂ©licat pour moi pendant pas mal de temps. J'ai Ă©tĂ© un petit peu Ă©cartĂ© du programme pour ĂȘtre hospitalisĂ©. 
a a Ă©tĂ© dur. Mais ce qui ne nous tue pas, nous rend plus fort. La Villa 3 est marquĂ©e sur mes fesses Ă  jamais. RaphaĂ«l a en effet mis une dizaine de jours Ă  se remettre de sa grosse grosse blessure . Heureusement, il ne s'agit plus aujourd'hui que d'un lointain mauvais souvenir. Newsletter
Laccident domestique blessant RaphaĂ«l PĂ©pin sur le tournage de La v illa des cƓurs brisĂ©s 3 est diffusĂ© ce lundi 15 janvier sur NT1. Ce lundi 15 janvier, La Villa des
Ces derniers mois, RaphaĂ«l PĂ©pin n’a cessĂ© de faire parler de lui. Tout d’abord, parce qu’il a mis un terme Ă  sa longue relation avec la belle Tiffany. Peu aprĂšs leur rupture, les deux amoureux ont Ă©tĂ© accusĂ©s d’avoir tout inventĂ© et ce dans le but de participer Ă  la derniĂšre saison de La Villa des Coeurs BrisĂ©s. Une rumeur qui n’avait, d’ailleurs, pas du tout plu au jeune homme, qui avait poussĂ© un Ă©norme coup de gueule sur les rĂ©seaux sociaux. Souvenez-vous, il avait dĂ©butĂ© Ça fait dix ans que je fais de la tĂ©lĂ©, je n’ai jamais eu besoin d’inventer une histoire pour aller faire La Bataille, Pierre, Paul, Jacques les trucs. » RaphaĂ«l PĂ©pin Ses fans sont inquiets ! Avant de poursuivre Mon grand, renseigne-toi bien, ne dit pas de bĂȘtises. T’es un guignol moi je te le dis. Tu me fais penser Ă  des gens
 Crois-moi je n’ai pas le temps de mentir j’ai trente ans. La Villa des CƓurs BrisĂ©s si je la fais, je la fais, si je ne la fais pas je m’en bra*le. Je ne vais pas inventer une rupture pour la faire, non. J’ai passĂ© l’ñge en fait. Si tu veux, renseigne-toi bien. Essaie de creuser dans ta tĂȘte. Peut-ĂȘtre qu’en ce moment tu n’as rien Ă  te mettre sur la dent parce que j’avoue qu’Aqababe il est trĂšs fort
 Mais frĂ©rot, rĂ©veille-toi. Parce que vraiment t’es super nul dans ce que tu fais. » La story en question de RaphaĂ«l PĂ©pin © Instagram raphoupeps Et alors que sa participation Ă  la saison 7 de La Villa reste encore incertaine, hier soir RaphaĂ«l a provoquĂ© l’inquiĂ©tude de ses nombreux abonnĂ©s. Pour cause, aprĂšs avoir confiĂ© en story qu’il n’arrivait pas Ă  joindre les opĂ©rateurs du Samu, le cĂ©lĂšbre candidat a demandĂ© de l’aide Ă  ses abonnĂ©s
 Il cherchait de toute urgence un mĂ©decin qui se dĂ©plaçait dans le 77. Pour le moment, on ne sait toujours pas pourquoi RaphaĂ«l cherchait Ă  tout prix Ă  joindre un mĂ©decin mais on espĂšre vraiment que tout va bien pour lui aujourd’hui.
A la fin des seventies, je cultivais plus de 100 plantes à la fois avec des lampes de 1000W en indoor et aussi en outdoor dans un jardin de fond de cour, uniquement des landraces sativas qui se clonaient trÚs bien. Le ratio d'individus hautement désirables de ces plantes était de 1:100. Un des traits les plus ennuyants de ces variétés était l'hermaphrodisme.
- PubliĂ© le 15 FĂ©v 2022 Ă  1100 Un indice laisse penser que Tiffany serait sur le tournage de La Villa 7. VoilĂ  plusieurs jours que le tournage de La Villa des Coeurs BrisĂ©s saison 7 a dĂ©butĂ© en RĂ©publique Dominicaine et de nombreuses informations fuitent dĂ©jĂ  sur la Toile. On a notamment appris que Yannick de l’émission MariĂ©s au premier regard avait quittĂ© l’émission ou que Cassandra avait Ă©tĂ© aperçue en plein rapprochement avec un candidat de 10 couples parfaits 5. Le casting officiel, lui, a rĂ©cemment Ă©tĂ© dĂ©voilĂ© par TFX sur les rĂ©seaux sociaux et les tĂ©lĂ©spectateurs retrouveront entre autres Camille Froment, Nico Ferrero, Flo, Carla, LĂ©na, Anissa ou encore Emma des Vacances des Anges 4. Certains se demandent mĂȘme si Tiffany pourrait elle aussi faire partie de l’aventure. Souvenez-vous, la jeune femme a mis un terme Ă  sa relation amoureuse avec RaphaĂ«l PĂ©pin il y a quelques mois et plusieurs internautes avaient alors pensĂ© que la rupture Ă©tait orchestrĂ©e pour que le couple puisse participer Ă  La Villa des Coeurs BrisĂ©s 7. Une rumeur qui avait d’ailleurs Ă©tĂ© fermement dĂ©mentie par le candidat des Anges sur les rĂ©seaux sociaux. RaphaĂ«l avait ainsi prĂ©cisĂ© qu’il n’avait jamais eu besoin de faire de fausses histoires pour intĂ©grer un tournage, et qu’il avait passĂ© l’ñge de ces bĂȘtises. Mais qu’en est-il du cĂŽtĂ© de son ex petite- amie ? Va-t-on voir Tiffany dans La Villa 7 ? C’est LA question que l’on se pose actuellement. Y-a-t-il des chances pour que Tiffany soit actuellement sur le tournage de La Villa des Coeurs BrisĂ©s 7 aprĂšs sa rupture avec RaphaĂ«l PĂ©pin ? Selon le blogueur c’est possible et pour cause, un geste venant de la jeune femme n’est pas passĂ© inaperçu sur les rĂ©seaux sociaux Tiffany a mis zĂ©ro story aujourd’hui. Elle est peut-ĂȘtre dans La Villa des Coeurs BrisĂ©s ». Habituellement active sur Instagram, la jeune femme semble avoir moins de temps Ă  accorder Ă  sa communautĂ©. Reste Ă  connaĂźtre la raison officielle derriĂšre ce silence.
PrĂ©parezvous les meltynautes : cette annĂ©e, c’est StĂ©phanie Clerbois la star de la Villa des Coeurs BrisĂ©s 3 ! Alors qu’une nouvelle candidate emblĂ©matique des Ch’tis rejoint le
Dans l'Ă©pisode du jeudi 23 juin 2022, cinq candidats quittent "La villa des coeurs brisĂ©s". De son cĂŽtĂ©, Allan rĂšgle ses comptes avec MaĂŻssane. Attention, article 100% l'arrivĂ©e de CĂ©cile et Anissa,anciennes candidates de MariĂ©s au premier regard, plusieurs candidats font leurs au revoir. Dans l'Ă©pisode de "La villa des coeurs brisĂ©s" du jeudi 23 juin 2022, l'heure de la cĂ©rĂ©monie des bracelets a en effet sonnĂ©. C'est donc en compagnie de la love coach Lucie Mariotti que les habitants font le point sur leur aventure. Pour Franck, cĂ©libataire arrivĂ© en tant que sĂ©ducteur, c'est dĂ©jĂ  l'heure de partir. Lui qui a trouvĂ© l'amour auprĂšs de la jolie Paola confie "C'est une rencontre inĂ©dite. Je suis venu pour sĂ©duire et en fin de compte la vie fait bien les choses. Avec autant de connexion et de feeling on ne s'est pas lĂąchĂ©." "Avec elle j'ai tout gagnĂ©. Je suis un gagnant et j'ai gagnĂ© la bataille" ajoute Franck. Face Ă  Lucie, Paola confirme ensuite qu'elle souhaite s'envoler avec son amoureux. La vilLa villa des coeurs brisĂ©s premier "je t'aime" pour Flo et CharlotteUn moment rempli d'Ă©motion qui est suivi par le dĂ©part de Charlotte et Flo. AprĂšs avoir expliquĂ© qu'il avait fait la connaissance de la mĂšre de Charlotte, le jeune homme fait une magnifique dĂ©claration Ă  l'ex de Giovanni. "Tu peux me faire confiance. Je ne vois que toi, personne d'autre. Je t'aime" lui dĂ©clare-t-il. "Moi aussi" rĂ©pond Charlotte, Ă©mue. Elle qui avait rejoint l'aventure pour reconquĂ©rir son ex a avouĂ© avoir changĂ© au cours du programme. "Je ne me reconnais pas. Je remercie Flo. Le meilleur est Ă  venir. Tu es mon unique amour, je t'aime vraiment." explique-t-elle. De quoi tirer quelques larmes Ă  Belle... "Vous ĂȘtes prĂȘts Ă  voler de vos propres ailes ?" questionne Lucie. "On va quitter l'aventure ce soir" rĂ©pond alors le couple. C'est lĂ  que Charlotte fond totalement en larmes . "C'est une aventure unique qui marque ma vie Ă  tout jamais" villa des coeurs brisĂ©s Joezi rĂ©pand sa magie, Alan rĂšgle ses comptesAlors que Charlotte, ancienne candidate de Koh-Lanta fait le point sur son premier coaching et que NoĂ©mie dĂ©couvre un message de son frĂšre Sisika, c'est ensuite Joezi qui est mis Ă  l'honneur. "Ce que tu as fait, c'est-Ă -dire simplement ĂȘtre toi, ça a rĂ©pandu la magie. C'est la premiĂšre fois que je dis ça Ă  quelqu'un ... Il est temps pour toi de dĂ©ployer tes ailes" lui confie Lucie avant de lui remettre un bracelet or, signe de son dĂ©part. "Ça me touche qu'il parte" avoue Nico, son meilleur ami de l'aventure. AprĂšs la table ronde, Charlotte et Alex mettent enfin les choses au clair sur une possible relation entre eux. Mais la jeune femme reste sur ses gardes pour voir si le Marseillais est vraiment sincĂšre. De son cĂŽtĂ©, Allan en fait de mĂȘme avec son ex MaĂŻssane. S'il l'a laissĂ©e dans le flou avant de rejoindre le programme, il souhaite mettre un point final Ă  leur histoire depuis qu'il est tombĂ© sous le charme de Belle. "Je ne vais pas te mentir j'ai rencontrĂ© quelqu'un et je ne peux pas contrĂŽler mes sentiements. Je suis trop bien avec elle." avoue-t-il. Des confessions qui ne plaisent pas Ă  la principale intĂ©ressĂ©e. "Tu as des coups de coeur toutes les deux semaines !" villa des coeurs brisĂ©s CĂ©cile et Anissa en dateAutre ambiance pour CĂ©cile et Anissa. DĂšs leur arrivĂ©e, la mĂšre et la fille partent en date sur la plage. Un rendez-vous difficile pour la mĂšre de famille qui n'arrive pas Ă  se sĂ©parer de sa fille. Donneront-elles suite ? Affaire Ă  suivre... Inscrivez-vous Ă  la Newsletter de pour recevoir gratuitement les derniĂšres actualitĂ©s © Capture TFX 2/12 - La villa des coeurs brisĂ©s Nico quitte l'aventure © Capture TFX 3/12 - La villa des coeurs brisĂ©s Lucie lui a donnĂ© un bracelet or. Pour elle, il est allĂ© au bout de son aventure © Capture TFX 4/12 - La villa des coeurs brisĂ©s NoĂ©mie a reçu un message de son frĂšre Sisika © Capture TFX 5/12 - La villa des coeurs brisĂ©s Franck a trouvĂ© l'amour avec Paola. Ils quittent aussi la villa © Capture TFX 6/12 - La villa des coeurs brisĂ©s De mĂȘme pour Charlotte et Flo © Capture TFX 7/12 - La villa des coeurs brisĂ©s Un dĂ©part qui l'a Ă©mue © Capture TFX 8/12 - La villa des coeurs brisĂ©s Joezi aussi a rĂ©glĂ© sa problĂ©matique © Capture TFX 9/12 - La villa des coeurs brisĂ©s De leur cĂŽtĂ©, Charlotte et Alex Ă©voquent leur relation © Capture TFX 10/12 - La villa des coeurs brisĂ©s CĂ©cile et Anissa parent en date sur le plage © Capture TFX 11/12 - La villa des coeurs brisĂ©s Allan rĂšgle ses comptes avec son ex Maissane pour le bien de sa relation avec Belle © Capture TFX 12/12 - La villa des coeurs brisĂ©s La valise a "pookie" dĂ©barque... ï»żLeplus cĂ©lĂšbre tournoi sur terre battue de la planĂšte fait son retour du 16 mai au 5 juin 2022. DĂšs le 22 mai et jusqu’à la finale hommes du 5 juin, suivez la mythique quinzaine des Internationaux de France. Suivez l’intĂ©gralitĂ© de Roland-Garros et retrouvez tous les replays,et extraits du 16 mai au 5 juin 2022 sur France.tv.
RaphaĂ«l et Tiffany les deux candidats ont mis un terme Ă  leur histoire il y a quelques semaines. Mais il se pourrait qu’ils se revoient
 Reste Ă  savoir s’ils sont de nouveau en couple. On vous dit tout ! RaphaĂ«l et Tiffany c’est terminĂ© VoilĂ  quelques semaines maintenant que les internautes ont appris que RaphaĂ«l et Tiffany Ă©taient sĂ©parĂ©s. Tout a commencĂ© en novembre, quand leurs abonnĂ©s ont commencĂ© Ă  se poser des questions. Et pour cause, alors qu’on pouvait les voir dans La Bataille des Couples sur TFX, les deux amoureux ne s’affichaient plus ensemble sur les rĂ©seaux sociaux. Rapidement, plusieurs blogueurs ont affirmĂ© que le couple Ă©tait au bord de la rupture, voire dĂ©jĂ  sĂ©parĂ©. Pourtant, lors d’un live avec Jonathan Matijas et Shanna Kress, RaphaĂ«l PĂ©pin affirmait face aux nombreuses interrogations des internautes Laisse-les poser des questions, ça leur fait du bien. Ne vous inquiĂ©tez pas, tout se passe trĂšs bien. Tout va bien ». Mais la rumeur a persistĂ©. D’autant que peu de temps aprĂšs, les principaux concernĂ©s ont supprimĂ© toutes leurs photos de couple de leurs rĂ©seaux sociaux avant de se unfollow mutuellement. De son cĂŽtĂ©, le blogueur WassimTV quant Ă  lui Ă©tait persuadĂ© que cette sĂ©paration Ă©tait calculĂ©e dans le but d’intĂ©grer le prochain tournage de La Villa des cƓurs brisĂ©s. T’es un guignol moi je te le dis. Tu me fais penser Ă  des gens
 Crois-moi je n’ai pas le temps de mentir j’ai trente ans. La Villa des CƓurs BrisĂ©s si je la fais, je la fais, si je ne la fais pas je m’en bra*le. Je ne vais pas inventer une rupture pour la faire, non. J’ai passĂ© l’ñge en fait. Si tu veux, renseigne-toi bien. Mais frĂ©rot, rĂ©veille-toi. Parce que vraiment t’es super nul dans ce que tu fais. », avait rĂ©pondu RaphaĂ«l. RaphaĂ«l et Tiffany de nouveau en couple ? Ils ont Ă©tĂ© aperçus trĂšs proches Tiffany met les choses au clair Puis, Tiffany a pris la dĂ©cision d’en dire plus. Et d’officialiser leur rupture Ă  son tour. La jeune femme a dĂ©clarĂ© “Je vais le dire une bonne fois pour toutes Raph et moi on est bel et bien sĂ©parĂ© et ça depuis des semaines maintenant 
 Les raisons de la rupture ne vous inquiĂ©tez pas, rien de grave, pas de tromperies ni rien de tout ce qu’on peut entendre. Aujourd’hui, nos chemis se sĂ©parent aprĂšs trois ans de vie commune. C’est la vie, chacun avance de son cĂŽtĂ© ». La jeune femme a ajoutĂ© avec beaucoup d’honnĂȘtetĂ© Je pense que c’était la meilleure dĂ©cision Ă  prendre comme pour lui comme pour moi. Je vous demande juste de respecter ce choix et cette rupture. Ne vous posez plus de questions ». D’ailleurs, on a pu constater que Tiffany et RaphaĂ«l qui sont en procĂšs avec AngĂšle, ont dĂ©cidĂ© de supprimer l’intĂ©gralitĂ© des photos oĂč ils apparaissent ensemble sur Instagram. C’était donc devenu officiel RaphaĂ«l et Tiffany ne formaient plus le couple si solide qu’on a pu dĂ©couvrir sur nos Ă©crans. Djinda, chroniqueuse de Sam Zirah dans l’émission Au jour d’aujourd’hui, a menĂ© l’enquĂȘte de son cĂŽtĂ©. RaphaĂ«l PĂ©pin a acceptĂ© de lui donner de plus amples explications. Officiellement, ils ne sont plus ensemble depuis le 31 octobre. Tiffany a rĂ©cupĂ©rĂ© toutes ses affaires, ils ne vivent plus ensemble. Ils sont malheureux tous les deux. Ils se remettront peut-ĂȘtre en couple. Il m’a dit que Tiffany souhaitait des choses que RaphaĂ«l ne peut pas encore lui donner. Ça a créé quelques conflits. 
 Lui et comme Tiffany n’ont jamais simulĂ© une rupture pour intĂ©grer un tournage », a-t-elle dĂ©clarĂ© face Ă  ses collĂšgues. RaphaĂ«l et Tiffany se sont revus Qu’en est-il Ă  ce jour ? Il est vrai que les deux protagonistes se sont fait discrets. Ils ont gardĂ© la fin de leur histoire pour eux
 Et peut-ĂȘtre mĂȘme leurs retrouvailles ! Comme l’a insinuĂ© RaphaĂ«l PĂ©pin, bien qu’ils aient des ambitions diffĂ©rentes, il se pourrait qu’ils se remettent en couple. MĂȘme s’ils se sont sĂ©parĂ©s d’un commun accord, cette rupture les a beaucoup attristĂ©s tous les deux. Surtout, l’amour Ă©tait bien prĂ©sent entre eux. Pour le moment en tout cas, ni RaphaĂ«l, ni Tiffany, ne se sont affichĂ©s ensemble sur les rĂ©seaux sociaux. De quoi laisser penser qu’ils ne se sont pas rabibochĂ©s. En revanche, selon la blogueuse les deux ex se sont retrouvĂ©s au restaurant, en tĂȘte Ă  tĂȘte. En effet, on a pu lire en story RaphaĂ«l et Tiffany ont fait un resto hier Ă  la maison du Caviar. Ils ont profitĂ© pour parler ensemble de leur sĂ©paration. Ils ont Ă©tĂ© aperçus assez proches. Donc peut-ĂȘtre le retour du couple ? Qui sait ? ». N’omettant pas le fait que les deux ex pourraient tout simplement ĂȘtre en bons termes Peut-ĂȘtre qu’ils se voient en amis maintenant ». Reste Ă  savoir si cette information sera confirmĂ© – ou non – par les deux candidats. En tout cas, cela pourrait confirmer un adage dĂ©sormais bien connu l’amour triomphe toujours ! Regardez RaphaĂ«l PĂ©pin et Tiffany de nouveau en couple ? Une photo relance la rumeur ! RaphaĂ«l PĂ©pin et Tiffany si leur rupture au mois de mars dernier semblait dĂ©finitive, il se pourrait bien que les deux candidats des Anges 11 se soient finalement donnĂ©s une deuxiĂšme chance. Une nouvelle photo sĂšme le doute
 RaphaĂ«l PĂ©pin un garçon difficile Ă  vivre C’est fous amoureux l’un de l’autre que les deux [
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LibĂ©rationde Khalifa Sall : Idy signe la pĂ©tition. Politique “La danse des vautours” Par Bassirou Samb. Politique. AssemblĂ©e: Khalifa Sall dĂ©pose un recours. Politique. Cese: Mimi ouvre sa session extraordinaire. Sport. Sport. Culture : PrĂ©sentation du recueil de poĂšmes ‘’Les EmblĂšmes du dĂ©sir’’ Sport. Demba Ba sur sa relation avec le coach CissĂ© : « Sport.
Vous n'avez pas fini de voir RaphaĂ«l PĂ©pin sur vos Ă©crans. Depuis sa premiĂšre apparition sur NRJ12 dans L'Île des VĂ©ritĂ©s 3, l'ex d'AurĂ©lie Van Daelen enchaĂźne les tournages comme on change de chaussettes. Sur son CV, on note ses participations successives aux Princes de l'Amour 2, aux Anges 7, 8 et 9, Ă  Friends Trip 2 et 3, aux Vacances des Anges 1 et 2, et derniĂšrement Ă  La Villa des Coeurs BrisĂ©s 3. RaphaĂ«l a d'ailleurs quittĂ© ce tournage prĂ©maturĂ©ment, officiellement pour blessure, mais officieusement Ă  cause du manque de son ex, Coralie le jeune homme est Ă  Los Angeles sur le tournage des Anges 10. En bon cĂ©libataire, nul doute que Raphou mettra son grappin sur l'une des candidates prĂ©sentes dans la villa californienne. La date de lancement du programme n'est pas encore connue, mais on sait que la finale de Friends Trip 4 aura lieu le 23 FĂ©vrier chaĂźne NRJ12 va-t-elle dĂ©cider d'enchaĂźner directement avec Les Anges 10, ou prĂ©fĂ©rera-t-elle privilĂ©gier sa nouveautĂ© Game of Clones, prĂ©sentĂ©e par Aymeric Bonnery. A moins que les deux programmes ne soient diffusĂ©s en mĂȘme temps, comme cela avait dĂ©jĂ  Ă©tĂ© le cas Ă  l'automne dernier avec Les Vacances des Anges 2 et Les Incroyables Aventures de Nabilla et Thomas en a coupĂ© les ponts avec CoraliePeu avant son dĂ©part pour les Etats-Unis, RaphaĂ«l a accordĂ© une interview Ă  Vanille de la chaĂźne Non-Stop Reality, pour qui il a acceptĂ© de se confier sur sa rupture douloureuse avec Coralie "Je l’ai trompĂ©e [avec Barbara Lune, NDLR] alors que je l’aimais plus que tout". Si le jeune homme reconnaĂźt ses erreurs et les assume, il ajoute ne plus avoir aucun contact avec Coco aujourd'hui "Je n’ai pas de nouvelles, mais ça ne reste que des bons souvenirs. ... Je pense qu’on a tout essayĂ©, et honnĂȘtement je pense pas pouvoir la remplacer comme ça de sitĂŽt". RaphaĂ«l ajoute que ses parents adoraient pourtant Coralie, et qu'il souhaite aujourd'hui son bonheur. Regardez ses propos en intĂ©gralitĂ© Par ailleurs, le jeune homme Ă©voque Ă©galement la rumeur qui le disait, il y a quelques temps, en couple avec la sulfureuse Astrid Nelsia. Il rĂ©pond qu'il ne s'est absolument jamais rien passĂ© entre eux, et qu'il ne s'agit que d'une amie. En effet, Astrid est Ă©galement devenue une proche camarade de Vincent Queijo, le meilleur ami de Raph, pendant le tournage de Friends Trip 4 Ă  Bali. D'oĂč les nombreuses soirĂ©es que les trois candidats ont passĂ© ensemble derniĂšrement. Les internautes se sont une nouvelle fois emballĂ©s pour une broutille. Il va maintenant falloir attendre quelques semaines pour suivre la suite des aventures de RaphaĂ«l dans Les Anges 10... © TOUS DROITS RÉSERVÉS
ChaletsĂ  louer en pourvoirie IdĂ©e de repas romantique a la maison put to light la villa des coeurs brisĂ©s 4 janvier. chequecadeau plaisirdoffrir cadeau spa chalet vosges nature maisondhote tabledhotes montagne (Et j'barode tard, ouais t'es paro toi) Dans mon coeur c'est la merde. C'est pas ce qu'on c’était dit. Coeur brisĂ© Lyrics: REFRAIN : / Mon coeur est noir mon 17/08/2018 13h00 Vivian LaBatailledesCouples clashe Virginie et balance sur son couple avec Vincent Shogun ! Depuis la trahison de Virginie envers son clan, la guerre est dĂ©clarĂ©e ! ClashĂ© Ă  plusieurs reprises par la belle blonde, Vivian est sorti de son silence sur Snapchat et ça fait mal ! Mieux vaut avoir Vivian en ami plutĂŽt qu’en 
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 Comme vous le savez, Loana a participĂ© au tournage de La Villa des Coeurs BrisĂ©s 4. Un tournage durant lequel elle a fait face aux conseils avisĂ©s de la love coach, Lucie Mariotti, mais aussi Ă  la mĂ©chancetĂ© de certains candidats
 Non, 
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 Lire la suite >>> Toutes les news de tes people prĂ©fĂ©rĂ©s RaphaĂ«lPĂ©pin est nĂ© le 23 octobre 1991. Il fait sa premiĂšre apparition tĂ©lĂ©visĂ©e en tant que candidat de tĂ©lĂ©-rĂ©alitĂ© en 2013 dans L’Île des vĂ©ritĂ©s 3 sur NRJ12. RaphaĂ«l multiplie par la suite les apparitions dans les Ă©missions comme : Les Anges, les Vacances des Anges, Friends Trip, ou La villa des cƓurs brisĂ©s 3 . Sortie originale 30 May 2022 Épisode prĂ©cĂ©dent S07E46 - Épisode 46 NumĂ©ro S07E47 Pays France Genre TĂ©lĂ©-rĂ©alitĂ© Contenu rĂ©servĂ© aux membres Si vous ĂȘtes un amateur de sĂ©ries, vous savez Ă  quel point il est difficile de rester Ă  jour simplement dans ses Ă©pisodes. Entre les semaines de vacances et les sĂ©ries qui reprennent sans prĂ©venir, c'est parfois un enfer. GrĂące Ă  BetaSeries, vous pouvez enfin gĂ©rer vos sĂ©ries de A Ă  Z De la gestion de votre planning et de vos films, en passant par la dĂ©couverte de nouvelles sĂ©ries... Tout cela entourĂ© de la communautĂ© BetaSeries ainsi que de vos amis, directement sur le site ! Toutel’actu et les audiences TV de TFX avec La villa des cƓurs brisĂ©s, Une nounou d’enfer, Mamans et cĂ©lĂšbres, Camping Paradis, Les FrĂšres Scott, La bataille des couples. Un mauvais souvenir. Les candidats de La Villa des coeurs brisĂ©s 3 NT1 ne s'attendaient pas Ă  ce que leur soirĂ©e vire au cauchemar. Au cours de l'Ă©pisode du 15 janvier 2018, les tĂ©lĂ©spectateurs ont pu dĂ©couvrir que RaphaĂ«l PĂ©pin avait Ă©tĂ© victime d'un accident. Alors qu'il Ă©tait posĂ© sur la table en verre avec Julien Bert et Gabano Manenc, elle s'est brisĂ©e sous leur poids. Si les trois candidats ont Ă©tĂ© blessĂ©s, c'est l'ancien petit ami de Coralie Porrovecchio qui a Ă©tĂ© le plus touchĂ©. TrĂšs vite, la production a donc appelĂ© l'ambulance afin que RaphaĂ«l soit hospitalisĂ©. RĂ©sultat des courses ? "J'ai eu 18 points de suture sur la fesse droite, a confiĂ© le beau blond Ă  nos confrĂšres de TĂ©lĂ© Loisirs. Ça a Ă©tĂ© trĂšs dĂ©licat pour moi pendant pas mal de temps. J'ai Ă©tĂ© un petit peu Ă©cartĂ© du programme pour ĂȘtre hospitalisĂ©. Ça a Ă©tĂ© dur. Mais ce qui ne nous tue pas, nous rend plus fort. La Villa 3 est marquĂ©e sur mes fesses Ă  jamais." RaphaĂ«l a en effet mis une dizaine de jours Ă  se remettre de sa "grosse grosse blessure". Heureusement, il ne s'agit plus aujourd'hui que d'un lointain mauvais souvenir.
SaintPaul poursuit : « Ce qui semble ĂȘtre la folie de Dieu est plus sage que la sagesse humaine et la faiblesse de Dieu est plus forte que la force humaine » (1 Co 1, 25). Sans les revendications de la rĂ©surrection de JĂ©sus-Christ, des millions de personnes ne seraient pas chrĂ©tiennes aujourd'hui. Comme Ă  l'Ă©poque de JĂ©sus, l'idĂ©e mĂȘme est absurde et

MODESTE MIGNON. À UNE ÉTRANGÈRE, Fille d’une terre esclave, ange par l’amour, dĂ©mon par la fantaisie, enfant par la foi, vieillard par l’expĂ©rience, homme par le cerveau, femme par le cƓur, gĂ©ant par l’espĂ©rance, mĂšre par la douleur et poĂšte par tes rĂȘves ; Ă  toi, qui es encore la BeautĂ©, cet ouvrage oĂč ton amour et ta fantaisie, ta foi, ton expĂ©rience, ta douleur, ton espoir et tes rĂȘves sont comme les chaĂźnes qui soutiennent une trame moins brillante que la poĂ©sie gardĂ©e dans ton Ăąme, et dont les expressions visibles sont comme ces caractĂšres d’un langage perdu qui prĂ©occupent les savants. de Balzac. Vers le milieu du mois d’octobre 1829, monsieur Simon Babylas Latournelle, un notaire, montait du Havre Ă  Ingouville, bras dessus bras dessous avec son fils, et accompagnĂ© de sa femme, prĂšs de laquelle allait, comme un page, le premier clerc de l’Étude, un petit bossu nommĂ© Jean Butscha. Quand ces quatre personnages, dont deux au moins faisaient ce chemin tous les soirs, arrivĂšrent au coude de la route qui tourne sur elle-mĂȘme comme celles que les Italiens appellent des corniches, le notaire examina si personne ne pouvait l’écouter du haut d’une terrasse, en arriĂšre ou en avant d’eux, et il prit le mĂ©dium de sa voix par excĂšs de prĂ©caution. — ExupĂšre, dit-il Ă  son fils, tĂąche d’exĂ©cuter avec intelligence la petite manƓuvre que je vais t’indiquer, et sans en rechercher le sens ; mais si tu le devines, je t’ordonne de le jeter dans ce Styx que tout notaire ou tout homme qui se destine Ă  la magistrature doit avoir en lui-mĂȘme pour les secrets d’autrui. AprĂšs avoir prĂ©sentĂ© tes respects, tes devoirs et tes hommages Ă  madame et mademoiselle Mignon, Ă  monsieur et madame Dumay, Ă  monsieur Gobenheim s’il est au Chalet ; quand le silence se sera rĂ©tabli, monsieur Dumay te prendra dans un coin ; tu regarderas avec curiositĂ© je te le permets mademoiselle Modeste pendant tout le temps qu’il te parlera. Mon digne ami te priera de sortir et d’aller te promener, pour rentrer au bout d’une heure environ, sur les neuf heures, d’un air empressĂ© ; tĂąche alors d’imiter la respiration d’un homme essoufflĂ©, puis tu lui diras Ă  l’oreille, tout bas, et nĂ©anmoins de maniĂšre que mademoiselle Modeste t’entende ─ Le jeune homme arrive ! ExupĂšre devait partir le lendemain pour Paris, y commencer son Droit. Ce prochain dĂ©part avait dĂ©cidĂ© Latournelle Ă  proposer Ă  son ami Dumay son fils pour complice de l’importante conspiration que cet ordre peut faire entrevoir. — Est-ce que mademoiselle Modeste serait soupçonnĂ©e d’avoir une intrigue ? demanda Butscha d’une voix timide Ă  sa patronne. — Chut ! Butscha, rĂ©pondit madame Latournelle en reprenant le bras de son mari. Madame Latournelle, fille du greffier du tribunal de premiĂšre instance, se trouve suffisamment autorisĂ©e par sa naissance Ă  se dire issue d’une famille parlementaire. Cette prĂ©tention indique dĂ©jĂ  pourquoi cette femme, un peu trop couperosĂ©e, tĂąche de se donner la majestĂ© du tribunal dont les jugements sont griffonnĂ©s par monsieur son pĂšre. Elle prend du tabac, se tient roide comme un pieu, se pose en femme considĂ©rable, et ressemble parfaitement Ă  une momie Ă  laquelle le galvanisme aurait rendu la vie pour un instant. Elle essaye de donner des tons aristocratiques Ă  sa voix aigre ; mais elle n’y rĂ©ussit pas plus qu’à couvrir son dĂ©faut d’instruction. Son utilitĂ© sociale semble incontestable Ă  voir les bonnets armĂ©s de fleurs qu’elle porte, les tours tapĂ©s sur ses tempes, et les robes qu’elle choisit. OĂč les marchands placeraient-ils ces produits, s’il n’existait pas des madame Latournelle ? Tous les ridicules de cette digne femme, essentiellement charitable et pieuse, eussent peut-ĂȘtre passĂ© presque inaperçus ; mais la nature, qui plaisante parfois en lĂąchant de ces crĂ©ations falotes, l’a douĂ©e d’une taille de tambour-major, afin de mettre en lumiĂšre les inventions de cet esprit provincial. Elle n’est jamais sortie du Havre, elle croit en l’infaillibilitĂ© du Havre, elle achĂšte tout au Havre, elle s’y fait habiller ; elle se dit Normande jusqu’au bout des ongles, elle vĂ©nĂšre son pĂšre et adore son mari. Le petit Latournelle eut la hardiesse d’épouser cette fille arrivĂ©e Ă  l’ñge anti-matrimonial de trente-trois ans, et sut en avoir un fils. Comme il eĂ»t obtenu partout ailleurs les soixante mille francs de dot donnĂ©s par le greffier, on attribua son intrĂ©piditĂ© peu commune au dĂ©sir d’éviter l’invasion du Minotaure, de laquelle ses moyens personnels l’eussent difficilement garanti, s’il avait eu l’imprudence de mettre le feu chez lui, en y mettant une jeune et jolie femme. Le notaire avait tout bonnement reconnu les grandes qualitĂ©s de mademoiselle AgnĂšs elle se nommait AgnĂšs, et remarquĂ© combien la beautĂ© d’une femme passe promptement pour un mari. Quant Ă  ce jeune homme insignifiant, Ă  qui le greffier imposa son nom normand sur les fonts, madame Latournelle est encore si surprise d’ĂȘtre devenue mĂšre, Ă  trente-cinq ans sept mois, qu’elle se retrouverait des mamelles et du lait pour lui, s’il le fallait, seule hyperbole qui puisse peindre sa folle maternitĂ©. — Comme il est beau, mon fils !
 disait-elle Ă  sa petite amie Modeste en le lui montrant, sans aucune arriĂšre-pensĂ©e, quand elles allaient Ă  la messe et que son bel ExupĂšre marchait en avant. — Il vous ressemble, rĂ©pondait Modeste Mignon comme elle eĂ»t dit Quel vilain temps ! La silhouette de ce personnage, trĂšs-accessoire, paraĂźtra nĂ©cessaire en disant que madame Latournelle Ă©tait depuis environ trois ans le chaperon de la jeune fille Ă  laquelle le notaire et Dumay son ami voulaient tendre un de ces piĂ©ges appelĂ©s souriciĂšres dans la Physiologie du Mariage. Quant Ă  Latournelle, figurez-vous un bon petit homme, aussi rusĂ© que la probitĂ© la plus pure le permet, et que tout Ă©tranger prendrait pour un fripon Ă  voir l’étrange physionomie Ă  laquelle le Havre s’est habituĂ©. Une vue, dite tendre, force le digne notaire Ă  porter des lunettes vertes pour conserver ses yeux, constamment rouges. Chaque arcade sourciliĂšre, ornĂ©e d’un duvet assez rare, dĂ©passe d’une ligne environ l’écaille brune du verre en en doublant en quelque sorte le cercle. Si vous n’avez pas observĂ© dĂ©jĂ  sur la figure de quelque passant l’effet produit par ces deux circonfĂ©rences superposĂ©es et sĂ©parĂ©es par un vide, vous ne sauriez imaginer combien un pareil visage vous intrigue ; surtout quand ce visage, pĂąle et creusĂ©, se termine en pointe comme celui de MĂ©phistophĂ©lĂšs que les peintres ont copiĂ© sur le masque des chats, car telle est la ressemblance offerte par Babylas Latournelle. Au-dessus de ces atroces lunettes vertes s’élĂšve un crĂąne dĂ©nudĂ©, d’autant plus artificieux que la perruque, en apparence douĂ©e de mouvement, a l’indiscrĂ©tion de laisser passer des cheveux blancs de tous cĂŽtĂ©s, et coupe toujours le front inĂ©galement. En voyant cet estimable Normand, vĂȘtu de noir comme un colĂ©optĂšre, montĂ© sur ses deux jambes comme sur deux Ă©pingles, et le sachant le plus honnĂȘte homme du monde, on cherche, sans la trouver, la raison de ces contre-sens physiognomiques. Jean Butscha, pauvre enfant naturel abandonnĂ©, de qui le greffier Labrosse et sa fille avaient pris soin, devenu premier clerc Ă  force de travail, logĂ©, nourri chez son patron qui lui donne neuf cents francs d’appointements, sans aucun semblant de jeunesse, presque nain, faisait de Modeste une idole il eĂ»t donnĂ© sa vie pour elle. Ce pauvre ĂȘtre, dont les yeux semblables Ă  deux lumiĂšres de canon sont pressĂ©s entre les paupiĂšres Ă©paisses, marquĂ© de la petite vĂ©role, Ă©crasĂ© par une chevelure crĂ©pue, embarrassĂ© de ses mains Ă©normes, vivait sous les regards de la pitiĂ© depuis l’ñge de sept ans ceci ne peut-il pas vous l’expliquer tout entier ? Silencieux, recueilli, d’une conduite exemplaire, religieux, il voyageait dans l’immense Ă©tendue du pays appelĂ©, sur la carte de Tendre, Amour-sans-espoir, les steppes arides et sublimes du DĂ©sir. Modeste avait surnommĂ© ce grotesque premier clerc le nain mystĂ©rieux. Ce sobriquet fit lire Ă  Butscha le roman de Walter Scott, et il dit Ă  Modeste ─ Voulez-vous, pour le jour du danger, une rose de votre nain mystĂ©rieux ? Modeste refoula soudain l’ñme de son adorateur dans sa cabane de boue, par un de ces regards terribles que les jeunes filles jettent aux hommes qui ne leur plaisent pas. Butscha se surnommait lui-mĂȘme le clerc obscur, sans savoir que ce calembour remonte Ă  l’origine des panonceaux ; mais il n’était, de mĂȘme que sa patronne, jamais sorti du Havre. Peut-ĂȘtre est-il nĂ©cessaire, dans l’intĂ©rĂȘt de ceux qui ne connaissent pas le Havre, d’en dire un mot en expliquant oĂč se rendait la famille Latournelle, car le premier clerc y est Ă©videmment infĂ©odĂ©. Ingouville est au Havre ce que Montmartre est Ă  Paris, une haute colline au pied de laquelle la ville s’étale, Ă  cette diffĂ©rence prĂšs que la mer et la Seine entourent la ville et la colline, que le Havre se voit fatalement circonscrit par d’étroites fortifications, et qu’enfin l’embouchure du fleuve, le port, les bassins, prĂ©sentent un spectacle tout autre que celui des cinquante mille maisons de Paris. Au bas de Montmartre, un ocĂ©an d’ardoises montre ses lames bleues figĂ©es ; Ă  Ingouville, on voit comme des toits mobiles agitĂ©s par les vents. Cette Ă©minence, qui, depuis Rouen jusqu’à la mer, cĂŽtoie le fleuve en laissant une marge plus ou moins resserrĂ©e entre elle et les eaux, mais qui certes contient des trĂ©sors de pittoresque avec ses villes, ses gorges, ses vallons, ses prairies, acquit une immense valeur Ă  Ingouville depuis 1816, Ă©poque Ă  laquelle commença la prospĂ©ritĂ© du Havre. Cette commune devint l’Auteuil, le Ville-d’Avray, le Montmorency des commerçants, qui se bĂątirent des villas Ă©tagĂ©es sur cet amphithéùtre pour y respirer l’air de la mer parfumĂ© par les fleurs de leurs somptueux jardins. Ces hardis spĂ©culateurs s’y reposent des fatigues de leurs comptoirs et de l’atmosphĂšre de leurs maisons serrĂ©es les unes contre les autres, sans espace, souvent sans cour, comme les font et l’accroissement de la population du Havre, et la ligne inflexible de ses remparts, et l’agrandissement des bassins. En effet, quelle tristesse au cƓur du Havre, et quelle joie Ă  Ingouville ! La loi du dĂ©veloppement social a fait Ă©clore comme un champignon le faubourg de Graville, aujourd’hui plus considĂ©rable que le Havre, et qui s’étend au bas de la cĂŽte comme un serpent. À sa crĂȘte, Ingouville n’a qu’une rue ; et, comme dans toutes ces positions, les maisons qui regardent la Seine ont nĂ©cessairement un immense avantage sur celles de l’autre cĂŽtĂ© du chemin auxquelles elles masquent cette vue, mais qui se dressent, comme des spectateurs, sur la pointe des pieds, afin de voir par-dessus les toits. NĂ©anmoins il existe lĂ , comme partout, des servitudes. Quelques maisons assises au sommet occupent une position supĂ©rieure ou jouissent d’un droit de vue qui oblige le voisin Ă  tenir ses constructions Ă  une hauteur voulue. Puis la roche capricieuse est creusĂ©e par des chemins qui rendent son amphithéùtre praticable ; et, par ces Ă©chappĂ©es, quelques propriĂ©tĂ©s peuvent apercevoir ou la ville, ou le fleuve, ou la mer. Sans ĂȘtre coupĂ©e Ă  pic, la colline finit assez brusquement en falaise. Au bout de la rue qui serpente au sommet, on aperçoit les gorges oĂč sont situĂ©es quelques villages, Sainte-Adresse, deux ou trois saints-je-ne-sais-qui, et les criques oĂč mugit l’OcĂ©an. Ce cĂŽtĂ© presque dĂ©sert d’Ingouville forme un contraste frappant avec les belles villas qui regardent la vallĂ©e de la Seine. Craint-on les coups de vent pour la vĂ©gĂ©tation ? les nĂ©gociants reculent-ils devant les dĂ©penses qu’exigent ces terrains en pente ?
 Quoi qu’il en soit, le touriste des bateaux Ă  vapeur est tout Ă©tonnĂ© de trouver la cĂŽte nue et ravinĂ©e Ă  l’ouest d’Ingouville, un pauvre en haillons Ă  cĂŽtĂ© d’un riche somptueusement vĂȘtu, parfumĂ©. En 1829, une des derniĂšres maisons du cĂŽtĂ© de la mer, et qui se trouve sans doute au milieu de l’Ingouville d’aujourd’hui, s’appelait et s’appelle peut-ĂȘtre encore le Chalet. Ce fut primitivement une habitation de concierge avec son jardinet en avant. Le propriĂ©taire de la villa dont elle dĂ©pendait, maison Ă  parc, Ă  jardins, Ă  voliĂšre, Ă  serre, Ă  prairies, eut la fantaisie de mettre cette maisonnette en harmonie avec les somptuositĂ©s de sa demeure, et la fit reconstruire sur le modĂšle d’un cottage. Il sĂ©para ce cottage de son boulingrin ornĂ© de fleurs, de plates-bandes, la terrasse de sa villa, par une muraille basse le long de laquelle il planta une haie pour la cacher. DerriĂšre le cottage, nommĂ©, malgrĂ© tous ses efforts, le Chalet, s’étendent les potagers et les vergers. Ce Chalet, sans vaches ni laiterie, a pour toute clĂŽture sur le chemin un palis dont les charniers ne se voient plus sous une haie luxuriante. De l’autre cĂŽtĂ© du chemin, la maison d’en face, soumise Ă  une servitude, offre un palis et une haie semblables qui laissent la vue du Havre au Chalet. Cette maisonnette faisait le dĂ©sespoir de monsieur Vilquin, propriĂ©taire de la villa. Voici pourquoi. Le crĂ©ateur de ce sĂ©jour dont les dĂ©tails disent Ă©nergiquement Cy reluisent des millions ! n’avait si bien Ă©tendu son parc vers la campagne que pour ne pas avoir ses jardiniers, disait-il, dans ses poches. Une fois fini, le Chalet ne pouvait plus ĂȘtre habitĂ© que par un ami. Monsieur Mignon, le prĂ©cĂ©dent propriĂ©taire, aimait beaucoup son caissier, et cette histoire prouvera que Dumay le lui rendait bien ; il lui offrit donc cette habitation. À cheval sur la forme, Dumay fit signer Ă  son patron un bail de douze ans Ă  trois cents francs de loyer, et monsieur Mignon le signa volontiers en disant ─ Mon cher Dumay, songes-y, tu t’engages Ă  vivre douze ans chez moi. Par des Ă©vĂ©nements qui vont ĂȘtre racontĂ©s, les propriĂ©tĂ©s de monsieur Mignon, autrefois le plus riche nĂ©gociant du Havre, furent vendues Ă  Vilquin, l’un de ses antagonistes sur la place. Dans la joie de s’emparer de la cĂ©lĂšbre villa Mignon, l’acquĂ©reur oublia de demander la rĂ©siliation de ce bail. Dumay, pour ne pas faire manquer la vente, aurait alors signĂ© tout ce que Vilquin eĂ»t exigĂ© ; mais, une fois la vente consommĂ©e, il tint Ă  son bail comme Ă  une vengeance. Il resta dans la poche de Vilquin, au cƓur de la famille Vilquin, observant Vilquin, gĂȘnant Vilquin, enfin le taon des Vilquin. Tous les matins, Ă  sa fenĂȘtre, Vilquin Ă©prouvait un mouvement de contrariĂ©tĂ© violente en apercevant ce bijou de construction, ce Chalet qui coĂ»ta soixante mille francs, et qui scintille comme un rubis au soleil. Comparaison presque juste ! L’architecte a bĂąti ce cottage en briques du plus beau rouge rejointoyĂ©es en blanc. Les fenĂȘtres sont peintes en vert vif, et les bois en brun tirant sur le jaune. Le toit s’avance de plusieurs pieds. Une jolie galerie dĂ©coupĂ©e rĂšgne au premier Ă©tage, et une varanda projette sa cage de verre au milieu de la façade. Le rez-de-chaussĂ©e se compose d’un joli salon, d’une salle Ă  manger, sĂ©parĂ©s par le palier d’un escalier en bois dont le dessin et les ornements sont d’une Ă©lĂ©gante simplicitĂ©. La cuisine est adossĂ©e Ă  la salle Ă  manger, et le salon est doublĂ© d’un cabinet qui servait alors de chambre Ă  coucher Ă  monsieur et Ă  madame Dumay. Au premier Ă©tage, l’architecte a mĂ©nagĂ© deux grandes chambres accompagnĂ©es chacune d’un cabinet de toilette, auxquelles la varanda sert de salon ; puis, au-dessus, se trouvent, sous le faĂźte, qui ressemble Ă  deux cartes mises l’une contre l’autre, deux chambres de domestique, Ă©clairĂ©es chacune par un Ɠil-de-bƓuf, et mansardĂ©es, mais assez spacieuses. Vilquin eut la petitesse d’élever un mur du cĂŽtĂ© des vergers et des potagers. Depuis cette vengeance, les quelques centiares que le bail laisse au Chalet ressemblent Ă  un jardin de Paris. Les communs, bĂątis et peints de maniĂšre Ă  les raccorder au Chalet, sont adossĂ©s au mur de la propriĂ©tĂ© voisine. L’intĂ©rieur de cette charmante habitation est en harmonie avec l’extĂ©rieur. Le salon, parquetĂ© tout en bois de fer, offre aux regards les merveilles d’une peinture imitant les laques de Chine. Sur des fonds noirs encadrĂ©s d’or, brillent les oiseaux multicolores, les feuillages verts impossibles, les fantastiques dessins des Chinois. La salle Ă  manger est entiĂšrement revĂȘtue en bois du Nord dĂ©coupĂ©, sculptĂ© comme dans les belles cabanes russes. La petite antichambre formĂ©e par le palier et la cage de l’escalier sont peintes en vieux bois et reprĂ©sentent des ornements gothiques. Les chambres Ă  coucher, tendues de perse, se recommandent par une coĂ»teuse simplicitĂ©. Le cabinet oĂč couchaient alors le caissier et sa femme est boisĂ©, plafonnĂ©, comme la chambre d’un paquebot. Ces folies d’armateur expliquent la rage de Vilquin. Ce pauvre acquĂ©reur voulait loger dans ce cottage son gendre et sa fille. Ce projet connu de Dumay pourra plus tard vous expliquer sa tĂ©nacitĂ© bretonne. On entre au Chalet par une petite porte en fer, treillissĂ©e, et dont les fers de lance s’élĂšvent de quelques pouces au-dessus du palis et de la haie. Le jardinet, d’une largeur Ă©gale Ă  celle du fastueux boulingrin, Ă©tait alors plein de fleurs, de roses, de dalhias, des plus belles, des plus rares productions de la Flore des serres ; car, autre sujet de douleur vilquinarde, la petite serre Ă©lĂ©gante, la serre de fantaisie, la serre, dite de Madame, dĂ©pend du Chalet et sĂ©pare la villa Vilquin, ou, si vous voulez, l’unit au cottage. Dumay se consolait de la tenue de sa caisse par les soins de la serre, dont les productions exotiques faisaient un des plaisirs de Modeste. Le billard de la villa Vilquin, espĂšce de galerie, communiquait autrefois par une immense voliĂšre en forme de tourelle avec cette serre ; mais, depuis la construction du mur qui le priva de la vue des vergers, Dumay mura la porte de communication. — Mur pour mur ! dit-il. — Vous et Dumay, vous murmurez ! dirent Ă  Vilquin les nĂ©gociants pour le taquiner. Et tous les jours, Ă  la Bourse, on saluait d’un nouveau calembour le spĂ©culateur jalousĂ©. En 1827, Vilquin offrit Ă  Dumay six mille francs d’appointements et dix mille francs d’indemnitĂ© pour rĂ©silier le bail ; le caissier refusa, quoiqu’il n’eĂ»t que mille Ă©cus chez Gobenbeim, un ancien commis de son patron. Dumay, croyez-le, est un Breton repiquĂ© par le Sort en Normandie. Jugez de la haine conçue contre ses locataires du Chalet par le normand Vilquin, un homme riche de trois millions ! Quel crime de lĂšse-million que de dĂ©montrer aux riches l’impuissance de l’or ? Vilquin, dont le dĂ©sespoir le rendait la fable du Havre, venait de proposer une jolie habitation en toute propriĂ©tĂ© Ă  Dumay, qui de nouveau refusa. Le Havre commençait Ă  s’inquiĂ©ter de cet entĂȘtement, dont, pour beaucoup de gens, la raison se trouvait dans cette phrase ─ Dumay est Breton. Le caissier, lui, pensait que madame et surtout mademoiselle Mignon eussent Ă©tĂ© trop mal logĂ©es partout ailleurs. Ses deux idoles habitaient un temple digne d’elles, et profitaient du moins de cette somptueuse chaumiĂšre oĂč des rois dĂ©chus auraient pu conserver la majestĂ© des choses autour d’eux, espĂšce de dĂ©corum qui manque souvent aux gens tombĂ©s. Peut-ĂȘtre ne regrettera-t-on pas d’avoir connu par avance et l’habitation et la compagnie habituelle de Modeste ; car, Ă  son Ăąge, les ĂȘtres et les choses ont sur l’avenir autant d’influence que le caractĂšre, si toutefois le caractĂšre n’en reçoit pas quelques empreintes ineffaçables. À la maniĂšre dont les Latournelle entrĂšrent au Chalet, un Ă©tranger aurait bien devinĂ© qu’ils y venaient tous les soirs. — DĂ©jĂ , mon maĂźtre ?
 dit le notaire en apercevant dans le salon un jeune banquier du Havre, Gobenheim, parent de Gobenheim-Keller, chef de la grande maison de Paris. Ce jeune homme Ă  visage livide, un de ces blonds aux yeux noirs dont le regard immobile a je ne sais quoi de fascinant, aussi sobre dans sa parole que dans le vivre, vĂȘtu de noir, maigre comme un phtisique, mais vigoureusement charpentĂ©, cultivait la famille de son ancien patron et la maison de son caissier, beaucoup moins par affection que par calcul. On y jouait le whist Ă  deux sous la fiche. Une mise soignĂ©e n’était pas de rigueur. Il n’acceptait que des verres d’eau sucrĂ©e, et n’avait aucune politesse Ă  rendre en Ă©change. Cette apparence de dĂ©vouement aux Mignon laissait croire que Gobenheim avait du cƓur, et le dispensait d’aller dans le grand monde du Havre, d’y faire des dĂ©penses inutiles, de dĂ©ranger l’économie de sa vie domestique. Ce catĂ©chumĂšne du Veau d’or se couchait tous les soirs Ă  dix heures et demie, et se levait Ă  cinq heures du matin. Enfin, sĂ»r de la discrĂ©tion de Latournelle et de Butscha, Gobenheim pouvait analyser devant eux les affaires Ă©pineuses, les soumettre aux consultations gratuites du notaire, et rĂ©duire les cancans de la place Ă  leur juste valeur. Cet apprenti gobe-or mot de Butscha appartenait Ă  cette nature de substances que la chimie appelle absorbantes. Depuis la catastrophe arrivĂ©e Ă  la maison Mignon, oĂč les Keller le mirent en pension pour apprendre le haut commerce maritime, personne au Chalet ne l’avait priĂ© de faire quoi que ce soit, pas mĂȘme une simple commission ; sa rĂ©ponse Ă©tait connue. Ce garçon regardait Modeste comme il aurait examinĂ© une lithographie Ă  deux sous. — C’est l’un des pistons de l’immense machine appelĂ©e Commerce, disait de lui le pauvre Butscha dont l’esprit se trahissait par de petits mots timidement lancĂ©s. Les quatre Latournelle saluĂšrent avec la plus respectueuse dĂ©fĂ©rence une vieille dame vĂȘtue en velours noir, qui ne se leva pas du fauteuil oĂč elle Ă©tait assise, car ses deux yeux Ă©taient couverts de la taie jaune produite par la cataracte. Madame Mignon sera peinte en une seule phrase. Elle attirait aussitĂŽt le regard par le visage auguste des mĂšres de famille dont la vie sans reproches dĂ©fie les coups du Destin, mais qu’il a pris pour but de ses flĂšches, et qui forment la nombreuse tribu des NiobĂ©s. Sa perruque blonde bien frisĂ©e, bien mise, seyait Ă  sa blanche figure froidie comme celle de ces femmes de bourgmestre peintes par Holbein. Le soin excessif de sa toilette, des bottines de velours, une collerette de dentelles, le chĂąle mis droit, tout attestait la sollicitude de Modeste pour sa mĂšre. Quand le moment de silence, annoncĂ© par le notaire, fut Ă©tabli dans ce joli salon, Modeste, assise prĂšs de sa mĂšre et brodant pour elle un fichu, devint pendant un instant le point de mire des regards. Cette curiositĂ© cachĂ©e sous les interrogations vulgaires que s’adressent tous les gens en visite, et mĂȘme ceux qui se voient chaque jour, eĂ»t trahi le complot domestique mĂ©ditĂ© contre la jeune fille Ă  un indiffĂ©rent ; mais Gobenheim, plus qu’indiffĂ©rent, ne remarqua rien, il alluma les bougies de la table Ă  jouer. L’attitude de Dumay rendit cette situation terrible pour Butscha, pour les Latournelle, et surtout pour madame Dumay, qui savait son mari capable de tirer, comme sur un chien enragĂ©, sur l’amant de Modeste. AprĂšs le dĂźner, le caissier Ă©tait allĂ© se promener, suivi de deux magnifiques chiens des PyrĂ©nĂ©es soupçonnĂ©s de trahison, et qu’il avait laissĂ©s chez un ancien mĂ©tayer de monsieur Mignon ; puis, quelques instants avant l’entrĂ©e des Latournelle, il avait pris Ă  son chevet ses pistolets et les avait posĂ©s sur la cheminĂ©e en se cachant de Modeste. La jeune fille ne fit aucune attention Ă  tous ces prĂ©paratifs, au moins singuliers. Quoique petit, trapu, grĂȘlĂ©, parlant tout bas, ayant l’air de s’écouter, ce Breton, ancien lieutenant de la Garde, offre la rĂ©solution, le sang-froid si bien gravĂ©s sur son visage, que personne, en vingt ans, Ă  l’armĂ©e, ne l’avait plaisantĂ©. Ses petits yeux d’un bleu calme, ressemblent Ă  deux morceaux d’acier. Ses façons, l’air de son visage, son parler, sa tenue, tout concorde Ă  son nom bref de Dumay. Sa force, bien connue d’ailleurs, lui permet de ne redouter aucune agression. Capable de tuer un homme d’un coup de poing, il avait accompli ce haut fait Ă  Bautzen, en s’y trouvant sans armes, face Ă  face avec un Saxon, en arriĂšre de sa compagnie. En ce moment la ferme et douce physionomie de cet homme atteignit au sublime du tragique. Ses lĂšvres pĂąles comme son teint indiquĂšrent une convulsion domptĂ©e par l’énergie bretonne. Une sueur lĂ©gĂšre, mais que chacun vit et supposa froide, rendit son front humide. Le notaire, son ami, savait que, de tout ceci, pouvait rĂ©sulter un drame en Cour d’Assises. En effet, pour le caissier, il se jouait, Ă  propos de Modeste Mignon, une partie oĂč se trouvaient engagĂ©s un honneur, une foi, des sentiments d’une importance supĂ©rieure Ă  celle des liens sociaux, et rĂ©sultant d’un de ces pactes dont le seul juge, en cas de malheur, est au ciel. La plupart des drames sont dans les idĂ©es que nous nous formons des choses. Les Ă©vĂ©nements qui nous paraissent dramatiques ne sont que les sujets que notre Ăąme convertit en tragĂ©die ou en comĂ©die, au grĂ© de notre caractĂšre. Madame Latournelle et madame Dumay, chargĂ©es d’observer Modeste, eurent je ne sais quoi d’empruntĂ© dans le maintien, de tremblant dans la voix que l’inculpĂ©e ne remarqua point, tant elle paraissait absorbĂ©e par sa broderie. Modeste plaquait chaque fil de coton avec une perfection Ă  dĂ©sespĂ©rer des brodeuses. Son visage disait tout le plaisir que lui causait le mat du pĂ©tale qui finissait une fleur entreprise. Le nain, assis entre sa patronne et Gobenheim, retenait ses larmes, il se demandait comment arriver Ă  Modeste, afin de lui jeter deux mots d’avis Ă  l’oreille. En prenant position devant madame Mignon, madame Latournelle avait, avec sa diabolique intelligence de dĂ©vote, isolĂ© Modeste. Madame Mignon, silencieuse dans sa cĂ©citĂ©, plus pĂąle que ne la faisait sa pĂąleur habituelle, disait assez qu’elle savait l’épreuve Ă  laquelle Modeste allait ĂȘtre soumise. Peut-ĂȘtre au dernier moment blĂąmait-elle ce stratagĂšme, tout en le trouvant nĂ©cessaire. De lĂ  son silence. Elle pleurait en dedans. ExupĂšre, la dĂ©tente du piĂ©ge, ignorait entiĂšrement la piĂšce oĂč le hasard lui donnait un rĂŽle. Gobenheim restait, par un effet de son caractĂšre, dans une insouciance Ă©gale Ă  celle que montrait Modeste. Pour un spectateur instruit, ce contraste entre la complĂšte ignorance des uns et la palpitante attention des autres eĂ»t Ă©tĂ© sublime. Aujourd’hui plus que jamais, les romanciers disposent de ces effets et ils sont dans leur droit ; car la nature s’est, de tout temps, permis d’ĂȘtre plus forte qu’eux. Ici, la nature, vous le verrez, la nature sociale, qui est une nature dans la nature, se donnait le plaisir de faire l’histoire plus intĂ©ressante que le roman, de mĂȘme que les torrents dessinent des fantaisies interdites aux peintres, et accomplissent des tours de force en disposant ou lĂ©chant les pierres Ă  surprendre les statuaires et les architectes. Il Ă©tait huit heures. En cette saison, le crĂ©puscule jette alors ses derniĂšres lueurs. Ce soir-lĂ , le ciel n’offrait pas un nuage, l’air attiĂ©di caressait la terre, les fleurs embaumaient, on entendait crier le sable sous les pieds de quelques promeneurs qui rentraient. La mer reluisait comme un miroir. Enfin il faisait si peu de vent, que les bougies allumĂ©es sur la table Ă  jouer montraient leurs flammes tranquilles, quoique les croisĂ©es fussent entr’ouvertes. Ce salon, cette soirĂ©e, cette habitation, quel cadre pour le portrait de cette jeune fille, Ă©tudiĂ©e alors par ces personnes avec la profonde attention d’un peintre en prĂ©sence de la Margherita Doni, l’une des gloires du palais Pitti. Modeste, fleur enfermĂ©e comme celle de Catulle, valait-elle encore toutes ces prĂ©cautions ?
 Vous connaissez la cage, voici l’oiseau. Alors ĂągĂ©e de vingt ans, svelte, fine autant qu’une de ces sirĂšnes inventĂ©es par les dessinateurs anglais pour leurs livres de beautĂ©s, Modeste offre, comme autrefois sa mĂšre, une coquette expression de cette grĂące peu comprise en France, oĂč nous l’appelons sensiblerie, mais qui, chez les Allemandes, est la poĂ©sie du cƓur arrivĂ©e Ă  la surface de l’ĂȘtre et s’épanchant en minauderies chez les sottes, en divines maniĂšres chez les filles spirituelles. Remarquable par sa chevelure couleur d’or pĂąle, elle appartient Ă  ce genre de femmes nommĂ©es, sans doute en mĂ©moire d’Ève, les blondes cĂ©lestes, et dont l’épiderme satinĂ© ressemble Ă  du papier de soie appliquĂ© sur la chair, qui frissonne sous l’hiver ou s’épanouit au soleil du regard, en rendant la main jalouse de l’Ɠil. Sous ces cheveux, lĂ©gers comme des marabouts et bouclĂ©s Ă  l’anglaise, le front, que vous eussiez dit tracĂ© par le compas tant il est pur de modelĂ©, reste discret, calme jusqu’à la placiditĂ©, quoique lumineux de pensĂ©e ; mais quand et oĂč pouvait-on en voir de plus uni, d’une nettetĂ© si transparente ? il semble, comme une perle, avoir un orient. Les yeux d’un bleu tirant sur le gris, limpides comme des yeux d’enfants, en montraient alors toute la malice et toute l’innocence, en harmonie avec l’arc des sourcils Ă  peine indiquĂ© par des racines plantĂ©es comme celles faites au pinceau dans les figures chinoises. Cette candeur spirituelle est encore relevĂ©e autour des yeux et dans les coins, aux tempes, par des tons de nacre Ă  filets bleus, privilĂ©ge de ces teints dĂ©licats. La figure, de l’ovale si souvent trouvĂ© par RaphaĂ«l pour ses madones, se distingue par la couleur sobre et virginale des pommettes, aussi douce que la rose de Bengale, et sur laquelle les longs cils d’une paupiĂšre diaphane jetaient des ombres mĂ©langĂ©es de lumiĂšre. Le cou, alors penchĂ©, presque frĂȘle, d’un blanc de lait, rappelle ces lignes fuyantes, aimĂ©es de LĂ©onard de Vinci. Quelques petites taches de rousseur, semblables aux mouches du dix-huitiĂšme siĂšcle, disent que Modeste est bien une fille de la terre, et non l’une de ces crĂ©ations rĂȘvĂ©es en Italie par l’École AngĂ©lique. Quoique fines et grasses tout Ă  la fois, ses lĂšvres, un peu moqueuses, expriment la voluptĂ©. Sa taille, souple sans ĂȘtre frĂȘle, n’effrayait pas la MaternitĂ© comme celle de ces jeunes filles qui demandent des succĂšs Ă  la morbide pression d’un corset. Le basin, l’acier, le lacet Ă©puraient et ne fabriquaient pas les lignes serpentines de cette Ă©lĂ©gance, comparable Ă  celle d’un jeune peuplier balancĂ© par le vent. Une robe gris de perle, ornĂ©e de passementeries couleur de cerise, Ă  taille longue, dessinait chastement le corsage et couvrait les Ă©paules, encore un peu maigres, d’une guimpe qui ne laissait voir que les premiĂšres rondeurs par lesquelles le cou s’attache aux Ă©paules. À l’aspect de cette physionomie vaporeuse et intelligente tout ensemble, oĂč la finesse d’un nez grec Ă  narines roses, Ă  mĂ©plats fermement coupĂ©s, jetait je ne sais quoi de positif ; oĂč la poĂ©sie qui rĂ©gnait sur le front presque mystique Ă©tait quasi dĂ©mentie par la voluptueuse expression de la bouche ; oĂč la candeur disputait les champs profonds et variĂ©s de la prunelle Ă  la moquerie la plus instruite, un observateur aurait pensĂ© que cette jeune fille, Ă  l’oreille alerte et fine que tout bruit Ă©veillait, au nez ouvert aux parfums de la fleur bleue de l’IdĂ©al, devait ĂȘtre le théùtre d’un combat entre les poĂ©sies qui se jouent autour de tous les levers de soleil et les labeurs de la journĂ©e, entre la Fantaisie et la RĂ©alitĂ©. Modeste Ă©tait la jeune fille curieuse et pudique, sachant sa destinĂ©e et pleine de chastetĂ©, la vierge de l’Espagne plutĂŽt que celle de RaphaĂ«l. Elle leva la tĂȘte en entendant Dumay dire Ă  ExupĂšre ─ Venez ici, jeune homme ! et aprĂšs les avoir vus causant dans un coin du salon, elle pensa qu’il s’agissait d’une commission Ă  donner pour Paris. Elle regarda ses amis qui l’entouraient comme Ă©tonnĂ©e de leur silence, et s’écria de l’air le plus naturel ─ Eh bien ! vous ne jouez pas ? en montrant la table verte que la grande madame Latournelle nommait l’autel. — Jouons ! reprit Dumay qui venait de congĂ©dier le jeune ExupĂšre. — Mets-toi lĂ , Butscha, dit madame Latournelle en sĂ©parant par toute la table le premier clerc du groupe que formaient madame Mignon et sa fille. — Et toi, viens lĂ  !
 dit Dumay Ă  sa femme en lui ordonnant de se tenir prĂšs de lui. Madame Dumay, petite AmĂ©ricaine de trente-six ans, essuya furtivement des larmes, elle adorait Modeste et croyait Ă  une catastrophe. — Vous n’ĂȘtes pas gais, ce soir, reprit Modeste. — Nous jouons, rĂ©pondit Gobenheim qui disposait ses cartes. Quelque intĂ©ressante que cette situation puisse paraĂźtre, elle le sera bien davantage en expliquant la position de Dumay relativement Ă  Modeste. Si la concision de ce rĂ©cit le rend sec, on pardonnera cette sĂ©cheresse en faveur du dĂ©sir d’achever promptement cette scĂšne, et Ă  la nĂ©cessitĂ© de raconter l’argument qui domine tous les drames. Dumay Anne-François-Bernard, nĂ© Ă  Vannes, partit soldat en 1799, Ă  l’armĂ©e d’Italie. Son pĂšre, prĂ©sident du tribunal rĂ©volutionnaire, s’était fait remarquer par tant d’énergie, que le pays ne fut pas tenable pour lui lorsque son pĂšre, assez mĂ©chant avocat, eut pĂ©ri sur l’échafaud aprĂšs le 9 thermidor. AprĂšs avoir vu mourir sa mĂšre de chagrin, Anne vendit tout ce qu’il possĂ©dait et courut, Ă  l’ñge de vingt-deux ans, en Italie, au moment oĂč nos armĂ©es succombaient. Il rencontra dans le dĂ©partement du Var un jeune homme qui, par des motifs analogues, allait aussi chercher la gloire, en trouvant le champ de bataille moins pĂ©rilleux que la Provence. Charles Mignon, dernier rejeton de cette famille Ă  laquelle Paris doit la rue et l’hĂŽtel bĂąti par le cardinal Mignon, eut dans son pĂšre un finaud qui voulut sauver des griffes de la RĂ©volution la terre de la Bastie, un joli fief du Comtat. Comme tous les peureux de ce temps, le comte de la Bastie, devenu le citoyen Mignon, trouva plus sain de couper les tĂȘtes que de se laisser couper la sienne. Ce faux terroriste disparut au Neuf Thermidor et fut alors inscrit sur la liste des Ă©migrĂ©s. Le comtĂ© de la Bastie fut vendu. Le chĂąteau dĂ©shonorĂ© vit ses tours en poivriĂšre rasĂ©es. Enfin le citoyen Mignon, dĂ©couvert Ă  Orange, fut massacrĂ©, lui, sa femme et ses enfants, Ă  l’exception de Charles Mignon qu’il avait envoyĂ© lui chercher un asile dans les Hautes-Alpes. Saisi par ces affreuses nouvelles, Charles attendit, dans une vallĂ©e du mont GenĂšvre, des temps moins orageux. Il vĂ©cut lĂ  jusqu’en 1799 de quelques louis que son pĂšre lui mit dans la main, Ă  son dĂ©part. Enfin, Ă  vingt-trois ans, sans autre fortune que sa belle prestance, que cette beautĂ© mĂ©ridionale qui, complĂšte, arrive au sublime, et dont le type est l’AntinoĂŒs, l’illustre favori d’Adrien, Charles rĂ©solut de hasarder sur le tapis rouge de la Guerre son audace provençale qu’il prit, Ă  l’exemple de tant d’autres, pour une vocation. En allant au dĂ©pĂŽt de l’armĂ©e, Ă  Nice, il rencontra le Breton. Devenus camarades et par la similitude de leurs destinĂ©es et par le contraste de leurs caractĂšres, ces deux fantassins burent Ă  la mĂȘme tasse, en plein torrent, cassĂšrent en deux le mĂȘme morceau de biscuit, et se trouvĂšrent sergents Ă  la paix qui suivit la bataille de Marengo. Quand la guerre recommença, Charles Mignon obtint de passer dans la cavalerie et perdit alors de vue son camarade. Le dernier des Mignon de la Bastie Ă©tait, en 1812, officier de la LĂ©gion-d’Honneur et major d’un rĂ©giment de cavalerie, espĂ©rant ĂȘtre renommĂ© comte de la Bastie et fait colonel par l’Empereur. Pris par les Russes, il fut envoyĂ©, comme tant d’autres, en SibĂ©rie. Il fit le voyage avec un pauvre lieutenant dans lequel il reconnut Anne Dumay, non dĂ©corĂ©, brave, mais malheureux comme un million de pousse-cailloux Ă  Ă©paulettes de laine, le canevas d’hommes sur lequel NapolĂ©on a peint le tableau de l’Empire. En SibĂ©rie, le lieutenant-colonel apprit, pour tuer le temps, le calcul et la calligraphie au Breton, dont l’éducation avait paru inutile au pĂšre ScĂ©vola. Charles trouva dans son premier compagnon de route un de ces cƓurs si rares oĂč il put verser tous ses chagrins en racontant ses fĂ©licitĂ©s. Le fils de la Provence avait fini par rencontrer le hasard qui cherche tous les jolis garçons. En 1804, Ă  Francfort-sur-Mein, il fut adorĂ© par Bettina Wallenrod, fille unique d’un banquier, et il l’avait Ă©pousĂ©e avec d’autant plus d’enthousiasme qu’elle Ă©tait riche, une des beautĂ©s de la ville, et qu’il se voyait alors seulement lieutenant, sans autre fortune que l’avenir excessivement problĂ©matique des militaires de ce temps-lĂ . Le vieux Wallenrod, baron allemand dĂ©chu la Banque est toujours baronne, charmĂ© de savoir que le beau lieutenant reprĂ©sentait Ă  lui seul les Mignon de la Bastie, approuva la passion de la blonde Bettina, qu’un peintre il y en avait un alors Ă  Francfort avait fait poser pour une figure idĂ©ale de l’Allemagne. Wallenrod, nommant par avance ses petits-fils comtes de la Bastie-Wallenrod, plaça dans les fonds français la somme nĂ©cessaire pour donner Ă  sa fille trente mille francs de rente. Cette dot fit une trĂšs faible brĂšche Ă  sa caisse, vu le peu d’élĂ©vation du capital. L’Empire, par suite d’une politique Ă  l’usage de beaucoup de dĂ©biteurs, payait rarement les semestres. Aussi Charles parut-il assez effrayĂ© de ce placement, car il n’avait pas autant de foi que le baron allemand dans l’aigle impĂ©riale. Le phĂ©nomĂšne de la croyance ou de l’admiration, qui n’est qu’une croyance Ă©phĂ©mĂšre, s’établit difficilement en concubinage avec l’idole. Le mĂ©canicien redoute la machine que le voyageur admire, et les officiers Ă©taient un peu les chauffeurs de la locomotive napolĂ©onienne, s’ils n’en furent pas le charbon. Le baron de Wallenrod-Tustall-Bartenstild promit alors de venir au secours du mĂ©nage. Charles aima Bettina Wallenrod autant qu’il Ă©tait aimĂ© d’elle, et c’est beaucoup dire ; mais quand un Provençal s’exalte, tout chez lui devient naturel en fait de sentiment. Et comment ne pas adorer une blonde Ă©chappĂ©e d’un tableau d’Albert Durer, d’un caractĂšre angĂ©lique, et d’une fortune notĂ©e Ă  Francfort ? Charles eut donc quatre enfants dont il restait seulement deux filles, au moment oĂč il Ă©panchait ses douleurs au cƓur du Breton. Sans les connaĂźtre, Dumay aima ces deux petites par l’effet de cette sympathie, si bien rendue par Charlet, qui rend le soldat pĂšre de tout enfant ! L’aĂźnĂ©e, appelĂ©e Bettina-Caroline, Ă©tait de 1805, l’autre, Marie-Modeste, de 1808. Le malheureux lieutenant-colonel sans nouvelles de ces ĂȘtres chĂ©ris, revint Ă  pied, en 1814, en compagnie du lieutenant, Ă  travers la Russie et la Prusse. Ces deux amis, pour qui la diffĂ©rence des Ă©paulettes n’existait plus, atteignirent Francfort au moment oĂč NapolĂ©on dĂ©barquait Ă  Cannes. Charles trouva sa femme Ă  Francfort, mais en deuil ; elle avait eu la douleur de perdre son pĂšre de qui elle Ă©tait adorĂ©e et qui voulait toujours la voir souriant, mĂȘme Ă  son lit de mort. Le vieux Wallenrod ne survivait pas aux dĂ©sastres de l’Empire. À soixante-douze ans, il avait spĂ©culĂ© sur les cotons, en croyant au gĂ©nie de NapolĂ©on, sans savoir que le gĂ©nie est aussi souvent au-dessus qu’au-dessous des Ă©vĂ©nements. Ce dernier Wallenrod, des vrais Wallenrod-Tustall-Bartenstild, avait achetĂ© presque autant de balles de coton que l’Empereur perdit d’hommes pendant sa sublime campagne de France. — Che meirs tans le godon !
 dit Ă  sa fille ce pĂšre, de l’espĂšce des Goriot, en s’efforçant d’apaiser une douleur qui l’effrayait, ed che meirs ne teffant rienne Ă  berzonne, car ce Français d’Allemagne mourut en essayant de parler la langue aimĂ©e de sa fille. Heureux de sauver de ce grand et double naufrage sa femme et ses deux filles, Charles Mignon revint Ă  Paris oĂč l’Empereur le nomma lieutenant-colonel dans les cuirassiers de la Garde, et le fit commandant de la LĂ©gion-d’Honneur. Le rĂȘve du colonel, qui se voyait enfin gĂ©nĂ©ral et comte au premier triomphe de NapolĂ©on, s’éteignit dans les flots de sang de Waterloo. Le colonel peu griĂšvement blessĂ©, se retira sur la Loire et quitta Tours avant le licenciement. Au printemps de 1816, Charles rĂ©alisa ses trente mille livres de rentes qui lui donnĂšrent environ quatre cent mille francs, et rĂ©solut d’aller faire fortune en AmĂ©rique en abandonnant le pays oĂč la persĂ©cution pesait dĂ©jĂ  sur les soldats de NapolĂ©on. Il descendit de Paris au Havre accompagnĂ© de Dumay, Ă  qui, par un hasard assez ordinaire Ă  la guerre, il avait sauvĂ© la vie en le prenant en croupe au milieu du dĂ©sordre qui suivit la journĂ©e de Waterloo. Dumay partageait les opinions et le dĂ©couragement du colonel. Charles, suivi par le Breton comme par un caniche le pauvre soldat idolĂątrait les deux petites filles, pensa que l’obĂ©issance, l’habitude des consignes, la probitĂ©, l’attachement du lieutenant en feraient un serviteur fidĂšle autant qu’utile ; il lui proposa donc de se mettre sous ses ordres, au civil. Dumay fut trĂšs heureux en se voyant adoptĂ© par une famille oĂč il vivrait comme le gui sur le chĂȘne. En attendant une occasion pour s’embarquer, en choisissant entre les navires et mĂ©ditant sur les chances offertes par leurs destinations, le colonel entendit parler des brillantes destinĂ©es que la paix rĂ©servait au Havre. En Ă©coutant la dissertation de deux bourgeois, il entrevit un moyen de fortune, et devint Ă  la fois armateur, banquier, propriĂ©taire ; il acheta pour deux cent mille francs de terrains, de maisons, et lança vers New-York un navire chargĂ© de soieries françaises achetĂ©es Ă  bas prix Ă  Lyon. Dumay, son agent, partit sur le vaisseau. Pendant que le colonel s’installait dans la plus belle maison de la rue Royale avec sa famille, et apprenait les Ă©lĂ©ments de la Banque en dĂ©ployant l’activitĂ©, la prodigieuse intelligence des Provençaux, Dumay rĂ©alisa deux fortunes, car il revint avec un chargement de coton achetĂ© Ă  vil prix. Cette double opĂ©ration valut un capital Ă©norme Ă  la maison Mignon. Le colonel fit alors l’acquisition de la villa d’Ingouville, et rĂ©compensa Dumay en lui donnant une modeste maison, rue Royale. Le pauvre Breton avait ramenĂ© de New-York, avec ses cotons, une jolie petite femme Ă  laquelle plut, avant toute chose, la qualitĂ© de Français. Miss Grummer possĂ©dait environ quatre mille dollars, vingt mille francs que Dumay plaça chez son colonel. Dumay, devenu l’alter Ego de l’armateur, apprit en peu de temps la tenue des livres, cette science qui distingue, selon son mot, les sergents-majors du commerce. Ce naĂŻf soldat, oubliĂ© pendant vingt ans par la Fortune, se crut l’homme le plus heureux du monde en se voyant propriĂ©taire d’une maison que la munificence de son chef garnit d’un joli mobilier, puis de douze cents francs d’intĂ©rĂȘts qu’il eut de ses fonds, et de trois mille six cents francs d’appointements. Jamais le lieutenant Dumay, dans ses rĂȘves, n’avait espĂ©rĂ© situation pareille ; mais il Ă©tait encore plus satisfait de se sentir le pivot de la plus riche maison de commerce du Havre. Madame Dumay, petite AmĂ©ricaine assez jolie, eut le chagrin de perdre tous ses enfants Ă  leur naissance, et les malheurs de sa derniĂšre couche la privĂšrent de l’espĂ©rance d’en avoir ; elle s’attacha donc aux deux demoiselles Mignon avec autant d’amour que Dumay, qui les eĂ»t prĂ©fĂ©rĂ©es Ă  ses enfants. Madame Dumay, qui devait le jour Ă  des cultivateurs habituĂ©s Ă  une vie Ă©conome, se contenta de deux mille quatre cents francs pour elle et son mĂ©nage. Ainsi, tous les ans, Dumay plaça deux mille et quelques cents francs de plus dans la maison Mignon. En examinant le bilan annuel, le patron grossissait le compte du caissier d’une gratification en harmonie avec les services. En 1824, le crĂ©dit du caissier se montait Ă  cinquante-huit mille francs. Ce fut alors que Charles Mignon, comte de la Bastie, titre dont on ne parlait jamais, combla son caissier en le logeant au Chalet, oĂč, dans ce moment, vivaient obscurĂ©ment Modeste et sa mĂšre. L’état dĂ©plorable oĂč se trouvait Madame Mignon, que son mari laissa belle encore, a sa cause dans la catastrophe Ă  laquelle l’absence de Charles Ă©tait due. Le chagrin avait employĂ© trois ans Ă  dĂ©truire cette douce Allemande ; mais c’était un de ces chagrins semblables Ă  des vers logĂ©s au cƓur d’un bon fruit. Le bilan de cette douleur est facile Ă  chiffrer. Deux enfants, morts en bas Ăąge, eurent un double ci-gĂźt dans cette Ăąme qui ne savait rien oublier. La captivitĂ© de Charles en SibĂ©rie fut, pour cette femme aimante, la mort tous les jours. La catastrophe de la riche maison Wallenrod et la mort du pauvre banquier sur ses sacs vides fut, au milieu des doutes de Bettina sur le sort de son mari, comme un coup suprĂȘme. La joie excessive de retrouver son Charles faillit tuer cette fleur allemande. Puis la seconde chute de l’Empire, l’expatriation projetĂ©e furent comme de nouveaux accĂšs d’une mĂȘme fiĂšvre. Enfin, dix ans de prospĂ©ritĂ©s continuelles, les amusements de sa maison, la premiĂšre du Havre ; les dĂźners, les bals, les fĂȘtes du nĂ©gociant heureux, les somptuositĂ©s de la villa Mignon, l’immense considĂ©ration, la respectueuse estime dont jouissait Charles, l’entiĂšre affection de cet homme, qui rĂ©pondit par un amour unique Ă  un unique amour, tout avait rĂ©conciliĂ© cette pauvre femme avec la vie. Au moment oĂč elle ne doutait plus, oĂč elle entrevoyait un beau soir Ă  sa journĂ©e orageuse, une catastrophe inconnue, enterrĂ©e au cƓur de cette double famille et dont il sera bientĂŽt question, fut comme une sommation du malheur. En janvier, 1826, au milieu d’une fĂȘte, quand le Havre tout entier dĂ©signait Charles Mignon pour son dĂ©putĂ©, trois lettres, venues de New-York, de Paris et de Londres, furent chacune comme un coup de marteau sur le palais de verre de la ProspĂ©ritĂ©. En dix minutes, la ruine avait fondu de ses ailes de vautour sur cet inouĂŻ bonheur, comme le froid sur la Grande ArmĂ©e en 1812. En une seule nuit, passĂ©e Ă  faire des comptes avec Dumay, Charles Mignon prit son parti. Toutes les valeurs, sans en excepter les meubles, suffisaient Ă  tout payer. — Le Havre, dit le colonel au lieutenant, ne me verra pas Ă  pied. Dumay, je prends tes soixante mille francs Ă  six pour cent
 — À trois, mon colonel. — À rien alors, dit Charles Mignon pĂ©remptoirement. Je te ferai ta part dans mes nouvelles affaires. Le Modeste, qui n’est plus Ă  moi, part demain, le capitaine m’emmĂšne. Toi, je te charge de ma femme et de ma fille. Je n’écrirai jamais ! Pas de nouvelles, bonnes nouvelles. Dumay ne demanda rien Ă  son patron, il ne lui fit pas de questions sur ses projets. — Je pense, dit-il Ă  Latournelle d’un petit air entendu, que mon colonel a son plan fait. Le lendemain, il accompagna au petit jour son patron sur le navire le Modeste, partant pour Constantinople. LĂ , sur l’arriĂšre du bĂątiment, le Breton dit au Provençal ─ Quels sont vos derniers ordres, mon colonel ? — Qu’aucun homme n’approche du Chalet ! dit le pĂšre en retenant mal une larme. Dumay ! garde-moi mon dernier enfant, comme me le garderait un boule-dogue. La mort Ă  quiconque tenterait de dĂ©baucher ma seconde fille ! ne crains rien, pas mĂȘme l’échafaud, je t’y rejoindrais. — Mon colonel faites vos affaires en paix. Je vous comprends. Vous retrouverez mademoiselle Modeste comme vous me la confiez, ou je serais mort ! Vous me connaissez et vous connaissez nos deux chiens des PyrĂ©nĂ©es. On n’arrivera pas Ă  votre fille. Pardon de vous dire tant de phrases ! Les deux militaires se jetĂšrent dans les bras l’un de l’autre comme deux hommes qui s’étaient apprĂ©ciĂ©s en pleine SibĂ©rie. Le jour mĂȘme, le Courrier du Havre contenait ce terrible, simple, Ă©nergique et honnĂȘte premier Havre. La maison Charles Mignon suspend ses payements. Mais les liquidateurs soussignĂ©s prennent l’engagement de payer toutes les crĂ©ances passives. On peut, dĂšs Ă  prĂ©sent, escompter aux tiers-porteurs les effets Ă  terme. La vente des propriĂ©tĂ©s fonciĂšres couvre intĂ©gralement les comptes courants. » Cet avis est donnĂ© pour l’honneur de la maison et pour empĂȘcher tout Ă©branlement du crĂ©dit sur la place du Havre. » Monsieur Charles Mignon est parti ce matin sur le Modeste pour l’Asie-Mineure, ayant laissĂ© de pleins pouvoirs Ă  l’effet de rĂ©aliser toutes les valeurs, mĂȘme immobiliĂšres. » DUMAY liquidateur pour les comptes de banque ; » LATOURNELLE, notaire liquidateur pour les biens de ville et de campagne ; GOBENHEIM liquidateur pour les valeurs commerciales. » Latournelle devait sa fortune Ă  la bontĂ© de monsieur Mignon, qui lui prĂȘta cent mille francs, en 1817, pour acheter la plus belle Étude du Havre. Ce pauvre homme, sans moyens pĂ©cuniaires, premier clerc depuis dix ans, atteignait alors Ă  l’ñge de quarante ans et se voyait clerc pour le reste de ses jours. Il fut le seul dans tout le Havre dont le dĂ©vouement pĂ»t se comparer Ă  celui de Dumay, car Gobenheim profita de la liquidation pour continuer les relations et les affaires de monsieur Mignon, ce qui lui permit d’élever sa petite maison de banque. Pendant que des regrets unanimes se formulaient Ă  la Bourse, sur le port, dans toutes les maisons, quand le panĂ©gyrique d’un homme irrĂ©prochable, honorable et bienfaisant remplissait toutes les bouches, Latournelle et Dumay, silencieux et actifs comme des fourmis, vendaient, rĂ©alisaient, payaient et liquidaient. Vilquin fit le gĂ©nĂ©reux en achetant la villa, la maison de ville et une ferme. Aussi Latournelle profita-t-il de ce bon premier mouvement en arrachant un bon prix Ă  Vilquin. On voulut visiter madame et mademoiselle Mignon ; mais elles avaient obĂ©i Ă  Charles en se rĂ©fugiant au Chalet, le matin mĂȘme de son dĂ©part qui leur fut cachĂ© dans le premier moment. Pour ne pas se laisser Ă©branler par leur douleur, le courageux banquier avait embrassĂ© sa femme et sa fille pendant leur sommeil. Il y eut trois cents cartes mises Ă  la porte de la maison Mignon. Quinze jours aprĂšs, l’oubli le plus profond, prophĂ©tisĂ© par Charles, rĂ©vĂ©lait Ă  ces deux femmes la sagesse et la grandeur de la rĂ©solution ordonnĂ©e. Dumay fit reprĂ©senter son maĂźtre Ă  New-York, Ă  Londres et Ă  Paris. Il suivit la liquidation des trois maisons de banque auxquelles cette ruine Ă©tait due, rĂ©alisa cinq cent mille francs de 1826 Ă  1828, le huitiĂšme de la fortune de Charles ; et, selon des ordres Ă©crits pendant la nuit du dĂ©part, il les envoya dans le commencement de l’annĂ©e 1828, par la maison Mongenod, Ă  New-York, au compte de monsieur Mignon. Tout cela fut accompli militairement, exceptĂ© le prĂ©lĂšvement de trente mille francs pour les besoins personnels de madame et de mademoiselle Mignon que Charles avait recommandĂ© de faire et que ne fit pas Dumay. Le Breton vendit sa maison de ville vingt mille francs, et les remit Ă  madame Mignon, en pensant que plus son colonel aurait de capitaux, plus promptement il reviendrait. — Faute de trente mille francs quelquefois on pĂ©rit, dit-il Ă  Latournelle qui lui prit Ă  sa valeur cette maison oĂč les habitants du Chalet trouvaient toujours un appartement. Tel fut, pour la cĂ©lĂšbre maison Mignon du Havre, le rĂ©sultat de la crise qui bouleversa, de 1825 Ă  1826, les principales places de commerce et qui causa, si l’on se souvient de ce coup de vent, la ruine de plusieurs banquiers de Paris, dont l’un prĂ©sidait le Tribunal de Commerce. On comprend alors que cette chute immense, couronnant un rĂšgne bourgeois de dix annĂ©es, pĂ»t ĂȘtre le coup de la mort pour Bettina Wallenrod, qui se vit encore une fois sĂ©parĂ©e de son mari, sans rien savoir d’une destinĂ©e en apparence aussi pĂ©rilleuse, aussi aventureuse que l’exil en SibĂ©rie ; mais le mal qui l’entraĂźnait vers la tombe est Ă  ces chagrins visibles ce qu’est aux chagrins ordinaires d’une famille l’enfant fatal qui la gruge et la dĂ©vore. La pierre infernale jetĂ©e au cƓur de cette mĂšre Ă©tait une des pierres tumulaires du petit cimetiĂšre d’Ingouville, et sur laquelle on lit BETTINA-CAROLINE MIGNON, Morte Ă  vingt-deux ans. priez pour elle. inscription est pour la jeune fille ce qu’une Ă©pitaphe est pour beaucoup de morts, la table des matiĂšres d’un livre inconnu. Le livre, le voici dans son abrĂ©gĂ© terrible qui peut expliquer le serment Ă©changĂ© dans les adieux du colonel et du lieutenant. Un jeune homme, d’une charmante figure, appelĂ© Georges d’Estourny, vint au Havre sous le vulgaire prĂ©texte de voir la mer, et il y vit Caroline Mignon. Un soi-disant Ă©lĂ©gant de Paris n’est jamais sans quelques recommandations ; il fut donc invitĂ©, par l’intermĂ©diaire d’un ami des Mignon, Ă  une fĂȘte donnĂ©e Ă  Ingouville. Devenu trĂšs Ă©pris et de Caroline et de sa fortune, le Parisien entrevit une fin heureuse. En trois mois, il accumula tous les moyens de sĂ©duction, et enleva Caroline. Quand il a des filles, un pĂšre de famille ne doit pas plus laisser introduire un jeune homme chez lui sans le connaĂźtre, que laisser traĂźner des livres ou des journaux sans les avoir lus. L’innocence des filles est comme le lait que font tourner un coup de tonnerre, un vĂ©nĂ©neux parfum, un temps chaud, un rien, un souffle mĂȘme. En lisant la lettre d’adieu de sa fille aĂźnĂ©e, Charles Mignon fit partir aussitĂŽt madame Dumay pour Paris. La famille allĂ©gua la nĂ©cessitĂ© d’un voyage subitement ordonnĂ© par le mĂ©decin de la maison qui trempa dans cette excuse nĂ©cessaire ; mais sans pouvoir empĂȘcher le Havre de causer sur cette absence. — Comment, une jeune personne si forte, d’un teint espagnol, Ă  chevelure de jais !
 Elle ? poitrinaire !
 — Mais, oui, l’on dit qu’elle a commis une imprudence. — Ah ! ah ! s’écriait un Vilquin. — Elle est revenue en nage d’une partie de cheval, et a bu Ă  la glace ; du moins, voilĂ  ce que dit le docteur Troussenard. Quand madame Dumay revint, les malheurs de la maison Mignon Ă©taient consommĂ©s, personne ne fit plus attention Ă  l’absence de Caroline ni au retour de la femme du caissier. Au commencement de l’annĂ©e 1827, les journaux retentirent du procĂšs de Georges d’Estourny, condamnĂ© pour de constantes fraudes au jeu par la Police correctionnelle. Ce jeune corsaire s’exila sans s’occuper de mademoiselle Mignon Ă  qui la liquidation faite au Havre ĂŽtait toute sa valeur. En peu de temps, Caroline apprit et son infĂąme abandon, et la ruine de la maison paternelle. Revenue dans un Ă©tat de maladie affreux et mortel, elle s’éteignit, en peu de jours, au Chalet. Sa mort protĂ©gea du moins sa rĂ©putation. On crut assez gĂ©nĂ©ralement Ă  la maladie allĂ©guĂ©e par monsieur Mignon lors de la fuite de sa fille, et Ă  l’ordonnance mĂ©dicale qui dirigeait, disait-on, mademoiselle Caroline sur Nice. Jusqu’au dernier moment, la mĂšre espĂ©ra conserver sa fille ! Bettina fut sa prĂ©fĂ©rence, comme Modeste Ă©tait celle de Charles. Il y avait quelque chose de touchant dans ces deux Ă©lections. Bettina fut tout le portrait de Charles, comme Modeste est celui de sa mĂšre. Chacun des deux Ă©poux continuait son amour dans son enfant. Caroline, fille de la Provence, tint de son pĂšre et cette belle chevelure noire, comme l’aile d’un corbeau, qu’on admire chez les femmes du midi, et l’Ɠil brun, fendu en amande, brillant comme une Ă©toile, et le teint olivĂątre, et la peau dorĂ©e d’un fruit veloutĂ©, le pied cambrĂ©, cette taille espagnole qui fait craquer les basquines. Aussi le pĂšre et la mĂšre Ă©taient-ils fiers de la charmante opposition que prĂ©sentaient les deux sƓurs. — Un Diable et un ange ! disait-on sans malice, quoique ce fĂ»t une prophĂ©tie. AprĂšs avoir pleurĂ© pendant un mois dans sa chambre oĂč elle voulut rester sans voir personne, la pauvre Allemande en sortit les yeux malades. Avant de perdre la vue, elle Ă©tait allĂ©e, malgrĂ© tous ses amis, contempler la tombe de Caroline. Cette derniĂšre image resta colorĂ©e dans ses tĂ©nĂšbres, comme le spectre rouge du dernier objet vu brille encore, aprĂšs qu’on a fermĂ© les yeux par un grand jour. AprĂšs cet affreux, ce double malheur, Modeste devenue fille unique, sans que son pĂšre le sĂ»t, rendit Dumay, non pas plus dĂ©vouĂ©, mais plus craintif que par le passĂ©. Madame Dumay, folle de Modeste comme toutes les femmes privĂ©es d’enfant, l’accabla de sa maternitĂ© d’occasion, sans cependant mĂ©connaĂźtre les ordres de son mari qui se dĂ©fiait des amitiĂ©s fĂ©minines. La consigne Ă©tait nette. — Si jamais un homme de quelque Ăąge, de quelque rang que ce soit, avait dit Dumay, parle Ă  Modeste, la lorgne, lui fait les yeux doux, c’est un homme mort, je lui brĂ»le la cervelle et je vais me mettre Ă  la disposition du Procureur du Roi, ma mort la sauvera peut-ĂȘtre. Si tu ne veux pas me voir couper le cou, remplace-moi bien auprĂšs d’elle, pendant que je suis en ville. Depuis trois ans, Dumay visitait ses armes tous les soirs. Il paraissait avoir mis de moitiĂ© dans son serment les deux chiens des PyrĂ©nĂ©es, deux animaux d’une intelligence supĂ©rieure ; l’un couchait Ă  l’intĂ©rieur et l’autre Ă©tait postĂ© dans une petite cabane d’oĂč il ne sortait pas et n’aboyait point ; mais l’heure oĂč ces deux chiens auraient remuĂ© leurs mĂąchoires sur un quidam eĂ»t Ă©tĂ© terrible ! On peut maintenant deviner la vie menĂ©e au Chalet par la mĂšre et la fille. Monsieur et madame Latournelle, souvent accompagnĂ©s de Gobenheim, venaient Ă  peu prĂšs tous les soirs tenir compagnie Ă  leurs amis, et jouaient au whist. La conversation roulait sur les affaires du Havre, sur les petits Ă©vĂ©nements de la vie de province. Entre neuf et dix heures du soir, on se quittait. Modeste allait coucher sa mĂšre, elles faisaient leurs priĂšres ensemble, elles se rĂ©pĂ©taient leurs espĂ©rances, elles parlaient du voyageur chĂ©ri. AprĂšs avoir embrassĂ© sa mĂšre, la fille rentrait dans sa chambre Ă  dix heures. Le lendemain, Modeste levait sa mĂšre avec les mĂȘmes soins, les mĂȘmes priĂšres, les mĂȘmes causeries. À la louange de Modeste, depuis le jour oĂč la terrible infirmitĂ© vint ĂŽter un sens Ă  sa mĂšre, elle s’en fit la femme de chambre, et dĂ©ploya la mĂȘme sollicitude, Ă  tout instant, sans se lasser, sans y trouver de monotonie. Elle fut sublime d’affection, Ă  toute heure, d’une douceur rare chez les jeunes filles, et bien apprĂ©ciĂ©e par les tĂ©moins de cette tendresse. Aussi, pour la famille Latournelle, pour monsieur et madame Dumay, Modeste Ă©tait-elle au moral la perle que vous connaissez. Entre le dĂ©jeuner et le dĂźner, madame Mignon et madame Dumay faisaient, pendant les jours de soleil, une petite promenade jusque sur les bords de la mer, accompagnĂ©es de Modeste, car il fallait le secours de deux bras Ă  la malheureuse aveugle. Un mois avant la scĂšne, au milieu de laquelle cette explication fait comme une parenthĂšse, madame Mignon avait tenu conseil avec ses seuls amis, madame Latournelle, le notaire et Dumay, pendant que madame Dumay amusait Modeste par une longue promenade. — Écoutez, mes amis, avait dit l’aveugle, ma fille aime, je le sens, je le vois
 Une Ă©trange rĂ©volution s’est accomplie en elle, et je ne sais pas comment vous ne vous en ĂȘtes pas aperçus
 — Nom d’un petit bonhomme ! s’écria le lieutenant. — Ne m’interrompez pas, Dumay. Depuis deux mois, Modeste prend soin d’elle, comme si elle devait aller Ă  un rendez-vous. Elle est devenue excessivement difficile pour sa chaussure, elle veut faire valoir son pied, elle gronde madame Gobet, la cordonniĂšre. Il en est de mĂȘme avec sa couturiĂšre. En de certains jours, ma pauvre petite reste morne, attentive, comme si elle attendait quelqu’un ; sa voix a des intonations brĂšves comme si, quand on l’interroge, on la contrariait dans son attente, dans ses calculs secrets ; puis, si ce quelqu’un attendu, est venu
 — Nom d’un petit bonhomme ! — Asseyez-vous, Dumay, dit l’aveugle. Eh ! bien, Modeste est gaie ! Oh ! elle n’est pas gaie pour vous, vous ne saisissez pas ces nuances trop dĂ©licates pour des yeux occupĂ©s par le spectacle de la nature, cette gaitĂ© se trahit par les notes de sa voix, par des accents que je saisis, que j’explique. Modeste, au lieu de demeurer assise, songeuse, dĂ©pense une activitĂ© folle en mouvements dĂ©sordonnĂ©s
 Elle est heureuse, enfin ! Il y a des actions de grĂące jusque dans les idĂ©es qu’elle exprime. Ah ! mes amis, je me connais au bonheur aussi bien qu’au malheur
 Par le baiser que me donne ma pauvre Modeste, je devine ce qui se passe en elle si elle a reçu ce qu’elle attend, ou si elle est inquiĂšte. Il y a bien des nuances dans les baisers, mĂȘme dans ceux d’une fille innocente, car Modeste est l’innocence mĂȘme, mais, c’est comme une innocence instruite. Si je suis aveugle, ma tendresse est clairvoyante, et je vous engage Ă  surveiller ma fille. Dumay devenu fĂ©roce, le notaire en homme qui veut trouver le mot d’une Ă©nigme, madame Latournelle en duĂšgne trompĂ©e, madame Dumay, qui partagea les craintes de son mari, se firent alors les espions de Modeste. Modeste ne fut pas quittĂ©e un instant. Dumay passa les nuits sous les fenĂȘtres, cachĂ© dans son manteau comme un jaloux Espagnol ; mais il ne put, armĂ© de sa sagacitĂ© de militaire, saisir aucun indice accusateur. À moins d’aimer les rossignols du parc Vilquin, ou quelque prince Lutin, Modeste n’avait pu voir personne, n’avait pu recevoir ni donner aucun signal. Madame Dumay, qui ne se coucha qu’aprĂšs avoir vu Modeste endormie, plana sur les chemins du haut du Chalet avec une attention Ă©gale Ă  celle de son mari. Sous les regards de ces quatre argus, l’irrĂ©prochable enfant, dont les moindres mouvements furent Ă©tudiĂ©s, analysĂ©s, fut si bien acquittĂ©e de toute criminelle conversation, que les amis taxĂšrent madame Mignon de folie, de prĂ©occupation. Madame Latournelle, qui conduisait elle-mĂȘme Ă  l’église et qui en ramenait Modeste, fut chargĂ©e de dire Ă  la mĂšre qu’elle s’abusait sur sa fille. — Modeste, fit-elle observer, est une jeune personne trĂšs exaltĂ©e, elle se passionne pour les poĂ©sies de celui-ci, pour la prose de celui-lĂ . Vous n’avez pas pu juger de l’impression qu’a produite sur elle cette symphonie de bourreau mot de Butscha qui prĂȘtait de l’esprit Ă  fonds perdu Ă  sa bienfaitrice, appelĂ©e le Dernier jour d’un CondamnĂ© ; mais elle me paraissait folle avec ses admirations pour ce monsieur Hugo. Je ne sais pas oĂč ces gens-lĂ  Victor Hugo, Lamartine, Byron sont ces gens-lĂ  pour les madame Latournelle vont prendre leurs idĂ©es. La petite m’a parlĂ© de Child-Harold, je n’ai pas voulu en avoir le dĂ©menti, j’ai eu la simplicitĂ© de me mettre Ă  lire cela pour pouvoir en raisonner avec elle. Je ne sais pas s’il faut attribuer cet effet Ă  la traduction, mais le cƓur me tournait, les yeux me papillotaient, je n’ai pas pu continuer. Il y a lĂ  des comparaisons qui hurlent, des rochers qui s’évanouissent, les laves de la guerre !
 Enfin, comme c’est un Anglais qui voyage, on doit s’attendre Ă  des bizarreries, mais cela passe la permission. On se croit en Espagne, et il vous met dans les nuages, au-dessus des Alpes, il fait parler les torrents et les Ă©toiles ; et, puis, il y a trop de vierges !
 c’en est impatientant ! Enfin, aprĂšs les campagnes de NapolĂ©on, nous avons assez des boulets enflammĂ©s, de l’airain sonore qui roulent de page en page. Modeste m’a dit que tout ce pathos venait du traducteur et qu’il fallait lire l’anglais. Mais, je n’irai pas apprendre l’anglais pour lord Byron, quand je ne l’ai pas appris pour ExupĂšre. Je prĂ©fĂšre de beaucoup les romans de Ducray-DumĂ©nil Ă  ces romans anglais ! Moi je suis trop Normande pour m’amouracher de tout ce qui vient de l’étranger, et surtout de l’Angleterre. Madame Mignon, malgrĂ© son deuil Ă©ternel, ne put s’empĂȘcher de sourire Ă  l’idĂ©e de madame Latournelle lisant Child-Harold. La sĂ©vĂšre notaresse accepta ce sourire comme une approbation de ses doctrines. — Ainsi donc, vous prenez, ma chĂšre madame Mignon, les fantaisies de Modeste, les effets de ses lectures pour des amourettes. Elle a vingt ans. À cet Ăąge, on s’aime soi-mĂȘme. On se pare pour se voir parĂ©e. Moi, je mettais Ă  feu ma pauvre petite sƓur un chapeau d’homme, et nous jouions au monsieur
 Vous avez eu, vous, Ă  Francfort, une jeunesse heureuse ; mais, soyons justes ?
 Modeste est ici, sans aucune distraction. MalgrĂ© la complaisance avec laquelle ses moindres dĂ©sirs sont accueillis, elle se sait gardĂ©e, et la vie qu’elle mĂšne offrirait peu de plaisir Ă  une jeune fille qui n’aurait pas trouvĂ© comme elle des divertissements dans les livres. Allez, elle n’aime personne que vous
 Tenez-vous pour trĂšs heureuse de ce qu’elle se passionne pour les corsaires de lord Byron, pour les hĂ©ros de roman de Walter Scott, pour vos Allemands, les comtes d’Egmont, Werther, Schiller et autres Err. — Eh ! bien, madame ?
 dit respectueusement Dumay qui fut effrayĂ© du silence de madame Mignon. — Modeste n’est pas seulement amoureuse, elle aime quelqu’un ! rĂ©pondit obstinĂ©ment la mĂšre. — Madame, il s’agit de ma vie, et vous trouverez bon, non pas Ă  cause de moi, mais de ma pauvre femme, de mon colonel et de vous, que je cherche Ă  savoir qui de la mĂšre ou du chien de garde se trompe
 — C’est vous, Dumay ! Ah ! si je pouvais regarder ma fille !
 s’écria la pauvre aveugle. — Mais qui peut-elle aimer ? dit madame Latournelle. Quant Ă  nous, je rĂ©ponds de mon ExupĂšre. — Ce ne saurait ĂȘtre Gobenheim que, depuis le dĂ©part du colonel, nous voyons Ă  peine neuf heures par semaine, dit Dumay. D’ailleurs il ne pense pas Ă  Modeste, cet Ă©cu de cent sous fait homme ! Son oncle Gobenheim-Keller lui a dit Deviens assez riche pour Ă©pouser une Keller. » Avec ce programme, il n’y a pas Ă  craindre qu’il sache de quel sexe est Modeste. VoilĂ  tout ce que nous voyons d’hommes ici. Je ne compte pas Butscha, pauvre petit bossu, je l’aime, il est votre Dumay, madame, dit-il Ă  la notaresse. Butscha sait trĂšs bien qu’un regard jetĂ© sur Modeste lui vaudrait une trempĂ©e Ă  la mode de Vannes
 Pas une Ăąme n’a de communication avec nous. Madame Latournelle qui, depuis votre
 votre malheur, vient chercher Modeste pour aller Ă  l’église et l’en ramĂšne, l’a bien observĂ©e, ces jours-ci, durant la messe, et n’a rien vu de suspect autour d’elle. Enfin, s’il faut vous tout dire, j’ai ratissĂ© moi-mĂȘme les allĂ©es autour de la maison depuis un mois, et je les ai retrouvĂ©es le matin sans traces de pas
 — Les rĂąteaux ne sont ni chers ni difficiles Ă  manier, dit la fille de l’Allemagne. — Et les chiens,
 s’écria Dumay. — Les amoureux savent leur trouver des philtres, rĂ©pondit madame Mignon. — Ce serait Ă  me brĂ»ler la cervelle, si vous aviez raison, car je serais enfoncĂ© !
 s’écria Dumay. — Et pourquoi, Dumay ? demanda madame Mignon. — Eh ! madame, je ne soutiendrais pas le regard du colonel s’il ne retrouvait pas sa fille, surtout maintenant qu’elle est unique, aussi pure, aussi vertueuse qu’elle Ă©tait quand, sur le vaisseau, il m’a dit ─ Que la peur de l’échafaud ne t’arrĂȘte pas, Dumay, quand il s’agira de l’honneur de Modeste ! — Je vous reconnais bien lĂ  tous les deux ! dit madame Mignon pleine d’attendrissement. — Je gagerais mon salut Ă©ternel, que Modeste est pure comme elle l’était dans sa barcelonette, dit madame Dumay. — Oh ! je le saurai, dit Dumay, si madame la comtesse veut me permettre d’essayer d’un moyen, car les vieux troupiers se connaissent en stratagĂšmes. — Je vous permets tout ce qui pourra nous Ă©clairer sans nuire Ă  notre dernier enfant. — Et, comment feras-tu, Anne ?
 dit madame Dumay, pour savoir le secret d’une jeune fille, quand il est si bien gardĂ©. — ObĂ©issez-moi bien tous, s’écria le lieutenant, j’ai besoin de tout le monde. Ce prĂ©cis rapide, qui, dĂ©veloppĂ© savamment, aurait fourni tout un tableau de mƓurs combien de familles peuvent y reconnaĂźtre les Ă©vĂ©nements de leur vie, suffit Ă  faire comprendre l’importance des petits dĂ©tails donnĂ©s sur les ĂȘtres et les choses pendant cette soirĂ©e oĂč le vieux militaire avait entrepris de lutter avec une jeune fille, et de faire sortir du fond de ce cƓur un amour observĂ© par une mĂšre aveugle. Une heure se passa dans un calme effrayant, interrompu par les phrases hiĂ©roglyphiques des joueurs de whist. — Pique ! ─ Atout ! ─ Coupe ! ─ Avons-nous les honneurs ? ─ Deux de tri sic ! ─ À huit ! ─ À qui Ă  donner ? Phrases qui constituent aujourd’hui les grandes Ă©motions de l’aristocratie europĂ©enne. Modeste travaillait sans s’étonner du silence gardĂ© par sa mĂšre. Le mouchoir de madame Mignon glissa de dessus son jupon Ă  terre, Butscha se prĂ©cipita pour le ramasser ; il se trouva prĂšs de Modeste et lui dit Ă  l’oreille ─ Prenez garde !
 en se relevant. Modeste leva sur le nain des yeux Ă©tonnĂ©s dont les rayons, comme Ă©pointĂ©s, le remplirent d’une joie ineffable. — Elle n’aime personne ! se dit le pauvre bossu qui se frotta les mains Ă  s’arracher l’épiderme. En ce moment ExupĂšre se prĂ©cipita dans le parterre, dans la maison, tomba dans le salon comme un ouragan, et dit Ă  l’oreille de Dumay ─ Voici le jeune homme ! Dumay se leva, sauta sur ses pistolets et sortit. — Ah ! mon Dieu ! Et s’il le tue ?
 s’écria madame Dumay qui fondit en larmes. — Mais que se passe-t-il donc ? demanda Modeste en regardant ses amis d’un air candide et sans aucun effroi. — Mais il s’agit d’un jeune homme qui tourne autour du Chalet !
 s’écria madame Latournelle. — Eh ! bien, reprit Modeste, pourquoi donc Dumay le tuerait-il ?
 — Sancta simplicita !
 dit Butscha qui contempla aussi fiĂšrement son patron qu’Alexandre regarde Babylone dans le tableau de Lebrun. Modeste alla vers la porte. ─ OĂč vas-tu, Modeste ? demanda la mĂšre. — Tout prĂ©parer pour votre coucher, maman, rĂ©pondit Modeste d’une voix aussi pure que le son d’un harmonica. Et elle quitta le salon. — Vous n’avez pas fait vos frais ! dit le nain Ă  Dumay quand il rentra. — Modeste est sage comme la vierge de notre autel, s’écria madame Latournelle. — Ah ! mon Dieu ! de telles Ă©motions me brisent, dit le caissier, et je suis cependant bien fort. — Je veux perdre vingt-cinq sous, si je comprends un mot Ă  tout ce que vous faites ce soir, dit Gobenheim, vous m’avez l’air d’ĂȘtre fous. — Il s’agit cependant d’un trĂ©sor, dit Butscha qui se haussa sur la pointe de ses pieds pour arriver Ă  l’oreille de Gobenheim. — Malheureusement, Dumay, j’ai la presque certitude de ce que je vous ai dit, rĂ©pĂ©ta la mĂšre. — C’est maintenant Ă  vous, madame, dit Dumay d’une voix calme, Ă  nous prouver que nous avons tort. En voyant qu’il ne s’agissait que de l’honneur de Modeste, Gobenheim prit son chapeau, salua, sortit, en emportant dix sous, et regardant tout nouveau rubber comme impossible. — ExupĂšre et toi, Butscha, laissez-nous, dit madame Latournelle. Allez au Havre, vous arriverez encore Ă  temps pour voir une piĂšce, je vous paye le spectacle. Quand madame Mignon fut seule entre ses quatre amis, madame Latournelle, aprĂšs avoir regardĂ© Dumay, qui, Breton, comprenait l’entĂȘtement de la mĂšre, et son mari qui jouait avec les cartes, se crut autorisĂ©e Ă  prendre la parole. — Madame Mignon, voyons ? quel fait dĂ©cisif a frappĂ© votre entendement ? — Eh ! ma bonne amie, si vous Ă©tiez musicienne, vous auriez entendu dĂ©jĂ  comme moi, le langage de Modeste quand elle parle d’amour. Le piano des deux demoiselles Mignon se trouvait dans le peu de meubles Ă  l’usage des femmes qui furent apportĂ©s de la maison de ville au Chalet. Modeste avait conjurĂ© quelquefois ses ennuis en Ă©tudiant sans maĂźtre. NĂ©e musicienne, elle jouait pour Ă©gayer sa mĂšre. Elle chantait naturellement, et rĂ©pĂ©tait les airs allemands que sa mĂšre lui apprenait. De ces leçons, de ces efforts, il en Ă©tait rĂ©sultĂ© ce phĂ©nomĂšne, assez ordinaire chez les natures poussĂ©es par la vocation, que, sans le savoir, Modeste composait, comme on peut composer sans connaĂźtre l’harmonie, des cantilĂšnes purement mĂ©lodiques. La mĂ©lodie est Ă  la musique ce que l’image et le sentiment sont Ă  la poĂ©sie, une fleur qui peut s’épanouir spontanĂ©ment. Aussi les peuples ont-ils eu des mĂ©lodies nationales avant l’invention de l’harmonie. La botanique est venue aprĂšs les fleurs. Ainsi Modeste, sans rien avoir appris du mĂ©tier de peintre, que ce qu’elle avait vu faire Ă  sa sƓur quand sa sƓur lavait des aquarelles, devait rester charmĂ©e et abattue devant un tableau de RaphaĂ«l, de Titien, de Rubens, de Murillo, de Rembrandt, d’Albert Durer et d’Holbein, c’est-Ă -dire devant le beau idĂ©al de chaque pays. Or, depuis un mois surtout, Modeste se livrait Ă  des chants de rossignol, Ă  des tentatives, dont le sens, dont la poĂ©sie avait Ă©veillĂ© l’attention de sa mĂšre, assez surprise de voir Modeste acharnĂ©e Ă  la composition, essayant des airs sur des paroles inconnues. — Si vos soupçons n’ont pas d’autre base, dit Latournelle Ă  madame Mignon, je plains votre susceptibilitĂ©. — Quand les jeunes filles de la Bretagne chantent, dit Dumay redevenu sombre, l’amant est bien prĂšs d’elles. — Je vous ferai surprendre Modeste improvisant, dit la mĂšre, et vous verrez !
 — Pauvre enfant, dit madame Dumay ; mais si elle savait nos inquiĂ©tudes, elle serait dĂ©sespĂ©rĂ©e, et nous dirait la vĂ©ritĂ©, surtout en apprenant de quoi il s’agit pour Dumay. — Demain, mes amis, je questionnerai ma fille, dit madame Mignon, et peut-ĂȘtre obtiendrai-je plus par la tendresse que vous par la ruse
 La comĂ©die de la Fille mal gardĂ©e se jouait-elle, lĂ  comme partout et comme toujours, sans que ces honnĂȘtes Bartholo, ces espions dĂ©vouĂ©s, ces chiens des PyrĂ©nĂ©es si vigilants, eussent pu flairer, deviner, apercevoir l’amant, l’intrigue, la fumĂ©e du feu ?
 Ceci n’était pas le rĂ©sultat d’un dĂ©fi entre des gardiens et une prisonniĂšre, entre le despotisme du cachot et la libertĂ© du dĂ©tenu, mais l’éternelle rĂ©pĂ©tition de la premiĂšre scĂšne jouĂ©e au lever du rideau de la CrĂ©ation Ève dans le paradis. Qui, maintenant, de la mĂšre ou du chien de garde avait raison ? Aucune des personnes qui entouraient Modeste ne pouvait comprendre ce cƓur de jeune fille, car l’ñme et le visage Ă©taient en harmonie, croyez-le bien ! Modeste avait transportĂ© sa vie dans un monde, aussi niĂ© de nos jours que le fut celui de Christophe Colomb au seiziĂšme siĂšcle. Heureusement, elle se taisait, autrement elle eĂ»t paru folle. Expliquons, avant tout, l’influence du passĂ© sur Modeste. Deux Ă©vĂ©nements avaient Ă  jamais formĂ© l’ñme comme ils avaient dĂ©veloppĂ© l’intelligence de cette jeune fille. Avertis par la catastrophe arrivĂ©e Ă  Bettina, monsieur et madame Mignon rĂ©solurent, avant leur dĂ©sastre, de marier Modeste. Ils avaient fait choix du fils d’un riche banquier, un Hambourgeois Ă©tabli au Havre depuis 1815, leur obligĂ© d’ailleurs. Ce jeune homme, nommĂ© Francisque Althor, le dandy du Havre, douĂ© de la beautĂ© vulgaire dont se paient les bourgeois, ce que les Anglais appellent un mastok de bonnes grosses couleurs, de la chair, une membrure carrĂ©e, abandonna si bien sa fiancĂ©e au moment du dĂ©sastre, qu’il n’avait plus revu ni Modeste, ni madame Mignon, ni les Dumay. Latournelle s’étant hasardĂ© Ă  questionner le papa Jacob Althor Ă  ce sujet, l’Allemand avait haussĂ© les Ă©paules en rĂ©pondant ─ Je ne sais pas ce que vous voulez dire ! Cette rĂ©ponse, rapportĂ©e Ă  Modeste afin de lui donner de l’expĂ©rience, fut une leçon d’autant mieux comprise que Latournelle et Dumay firent des commentaires assez Ă©tendus sur cette ignoble trahison. Les deux filles de Charles Mignon, en enfants gĂątĂ©s, montaient Ă  cheval, avaient des chevaux, des gens, et jouissaient d’une libertĂ© fatale. En se voyant Ă  la tĂȘte d’un amoureux officiel, Modeste avait laissĂ© Francisque lui baiser la main ! la prendre par la taille pour lui aider Ă  monter Ă  cheval ; elle accepta de lui des fleurs, de ces menus tĂ©moignages de tendresse qui encombrent toutes les cours faites Ă  des prĂ©tendues ; elle lui avait brodĂ© une bourse en croyant Ă  ces espĂšces de liens, si forts pour les belles Ăąmes, des fils d’araignĂ©e pour les Gobenheim, les Vilquin et les Althor. Au printemps qui suivit l’établissement de madame et de mademoiselle Mignon au Chalet, Francisque Althor vint dĂźner chez les Vilquin. En voyant Modeste par-dessus le mur du boulingrin, il dĂ©tourna la tĂȘte. Six semaines aprĂšs, il Ă©pousa mademoiselle Vilquin, l’aĂźnĂ©e. Modeste, belle, jeune, de haute naissance, apprit ainsi qu’elle n’avait Ă©tĂ©, pendant trois mois, que mademoiselle Million. La pauvretĂ© connue de Modeste fut donc une sentinelle qui dĂ©fendit les approches du Chalet, aussi bien que la prudence des Dumay, que la vigilance du mĂ©nage Latournelle. On ne parlait de mademoiselle Mignon que pour l’insulter par des ─ Pauvre fille, que deviendra-t-elle ? elle coiffera sainte Catherine. — Quel sort ! avoir vu tout le monde Ă  ses pieds, avoir eu la chance d’épouser le fils Althor et se trouver sans personne qui veuille d’elle. — Avoir connu la vie la plus luxueuse, ma chĂšre, et tomber dans la misĂšre ! Et qu’on ne croie pas que ces insultes fussent secrĂštes et seulement devinĂ©es par Modeste ; elle les Ă©couta, plus d’une fois, dites par des jeunes gens, par des jeunes personnes du Havre, en promenade Ă  Ingouville, et qui, sachant madame et mademoiselle Mignon logĂ©es au Chalet, parlaient d’elles en passant devant cette jolie habitation. Quelques amis des Vilquin s’étonnaient souvent que ces deux femmes eussent voulu vivre au milieu des crĂ©ations de leur ancienne splendeur. Modeste entendit souvent derriĂšre ses persiennes fermĂ©es des insolences de ce genre. — Je ne sais pas comment elles peuvent demeurer lĂ  ! se disait-on en tournant autour du boulingrin, et peut-ĂȘtre pour aider les Vilquin Ă  chasser leurs locataires. — De quoi vivent-elles ? Que peuvent-elles faire lĂ  ?
 — La vieille est devenue aveugle ! — Mademoiselle Mignon est-elle restĂ©e jolie ? Ah ! elle n’a plus de chevaux ! Était-elle fringante ?
 En entendant ces farouches sottises de l’Envie, qui s’élance, baveuse et hargneuse, jusque sur le passĂ©, bien des jeunes filles eussent senti leur sang les rougir jusqu’au front ; d’autres eussent pleurĂ©, quelques-unes auraient Ă©prouvĂ© des mouvements de rage ; mais Modeste souriait comme on sourit au théùtre en entendant des acteurs. Sa fiertĂ© ne descendait pas jusqu’à la hauteur oĂč ces paroles, parties d’en bas, arrivaient. L’autre Ă©vĂ©nement fut plus grave encore que cette lĂąchetĂ© mercantile. Bettina-Caroline Ă©tait morte entre les bras de Modeste, qui garda sa sƓur avec le dĂ©vouement de l’adolescence, avec la curiositĂ© d’une imagination vierge. Les deux sƓurs, par le silence des nuits, Ă©changĂšrent bien des confidences. De quel intĂ©rĂȘt dramatique Bettina n’était-elle pas revĂȘtue aux yeux de son innocente sƓur ? Bettina connaissait la passion par le malheur seulement, elle mourait pour avoir aimĂ©. Entre deux jeunes filles, tout homme, quelque scĂ©lĂ©rat qu’il soit, reste un amant. La passion est ce qu’il y a de vraiment absolu dans les choses humaines, elle ne veut jamais avoir tort. Georges d’Estourny, joueur, dĂ©bauchĂ©, coupable, se dessinait toujours dans le souvenir de ces deux filles comme le dandy parisien des fĂȘtes du Havre, lorgnĂ© par toutes les femmes Bettina crut l’enlever Ă  la coquette madame Vilquin, enfin comme l’amant heureux de Bettina. L’adoration d’une jeune fille est plus forte que toutes les rĂ©probations sociales. La Justice avait tort aux yeux de Bettina comment avoir pu condamner un jeune homme par qui elle s’était vue aimĂ©e pendant six mois, aimĂ©e Ă  la passion dans la mystĂ©rieuse retraite oĂč Georges la cacha dans Paris, pour y conserver, lui, sa libertĂ©. Bettina mourante inocula donc l’amour Ă  sa sƓur, elle lui communiqua cette lĂšpre de l’ñme. Ces deux filles causĂšrent toutes deux de ce grand drame de la passion que l’imagination agrandit encore. La morte emporta dans sa tombe la puretĂ© de Modeste, elle la laissa sinon instruite, au moins dĂ©vorĂ©e de curiositĂ©. NĂ©anmoins le remords avait enfoncĂ© trop souvent ses dents aiguĂ«s au cƓur de Bettina pour qu’elle Ă©pargnĂąt les avis Ă  sa sƓur. Au milieu de ses aveux, jamais elle n’avait manquĂ© de prĂȘcher Modeste, de lui recommander une obĂ©issance absolue Ă  la famille. Elle supplia sa sƓur, la veille de sa mort, de se souvenir de ce lit trempĂ© de pleurs, et de ne pas imiter une conduite que tant de souffrances expiaient Ă  peine. Bettina s’accusa d’avoir attirĂ© la foudre sur la famille, elle mourut au dĂ©sespoir de n’avoir pas reçu le pardon de son pĂšre. MalgrĂ© les consolations de la religion, attendrie par tant de repentir, Bettina ne s’endormit pas sans crier au moment suprĂȘme Mon pĂšre ! mon pĂšre ! d’un ton de voix dĂ©chirant. — Ne donne pas ton cƓur sans ta main, dit Caroline Ă  Modeste une heure avant sa mort, et surtout n’accueille aucun hommage sans l’aveu de notre mĂšre ou de papa
 Ces paroles, si touchantes dans leur vĂ©ritĂ© textuelle, dites au milieu de l’agonie, avaient eu d’autant plus de retentissement dans l’intelligence de Modeste que Bettina lui dicta le plus solennel serment. Cette pauvre fille, clairvoyante comme un prophĂšte, tira de dessous son chevet un anneau, sur lequel elle avait fait graver au Havre par sa fidĂšle servante, Françoise Cochet Pense Ă  Bettina ! 1827, Ă  la place de quelque devise. Quelques instants avant de rendre le dernier soupir, elle mit au doigt de sa sƓur cette bague en la priant de l’y garder jusqu’à son mariage. Ce fut donc, entre ces deux filles, un Ă©trange assemblage de remords poignants et de peintures naĂŻves de la rapide saison Ă  laquelle avaient succĂ©dĂ© si promptement les bises mortelles de l’abandon ; mais oĂč les pleurs, les regrets, les souvenirs furent toujours dominĂ©s par la terreur du mal. Et cependant, ce drame de la jeune fille sĂ©duite et revenant mourir d’une horrible maladie sous le toit d’une Ă©lĂ©gante misĂšre, le dĂ©sastre paternel, la lĂąchetĂ© du gendre des Vilquin, la cĂ©citĂ© produite par la douleur de sa mĂšre, ne rĂ©pondent encore qu’aux surfaces offertes par Modeste, et dont se contentent les Dumay, les Latournelle, car aucun dĂ©vouement ne peut remplacer la mĂšre ! Cette vie monotone dans ce Chalet coquet, au milieu de ces belles fleurs cultivĂ©es par Dumay, ces habitudes Ă  mouvements rĂ©guliers comme ceux d’une horloge ; cette sagesse provinciale, ces parties de cartes auprĂšs desquelles on tricotait, ce silence interrompu seulement par les mugissements de la mer aux Ă©quinoxes ; cette tranquillitĂ© monastique cachait la vie la plus orageuse, la vie par les idĂ©es, la vie du Monde Spirituel. On s’étonne quelquefois des fautes commises par des jeunes filles ; mais il n’existe pas alors prĂšs d’elle une mĂšre aveugle pour frapper de son bĂąton sur un cƓur vierge, creusĂ© par les souterrains de la Fantaisie. Les Dumay dormaient, quand Modeste ouvrait sa fenĂȘtre, en imaginant qu’il pouvait passer un homme, l’homme de ses rĂȘves, le cavalier attendu qui la prendrait en croupe, en essuyant le feu de Dumay. Abattue aprĂšs la mort de sa sƓur, Modeste s’était jetĂ©e en des lectures continuelles, Ă  s’en rendre idiote. ÉlevĂ©e Ă  parler deux langues, elle possĂ©dait aussi bien l’allemand que le français ; puis, elle et sa sƓur avaient appris l’anglais par madame Dumay. Modeste, peu surveillĂ©e en ceci par des gens sans instruction, donna pour pĂąture Ă  son Ăąme les chefs-d’Ɠuvre modernes des trois littĂ©ratures anglaise, allemande et française. Lord Byron, GƓthe, Schiller, Walter-Scott, Hugo, Lamartine, Crabbe, Moore, les grands ouvrages du dix-septiĂšme et du dix-huitiĂšme siĂšcles, l’Histoire et le Théùtre, le Roman depuis Rabelais jusqu’à Manon Lescaut, depuis les Essais de Montaigne jusqu’à Diderot, depuis les Fabliaux jusqu’à la Nouvelle HĂ©loĂŻse, la pensĂ©e de trois pays meubla d’images confuses cette tĂȘte sublime de naĂŻvetĂ© froide, de virginitĂ© contenue, d’oĂč s’élança brillante, armĂ©e, sincĂšre et forte, une admiration absolue pour le gĂ©nie. Pour Modeste, un livre nouveau fut un grand Ă©vĂ©nement ; heureuse d’un chef-d’Ɠuvre Ă  effrayer madame Latournelle, ainsi qu’on l’a vu ; contristĂ©e quand l’ouvrage ne lui ravageait pas le cƓur. Un lyrisme intime bouillonna dans cette Ăąme pleine des belles illusions de la jeunesse. Mais, de cette vie flamboyante aucune lueur n’arrivait Ă  la surface, elle Ă©chappait et au lieutenant Dumay et Ă  sa femme, comme aux Latournelle ; mais les oreilles de la mĂšre aveugle en entendirent les petillements. Le dĂ©dain profond que Modeste conçut alors de tous les hommes ordinaires imprima bientĂŽt Ă  sa figure je ne sais quoi de fier, de sauvage, qui tempĂ©ra sa naĂŻvetĂ© germanique, et qui s’accorde d’ailleurs avec un dĂ©tail de sa physionomie. Les racines de ses cheveux plantĂ©s en pointe au dessus du front semblent continuer le lĂ©ger sillon dĂ©jĂ  creusĂ© par la pensĂ©e entre les sourcils, et rendent ainsi cette expression de sauvagerie peut-ĂȘtre un peu trop forte. La voix de cette charmante enfant, qu’avant son dĂ©part Charles appelait sa petite babouche de Salomon, Ă  cause de son esprit, avait gagnĂ© la plus prĂ©cieuse flexibilitĂ© Ă  l’étude de trois langues. Cet avantage est encore rehaussĂ© par un timbre Ă  la fois suave et frais qui frappe autant le cƓur que l’oreille. Si la mĂšre ne pouvait voir l’espĂ©rance d’une haute destinĂ©e Ă©crite sur le front, elle Ă©tudia les transitions de la pubertĂ© de l’ñme dans les accents de cette voix amoureuse. À la pĂ©riode affamĂ©e de ses lectures succĂ©da, chez Modeste, le jeu de cette Ă©trange facultĂ© donnĂ©e aux imaginations vives de se faire acteur dans une vie arrangĂ©e comme dans un rĂȘve ; de se reprĂ©senter les choses dĂ©sirĂ©es avec une impression si mordante qu’elle touche Ă  la rĂ©alitĂ©, de jouir enfin par la pensĂ©e, de dĂ©vorer tout jusqu’aux annĂ©es, de se marier, de se voir vieux, d’assister Ă  son convoi comme Charles-Quint, de jouer enfin en soi-mĂȘme la comĂ©die de la vie, et au besoin celle de la mort. Modeste jouait, elle, la comĂ©die de l’amour. Elle se supposait adorĂ©e Ă  ses souhaits, en passant par toutes les phases sociales. Devenue l’hĂ©roĂŻne d’un roman noir, elle aimait, soit le bourreau, soit quelque scĂ©lĂ©rat qui finissait sur l’échafaud, ou, comme sa sƓur, un jeune Ă©lĂ©gant sans le sou qui n’avait de dĂ©mĂȘlĂ©s qu’avec la SixiĂšme Chambre. Elle se supposait courtisane, et se moquait des hommes au milieu de fĂȘtes continuelles, comme Ninon. Elle menait tour Ă  tour la vie d’une aventuriĂšre, ou celle d’une actrice applaudie Ă©puisant les hasards de Gil Blas et les triomphes des Pasta, des Malibran, des Florine. LassĂ©e d’horreurs, elle revenait Ă  la vie rĂ©elle. Elle se mariait avec un notaire, elle mangeait le pain bis d’une vie honnĂȘte, elle se voyait en madame Latournelle. Elle acceptait une existence pĂ©nible, elle supportait les tracas d’une fortune Ă  faire ; puis, elle recommençait les romans elle Ă©tait aimĂ©e pour sa beautĂ© ; un fils de pair de France, jeune homme excentrique, artiste, devinait son cƓur, et reconnaissait l’étoile que le gĂ©nie des StaĂ«l avait mise Ă  son front. Enfin, son pĂšre revenait riche Ă  millions. AutorisĂ©e par son expĂ©rience, elle soumettait ses amants Ă  des Ă©preuves, oĂč elle gardait son indĂ©pendance, elle possĂ©dait un magnifique chĂąteau, des gens, des voitures, tout ce que le luxe a de plus curieux, et elle mystifiait ses prĂ©tendus jusqu’à ce qu’elle eĂ»t quarante ans, Ăąge auquel elle prenait un parti. Cette Ă©dition des Mille et une Nuits, tirĂ©e Ă  un exemplaire, dura prĂšs d’une annĂ©e, et fit connaĂźtre Ă  Modeste la satiĂ©tĂ© par la pensĂ©e. Elle tint trop souvent la vie dans le creux de sa main, elle se dit philosophiquement et avec trop amertume, avec trop de sĂ©rieux et trop souvent ─ Eh ! bien, aprĂšs ?
 pour ne pas se plonger jusqu’à la ceinture en ce profond dĂ©goĂ»t dans lequel tombent les hommes de gĂ©nie empressĂ©s de s’en retirer par les immenses travaux de l’Ɠuvre Ă  laquelle ils se vouent. N’était sa riche nature, sa jeunesse, Modeste serait allĂ©e dans un cloĂźtre. Cette satiĂ©tĂ© jeta cette fille, encore trempĂ©e de GrĂące catholique, dans l’amour du bien, dans l’infini du ciel. Elle conçut la CharitĂ© comme occupation de la vie ; mais elle rampa dans des tristesses mornes en ne se trouvant plus de pĂąture pour la Fantaisie tapie en son cƓur, comme un insecte venimeux au fond d’un calice. Et elle cousait tranquillement des brassiĂšres pour les enfants des pauvres femmes ! Et elle Ă©coutait d’un air distrait les gronderies de monsieur Latournelle qui reprochait Ă  monsieur Dumay de lui avoir coupĂ© une treiziĂšme carte, ou de lui avoir tirĂ© son dernier atout. La foi poussa Modeste dans une singuliĂšre voie. Elle imagina qu’en devenant irrĂ©prochable, catholiquement parlant, elle arriverait Ă  un tel Ă©tat de saintetĂ©, que Dieu l’écouterait et accomplirait ses dĂ©sirs. — La foi, selon JĂ©sus-Christ, peut transporter des montagnes, le Sauveur a traĂźnĂ© son apĂŽtre sur le lac de TibĂ©riade ; mais, moi, je ne demande Ă  Dieu qu’un mari, se dit-elle ; c’est bien plus facile que d’aller me promener sur la mer. Elle jeĂ»na tout un carĂȘme, et resta sans commettre le moindre pĂ©chĂ© ; puis, elle se dit qu’en sortant de l’église, tel jour, elle rencontrerait un beau jeune homme digne d’elle, que sa mĂšre pourrait agrĂ©er, et qui la suivrait amoureux fou. Le jour oĂč elle avait assignĂ© Dieu, Ă  cette fin d’avoir Ă  lui envoyer un ange, elle fut suivie obstinĂ©ment par un pauvre assez dĂ©goĂ»tant ; il pleuvait Ă  verse, et il ne se trouvait pas un seul jeune homme dehors. Elle alla se promener sur le port, y voir dĂ©barquer des Anglais, mais ils amenaient tous des Anglaises, presque aussi belles que Modeste qui n’aperçut pas le moindre Childe-Harold Ă©garĂ©. Dans ce temps-lĂ , les pleurs la gagnaient quand elle s’asseyait en Marius sur les ruines de ses fantaisies. Un jour oĂč elle avait citĂ© Dieu pour la troisiĂšme fois, elle crut que l’élu de ses rĂȘves Ă©tait venu dans l’église, elle contraignit madame Latournelle Ă  regarder Ă  chaque pilier, imaginant qu’il se cachait par dĂ©licatesse. De ce coup, elle destitua Dieu de toute puissance. Elle faisait souvent des conversations avec cet amant imaginaire, en inventant les demandes et les rĂ©ponses, et elle lui donnait beaucoup d’esprit. L’excessive ambition de son cƓur, cachĂ©e dans ces romans, fut donc la cause de cette sagesse tant admirĂ©e par les bonnes gens qui gardaient Modeste ; ils auraient pu lui amener beaucoup de Francisque Althor et de Vilquin fils, elle ne se serait pas baissĂ©e jusqu’à ces manants. Elle voulait purement et simplement un homme de gĂ©nie, le talent lui semblait peu de chose, de mĂȘme qu’un avocat n’est rien pour la fille qui se rabat Ă  un ambassadeur. Aussi ne dĂ©sirait-elle la richesse que pour la jeter aux pieds de son idole. Le fonds d’or sur lequel se dĂ©tachĂšrent les figures de ses rĂȘves Ă©tait moins riche encore que son cƓur plein des dĂ©licatesses de la femme, car sa pensĂ©e dominante fut de rendre heureux et riche, un Tasse, un Milton, un Jean-Jacques Rousseau, un Murat, un Christophe Colomb. Les malheurs vulgaires Ă©mouvaient peu cette Ăąme qui voulait Ă©teindre les bĂ»chers de ces martyrs souvent ignorĂ©s de leur vivant. Modeste avait soif des souffrances innommĂ©es, des grandes douleurs de la pensĂ©e. TantĂŽt elle composait les baumes, elle inventait les recherches, les musiques, les mille moyens par lesquels elle aurait calmĂ© la fĂ©roce misanthropie de Jean-Jacques. TantĂŽt, elle se supposait la femme de lord Byron, et devinait presque son dĂ©dain du rĂ©el en se faisant fantasque autant que la poĂ©sie de Manfred, et ses doutes en en faisant un catholique. Modeste reprochait la mĂ©lancolie de MoliĂšre Ă  toutes les femmes du dix-septiĂšme siĂšcle. — Comment n’accourt-il pas, se demandait-elle, vers chaque homme de gĂ©nie, une femme aimante, riche, belle qui se fasse son esclave comme dans Lara, le page mystĂ©rieux ? Elle avait, vous le voyez, bien compris le pianto que le poĂ«te anglais a chantĂ© par le personnage de Gulnare. Elle admirait beaucoup l’action de cette jeune Anglaise qui vint se proposer Ă  CrĂ©billon fils, et qu’il Ă©pousa. L’histoire de Sterne et d’Éliza Draper fit sa vie et son bonheur pendant quelques mois. Devenue en idĂ©e l’hĂ©roĂŻne d’un roman pareil, plus d’une fois elle Ă©tudia le rĂŽle sublime d’Éliza. L’admirable sensibilitĂ©, si gracieusement exprimĂ©e dans cette correspondance, mouilla ses yeux des larmes qui manquĂšrent, dit-on, dans les yeux du plus spirituel des auteurs anglais. Modeste vĂ©cut donc encore quelque temps par la comprĂ©hension, non-seulement des Ɠuvres, mais encore du caractĂšre de ses auteurs favoris. Goldsmith, l’auteur d’Obermann, Charles Nodier, Maturin, les plus pauvres, les plus souffrants, Ă©taient ses dieux ; elle devinait leurs douleurs, elle s’initiait Ă  ces dĂ©nĂ»ments entremĂȘlĂ©s de contemplations cĂ©lestes, elle y versait les trĂ©sors de son cƓur ; elle se voyait l’auteur du bien-ĂȘtre matĂ©riel de ces artistes, martyres de leurs facultĂ©s. Cette noble compatissance, cette intuition des difficultĂ©s du travail, ce culte du talent, est une des plus rares fantaisies qui jamais aient voletĂ© dans des Ăąmes de femme. C’est d’abord comme un secret entre la femme et Dieu ; car lĂ  rien d’éclatant, rien de ce qui flatte la vanitĂ©, cet auxiliaire si puissant des actions en France. De cette troisiĂšme pĂ©riode d’idĂ©es, naquit chez Modeste un violent dĂ©sir de pĂ©nĂ©trer au cƓur d’une de ces existences anormales, de connaĂźtre les ressorts de la pensĂ©e, les malheurs intimes du gĂ©nie, et ce qu’il veut, et ce qu’il est. Ainsi, chez elle, les coups de tĂȘte de la Fantaisie, les voyages de son Ăąme dans le vide, les pointes poussĂ©es dans les tĂ©nĂšbres de l’avenir, l’impatience d’un amour en bloc Ă  porter sur un point, la noblesse de ses idĂ©es quant Ă  la vie, le parti pris de souffrir dans une sphĂšre Ă©levĂ©e au lieu de barboter dans les marais d’une vie de province, comme avait fait sa mĂšre, l’engagement qu’elle maintenait avec elle-mĂȘme de ne pas faillir, de respecter le foyer paternel et de n’y apporter que de la joie, tout ce monde de sentiments se produisit enfin sous une forme. Modeste voulut ĂȘtre la compagne d’un poĂ«te, d’un artiste, d’un homme enfin supĂ©rieur Ă  la foule des hommes ; mais elle voulut le choisir, ne lui donner son cƓur, sa vie, son immense tendresse dĂ©gagĂ©e des ennuis de la passion, qu’aprĂšs l’avoir soumis Ă  une Ă©tude approfondie. Ce joli roman, elle commença par en jouir. La tranquillitĂ© la plus profonde rĂ©gna dans son Ăąme. Sa physionomie se colora doucement. Elle devint la belle et sublime image de l’Allemagne que vous avez vue, la gloire du Chalet, l’orgueil de madame Latournelle et des Dumay. Modeste eut alors une existence double. Elle accomplissait humblement et avec amour toutes les minuties de la vie vulgaire au Chalet, elle s’en servait comme d’un frein pour enserrer le poĂ«me de sa vie idĂ©ale, Ă  l’instar des Chartreux qui rĂ©gularisent la vie matĂ©rielle et s’occupent pour laisser l’ñme se dĂ©velopper dans la priĂšre. Toutes les grandes intelligences s’astreignent Ă  quelque travail mĂ©canique afin de se rendre maĂźtres de la pensĂ©e. Spinosa dĂ©grossissait des verres Ă  lunettes, Bayle comptait les tuiles des toits, Montesquieu jardinait. Le corps ainsi domptĂ©, l’ñme dĂ©ploie ses ailes en toute sĂ©curitĂ©. Madame Mignon, qui lisait dans l’ñme de sa fille, avait donc raison. Modeste aimait, elle aimait de cet amour platonique si rare, si peu compris, la premiĂšre illusion des jeunes filles, le plus dĂ©licat de tous les sentiments, la friandise du cƓur. Elle buvait Ă  longs traits Ă  la coupe de l’Inconnu, de l’Impossible, du RĂȘve. Elle admirait l’oiseau bleu du paradis des jeunes filles, qui chante Ă  distance, et sur lequel la main ne peut jamais se poser, qui se laisse entrevoir, et que le plomb d’aucun fusil n’atteint, dont les couleurs magiques, dont les pierreries scintillent, Ă©blouissent les yeux, et qu’on ne revoit plus dĂšs que la RĂ©alitĂ©, cette hideuse Harpie accompagnĂ©e de tĂ©moins et de monsieur le Maire, apparaĂźt. Avoir de l’amour toutes les poĂ©sies sans voir l’amant ! quelle suave dĂ©bauche ! quelle ChimĂšre Ă  tous crins, Ă  toutes ailes ! Voici le futile et niais hasard qui dĂ©cida de la vie de cette jeune fille. Modeste vit Ă  l’étalage d’un libraire le portrait lithographiĂ© d’un de ses favoris, de Canalis. Vous savez combien sont menteuses ces esquisses, le fruit de hideuses spĂ©culations qui s’en prennent Ă  la personne des gens cĂ©lĂšbres, comme si leurs visages Ă©taient des propriĂ©tĂ©s publiques. Or, Canalis, crayonnĂ© dans une pose assez byronienne, offrait Ă  l’admiration publique ses cheveux en coup de vent, son cou nu, le front dĂ©mesurĂ© que tout barde doit avoir. Le front de Victor Hugo fera raser autant de crĂąnes que la gloire de NapolĂ©on a fait tuer de marĂ©chaux en herbe. Cette figure, sublime par nĂ©cessitĂ© mercantile, frappa Modeste, et le jour oĂč elle acheta ce portrait, l’un des plus beaux livres de d’ArthĂšs venait de paraĂźtre. DĂ»t Modeste y perdre, il faut avouer qu’elle hĂ©sita longtemps entre l’illustre poĂ«te et l’illustre prosateur. Mais ces deux hommes cĂ©lĂšbres Ă©taient-ils libres ? Modeste commença par s’assurer la coopĂ©ration de Françoise Cochet, la fille emmenĂ©e du Havre et ramenĂ©e par la pauvre Bettina-Caroline, que madame Mignon et madame Dumay prenaient en journĂ©e prĂ©fĂ©rablement Ă  toute autre, et qui demeurait au Havre. Elle emmena dans sa chambre cette crĂ©ature assez disgraciĂ©e ; elle lui jura de ne jamais donner le moindre chagrin Ă  ses parents ; de ne jamais sortir des bornes imposĂ©es Ă  une jeune fille ; quant Ă  Françoise, plus tard, au retour de son pĂšre, elle lui assurerait une existence tranquille, Ă  la condition de garder un secret inviolable sur le service rĂ©clamĂ©. Qu’était-ce ? peu de chose, une chose innocente. Tout ce que Modeste exigea de sa complice, consistait Ă  mettre des lettres Ă  la poste et Ă  en retirer qui seraient adressĂ©es Ă  Françoise Cochet. Le pacte conclu, Modeste Ă©crivit une petite lettre polie Ă  Dauriat, l’éditeur des poĂ©sies de Canalis, par laquelle elle lui demandait, dans l’intĂ©rĂȘt du grand poĂ«te, si Canalis Ă©tait mariĂ© ; puis elle le priait d’adresser la rĂ©ponse Ă  mademoiselle Françoise, poste restante, au Havre. Dauriat, incapable de prendre cette Ă©pĂźtre au sĂ©rieux, rĂ©pondit par des railleries de libraire, une lettre faite entre cinq ou six journalistes dans son cabinet et oĂč chacun d’eux mit son mot. Mademoiselle,» Canalis baron de, Constant Cyr Melchior, membre de l’AcadĂ©mie française, nĂ© en 1800, Ă  Canalis CorrĂšze, taille de cinq pieds quatre pouces, en trĂšs bon Ă©tat, vaccinĂ©, de race pure, a satisfait Ă  la conscription, jouit d’une santĂ© parfaite, possĂšde une petite terre patrimoniale dans la CorrĂšze et dĂ©sire se marier, mais trĂšs richement. » Il porte mi-parti de gueules Ă  la dolouĂšre d’or et mi-parti de sable Ă  la coquille d’argent, sommĂ© d’une couronne de baron, pour supports deux mĂ©lĂšzes de sinople. La devise or et fer, ne fut jamais aurifĂšre. » Le premier Canalis, qui partit pour la Terre-Sainte Ă  la premiĂšre croisade, est citĂ© dans les chroniques d’Auvergne pour s’ĂȘtre armĂ© seulement d’une hache, Ă  cause de la complĂšte indigence oĂč il se trouvait et qui pĂšse depuis ce temps sur sa race. De lĂ  l’écusson sans doute. La hache n’a donnĂ© qu’une coquille. Ce haut baron est d’ailleurs cĂ©lĂšbre aujourd’hui pour avoir dĂ©confit force infidĂšles, et mourut Ă  JĂ©rusalem, sans or ni fer, nu comme un ver, sur la route d’Ascalon, les ambulances n’existant pas encore. » Le chĂąteau de Canalis, qui rapporte quelques chĂątaignes, consiste en deux tours dĂ©mantelĂ©es, rĂ©unies par un pan de muraille remarquable par un lierre admirable, et paye vingt-deux francs de contribution. » L’éditeur soussignĂ© fait observer qu’il achĂšte dix mille francs chaque volume de poĂ©sies Ă  monsieur de Canalis, qui ne donne pas ses coquilles. » Le chantre de la CorrĂšze demeure rue de Paradis-PoissonniĂšre, numĂ©ro 29, ce qui, pour un poĂ«te de l’École AngĂ©lique, est un quartier convenable. Les vers attirent les goujons. Affranchir. » Quelques nobles dames du faubourg Saint-Germain prennent, dit-on, souvent le chemin du Paradis, et protĂšgent le Dieu. Le roi Charles X considĂšre ce grand poĂ«te au point de le croire capable de devenir administrateur ; il l’a nommĂ© rĂ©cemment officier de la LĂ©gion-d’Honneur, et, ce qui vaut mieux, MaĂźtre des RequĂȘtes attachĂ© au ministĂšre des Affaires ÉtrangĂšres. Ces fonctions n’empĂȘchent nullement le grand homme de toucher une pension de trois mille francs sur les fonds destinĂ©s Ă  l’encouragement des Arts et des Lettres. Ce succĂšs d’argent cause en Librairie une huitiĂšme plaie Ă  laquelle a Ă©chappĂ© l’Égypte, les vers ! » La derniĂšre Ă©dition des Ɠuvres de Canalis, publiĂ©e sur cavalier vĂ©lin, avec des vignettes par Bixiou, Joseph Bridau, Schinner, Sommervieux, etc., imprimĂ©e par Didot, est en cinq volumes, du prix de neuf francs par la poste. » Cette lettre tomba comme un pavĂ© sur une tulipe. Un poĂ«te, MaĂźtre des RequĂȘtes, Ă©margeant au MinistĂšre, touchant une pension, poursuivant la rosette rouge, adulĂ© par les femmes du faubourg Saint-Germain, ressemblait-il au poĂ«te crottĂ©, flĂąnant sur les quais, triste, rĂȘveur, succombant au travail et remontant Ă  sa mansarde, chargĂ© de poĂ©sie ?
 NĂ©anmoins, Modeste devina la raillerie du libraire envieux qui disait ─ J’ai fait Canalis ! j’ai fait Nathan ! D’ailleurs, elle relut les poĂ©sies de Canalis, vers excessivement pipeurs, pleins d’hypocrisie, et qui veulent un mot d’analyse, ne fĂ»t-ce que pour expliquer son engouement. Canalis se distingue de Lamartine, le chef de l’École AngĂ©lique, par un patelinage de garde-malade, par une douceur traĂźtresse, par une correction dĂ©licieuse. Si le chef aux cris sublimes est un aigle ; Canalis blanc et rose, est comme un flamant. En lui, les femmes voient l’ami qui leur manque, un confident discret, leur interprĂšte, un ĂȘtre qui les comprend, qui peut les expliquer Ă  elles-mĂȘmes. Les grandes marges laissĂ©es par Dauriat dans la derniĂšre Ă©dition Ă©taient chargĂ©es d’aveux Ă©crits au crayon par Modeste qui sympathisait avec cette Ăąme rĂȘveuse et tendre. Canalis ne possĂšde pas le don de vie, il n’insuffle pas l’existence Ă  ses crĂ©ations ; mais il sait calmer les souffrances vagues, comme celles qui assaillaient Modeste. Il parle aux jeunes filles leur langage, il endort la douleur des blessures les plus saignantes, en apaisant les gĂ©missements et jusqu’aux sanglots. Son talent ne consiste pas Ă  faire de beaux discours aux malades, Ă  leur donner le remĂšde des Ă©motions fortes, il se contente de leur dire d’une voix harmonieuse, Ă  laquelle on croit — Je suis malheureux comme vous, je vous comprends bien ; venez Ă  moi, pleurons ensemble sur le bord de ce ruisseau, sous les saules ? Et l’on va ! Et l’on Ă©coute sa poĂ©sie vide et sonore comme le chant par lequel les nourrices endorment les enfants. Canalis, comme Nodier en ceci, vous ensorcĂšle par une naĂŻvetĂ©, naturelle chez le prosateur et cherchĂ©e chez Canalis, par sa finesse, par son sourire, par ses fleurs effeuillĂ©es, par une philosophie enfantine. Il singe assez bien le langage des premiers jours, pour vous ramener dans la prairie des illusions. On est impitoyable avec les aigles, on leur veut les qualitĂ©s du diamant, une perfection incorruptible ; mais, avec Canalis, on se contente du petit sou de l’orphelin, on lui passe tout. Il semble bon enfant, humain surtout. Ces grimaces de poĂ«te angĂ©lique lui rĂ©ussissent, comme rĂ©ussiront toujours celles de la femme qui fait bien l’ingĂ©nue, la surprise, la jeune, la victime, l’ange blessĂ©. Modeste, en reprenant ses impressions, eut confiance en cette Ăąme, en cette physionomie aussi ravissante que celle de Bernardin de Saint-Pierre. Elle n’écouta pas le libraire. Donc, au commencement du mois d’aoĂ»t, elle Ă©crivit la lettre suivante Ă  ce nouveau Dorat qui passe encore pour une des Ă©toiles de la plĂ©iade moderne. I. Ă  monsieur de canalis. DĂ©jĂ  bien des fois, monsieur, j’ai voulu vous Ă©crire, et pourquoi ? vous le devinez pour vous dire combien j’aime votre talent. Oui, j’éprouve le besoin de vous exprimer l’admiration d’une pauvre fille de province, seulette dans son coin, et dont tout le bonheur est de lire vos poĂ©sies. De RenĂ©, je suis venue Ă  vous. La mĂ©lancolie conduit Ă  la rĂȘverie. Combien d’autres femmes ne vous ont-elles pas envoyĂ© l’hommage de leurs pensĂ©es secrĂštes ?
 Quelle est ma chance d’ĂȘtre distinguĂ©e dans cette foule ? Qu’est-ce que ce papier, plein de mon Ăąme, aura de plus que toutes les lettres parfumĂ©es qui vous harcĂšlent ? Je me prĂ©sente avec plus d’ennuis que toute autre je veux rester inconnue et demande une confiance entiĂšre, comme si vous me connaissiez depuis longtemps. » RĂ©pondez-moi, soyez bon pour moi. Je ne prends pas l’engagement de me faire connaĂźtre un jour, cependant je ne dis pas absolument non. Que puis-je ajouter Ă  cette lettre ?
 Voyez-y, monsieur, un grand effort, et permettez-moi de vous tendre la main, oh ! une main bien amie, celle de » Votre servante » O. d’este-m.» Si vous me faites la grĂące de me rĂ©pondre, adressez, je vous prie, votre lettre Ă  mademoiselle F. Cochet, poste restante, au Havre. » Maintenant, toutes les jeunes filles, romanesques ou non, peuvent imaginer dans quelle impatience vĂ©cut Modeste pendant quelques jours ! L’air fut plein de langues de feu. Les arbres lui parurent un plumage. Elle ne sentit pas son corps, elle plana dans la nature ! La terre flĂ©chissait sous ses pieds. Admirant l’institution de la Poste, elle suivit sa petite feuille de papier dans l’espace, elle se sentit heureuse, comme on est heureux Ă  vingt ans du premier exercice de son vouloir. Elle Ă©tait occupĂ©e, possĂ©dĂ©e comme au Moyen-Ăąge. Elle se figura l’appartement, le cabinet du poĂ«te, elle le vit dĂ©cachetant sa lettre, et elle faisait des suppositions par myriades. AprĂšs avoir esquissĂ© la poĂ©sie, il est nĂ©cessaire de donner ici le profil du poĂ«te. Canalis est un petit homme sec, de tournure aristocratique, brun, douĂ© d’une figure vituline, et d’une tĂȘte un peu menue, comme celle des hommes qui ont plus de vanitĂ© que d’orgueil. Il aime le luxe, l’éclat, la grandeur. La fortune est un besoin pour lui plus que pour tout autre. Fier de sa noblesse, autant que de son talent, il a tuĂ© ses ancĂȘtres par trop de prĂ©tentions dans le prĂ©sent. AprĂšs tout, les Canalis ne sont ni les Navarreins, ni les Cadignau, ni les Grandlieu, ni les NĂšgrepelisse. Et cependant, la nature a bien servi ses prĂ©tentions. Il a ces yeux d’un Ă©clat oriental qu’on demande aux poĂ«tes, une finesse assez jolie dans les maniĂšres, une voix vibrante ; mais un charlatanisme naturel dĂ©truit presque ces avantages. Il est comĂ©dien de bonne foi. S’il avance un pied trĂšs Ă©lĂ©gant, il en a pris l’habitude. S’il a des formules dĂ©clamatoires, elles sont Ă  lui. S’il se pose dramatiquement, il a fait de son maintien une seconde nature. Ces espĂšces de dĂ©fauts concordent Ă  une gĂ©nĂ©rositĂ© constante, Ă  ce qu’il faut nommer le paladinage, en contraste avec la chevalerie. Canalis n’a pas assez de foi pour ĂȘtre don Quichotte ; mais il a trop d’élĂ©vation pour ne pas toujours se mettre dans le beau cĂŽtĂ© des questions. Cette poĂ©sie, qui fait ses Ă©ruptions miliaires Ă  tout propos, nuit beaucoup Ă  ce poĂ«te qui ne manque pas d’ailleurs d’esprit, mais que son talent empĂȘche de dĂ©ployer son esprit ; il est dominĂ© par sa rĂ©putation, il vise Ă  paraĂźtre plus grand qu’elle. Ainsi, comme il arrive trĂšs souvent, l’homme est en dĂ©saccord complet avec les produits de sa pensĂ©e. Ces morceaux cĂąlins, naĂŻfs, pleins de tendresse, ces vers calmes, purs comme la glace des lacs ; cette caressante poĂ©sie femelle a pour auteur un petit ambitieux, serrĂ© dans son frac, Ă  tournure de diplomate, rĂȘvant une influence politique, aristocrate Ă  en puer, musquĂ©, prĂ©tentieux, ayant soif d’une fortune afin de possĂ©der la rente nĂ©cessaire Ă  son ambition, dĂ©jĂ  gĂątĂ© par le succĂšs sous sa double forme la couronne de laurier et la couronne de myrte. Une place de huit mille francs, trois mille francs de pension, les deux mille francs de l’AcadĂ©mie, et les mille Ă©cus du revenu patrimonial, Ă©cornĂ©s par les nĂ©cessitĂ©s agronomiques de la terre de Canalis, au total quinze mille francs de fixe, plus les dix mille francs que rapportait la poĂ©sie, bon an, mal an ; en tout vingt-cinq mille livres. Pour le hĂ©ros de Modeste, cette somme constituait alors une fortune d’autant plus prĂ©caire, qu’il dĂ©pensait environ cinq ou six mille francs au delĂ  de ses revenus ; mais la cassette du roi, les fonds secrets du ministĂšre avaient jusqu’alors comblĂ© ces dĂ©ficits. Il avait trouvĂ© pour le Sacre un hymne qui lui valut un service d’argenterie. Il refusa toute espĂšce de somme en disant que les Canalis devaient leur hommage au Roi de France. Le Roi Chevalier sourit, et commanda chez Odiot une coĂ»teuse Ă©dition des vers de ZaĂŻre Ah ! Versificateur, te serais-tu flattĂ©D’effacer Charles dix en gĂ©nĂ©rositĂ© ? DĂšs cette Ă©poque, Canalis avait, selon la pittoresque expression des journalistes, vidĂ© son sac. Il se sentait incapable d’inventer une nouvelle forme de poĂ©sie. Sa lyre ne possĂšde pas sept cordes, elle n’en a qu’une ; et, Ă  force d’en avoir jouĂ©, le public ne lui laissait plus que l’alternative de s’en servir Ă  se pendre ou de se taire. De Marsay, qui n’aimait pas Canalis, se permit une plaisanterie qui laissa dans le flanc du poĂ«te sa pointe envenimĂ©e. — Canalis, dit-il une fois, me fait l’effet de l’homme le plus courageux, signalĂ© par le grand FrĂ©dĂ©ric aprĂšs la bataille, ce trompette qui n’avait cessĂ© de souffler le mĂȘme air dans son petit turlututu ! Canalis, aux oreilles de qui cette Ă©pigramme arriva, voulut devenir gĂ©nĂ©ral. Combien de fois un mot n’a-t-il pas dĂ©cidĂ© de la vie d’un homme ? L’ancien prĂ©sident de la rĂ©publique Cisalpine, le plus grand avocat du PiĂ©mont, Colla s’entend dire, Ă  quarante ans, par un ami, qu’il ne connaĂźt rien Ă  la botanique ; il se pique, devient un Jussieu, cultive les fleurs, en invente, et publie la Flore du PiĂ©mont, en latin, l’ouvrage de dix ans. — AprĂšs tout, Canning et Chateaubriand sont des hommes politiques, se dit le poĂ«te Ă©teint, et de Marsay trouvera son maĂźtre en moi ! Canalis aurait bien voulu faire un grand ouvrage politique ; mais il craignit de se compromettre avec la prose française, dont les exigences sont cruelles Ă  ceux qui contractent l’habitude de prendre quatre alexandrins pour exprimer une idĂ©e. De tous les poĂ«tes de ce temps, trois seulement Hugo, ThĂ©ophile Gautier, de Vigny ont pu rĂ©unir la double gloire de poĂ«te et de prosateur que rĂ©unirent aussi Racine et Voltaire, MoliĂšre et Rabelais, une des plus rares distinctions de la littĂ©rature française et qui doit signaler un poĂ«te entre tous. Donc, le poĂ«te du faubourg Saint-Germain faisait sagement en essayant de remiser son char sous le toit protecteur de l’Administration. En devenant MaĂźtre des RequĂȘtes, Canalis Ă©prouva le besoin d’avoir un secrĂ©taire, un ami qui pĂ»t le remplacer en beaucoup d’occasions, faire sa cuisine en librairie, avoir soin de sa gloire dans les journaux, et, au besoin, l’aider en politique, ĂȘtre enfin son Ăąme damnĂ©e. Beaucoup d’hommes cĂ©lĂšbres dans les Sciences, dans les Arts, dans les Lettres, ont Ă  Paris un ou deux caudataires, un capitaine des gardes ou un chambellan qui vivent aux rayons de leur soleil, espĂšces d’aides de camp chargĂ©s des missions dĂ©licates, se laissant compromettre au besoin, travaillant au piĂ©destal de l’idole, ni tout Ă  fait ses serviteurs ni tout Ă  fait ses Ă©gaux, hardis Ă  la rĂ©clame, les premiers sur la brĂšche, couvrant les retraites, s’occupant des affaires, et dĂ©vouĂ©s tant que durent leurs illusions ou jusqu’au moment oĂč leurs dĂ©sirs sont comblĂ©s. Quelques-uns reconnaissent un peu d’ingratitude chez leur grand homme, d’autres se croient exploitĂ©s, plusieurs se lassent de ce mĂ©tier, peu se contentent de cette douce Ă©galitĂ© de sentiment, le seul prix que l’on doive chercher dans l’intimitĂ© d’un homme supĂ©rieur et dont se contentait Ali, Ă©levĂ© par Mahomet jusqu’à lui. Beaucoup se tiennent pour aussi capables que leur grand homme, abusĂ©s par leur amour-propre. Le dĂ©vouement est rare, surtout sans solde, sans espĂ©rance, comme le concevait Modeste. NĂ©anmoins il se trouve des Menneval, et plus Ă  Paris que partout ailleurs, des hommes qui chĂ©rissent une vie Ă  l’ombre, un travail tranquille, des BĂ©nĂ©dictins Ă©garĂ©s dans notre sociĂ©tĂ© sans monastĂšre pour eux. Ces agneaux courageux portent dans leurs actions, dans leur vie intime, la poĂ©sie que les Ă©crivains expriment. Ils sont poĂ«tes par le cƓur, par leurs mĂ©ditations Ă  l’écart, par la tendresse, comme d’autres sont poĂ«tes sur le papier, dans les champs de l’intelligence et Ă  tant le vers ! comme lord Byron, comme tous ceux qui vivent, hĂ©las ! de leur encre, l’eau d’HippocrĂšne d’aujourd’hui, par la faute du pouvoir. AttirĂ© par la gloire de Canalis, par l’avenir promis Ă  cette prĂ©tendue intelligence politique et conseillĂ© par madame d’Espard, un jeune RĂ©fĂ©rendaire Ă  la Cour des Comptes se constitua le secrĂ©taire bĂ©nĂ©vole du poĂ«te, et fut caressĂ© par lui comme un spĂ©culateur caresse son premier bailleur de fonds. Les prĂ©mices de cette camaraderie eurent assez de ressemblance avec l’amitiĂ©. Ce jeune homme avait dĂ©jĂ  fait un stage de ce genre auprĂšs d’un des ministres tombĂ©s en 1827 ; mais le ministre avait eu soin de le placer Ă  la Cour des Comptes. Ernest de La BriĂšre, jeune homme alors ĂągĂ© de vingt-sept ans, dĂ©corĂ© de la LĂ©gion-d’Honneur, sans autre fortune que les Ă©moluments de sa place, possĂ©dait la triture des affaires, et savait beaucoup aprĂšs avoir habitĂ© pendant quatre ans le cabinet du principal ministĂšre. Doux, aimable, le cƓur presque pudique et rempli de bons sentiments, il lui rĂ©pugnait d’ĂȘtre sur le premier plan. Il aimait son pays, il voulait ĂȘtre utile, mais l’éclat l’éblouissait. À son choix, la place de secrĂ©taire prĂšs d’un NapolĂ©on lui eĂ»t mieux convenu que celle de premier ministre. Ernest, devenu l’ami de Canalis, fit de grands travaux pour lui ; mais, en dix-huit mois, il reconnut la sĂ©cheresse de cette nature si poĂ©tique par l’expression littĂ©raire seulement. La vĂ©ritĂ© de ce proverbe populaire L’habit ne fait pas le moine est surtout applicable Ă  la littĂ©rature. Il est extrĂȘmement rare de trouver un accord entre le talent et le caractĂšre. Les facultĂ©s ne sont pas le rĂ©sumĂ© de l’homme. Cette sĂ©paration, dont les phĂ©nomĂšnes Ă©tonnent, provient d’un mystĂšre inexplorĂ©, peut-ĂȘtre inexplorable. Le cerveau, ses produits en tous genres, car dans les Arts la main de l’homme continue sa cervelle, sont un monde Ă  part qui fleurit sous le crĂąne, dans une indĂ©pendance parfaite des sentiments, de ce qu’on nomme les vertus du citoyen, du pĂšre de famille, de l’homme privĂ©. Ceci n’est cependant pas absolu. Rien n’est absolu dans l’homme. Il est certain que le dĂ©bauchĂ© dissipera son talent, que le buveur le dĂ©pensera dans ses libations, sans que l’homme vertueux puisse se donner du talent par une honnĂȘte hygiĂšne ; mais il est aussi presque prouvĂ© que Virgile, le peintre de l’amour, n’a jamais aimĂ© de Didon, et que Rousseau, le citoyen-modĂšle, avait de l’orgueil Ă  dĂ©frayer toute une aristocratie. NĂ©anmoins, Michel-Ange et RaphaĂ«l ont offert l’heureux accord du gĂ©nie et de la forme du caractĂšre. Le talent, chez les hommes, est donc Ă  peu prĂšs, quant au moral, ce qu’est la beautĂ© chez les femmes, une promesse. Admirons deux fois l’homme chez qui le cƓur et le caractĂšre Ă©galent en perfection le talent. En trouvant sous le poĂ«te un Ă©goĂŻste ambitieux, la pire espĂšce de tous les Ă©goĂŻstes, car il en est d’aimables, Ernest Ă©prouva je ne sais quelle pudeur Ă  le quitter. Les Ăąmes honnĂȘtes ne brisent pas facilement leurs liens, surtout ceux qu’ils ont nouĂ©s volontairement. Le secrĂ©taire faisait donc bon mĂ©nage avec le poĂ«te quand la lettre de Modeste courait la poste ; mais comme on fait bon mĂ©nage, en se sacrifiant toujours. La BriĂšre tenait compte Ă  Canalis de la franchise avec laquelle il s’était ouvert Ă  lui. D’ailleurs, chez cet homme, qui sera tenu grand pendant sa vie, qui sera fĂȘtĂ© comme le fut Marmontel, les dĂ©fauts sont l’envers de qualitĂ©s brillantes. Ainsi, sans sa vanitĂ©, sans sa prĂ©tention, peut-ĂȘtre n’eĂ»t-il pas Ă©tĂ© douĂ© de cette diction sonore, instrument nĂ©cessaire Ă  la vie politique actuelle. Sa sĂ©cheresse aboutit Ă  la rectitude, Ă  la loyautĂ©. Son ostentation est doublĂ©e de gĂ©nĂ©rositĂ©. Les rĂ©sultats profitent Ă  la sociĂ©tĂ©, les motifs regardent Dieu. Mais, lorsque la lettre de Modeste arriva, Ernest ne s’abusait plus sur Canalis. Les deux amis venaient de dĂ©jeuner et causaient dans le cabinet du poĂ«te, qui occupait alors, au fond d’une cour, un appartement donnant sur un jardin, au rez-de-chaussĂ©e. — Oh ! s’écria Canalis, je le disais bien l’autre jour Ă  madame de Chaulieu, je dois lĂącher quelque nouveau poĂ«me, l’admiration baisse, car voilĂ  quelque temps que je n’ai reçu de lettres anonymes
 — Une inconnue ? demanda La BriĂšre. — Une inconnue ! une d’Este, et au Havre ! C’est Ă©videmment un nom d’emprunt. Et Canalis passa la lettre Ă  La BriĂšre. Ce poĂ«me, cette exaltation cachĂ©e, enfin le cƓur de Modeste fut insouciamment tendu par un geste de fat Ă  ce petit RĂ©fĂ©rendaire de la Cour des Comptes. — C’est beau ! s’écria le RĂ©fĂ©rendaire, d’attirer ainsi Ă  soi les sentiments les plus pudiques, de forcer une pauvre femme Ă  sortir des habitudes que l’éducation, la nature, le monde lui tracent, Ă  briser les conventions
 Quel privilĂ©ge le gĂ©nie acquiert ! Une lettre comme celle que je tiens, Ă©crite par une jeune fille, une vraie jeune fille, sans arriĂšre-pensĂ©e, avec enthousiasme
 — Eh bien ?
 dit Canalis. — Eh bien ! on peut avoir souffert autant que le Tasse, on doit ĂȘtre rĂ©compensĂ©, s’écria La BriĂšre. — On se dit cela, mon cher, Ă  la premiĂšre, Ă  la seconde lettre, dit Canalis ; mais quand c’est la trentiĂšme !
 Mais lorsqu’on a trouvĂ© que la jeune enthousiaste est assez rouĂ©e ! Mais quand au bout du chemin brillant parcouru par l’exaltation du poĂ«te, on a vu quelque vieille Anglaise assise sur une borne et qui vous tend la main !
 Mais quand l’ange de la poste se change en une pauvre fille mĂ©diocrement jolie en quĂȘte d’un mari !
 Oh ! alors l’effervescence se calme. — Je commence Ă  croire, dit La BriĂšre en souriant, que la gloire a quelque chose de vĂ©nĂ©neux, comme certaines fleurs Ă©clatantes. — Et puis, mon ami, reprit Canalis, toutes ces femmes, mĂȘme quand elles sont sincĂšres, elles ont un idĂ©al, et vous y rĂ©pondez rarement. Elles ne se disent pas que le poĂ«te est un homme assez vaniteux, comme je suis taxĂ© de l’ĂȘtre ; elles n’imaginent jamais ce qu’est un homme malmenĂ© par une espĂšce d’agitation fĂ©brile qui le rend dĂ©sagrĂ©able, changeant ; elles le veulent toujours grand, toujours beau ; jamais elles ne pensent que le talent est une maladie ; que Nathan vit avec Florine, que d’Arthez est trop gras, que BĂ©ranger va trĂšs bien Ă  pied, que le Dieu peut avoir la pituite. Un Lucien de RubemprĂ©, poĂ«te et joli garçon, est un phĂ©nix. Et pourquoi donc aller chercher de mĂ©chants compliments, et recevoir les douches froides que verse le regard hĂ©bĂ©tĂ© d’une femme dĂ©sillusionnĂ©e ?
 — Le vrai poĂ«te, dit La BriĂšre, doit alors rester cachĂ© comme Dieu dans le centre de ses mondes, n’ĂȘtre visible que par ses crĂ©ations
 — La gloire coĂ»terait alors trop cher, rĂ©pondit Canalis. La vie a du bon. Tiens ! dit-il en prenant une tasse de thĂ©, quand une noble et belle femme aime un poĂ«te, elle ne se cache ni dans les cintres ni dans les baignoires du théùtre, comme une duchesse Ă©prise d’un acteur ; elle se sent assez forte, assez gardĂ©e par sa beautĂ©, par sa fortune, par son nom pour dire comme dans tous les poĂ«mes Ă©piques Je suis la nymphe Calypso, amante de TĂ©lĂ©maque. La mystification est la ressource des petits esprits. Depuis quelque temps, je ne rĂ©ponds plus aux masques
 — Oh ! combien j’aimerais une femme venue Ă  moi !
 s’écria La BriĂšre en retenant une larme. On peut te rĂ©pondre, mon cher Canalis, que ce n’est jamais une pauvre fille qui monte jusqu’à l’homme cĂ©lĂšbre ; elle a trop de dĂ©fiance, trop de vanitĂ©, trop de craintes ! c’est toujours une Ă©toile, une
 — Une princesse, s’écria Canalis en partant d’un Ă©clat de rire, n’est-ce pas ? qui descend jusqu’à lui
 Mon cher, cela se voit une fois en cent ans. Un tel amour est comme cette fleur qui fleurit tous les siĂšcles
 Les princesses, jeunes, riches et belles, sont trop occupĂ©es, elles sont entourĂ©es, comme toutes les plantes rares, d’une haie de sots, gentilshommes bien Ă©levĂ©s, vides comme des sureaux ! Mon rĂȘve, hĂ©las ! le cristal de mon rĂȘve, brodĂ© de la CorrĂšze ici de guirlandes de fleurs, dans quelle ferveur !
 n’en parlons plus, il est en Ă©clats, Ă  mes pieds, depuis longtemps
 Non, non, toute lettre anonyme est une mendiante ! Et quelles exigences ! Écris Ă  cette petite personne, en supposant qu’elle soit jeune et jolie, et tu verras ! Tu n’auras pas autre chose Ă  faire. On ne peut raisonnablement pas aimer toutes les femmes. Apollon, celui du BelvĂ©dĂšre du moins, est un Ă©lĂ©gant poitrinaire qui doit se mĂ©nager. — Mais quand une crĂ©ature arrive ainsi, son excuse doit ĂȘtre dans une certitude d’éclipser en tendresse, en beautĂ©, la maĂźtresse la plus adorĂ©e, dit Ernest, et alors un peu de curiosité  — Ah ! rĂ©pondit Canalis, tu me permettras, trop jeune Ernest, de m’en tenir Ă  la belle duchesse qui fait mon bonheur. — Tu as raison, trop raison, rĂ©pondit Ernest. NĂ©anmoins, le jeune secrĂ©taire lut la lettre de Modeste, et la relut en essayant d’en deviner l’esprit cachĂ©. — Il n’y a pourtant pas lĂ  la moindre emphase, on ne te donne pas du gĂ©nie, on s’adresse Ă  ton cƓur, dit-il Ă  Canalis. Ce parfum de modestie et ce contrat proposĂ© me tenteraient
 — Signe-le, rĂ©ponds, va toi-mĂȘme jusqu’au bout de l’aventure, je le donne lĂ  de tristes appointements, s’écria Canalis en souriant. Va, tu m’en diras des nouvelles dans trois mois, si cela dure trois mois
 Quatre jours aprĂšs, Modeste tenait la lettre suivante, Ă©crite sur du beau papier, protĂ©gĂ©e par une double enveloppe, et sous un cachet aux armes de Canalis. II. Ă  mademoiselle O. d’Este-M. Mademoiselle,» L’admiration pour les belles Ɠuvres, Ă  supposer que les miennes soient telles, comporte je ne sais quoi de saint et de candide qui dĂ©fend contre toute raillerie et justifie Ă  tout tribunal la dĂ©marche que vous avez faite en m’écrivant. Avant tout, je dois vous remercier du plaisir que causent toujours de semblables tĂ©moignages, mĂȘme quand on ne les mĂ©rite pas ; car le faiseur de vers et le poĂ«te s’en croient intimement dignes, tant l’amour-propre est une substance peu rĂ©fractaire Ă  l’éloge. La meilleure preuve d’amitiĂ© que je puisse donner Ă  une inconnue, en Ă©change de ce dictame qui guĂ©rirait les morsures de la critique, n’est-ce pas de partager avec elle la moisson de mon expĂ©rience, au risque de faire envoler vos vivantes illusions. » Mademoiselle, la plus belle palme d’une jeune fille est la fleur d’une vie sainte, pure, irrĂ©prochable. Êtes-vous seule au monde ? Tout est dit. Mais si vous avez une famille, un pĂšre ou une mĂšre, songez Ă  tous les chagrins qui peuvent suivre une lettre comme la vĂŽtre, adressĂ©e Ă  un poĂ«te que vous ne connaissez pas personnellement. Tous les Ă©crivains ne sont pas des anges, ils ont des dĂ©fauts. Il en est de lĂ©gers, d’étourdis, de fats, d’ambitieux, de dĂ©bauchĂ©s ; et, quelque imposante que soit l’innocence, quelque chevaleresque que soit le poĂ«te français, Ă  Paris vous pourriez rencontrer plus d’un mĂ©nestrel dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©, prĂȘt Ă  cultiver votre affection pour la tromper. Votre lettre serait alors interprĂ©tĂ©e autrement que je ne l’ai fait. On y verrait une pensĂ©e que vous n’y avez pas mise, et que, dans votre innocence, vous ne soupçonnez point. Autant d’auteurs, autant de caractĂšres. Je suis excessivement flattĂ© que vous m’ayez jugĂ© digne de vous comprendre ; mais si vous Ă©tiez tombĂ©e sur un talent hypocrite, sur un railleur dont les livres sont mĂ©lancoliques et dont la vie est un carnaval continuel, vous auriez pu trouver au dĂ©noĂ»ment de votre sublime imprudence un mĂ©chant homme, quelque habituĂ© des coulisses, ou un hĂ©ros d’estaminet ! Vous ne sentez pas, sous les berceaux de clĂ©matite oĂč vous mĂ©ditez sur les poĂ©sies, l’odeur du cigare qui dĂ©poĂ©tise les manuscrits ; de mĂȘme qu’en allant au bal, parĂ©e des Ɠuvres resplendissantes du joaillier, vous ne pensez pas aux bras nerveux, aux ouvriers en veste, aux ignobles ateliers d’oĂč s’élancent, radieuses, ces fleurs du travail. » Allons plus loin !
 En quoi la vie rĂȘveuse et solitaire que vous menez, sans doute au bord de la mer, peut-elle intĂ©resser un poĂ«te dont la mission est de tout deviner, puisqu’il doit tout peindre ? Nos jeunes filles Ă  nous sont tellement accomplies, que nulle des filles d’Ève ne peut lutter avec elles ! Quelle RĂ©alitĂ© valut jamais le RĂȘve ? » Maintenant, que gagnerez-vous, vous, jeune fille Ă©levĂ©e Ă  devenir une sage mĂšre de famille, en vous initiant aux agitations terribles de la vie des poĂ«tes dans cette affreuse capitale, qui ne peut se dĂ©finir que par ces mots Un enfer qu’on aime ! Si c’est le dĂ©sir d’animer votre monotone existence de jeune fille curieuse qui vous a mis la plume Ă  la main, ceci n’a-t-il pas l’apparence d’une dĂ©pravation ? » Quel sens prĂȘterai-je Ă  votre lettre ? Êtes-vous d’une caste rĂ©prouvĂ©e, et cherchez-vous un ami loin de vous ? Êtes-vous affligĂ©e de laideur et vous sentez-vous une belle Ăąme sans confident ? HĂ©las ! triste conclusion vous avez fait trop ou pas assez. Ou restons-en lĂ  ; ou, si vous continuez, dites-m’en plus que dans la lettre que vous m’avez Ă©crite. » Mais, mademoiselle, si vous ĂȘtes jeune, si vous ĂȘtes belle, si vous avez une famille, si vous sentez au cƓur un nard cĂ©leste Ă  rĂ©pandre, comme fit Madeleine aux pieds de JĂ©sus, laissez-vous apprĂ©cier par un homme digne de vous, et devenez ce que doit ĂȘtre toute bonne jeune fille une excellente femme, une vertueuse mĂšre de famille. Un poĂ«te est la plus triste conquĂȘte que puisse faire une jeune personne, il a trop de vanitĂ©s, trop d’angles blessants qui doivent se heurter aux lĂ©gitimes vanitĂ©s d’une femme, et meurtrir une tendresse sans expĂ©rience de la vie. La femme du poĂ«te doit l’aimer pendant un long temps avant de l’épouser, elle doit se rĂ©soudre Ă  la charitĂ© des anges, Ă  leur indulgence, aux vertus de la maternitĂ©. Ces qualitĂ©s, mademoiselle, ne sont qu’en germe chez les jeunes filles. » Écoutez la vĂ©ritĂ© tout entiĂšre, ne vous la dois-je pas en retour de votre enivrante flatterie ? S’il est glorieux d’épouser une grande renommĂ©e, on s’aperçoit bientĂŽt qu’un homme supĂ©rieur est, en tant qu’homme, semblable aux autres. Il rĂ©alise alors d’autant moins les espĂ©rances, qu’on attend de lui des prodiges. Il en est alors d’un poĂ«te cĂ©lĂšbre comme d’une femme dont la beautĂ© trop vantĂ©e fait dire ─ Je la croyais mieux, Ă  qui l’aperçoit ; elle ne rĂ©pond plus aux exigences du portrait tracĂ© par la fĂ©e Ă  laquelle je dois votre billet, l’Imagination ! Enfin, les qualitĂ©s de l’esprit ne se dĂ©veloppent et ne fleurissent que dans une sphĂšre invisible, la femme du poĂ«te n’en sent plus que les inconvĂ©nients, elle voit fabriquer les bijoux au lieu de s’en parer. Si l’éclat d’une position exceptionnelle vous a fascinĂ©e, apprenez que les plaisirs en sont bientĂŽt dĂ©vorĂ©s. On s’irrite de trouver tant d’aspĂ©ritĂ©s dans une situation qui, Ă  distance, paraissait unie, tant de froid sur un sommet brillant ! Puis, comme les femmes ne mettent jamais les pieds dans le monde des difficultĂ©s, elles n’apprĂ©cient bientĂŽt plus ce qu’elles admiraient, quand elles croient en avoir, Ă  premiĂšre vue, devinĂ© le maniement. » Je termine par une derniĂšre considĂ©ration dans laquelle vous auriez tort de voir une priĂšre dĂ©guisĂ©e, elle est le conseil d’un ami. L’échange des Ăąmes ne peut s’établir qu’entre gens disposĂ©s Ă  ne se rien cacher. Vous montrerez-vous telle que vous ĂȘtes Ă  un inconnu ? Je m’arrĂȘte aux consĂ©quences de cette idĂ©e. » Trouvez ici, mademoiselle, les hommages que nous devons Ă  toutes les femmes, mĂȘme Ă  celles qui sont inconnues et masquĂ©es. » Avoir tenu cette lettre entre sa chair et son corset, sous son busc brĂ»lant, pendant toute une journĂ©e !
 en avoir rĂ©servĂ© la lecture pour l’heure oĂč tout dort, minuit, aprĂšs avoir attendu ce silence solennel dans les anxiĂ©tĂ©s d’une imagination de feu !
 avoir bĂ©ni le poĂ«te, avoir lu par avance mille lettres, avoir supposĂ© tout, exceptĂ© cette goutte d’eau froide tombant sur les plus vaporeuses formes de la fantaisie et les dissolvant comme l’acide prussique dissout la vie !
 il y avait de quoi se cacher, quoique seule, ainsi que le fit Modeste, la figure dans ses draps, Ă©teindre la bougie et pleurer
 Ceci se passait dans les premiers jours d’aoĂ»t, Modeste se leva, marcha par sa chambre, et vint ouvrir la croisĂ©e. Elle voulait de l’air. Le parfum des fleurs monta vers elle, avec cette fraĂźcheur particuliĂšre aux odeurs pendant la nuit. La mer, illuminĂ©e par la lune, scintillait comme un miroir. Un rossignol chanta dans un arbre du parc Vilquin. — Ah ! voilĂ  le poĂ«te, se dit Modeste dont la colĂšre tomba. Les plus amĂšres rĂ©flexions se succĂ©dĂšrent dans son esprit. Elle se sentit piquĂ©e au vif, elle voulut relire la lettre, elle ralluma la bougie, elle Ă©tudia cette prose Ă©tudiĂ©e, et finit par entendre la voix poussive du Monde rĂ©el. — Il a raison et j’ai tort, se dit-elle. Mais comment croire qu’on trouvera sous la robe Ă©toilĂ©e des poĂ«tes un vieillard de MoliĂšre ?
 Quand une femme ou une jeune fille est prise en flagrant dĂ©lit, elle conçoit une haine profonde contre le tĂ©moin, l’auteur ou l’objet de sa faute. Aussi la vraie, la naturelle, la sauvage Modeste Ă©prouva-t-elle en son cƓur un effroyable dĂ©sir de l’emporter sur cet esprit de rectitude et de le prĂ©cipiter dans quelque contradiction, de lui rendre ce coup de massue. Cette enfant si pure, dont la tĂȘte seule avait Ă©tĂ© corrompue, et par ses lectures, et par la longue agonie de sa sƓur, et par les dangereuses mĂ©ditations de la solitude, fut surprise par un rayon de soleil sur son visage. Elle avait passĂ© trois heures Ă  courir des bordĂ©es sur les mers immenses du Doute. De pareilles nuits ne s’oublient jamais. Elle alla droit Ă  sa petite table de la Chine, prĂ©sent de son pĂšre, et Ă©crivit une lettre dictĂ©e par l’infernal esprit de vengeance qui frĂ©tille au fond du cƓur des jeunes personnes. III. Ă  monsieur de canalis. Monsieur, Vous ĂȘtes certainement un grand poĂ«te, mais vous ĂȘtes quelque chose de plus, vous ĂȘtes un honnĂȘte homme. AprĂšs avoir eu tant de loyale franchise avec une jeune fille qui cĂŽtoyait un abĂźme, en aurez-vous assez pour rĂ©pondre sans la moindre hypocrisie, sans dĂ©tour, Ă  la question que voici. » Auriez-vous Ă©crit la lettre que je tiens en rĂ©ponse Ă  la mienne ; vos idĂ©es, votre langage auraient-ils Ă©tĂ© les mĂȘmes si quelqu’un vous eĂ»t dit Ă  l’oreille ce qui peut se trouver vrai Mademoiselle O. d’Este-M. a six millions et ne veut pas d’un sot pour maĂźtre ? » Admettez pour certaine et pendant un moment cette supposition. Soyez avec moi comme avec vous-mĂȘme, ne craignez rien, je suis plus grande que mes vingt ans, rien de ce qui sera franc ne pourra vous nuire dans mon esprit. Quand j’aurai lu cette confidence, si toutefois vous daignez me la faire, vous recevrez alors une rĂ©ponse Ă  votre premiĂšre lettre. » AprĂšs avoir admirĂ© votre talent, si souvent sublime, permettez-moi de rendre hommage Ă  votre dĂ©licatesse et Ă  votre probitĂ©, qui me forcent Ă  me dire toujours » Votre humble servante,» O. d’Este-M. »Quand Ernest de la BriĂšre eut cette lettre entre les mains, il alla se promener sur les boulevards, agitĂ© dans son Ăąme comme une frĂȘle embarcation par une tempĂȘte oĂč le vent parcourt tous les aires du compas, de moment en moment. Pour un jeune homme comme on rencontre tant, pour un vrai Parisien, tout eĂ»t Ă©tĂ© dit avec cette phrase C’est une petite rouĂ©e !
 Mais pour un garçon dont l’ñme est noble et belle, cette espĂšce de serment dĂ©fĂ©rĂ©, cet appel Ă  la VĂ©ritĂ© eut la vertu d’éveiller les trois juges tapis au fond de toutes les consciences. Et l’Honneur, le Vrai, le Juste, se dressant en pied, criaient Ă©nergiquement — Ah ! cher Ernest, disait le Vrai, tu n’aurais certes pas donnĂ© de leçon Ă  une riche hĂ©ritiĂšre !
 Ah ! mon garçon, tu serais parti, et roide pour le Havre, afin de savoir si la jeune fille Ă©tait belle, et tu te serais senti trĂšs malheureux de la prĂ©fĂ©rence accordĂ©e au gĂ©nie. Et si tu avais pu donner un croc-en-jambe Ă  ton ami, te faire agrĂ©er Ă  sa place, mademoiselle d’Este eĂ»t Ă©tĂ© sublime ! — Comment, disait le Juste, vous vous plaignez, vous autres gens d’esprit ou de capacitĂ©, sans monnaie, de voir les filles riches mariĂ©es Ă  des ĂȘtres dont vous ne feriez pas vos portiers ; vous dĂ©blatĂ©rez contre le positif du siĂšcle qui s’empresse d’unir l’argent Ă  l’argent, et jamais quelque beau jeune homme plein de talent, sans fortune, Ă  quelque belle jeune fille noble et riche en voilĂ  une qui se rĂ©volte contre l’esprit du siĂšcle ?
 et le poĂ«te lui rĂ©pond par un coup de bĂąton sur le cƓur
 — Riche ou pauvre, jeune ou vieille, belle ou laide, cette fille a raison, elle a de l’esprit, elle roule le poĂ«te dans le bourbier de l’intĂ©rĂȘt personnel, s’écriait l’Honneur, elle mĂ©rite une rĂ©ponse, sincĂšre, noble et franche, et avant tout l’expression de ta pensĂ©e ! Examine-toi ! Sonde ton cƓur, et purge-le de ses lĂąchetĂ©s ! Que dirait l’Alceste de MoliĂšre ? Et La BriĂšre, parti du boulevard PoissonniĂšre, allait si lentement, perdu dans ses rĂ©flexions, qu’une heure aprĂšs il atteignait Ă  peine au boulevard des Capucines. Il prit les quais pour se rendre Ă  la Cour des Comptes alors situĂ©e auprĂšs de la Sainte-Chapelle. Au lieu de vĂ©rifier des comptes, il resta sous le coup de ses perplexitĂ©s. — Elle n’a pas six millions, c’est Ă©vident, se disait-il ; mais la question n’est pas là
 Six jours aprĂšs, Modeste reçut la lettre suivante. IV. Ă  mademoiselle O. d’Este-M. Mademoiselle,» Vous n’ĂȘtes pas une d’Este. Ce nom est un nom empruntĂ© pour cacher le vĂŽtre. Doit-on les rĂ©vĂ©lations que vous sollicitez Ă  qui ment sur soi-mĂȘme ? » Écoutez, je rĂ©ponds Ă  votre demande par une autre Êtes-vous d’une famille illustre ? d’une famille noble ? d’une famille bourgeoise ? » Certainement la morale ne change pas, elle est une ; mais ses obligations varient selon les sphĂšres. De mĂȘme que le soleil Ă©claire diversement les sites, y produit les diffĂ©rences que nous admirons, elle conforme le devoir social au rang, aux positions. La peccadille du soldat est un crime chez le gĂ©nĂ©ral, et rĂ©ciproquement. Les observances ne sont pas les mĂȘmes pour une paysage qui moissonne, pour une ouvriĂšre Ă  quinze sous par jour, pour la fille d’un petit dĂ©taillant, pour la jeune bourgeoise, pour l’enfant d’une riche maison de commerce, pour la jeune hĂ©ritiĂšre d’une noble famille, pour une fille de la maison d’Este. Un roi ne doit pas se baisser pour ramasser une piĂšce d’or, et le laboureur doit retourner sur ses pas pour retrouver dix sous perdus, quoique l’un et l’autre doivent obĂ©ir aux lois de l’Économie. » Une d’Este riche de six millions peut mettre un chapeau Ă  grands bords et Ă  plumes, brandir sa cravache, presser les flancs d’un barbe, et venir, amazone brodĂ©e d’or, suivie de laquais, Ă  un poĂ«te en disant J’aime la poĂ©sie, et je veux expier les torts de LĂ©onore envers le Tasse ! » tandis que la fille d’un nĂ©gociant se couvrirait de ridicule en l’imitant. » À quelle classe sociale appartenez-vous ? RĂ©pondez sincĂšrement, et je vous rĂ©pondrai de mĂȘme Ă  la question que vous m’avez posĂ©e. » N’ayant pas l’heur de vous connaĂźtre, et dĂ©jĂ  liĂ© par une sorte de communion poĂ©tique, je ne voudrais pas vous offrir des hommages vulgaires. C’est dĂ©jĂ  peut-ĂȘtre une malice victorieuse que d’embarrasser un homme qui publie des livres. » Le RĂ©fĂ©rendaire ne manquait pas de cette adresse que peut se permettre un homme d’honneur. Courrier par courrier il reçut la rĂ©ponse. V. Ă  monsieur de Canalis. Vous ĂȘtes de plus en plus raisonnable, mon cher poĂ«te. Mon pĂšre est comte. Notre principale illustration est un cardinal du temps oĂč les cardinaux marchaient presque les Ă©gaux des rois. Aujourd’hui notre maison quasi-tombĂ©e, finit en moi ; mais j’ai les quartiers voulus pour entrer dans toutes les cours et dans tous les chapitres. Nous valons enfin les Canalis. Trouvez bon que je ne vous envoie pas nos armes. TĂąchez de rĂ©pondre aussi sincĂšrement que je le fais. J’attends votre rĂ©ponse pour savoir si je pourrai me dire encore comme maintenant, » Votre servante,» O. d’Este-M. » — Comme elle abuse de ses avantages, la petite personne ! s’écria de La BriĂšre. Mais est-elle franche ? On n’a pas Ă©tĂ© pendant quatre ans le secrĂ©taire particulier d’un ministre, on n’habite pas Paris, on n’en observe pas les intrigues impunĂ©ment ; aussi l’ñme la plus pure est-elle toujours plus ou moins grisĂ©e par la capiteuse atmosphĂšre de cette impĂ©riale CitĂ©. Heureux de ne pas ĂȘtre Canalis, le jeune RĂ©fĂ©rendaire retint une place dans la malle-poste du Havre, aprĂšs avoir Ă©crit une lettre oĂč il annonçait une rĂ©ponse pour un jour dĂ©terminĂ©, se rejetant sur l’importance de la confession demandĂ©e, et sur les occupations de son ministre. Il eut le soin de se faire donner, par le directeur-gĂ©nĂ©ral des Postes, un mot qui recommandait silence et obligeance au directeur du Havre. Ernest put ainsi voir venir au Bureau Françoise Cochet, et la suivit sans affectation. RemorquĂ© par elle, il arriva sur les hauteurs d’Ingouville, et aperçut Ă  la fenĂȘtre du Chalet Modeste Mignon. — Eh bien ! Françoise ? demanda la jeune fille. À quoi l’ouvriĂšre rĂ©pondit ─ Oui, mademoiselle, j’en ai une. FrappĂ© par cette beautĂ© de blonde cĂ©leste, Ernest revint sur ses pas, et demanda le nom du propriĂ©taire de ce magnifique sĂ©jour Ă  un passant. — Çà, rĂ©pondit le passant en montrant la propriĂ©tĂ©. — Oui, mon ami. — Oh ! c’est Ă  monsieur Vilquin, le plus riche armateur du Havre, un homme qui ne connaĂźt pas sa fortune. — Je ne vois pas de cardinal Vilquin dans l’histoire, se disait le RĂ©fĂ©rendaire en descendant vers le Havre pour retourner Ă  Paris. Naturellement, il questionna le directeur de la poste sur la famille Vilquin, il apprit que la famille Vilquin possĂ©dait une immense fortune. Monsieur Vilquin avait un fils et deux filles, dont une mariĂ©e Ă  monsieur Althor fils. La prudence empĂȘcha La BriĂšre de paraĂźtre en vouloir aux Vilquin ; le directeur le regardait dĂ©jĂ  d’un air narquois. — N’y a-t-il personne en ce moment chez eux, outre la famille ? demanda-t-il encore. — En ce moment, la famille d’HĂ©rouville y est. On parle du mariage du jeune duc avec mademoiselle Vilquin, cadette. — Il y a eu le fameux cardinal d’HĂ©rouville, sous les Valois, se dit La BriĂšre, et sous Henri IV, le terrible marĂ©chal qu’on a fait duc. Ernest repartit, ayant assez vu de Modeste pour en rĂȘver, pour penser que, riche ou pauvre, si elle avait une belle Ăąme, il ferait d’elle assez volontiers madame de La BriĂšre, et il rĂ©solut de continuer la correspondance. Essayez donc de rester inconnues, pauvres femmes de France, de filer le moindre petit roman au milieu d’une civilisation qui note sur les places publiques l’heure du dĂ©part et de l’arrivĂ©e des fiacres, qui compte les lettres, qui les timbre doublement au moment prĂ©cis oĂč elles sont jetĂ©es dans les boĂźtes et quand elles se distribuent, qui numĂ©rote les maisons, qui configure sur le rĂŽle-matrice des Contributions les Ă©tages, aprĂšs en avoir vĂ©rifiĂ© les ouvertures, qui va bientĂŽt possĂ©der tout son territoire reprĂ©sentĂ© dans ses derniĂšres parcelles, avec ses plus menus linĂ©aments, sur les vastes feuilles du Cadastre, Ɠuvre de gĂ©ant ordonnĂ©e par un gĂ©ant ! Essayez donc de vous soustraire, filles imprudentes, non pas Ă  l’Ɠil de la police, mais Ă  ce bavardage incessant qui, dans la derniĂšre bourgade, scrute les actions les plus indiffĂ©rentes, compte les plats de dessert chez le prĂ©fet et voit les cĂŽtes de melon Ă  la porte du petit rentier, qui tĂąche d’entendre l’or au moment oĂč la main de l’Économie l’ajoute au trĂ©sor, et qui, tous les soirs au coin du foyer, estime le chiffre des fortunes du canton, de la ville, du dĂ©partement ! Modeste avait Ă©chappĂ©, par un quiproquo vulgaire, au plus innocent des espionnages qu’Ernest se reprochait dĂ©jĂ . Mais quel Parisien voudrait ĂȘtre la dupe d’une petite provinciale ? N’ĂȘtre la dupe de rien, cette affreuse maxime est le dissolvant de tous les nobles sentiments de l’homme. On devinera facilement Ă  quelle lutte de sentiments cet honnĂȘte jeune homme fut en proie par la lettre qu’il Ă©crivit, et oĂč chaque coup de flĂ©au reçu dans la conscience a laissĂ© sa trace. À quelques jours de lĂ , voici donc ce que lut Modeste Ă  sa fenĂȘtre, par une belle journĂ©e du mois d’aoĂ»t. VI. Ă  mademoiselle O. d’Este-M. Mademoiselle,» Sans aucune hypocrisie, oui, si j’avais Ă©tĂ© certain que vous eussiez une immense fortune, j’aurais agi tout autrement. Pourquoi ? J’en ai cherchĂ© la raison, la voici. » Il est en nous un sentiment innĂ©, dĂ©veloppĂ© d’ailleurs outre mesure par la SociĂ©tĂ©, qui nous lance Ă  la recherche, Ă  la possession du bonheur. La plupart des hommes confondent le bonheur avec ses moyens, et la fortune est, Ă  leurs yeux, le plus grand Ă©lĂ©ment du bonheur. J’aurais donc tĂąchĂ© de vous plaire entraĂźnĂ© par le sentiment social qui, dans tous les temps, a fait de la richesse une religion. Du moins, je le crois. On ne doit pas attendre, chez un homme, jeune encore, cette sagesse qui substitue le bon sens Ă  la sensation ; et, devant une proie, l’instinct bestial cachĂ© dans le cƓur de l’homme, le pousse en avant. Au lieu d’une leçon, vous eussiez donc reçu de moi des compliments, des flatteries. Aurais-je eu ma propre estime ? j’en doute. Mademoiselle, dans ce cas, le succĂšs offre une absolution ; mais le bonheur ?
 c’est autre chose. Me serais-je dĂ©fiĂ© de ma femme, si je l’eusse obtenue ainsi ?
 Bien certainement. Votre dĂ©marche eĂ»t repris tĂŽt ou tard son caractĂšre. Votre mari, quelque grand que vous le fassiez, finirait par vous reprocher de l’avoir avili ; vous-mĂȘme, tĂŽt ou tard, peut-ĂȘtre arriveriez-vous Ă  le mĂ©priser. L’homme ordinaire tranche le nƓud gordien que constitue un mariage d’argent avec l’épĂ©e de la tyrannie. L’homme fort pardonne. Le poĂ«te se lamente. » Telle est, mademoiselle, la rĂ©ponse de ma probitĂ©. » Écoutez-moi bien maintenant. Vous avez eu le triomphe de me faire profondĂ©ment rĂ©flĂ©chir, et sur vous que je ne connais pas assez, et sur moi que je connaissais peu. Vous avez eu le talent de remuer bien des pensĂ©es mauvaises qui croupissent au fond de tous les cƓurs ; mais il en est sorti chez moi quelque chose de gĂ©nĂ©reux, et je vous salue de mes plus gracieuses bĂ©nĂ©dictions, comme on salue en mer un phare qui nous a montrĂ© les Ă©cueils oĂč nous pouvions pĂ©rir. » Voici ma confession, car je ne voudrais perdre ni votre estime ni la mienne, au prix de tous les trĂ©sors de la terre. » J’ai voulu savoir qui vous Ă©tiez. Je reviens du Havre oĂč j’ai vu Françoise Cochet, je l’ai suivie Ă  Ingouville, et vous ai vue au milieu de votre magnifique villa. Vous ĂȘtes aussi belle que la femme des rĂȘves d’un poĂ«te ; mais je ne sais pas si vous ĂȘtes mademoiselle Vilquin cachĂ©e dans mademoiselle d’HĂ©rouville, ou mademoiselle d’HĂ©rouville cachĂ©e dans mademoiselle Vilquin. Quoique de bonne guerre, cet espionnage m’a fait rougir, et je me suis arrĂȘtĂ© dans mes recherches. Vous aviez Ă©veillĂ© ma curiositĂ©, ne m’en voulez pas d’avoir Ă©tĂ© quelque peu femme n’est-ce pas le droit du poĂ«te ? » Maintenant, je vous ai ouvert mon cƓur, je vous y ai laissĂ© lire, vous pouvez croire Ă  la sincĂ©ritĂ© de ce que je vais ajouter. Quelque rapide qu’ait Ă©tĂ© le coup d’Ɠil que j’ai jetĂ© sur vous, il a suffi pour modifier mon jugement. Vous ĂȘtes Ă  la fois un poĂ«te et une poĂ©sie, avant d’ĂȘtre une femme. Oui, vous avez en vous quelque chose de plus prĂ©cieux que la beautĂ©, vous ĂȘtes le beau idĂ©al de l’Art, la Fantaisie
 La dĂ©marche, blĂąmable chez les jeunes filles vouĂ©es Ă  une destinĂ©e ordinaire, change pour le caractĂšre que je vous prĂȘte. Dans le grand nombre d’ĂȘtres, jetĂ©s par le hasard de la vie sociale sur la terre pour y composer une gĂ©nĂ©ration, il est des exceptions. Si votre lettre est la terminaison de longues rĂȘveries poĂ©tiques sur le sort que la loi rĂ©serve aux femmes ; si vous avez voulu, entraĂźnĂ©e par la vocation d’un esprit supĂ©rieur et instruit, apprendre la vie intime d’un homme Ă  qui vous accordez le hasard du gĂ©nie, afin de vous crĂ©er une amitiĂ© soustraite au commun des relations, avec une Ăąme pareille Ă  la vĂŽtre, en Ă©chappant Ă  toutes les conditions de votre sexe ; certes, vous ĂȘtes une exception ! La loi qui sert Ă  mesurer les actions de la foule est alors trĂšs Ă©troite pour dĂ©terminer votre rĂ©solution. Mais, le mot de ma premiĂšre lettre revient alors dans toute sa force vous avez fait trop ou pas assez. » Recevez encore des remercĂźments pour le service que vous m’avez rendu, en m’obligeant Ă  me sonder le cƓur ; car vous avez rectifiĂ© chez moi cette erreur assez commune en France, que le mariage est un moyen de fortune. Au milieu des troubles de ma conscience, une voix sainte m’a parlĂ©. Je me suis jurĂ©, solennellement Ă  moi-mĂȘme, de faire ma fortune Ă  moi seul, afin de n’ĂȘtre pas dĂ©terminĂ© dans le choix d’une compagne par des motifs cupides. Enfin j’ai blĂąmĂ©, j’ai rĂ©primĂ© la curiositĂ© malsĂ©ante que vous aviez excitĂ©e en moi. Vous n’avez pas six millions. Il n’y a pas d’incognito possible, au Havre, pour une jeune personne qui possĂ©derait une pareille fortune, et vous seriez trahie par cette meute des familles de la Pairie que je vois Ă  la chasse des hĂ©ritiĂšres Ă  Paris et qui jette le Grand-Écuyer chez vos Vilquin. Ainsi les sentiments que je vous exprime ont Ă©tĂ© conçus, abstraction faite de tout roman ou de la vĂ©ritĂ©, comme une rĂšgle absolue. » Prouvez-moi maintenant que vous avez une de ces Ăąmes auxquelles on passe la dĂ©sobĂ©issance Ă  la loi commune, vous donnerez alors raison dans votre esprit Ă  cette seconde comme Ă  ma premiĂšre lettre. DestinĂ©e Ă  la vie bourgeoise, obĂ©issez Ă  la loi de fer qui maintient la sociĂ©tĂ©. Femme supĂ©rieure, je vous admire ; mais je vous plains, si vous voulez obĂ©ir Ă  l’instinct que vous devez rĂ©primer ainsi le veut l’État social. L’admirable morale de l’épopĂ©e domestique, intitulĂ©e Clarisse Harlowe, est que l’amour lĂ©gitime et honnĂȘte de la victime la mĂšne Ă  sa perte, parce qu’il se conçoit, se dĂ©veloppe et se poursuit, malgrĂ© la famille. La Famille a raison contre Lovelace. La Famille, c’est la SociĂ©tĂ©. » Croyez-moi, pour une fille, comme pour une femme, la gloire sera toujours d’enfermer dans la sphĂšre des convenances les plus serrĂ©es ses ardents caprices. Si j’avais une fille qui dĂ»t ĂȘtre madame de StaĂ«l, je lui souhaiterais la mort Ă  quinze ans. Supposez-vous votre fille exposĂ©e sur les trĂ©teaux de la Gloire, et paradant pour obtenir les hommages de la foule, sans Ă©prouver mille cuisants regrets ? À quelque hauteur qu’une femme se soit Ă©levĂ©e par la poĂ©sie secrĂšte de ses rĂȘves, elle doit sacrifier ses supĂ©rioritĂ©s sur l’autel de la famille. Ses Ă©lans, son gĂ©nie, ses aspirations vers le bien, vers le sublime, tout le poĂ«me de la jeune fille appartient Ă  l’homme qu’elle accepte, aux enfants qu’elle aura. J’entrevois chez vous un dĂ©sir secret d’agrandir le cercle Ă©troit de la vie Ă  laquelle toute femme est condamnĂ©e, et de mettre la passion, l’amour dans le mariage. Ah ! c’est un beau rĂȘve, il n’est pas impossible, il est difficile ; mais il fut rĂ©alisĂ© pour le dĂ©sespoir des Ăąmes, passez-moi ce mot devenu ridicule, dĂ©pareillĂ©es ! » Si vous cherchez une espĂšce d’amitiĂ© platonique, elle ferait le dĂ©sespoir de votre avenir. Si votre lettre fut un jeu, ne le continuez pas. Ainsi ce petit roman est fini, n’est-ce pas ? Il n’aura pas Ă©tĂ© sans porter quelques fruits ma probitĂ© s’est armĂ©e, et vous aurez, vous, acquis une certitude sur la vie sociale. Jetez vos regards vers la vie rĂ©elle, et jetez dans les vertus de votre sexe l’enthousiasme passager que la littĂ©rature y fit naĂźtre. » Adieu, mademoiselle. Faites-moi l’honneur de m’accorder votre estime. AprĂšs vous avoir vue, ou celle que je crois ĂȘtre vous, j’ai trouvĂ© votre lettre bien naturelle une si belle fleur devait se tourner vers le soleil de la poĂ©sie. Aimez la poĂ©sie ainsi que vous devez aimer les fleurs, la musique, les somptuositĂ©s de la mer, les beautĂ©s de la nature, comme une parure de l’ñme ; mais songez Ă  tout ce que j’ai eu l’honneur de vous dire sur les poĂ«tes. Gardez-vous d’épouser un sot, cherchez avec soin le compagnon que Dieu vous a fait. Il existe, croyez-moi, beaucoup de gens d’esprit, capables de vous apprĂ©cier, de vous rendre heureuse. » Si j’étais riche, et si vous Ă©tiez pauvre, je mettrais un jour ma fortune et mon cƓur Ă  vos pieds, car je vous crois l’ñme pleine de richesses, de loyautĂ© ; je vous confierais enfin ma vie et mon honneur avec une pleine sĂ©curitĂ©. Encore une fois, adieu, blonde fille d’Ève, la blonde. » La lecture de cette lettre, dĂ©vorĂ©e comme une gorgĂ©e d’eau dans le dĂ©sert, ĂŽta la montagne qui pesait sur le cƓur de Modeste. Elle aperçut les fautes qu’elle avait commises dans la conception de son plan, et les rĂ©para sur-le-champ en faisant Ă  Françoise des enveloppes de lettres sur lesquelles elle Ă©crivit elle-mĂȘme son adresse Ă  Ingouville, en lui recommandant de ne plus venir au Chalet. DĂ©sormais Françoise, rentrĂ©e chez elle, mettrait chaque lettre arrivĂ©e de Paris sous une de ces enveloppes et la jetterait secrĂštement Ă  la poste du Havre. Modeste se promit de recevoir Ă  l’avenir le facteur elle-mĂȘme, en se trouvant sur le seuil du Chalet Ă  l’heure oĂč il y passait. Quant aux sentiments que cette rĂ©ponse, oĂč le cƓur du noble et pauvre La BriĂšre battait sous le brillant fantĂŽme de Canalis, excita chez Modeste, ils furent aussi multipliĂ©s que les vagues qui vinrent mourir une Ă  une sur le rivage, pendant que les yeux attachĂ©s sur l’OcĂ©an, elle se livrait au bonheur d’avoir harponnĂ©, pour ainsi dire, une Ăąme angĂ©lique dans la mer parisienne, d’avoir devinĂ© que chez les hommes d’élite le cƓur pouvait parfois ĂȘtre en harmonie avec le talent, et d’avoir Ă©tĂ© bien servie par la voix magique du pressentiment. Un intĂ©rĂȘt puissant allait animer sa vie. L’enceinte de cette jolie habitation, le treillis de sa cage Ă©tait brisĂ© ! Sa pensĂ©e volait Ă  pleines ailes. — Ô mon pĂšre, se dit-elle en regardant Ă  l’horizon, fais-nous bien riches ! La rĂ©ponse que lut cinq jours aprĂšs Ernest de La BriĂšre en dira plus d’ailleurs que toute espĂšce de glose. VII. Ă  monsieur de Canalis. Mon ami, laissez-moi vous donner ce nom, vous m’avez ravie, et je ne vous voudrais pas autrement que vous ĂȘtes dans cette lettre, la premiĂšre
 oh ! qu’elle ne soit pas la derniĂšre ? Quel autre qu’un poĂ«te aurait pu jamais excuser si gracieusement une jeune fille et la deviner. » Je veux vous parler avec la sincĂ©ritĂ© qui, chez vous, a dictĂ© les premiĂšres lignes de votre lettre. Et d’abord, fort heureusement, vous ne me connaissez point. Je puis vous le dire avec bonheur, je ne suis ni cette affreuse mademoiselle Vilquin, ni la trĂšs noble et trĂšs sĂšche mademoiselle d’HĂ©rouville qui flotte entre trente et cinquante ans, sans se dĂ©cider Ă  un chiffre tolĂ©rable. Le cardinal d’HĂ©rouville a fleuri dans l’histoire de l’Église avant le cardinal de qui nous vient notre seule grande illustration, car je ne prends pas des lieutenants-gĂ©nĂ©raux, des abbĂ©s Ă  petits volumes et Ă  trop grands vers pour des cĂ©lĂ©britĂ©s. Puis je n’habite pas la splendide villa des Vilquin ; il n’y a pas, Dieu merci, dans mes veines la dix-millionniĂšme partie d’une goutte de ce sang froidi dans les comptoirs. Je tiens Ă  la fois et de l’Allemagne et du midi de la France, j’ai dans la pensĂ©e la rĂȘverie tudesque, et dans le sang la vivacitĂ© provençale. Je suis noble, et par mon pĂšre, et par ma mĂšre. Par ma mĂšre, je tiens Ă  toutes les pages de l’almanach de Gotha. Enfin, mes prĂ©cautions sont bien prises, il n’est au pouvoir d’aucun homme ni mĂȘme au pouvoir de l’autoritĂ©, de dĂ©masquer mon incognito. Je resterai voilĂ©e, inconnue. Quant Ă  ma personne, et quant Ă  mes propres, comme disent les Normands, rassurez-vous, je suis au moins aussi belle que la petite personne heureuse sans le savoir sur qui vos regards se sont arrĂȘtĂ©s, et je ne crois pas ĂȘtre une pauvresse, encore que dix fils de pairs de France ne m’accompagnent pas dans mes promenades ! J’ai vu jouer dĂ©jĂ  pour moi le vaudeville ignoble de l’hĂ©ritiĂšre, adorĂ©e pour ses millions. Enfin, n’essayez d’aucune maniĂšre, mĂȘme par pari, d’arriver Ă  moi. HĂ©las ! quoique libre, je suis gardĂ©e, et par moi-mĂȘme d’abord, et par des gens de courage qui n’hĂ©siteraient point Ă  vous planter un couteau dans le cƓur, si vous vouliez pĂ©nĂ©trer dans ma retraite. Je ne dis point ceci pour exciter votre courage ou votre curiositĂ©, je crois n’avoir besoin d’aucun de ces sentiments pour vous intĂ©resser, pour vous attacher. » Je rĂ©ponds maintenant Ă  la seconde Ă©dition considĂ©rablement augmentĂ©e de votre premier sermon. » Voulez-vous un aveu ? Je me suis dit en vous voyant si dĂ©fiant, et me prenant pour une Corinne, dont les improvisations m’ont tant ennuyĂ©e, que, dĂ©jĂ , beaucoup de dixiĂšmes Muses vous avaient emmenĂ©, vous tenant par la curiositĂ©, dans leurs doubles vallons, et vous avaient proposĂ© de goĂ»ter aux fruits de leurs parnasses de pensionnaire
 Oh ! soyez en pleine sĂ©curitĂ©, mon ami ; si j’aime la poĂ©sie, je n’ai point de petits vers en portefeuille, et mes bas sont et resteront d’une entiĂšre blancheur. Vous ne serez point ennuyĂ© par des lĂ©gĂšretĂ©s en un ou deux volumes. Enfin si je vous dis jamais Accourez ! vous ne trouverez point, vous le savez maintenant, une vieille fille, pauvre et laide. » Oh ! mon ami, si vous saviez combien je regrette que vous soyez venu au Havre ! Vous avez ainsi modifiĂ© ce que vous appelez mon roman. Non, Dieu seul peut peser dans ses mains puissantes le trĂ©sor que je rĂ©servais Ă  un homme assez grand, assez confiant, assez perspicace pour partir de chez lui, sur la foi de mes lettres, aprĂšs avoir pĂ©nĂ©trĂ© pas Ă  pas dans l’étendue de mon cƓur et arriver Ă  notre premier rendez-vous avec la simplicitĂ© d’un enfant ! Je rĂȘvais cette innocence Ă  un homme de gĂ©nie. Le trĂ©sor, vous l’avez Ă©cornĂ©. Je vous pardonne, cher poĂ«te, vous vivez Ă  Paris ; et, comme vous le dites, il y a un homme dans un poĂ«te. Me prendrez-vous, Ă  cause de ceci, pour une petite fille qui cultive le parterre enchantĂ© des illusions ? Ne vous amusez pas Ă  jeter des pierres dans les vitraux cassĂ©s d’un chĂąteau ruinĂ© depuis longtemps. Vous, homme d’esprit, comment n’avez-vous pas devinĂ© que la leçon de votre pĂ©dante premiĂšre lettre, mademoiselle d’Este se l’était dite Ă  elle-mĂȘme ! Non, cher poĂ«te, ma premiĂšre lettre ne fut pas le caillou de l’enfant qui va gabant le long des chemins, qui se plaĂźt Ă  effrayer un propriĂ©taire lisant la cote de ses contributions Ă  l’abri de ses espaliers ; mais bien la ligne appliquĂ©e avec prudence par un pĂȘcheur du haut d’une roche au bord de la mer, espĂ©rant une pĂȘche miraculeuse. » Tout ce que vous dites de beau sur la Famille a mon approbation. L’homme qui me plaira, de qui je me croirai digne, aura mon cƓur et ma vie, de l’aveu de mes parents ; je ne veux ni les affliger, ni les surprendre ; j’ai la certitude de rĂ©gner sur eux, ils sont d’ailleurs sans prĂ©jugĂ©s. Enfin, je me sens forte contre les illusions de ma fantaisie. J’ai bĂąti de mes mains une forteresse, et je l’ai laissĂ© fortifier par le dĂ©vouement sans bornes de ceux qui veillent sur moi comme sur un trĂ©sor, non que je ne sois de force Ă  me dĂ©fendre en plaine ; car, sachez-le, le hasard m’a revĂȘtu d’une armure bien trempĂ©e, et sur laquelle est gravĂ© le mot mĂ©pris. J’ai l’horreur la plus profonde de tout ce qui sent le calcul, de ce qui n’est pas entiĂšrement noble, pur, dĂ©sintĂ©ressĂ©. J’ai le culte du beau, de l’idĂ©al, sans ĂȘtre romanesque, mais aprĂšs l’avoir Ă©tĂ©, pour moi seule, dans mes rĂȘves. Aussi ai-je reconnu la vĂ©ritĂ© des choses, justes jusqu’à la vulgaritĂ©, que vous m’avez Ă©crites sur la vie sociale. » Pour le moment, nous ne sommes et ne pouvons ĂȘtre que deux amis. Pourquoi chercher un ami dans un inconnu ? direz-vous. Votre personne m’est inconnue, mais votre esprit, votre cƓur me sont connus, ils me plaisent, et je me sens des sentiments infinis dans l’ñme qui veulent un homme de gĂ©nie pour unique confident. Je ne veux pas que le poĂ«me de mon cƓur soit inutile, il brillera pour vous comme il eĂ»t brillĂ© pour Dieu seul. Quelle chose prĂ©cieuse qu’un bon camarade Ă  qui l’on peut tout dire ! Refuserez-vous les fleurs inĂ©dites de la jeune fille vraie qui voleront vers vous comme les jolis moucherons vers les rayons du soleil ? Je suis sĂ»re que vous n’avez jamais rencontrĂ© cette bonne fortune de l’esprit les confidences d’une jeune fille ! Écoutez son babil, acceptez les musiques qu’elle n’a encore chantĂ©es que pour elle. Plus tard, si nos Ăąmes sont bien sƓurs, si nos caractĂšres se conviennent Ă  l’essai, quelque jour un vieux domestique Ă  cheveux blancs, placĂ© sur le bord d’une route, vous attendra pour vous conduire dans un chalet, dans une villa, dans un castel, dans un palais, je ne sais encore de quel genre sera le pavillon jaune et brun de l’hymĂ©nĂ©e les couleurs de l’Autriche si puissante par le mariage, ni si le dĂ©noĂ»ment est possible ; mais avouez que c’est poĂ©tique et que mademoiselle d’Este est de bonne composition ! Ne vous laisse-t-elle pas votre libertĂ© ? vient-elle d’un pied jaloux jeter un coup d’Ɠil dans les salons de Paris ? vous impose-t-elle les devoirs d’une emprinse, les chaĂźnes que les paladins se mettaient jadis au bras volontairement ? Elle vous demande une alliance purement morale et mystĂ©rieuse ? Allons, venez dans mon cƓur quand vous serez malheureux, blessĂ©, fatiguĂ©. Dites-moi bien tout alors, ne me cachez rien, j’aurai des Ă©lixirs pour toutes vos douleurs. J’ai vingt ans, mon ami, mais ma raison en a cinquante, et j’ai malheureusement ressenti dans un autre moi-mĂȘme les horreurs et les dĂ©lices de la passion. Je sais tout ce que le cƓur humain peut contenir de lĂąchetĂ©s, d’infamies, et je suis nĂ©anmoins la plus honnĂȘte de toutes les jeunes filles. Non, je n’ai plus d’illusions ; mais j’ai mieux j’ai des croyances et une religion. Tenez, je commence le jeu de nos confidences. » Quel que soit le mari que j’aurai, si je l’ai choisi, cet homme pourra dormir tranquille, il pourra s’en aller aux Grandes Indes, il me retrouvera finissant la tapisserie commencĂ©e Ă  son dĂ©part, sans qu’aucun regard ait plongĂ© dans mes yeux, sans qu’une voix d’homme ait flĂ©tri l’air dans mon oreille ; et dans chaque point il reconnaĂźtra comme un vers du poĂ«me dont il aura Ă©tĂ© le hĂ©ros. Quand mĂȘme je me serais trompĂ©e Ă  quelque belle et menteuse apparence, cet homme aura toutes les fleurs de mes pensĂ©es, toutes les coquetteries de ma tendresse, les muets sacrifices d’une rĂ©signation fiĂšre et non mendiante. Oui, je me suis promis de ne jamais suivre mon mari au dehors quand il ne le voudra pas je serai la divinitĂ© de son foyer. VoilĂ  ma religion humaine. Mais pourquoi ne pas Ă©prouver et choisir l’homme Ă  qui je serai comme la vie est au corps ? L’homme est-il jamais gĂȘnĂ© de la vie ? Qu’est-ce qu’une femme contrariant celui qu’elle aime ? C’est la maladie au lieu de la vie. Par la vie, j’entends cette heureuse santĂ© qui fait de toute heure un plaisir. » Revenons Ă  votre lettre, qui me sera toujours prĂ©cieuse. Oui, plaisanterie Ă  part, elle contient ce que je souhaitais, une expression de sentiments prosaĂŻques aussi nĂ©cessaires Ă  la famille que l’air au poumon, et sans lesquels il n’est pas de bonheur possible. Agir en honnĂȘte homme, penser en poĂ«te, aimer comme aiment les femmes, voilĂ  ce que je souhaitais Ă  mon ami, et ce qui maintenant n’est, sans doute, plus une chimĂšre. » Adieu, mon ami. Je suis pauvre pour le moment. C’est une des raisons qui me font chĂ©rir mon masque, mon incognito, mon imprenable forteresse. J’ai lu vos derniers vers dans la Revue, et avec quelles dĂ©lices, aprĂšs m’ĂȘtre initiĂ©e aux austĂšres et secrĂštes grandeurs de votre Ăąme ! » Serez-vous bien malheureux de savoir qu’une jeune fille prie Dieu fervemment pour vous, qu’elle fait de vous son unique pensĂ©e, et que vous n’avez pas d’autres rivaux qu’un pĂšre et une mĂšre ? Y a-t-il des raisons de repousser des pages pleines de vous, Ă©crites pour vous, qui ne seront lues que par vous ? Rendez-moi la pareille. Je suis si peu femme encore que vos confidences, pourvu qu’elles soient entiĂšres et vraies, suffiront au bonheur de » Votre O. d’Este-M. »— Mon Dieu ! suis-je donc amoureux dĂ©jĂ , s’écria le jeune RĂ©fĂ©rendaire qui s’aperçut d’ĂȘtre restĂ© cette lettre Ă  la main pendant une heure aprĂšs l’avoir lue. Quel parti prendre ? elle croit Ă©crire Ă  notre grand PoĂ«te ! dois-je continuer cette tromperie ? est-ce une femme de quarante ans ou une jeune fille de vingt ans ? Ernest demeura fascinĂ© par le gouffre de l’inconnu. L’inconnu, c’est l’infini obscur, et rien n’est plus attachant. Il s’élĂšve de cette sombre Ă©tendue des feux qui la sillonnent par moments et qui colorent des fantaisies Ă  la Martynn. Dans une vie occupĂ©e comme celle de Canalis, une aventure de ce genre est emportĂ©e comme un bluet dans les roches d’un torrent ; mais dans celle d’un RĂ©fĂ©rendaire attendant le retour aux affaires du systĂšme dont le reprĂ©sentant est son protecteur, et qui, par distraction, Ă©levait Canalis au biberon pour la Tribune, cette jolie fille, en qui son imagination persistait Ă  lui faire voir la jolie blonde, devait se loger dans le cƓur et y causer les mille dĂ©gĂąts des romans qui entrent chez une existence bourgeoise, comme un loup dans une basse-cour. Ernest se prĂ©occupa donc beaucoup de l’inconnue du Havre, et il rĂ©pondit la lettre que voici, lettre Ă©tudiĂ©e, lettre prĂ©tentieuse, mais oĂč la passion commençait Ă  se rĂ©vĂ©ler par le dĂ©pit. VIII. Ă  mademoiselle O. d’Este-M. Mademoiselle, est-il bien loyal Ă  vous de venir s’asseoir dans le cƓur d’un pauvre poĂ«te avec l’arriĂšre-pensĂ©e de le laisser lĂ , s’il n’est pas selon vos dĂ©sirs, en lui lĂ©guant d’éternels regrets, en lui montrant pour quelques instants une image de la perfection, ne fĂ»t-elle que jouĂ©e, ou tout au moins un commencement de bonheur ? Je fus bien imprĂ©voyant en sollicitant cette lettre oĂč vous commencez Ă  dĂ©rouler la rubannerie de vos idĂ©es. Un homme peut trĂšs bien se passionner pour une inconnue qui sait allier tant de hardiesse Ă  tant d’originalitĂ©, tant de fantaisie Ă  tant de sentiment. Qui ne souhaiterait de vous connaĂźtre, aprĂšs avoir lu cette premiĂšre confidence ? Il me faut des efforts vraiment grands pour conserver ma raison en pensant Ă  vous, car vous avez rĂ©uni tout ce qui peut troubler un cƓur et une tĂȘte d’homme. Aussi profitĂ©-je du reste de sang-froid que je garde en ce moment pour vous faire d’humbles reprĂ©sentations. » Croyez-vous donc, mademoiselle, que des lettres, plus ou moins vraies par rapport Ă  la vie telle qu’elle est, plus ou moins hypocrites, car les lettres que nous nous Ă©cririons seraient l’expression du moment oĂč elles nous Ă©chapperaient, et non pas le sens gĂ©nĂ©ral de nos caractĂšres ; croyez-vous, dis-je, que tant belles soient-elles, elles remplaceront jamais l’expression que nous ferions de nous-mĂȘmes par le tĂ©moignage de la vie vulgaire ? L’homme est double. Il y a la vie invisible, celle du cƓur Ă  laquelle des lettres peuvent suffire, et la vie mĂ©canique Ă  laquelle on attache, hĂ©las ! plus d’importance qu’on ne le croit Ă  votre Ăąge. Ces deux existences doivent concorder Ă  l’idĂ©al que vous caressez ; ce qui, soit dit en passant, est trĂšs rare. L’hommage pur, spontanĂ©, dĂ©sintĂ©ressĂ©, d’une Ăąme solitaire, Ă  la fois instruite et chaste, est une de ces fleurs cĂ©lestes dont les couleurs et le parfum consolent de tous les chagrins, de toutes les blessures, de toutes les trahisons que comporte Ă  Paris la vie littĂ©raire, et je vous remercie par un Ă©lan semblable au vĂŽtre ; mais, aprĂšs ce poĂ©tique Ă©change de mes douleurs contre les perles de votre aumĂŽne, que pouvez-vous attendre ? Je n’ai ni le gĂ©nie, ni la magnifique position de lord Byron ; je n’ai pas surtout l’aurĂ©ole de sa damnation postiche et de son faux malheur social ; mais qu’eussiez-vous espĂ©rĂ© de lui dans une circonstance pareille ? Son amitiĂ©, n’est-ce pas ? Eh bien, lui qui devait n’avoir que de l’orgueil Ă©tait dĂ©vorĂ© de vanitĂ©s blessantes et maladives qui dĂ©courageaient l’amitiĂ©. Moi, mille fois plus petit que lui, ne puis-je avoir des dissonances de caractĂšre qui rendent la vie dĂ©plaisante, et qui font de l’amitiĂ© le fardeau le plus difficile ?
 En Ă©change de vos rĂȘveries, que recevriez-vous ? les ennuis d’une vie qui ne serait pas entiĂšrement la vĂŽtre. Ce contrat est insensĂ©. Voici pourquoi. » Tenez, votre poĂ«me projetĂ© n’est qu’un plagiat. Une jeune fille de l’Allemagne, qui n’était pas, comme vous, une demi-Allemande, mais une Allemande tout entiĂšre, a, dans l’ivresse de ses vingt ans, adorĂ© GƓthe ; elle en a fait son ami, sa religion, son dieu ! tout en le sachant mariĂ©. Madame GƓthe, en bonne allemande, en femme de poĂ«te, s’est prĂȘtĂ©e Ă  ce culte par une complaisance trĂšs narquoise, et qui n’a pas guĂ©ri Bettina ! Mais qu’est-il arrivĂ© ? Cette extatique a fini par Ă©pouser un Allemand. Entre nous, avouons qu’une jeune fille qui se serait faite la servante du gĂ©nie, qui se serait Ă©galĂ©e Ă  lui par la comprĂ©hension, qui l’eĂ»t pieusement adorĂ© jusqu’à sa mort, comme fait une de ces divines figures tracĂ©es par les peintres dans les volets de leurs chapelles mystiques, et qui, lorsque l’Allemagne perdra GƓthe, se serait retirĂ©e en quelque solitude pour ne plus voir personne, comme fit l’amie de lord Bolingbroke, avouons que cette jeune fille se serait incrustĂ©e dans la gloire du poĂ«te comme Marie Magdeleine l’est Ă  jamais dans le sanglant triomphe de notre Sauveur. Si ceci est le sublime, que dites-vous de l’envers ? » N’étant ni lord Byron, ni GƓthe, deux colosses de poĂ©sie et d’égoĂŻsme, mais tout simplement l’auteur de quelques poĂ©sies estimĂ©es, je ne saurais rĂ©clamer les honneurs d’un culte. Je suis trĂšs peu martyr. J’ai tout Ă  la fois du cƓur et de l’ambition, car j’ai ma fortune Ă  faire et suis encore jeune. Voyez-moi, comme je suis. La bontĂ© du roi, les protections de ses ministres me donnent une existence convenable. J’ai toutes les allures d’un homme fort ordinaire. Je vais aux soirĂ©es de Paris, absolument comme le premier sot venu ; mais dans une voiture dont les roues ne portent pas sur un terrain solidifiĂ©, comme le veut le temps prĂ©sent, par des inscriptions de rente sur le Grand-Livre. Si je ne suis pas riche, je n’ai donc pas non plus le relief que donnent la mansarde, le travail incompris, la gloire dans la misĂšre, Ă  certains hommes qui valent mieux que moi, comme d’Arthez, par exemple. Quel dĂ©noĂ»ment prosaĂŻque allez-vous chercher aux fantaisies enchanteresses de votre jeune enthousiasme ? Restons-en lĂ . Si j’ai eu le bonheur de vous sembler une raretĂ© terrestre, vous aurez Ă©tĂ©, pour moi, quelque chose de lumineux et d’élevĂ©, comme ces Ă©toiles qui s’enflamment et disparaissent. Que rien ne ternisse cet Ă©pisode de notre vie. En continuant ainsi, je pourrais vous aimer, concevoir une de ces passions folles qui font briser les obstacles, qui vous allument dans le cƓur des feux dont la violence est inquiĂ©tante relativement Ă  leur durĂ©e ; et, supposez que je rĂ©ussisse auprĂšs de vous, nous finissons de la façon la plus vulgaire un mariage, un mĂ©nage, des enfants
 Oh ! BĂ©lise et Henriette Chrysale ensemble, est-ce possible ?
 Adieu, donc ! » IX. Ă  monsieur de canalis. Mon ami, votre lettre m’a fait autant de chagrin que de plaisir. Peut-ĂȘtre aurons-nous bientĂŽt tout plaisir en nous lisant. Comprenez-moi bien. On parle Ă  Dieu, nous lui demandons une foule de choses, il reste muet. Moi je veux trouver en vous les rĂ©ponses que Dieu ne nous fait pas. L’amitiĂ© de mademoiselle de Gournay et de Montaigne ne peut-elle se recommencer ? Ne connaissez-vous pas le mĂ©nage de Sismonde de Sismondi Ă  GenĂšve, le plus touchant intĂ©rieur que l’on connaisse et dont on m’a parlĂ©, quelque chose comme le marquis et la marquise de Pescaire heureux jusque dans leur vieillesse ? Mon Dieu ! serait-il impossible qu’il existĂąt, comme dans une symphonie, deux harpes qui, Ă  distance, se rĂ©pondent, vibrent, et produisent une dĂ©licieuse mĂ©lodie ? L’homme, seul dans la crĂ©ation, est Ă  la fois la harpe, le musicien et l’écouteur. Me voyez-vous inquiĂšte Ă  la maniĂšre des femmes ordinaires ? Ne sais-je pas que vous allez dans le monde, que vous y voyez les plus belles et les plus spirituelles femmes de Paris ? Ne puis-je prĂ©sumer qu’une de ces sirĂšnes daigne vous enlacer de ses froides Ă©cailles, et qu’elle a fait la rĂ©ponse dont les prosaĂŻques considĂ©rations m’attristent ? Il est, mon ami, quelque chose de plus beau que ces fleurs de la coquetterie parisienne, il existe une fleur qui croĂźt en haut de ces pics alpestres, nommĂ©s hommes de gĂ©nie, l’orgueil de l’humanitĂ© qu’ils fĂ©condent en y versant les nuages puisĂ©s avec leurs tĂȘtes dans les cieux ; cette fleur, je la veux cultiver et faire Ă©panouir, car ses sauvages et doux parfums ne nous manqueront jamais, ils sont Ă©ternels. » Faites-moi l’honneur de ne croire Ă  rien de vulgaire en moi. Si j’eusse Ă©tĂ© Bettina, car je sais Ă  qui vous avez fait allusion, je n’aurais jamais Ă©tĂ© madame d’Arnim ; et si j’avais Ă©tĂ© l’une des femmes de lord Byron, je serais Ă  cette heure dans un couvent. Vous m’avez atteinte Ă  l’endroit sensible. Vous ne me connaissez pas, vous me connaĂźtrez. Je sens en moi quelque chose de sublime dont on peut parler sans vanitĂ©. Dieu a mis dans mon Ăąme la racine de cette plante hybride nĂ©e au sommet de ces Alpes dont je viens de parler, et que je ne veux pas mettre dans un pot de fleurs, sur ma croisĂ©e, pour l’y voir mourir. Non, ce magnifique calice, unique, aux odeurs enivrantes, ne sera pas traĂźnĂ© dans les vulgaritĂ©s de la vie ; il est Ă  vous, Ă  vous sans qu’aucun regard le flĂ©trisse, Ă  vous Ă  jamais ! Oui, cher, Ă  vous toutes mes pensĂ©es, mĂȘme les plus secrĂštes, les plus folles ; Ă  vous un cƓur de jeune fille sans rĂ©serve, Ă  vous une affection infinie. Si votre personne ne me convient pas, je ne me marierai point. Je puis vivre de la vie du cƓur, de votre esprit, de vos sentiments ; ils me plaisent, et je serai toujours ce que je suis, votre amie. Il y a chez vous du beau dans le moral, et cela me suffit. LĂ , sera ma vie. » Ne faites pas fi d’une jeune et jolie servante qui ne recule pas d’horreur Ă  l’idĂ©e d’ĂȘtre un jour la vieille gouvernante du poĂ«te, un peu sa mĂšre, un peu sa mĂ©nagĂšre, un peu sa raison, un peu sa richesse. Cette fille dĂ©vouĂ©e, si prĂ©cieuse Ă  vos existences, est l’AmitiĂ© pure et dĂ©sintĂ©ressĂ©e, Ă  qui l’on dit tout, qui Ă©coute quelquefois en hochant la tĂȘte, et qui veille en filant Ă  la lueur de la lampe, afin d’ĂȘtre lĂ  quand le poĂ«te revient ou trempĂ© de pluie ou maugrĂ©ant. VoilĂ  ma destinĂ©e si je n’ai pas celle de l’épouse heureuse et attachĂ©e Ă  jamais je souris Ă  l’une comme Ă  l’autre. » Et croyez-vous que la France sera bien lĂ©sĂ©e parce que mademoiselle d’Este ne lui donnera pas deux ou trois enfants, parce qu’elle ne sera pas une madame Vilquin quelconque ? Quant Ă  moi, jamais je ne serai vieille fille. Je me ferai mĂšre par la bienfaisance et par ma secrĂšte coopĂ©ration Ă  l’existence d’un homme grand Ă  qui je rapporterai mes pensĂ©es et mes efforts ici-bas. J’ai la plus profonde horreur de la vulgaritĂ©. Si je suis libre, si je suis riche, je me sais jeune et belle, je ne serai jamais ni Ă  quelque niais sous prĂ©texte qu’il est le fils d’un pair de France, ni Ă  quelque nĂ©gociant qui peut se ruiner en un jour, ni Ă  quelque bel homme qui sera la femme dans le mĂ©nage, ni Ă  aucun homme qui me ferait rougir vingt fois par jour d’ĂȘtre Ă  lui. Soyez bien tranquille Ă  ce sujet. Mon pĂšre a trop d’adoration pour mes volontĂ©s, il ne les contrariera jamais. Si je plais Ă  mon poĂ«te, s’il me plaĂźt, le brillant Ă©difice de notre amour sera bĂąti si haut, qu’il sera parfaitement inaccessible au malheur je suis une aiglonne, et vous le verrez Ă  mes yeux. Je ne vous rĂ©pĂ©terai pas ce que je vous ai dit dĂ©jĂ , mais je le mets en moins de mots en vous avouant que je serai la femme la plus heureuse d’ĂȘtre emprisonnĂ©e par l’amour, comme je le suis en ce moment par la volontĂ© paternelle. Eh ! mon ami, rĂ©duisons Ă  la vĂ©ritĂ© du roman ce qui nous arrive par ma volontĂ©. » Une jeune fille, Ă  l’imagination vive, enfermĂ©e dans une tourelle, se meurt d’envie de courir dans le parc oĂč ses yeux seulement pĂ©nĂštrent ; elle invente un moyen de desceller sa grille, elle saute par la croisĂ©e, escalade le mur du parc, et va folĂątrer chez le voisin. C’est un vaudeville Ă©ternel !
 Eh bien ! cette jeune fille est mon Ăąme, le parc du voisin est votre gĂ©nie. N’est-ce pas bien naturel ? A-t-on jamais vu de voisin qui se soit plaint de son treillage cassĂ© par de jolis pieds ? VoilĂ  pour le poĂ«te. Mais le sublime raisonneur de la comĂ©die de MoliĂšre veut-il des raisons ! En voici. » Mon cher GĂ©ronte, ordinairement les mariages se font au rebours du sens commun. Une famille prend des renseignements sur un jeune homme. Si le LĂ©andre fourni par la voisine ou pĂȘchĂ© dans un bal n’a pas volĂ©, s’il n’a pas de tare visible, s’il a la fortune qu’on lui dĂ©sire, s’il sort d’un collĂ©ge ou d’une École de Droit, ayant satisfait aux idĂ©es vulgaires sur l’éducation, et s’il porte bien ses vĂȘtements, on lui permet de venir voir une jeune personne, lacĂ©e dĂšs le matin, Ă  qui sa mĂšre ordonne de bien veiller sur sa langue, et recommande de ne rien laisser passer de son Ăąme, de son cƓur sur sa physionomie, en y gravant un sourire de danseuse achevant sa pirouette, armĂ©e des instructions les plus positives sur le danger de montrer son vrai caractĂšre, et Ă  qui l’on recommande de ne pas paraĂźtre d’une instruction inquiĂ©tante. Les parents, quand les affaires d’intĂ©rĂȘt sont bien convenues entre eux, ont la bonhomie d’engager les prĂ©tendus Ă  se connaĂźtre l’un l’autre, pendant des moments assez fugitifs oĂč ils sont seuls, oĂč ils causent, oĂč ils se promĂšnent, sans aucune espĂšce de libertĂ©, car ils se savent dĂ©jĂ  liĂ©s. Un homme se costume alors aussi bien l’ñme que le corps, et la jeune fille en fait autant de son cĂŽtĂ©. Cette pitoyable comĂ©die, entremĂȘlĂ©e de bouquets, de parures, de parties de spectacle, s’appelle faire la cour Ă  sa prĂ©tendue. VoilĂ  ce qui m’a rĂ©voltĂ©e, et je veux faire succĂ©der le mariage lĂ©gitime Ă  quelque long mariage des Ăąmes. Une jeune fille n’a, dans toute sa vie, que ce moment oĂč la rĂ©flexion, la seconde vue, l’expĂ©rience lui soient nĂ©cessaires. Elle joue sa libertĂ©, son bonheur, et vous ne lui laissez ni le cornet, ni les dĂ©s ; elle parie, elle fait galerie. J’ai le droit, la volontĂ©, le pouvoir, la permission de faire mon malheur moi-mĂȘme, et j’en use, comme fit ma mĂšre qui, conseillĂ©e par l’instinct, Ă©pousa le plus gĂ©nĂ©reux, le plus dĂ©vouĂ©, le plus aimant des hommes, aimĂ© dans une soirĂ©e pour sa beautĂ©. Je vous sais libre, poĂ«te et beau. Soyez sĂ»r que je n’aurais pas choisi pour confident l’un de vos confrĂšres en Apollon dĂ©jĂ  mariĂ©. Si ma mĂšre fut sĂ©duite par la BeautĂ© qui peut-ĂȘtre est le gĂ©nie de la Forme, pourquoi ne serais-je pas attirĂ©e par l’esprit et la forme rĂ©unis ? » Serais-je plus instruite en vous Ă©tudiant par correspondance qu’en commençant par l’expĂ©rience vulgaire des quelques mois de cour ? Ceci est la question, dirait Hamlet. Mais mon procĂ©dĂ©, mon cher Chrysale, a du moins l’avantage de ne pas compromettre nos personnes. Je sais que l’amour a ses illusions, et toute illusion a son lendemain. LĂ  se trouve la raison de tant de sĂ©parations entre amants qui se croyaient liĂ©s pour la vie. La vĂ©ritable Ă©preuve est la souffrance et le bonheur. Quand, aprĂšs avoir passĂ© par cette double Ă©preuve de la vie, deux ĂȘtres y ont dĂ©ployĂ© leur dĂ©fauts et leurs qualitĂ©s, qu’ils y ont observĂ© leurs caractĂšres, alors ils peuvent aller jusqu’à la tombe en se tenant par la main ; mais, mon cher Argante, qui vous dit que notre petit drame commencĂ© n’a pas d’avenir ?
 En tout cas, n’aurons-nous pas joui du plaisir de notre correspondance ?
 » J’attends vos ordres, monseigneur, et suis de grand cƓur » Votre servante,» O. d’Este-M. »X. Ă  mademoiselle O. d’Este-M. Tenez, vous ĂȘtes un dĂ©mon, je vous aime, est-ce lĂ  ce que vous dĂ©siriez, fille originale ! Peut-ĂȘtre voulez-vous seulement occuper votre oisivetĂ© de province par le spectacle des sottises que peut faire un poĂ«te ? Ce serait une bien mauvaise action. Vos deux lettres accusent prĂ©cisĂ©ment assez de malice pour inspirer ce doute Ă  un Parisien. Mais je ne suis plus maĂźtre de moi, ma vie et mon avenir dĂ©pendent de la rĂ©ponse que vous me ferez. Dites-moi si la certitude d’une affection sans bornes, accordĂ©e dans l’ignorance des conventions sociales, vous touchera ; enfin si vous m’admettez Ă  vous rechercher
 Il y aura bien assez d’incertitudes et d’angoisses pour moi dans la question de savoir si ma personne vous plaira. Si vous me rĂ©pondez favorablement, je change ma vie et dis adieu Ă  bien des ennuis que nous avons la folie d’appeler le bonheur. Le bonheur, ma chĂšre belle inconnue, il est ce que vous rĂȘvez une fusion complĂšte des sentiments, une parfaite concordance d’ñme, une vive empreinte du beau idĂ©al ce que Dieu nous permet d’en avoir ici-bas sur les actions vulgaires de la vie au train de laquelle il faut bien obĂ©ir, enfin la constance du cƓur plus prisable que ce que nous nommons la fidĂ©litĂ©. » Peut-on dire qu’on fait des sacrifices dĂšs qu’il s’agit d’un bien suprĂȘme, le rĂȘve des poĂ«tes, le rĂȘve des jeunes filles, le poĂ«me qu’à l’entrĂ©e de la vie, et dĂšs que la pensĂ©e essaie ses ailes, chaque belle intelligence a caressĂ© de ses regards et couvĂ© des yeux pour le voir se briser dans un achoppement aussi dur que vulgaire ; car, pour la presque totalitĂ© des hommes, le pied du RĂ©el se pose aussitĂŽt sur cet Ɠuf mystĂ©rieux qui n’éclĂŽt presque jamais. Aussi ne vous parlerai-je pas encore de moi, ni de mon passĂ©, ni de mon caractĂšre, ni d’une affection quasi maternelle d’un cĂŽtĂ©, filiale du mien, que vous avez dĂ©jĂ  gravement altĂ©rĂ©e, et dont l’effet sur ma vie expliquerait le mot de sacrifice. Vous m’avez dĂ©jĂ  rendu bien oublieux, pour ne pas dire ingrat est-ce assez pour vous ? Oh ! parlez, dites un mot, et je vous aimerai jusqu’à ce que mes yeux se ferment, comme le marquis de Pescaire aima sa femme, comme RomĂ©o sa Juliette, et fidĂšlement. Notre vie, pour moi du moins, sera cette fĂ©licitĂ© sans trouble dont parle Dante comme Ă©tant l’élĂ©ment de son Paradis, poĂ«me bien supĂ©rieur Ă  son Enfer. Chose Ă©trange, ce n’est pas de moi, mais de vous que je doute dans les longues mĂ©ditations par lesquelles je me suis plu, comme vous, peut-ĂȘtre, Ă  embrasser le cours chimĂ©rique d’une existence rĂȘvĂ©e. Oui, chĂšre, je me sens la force d’aimer ainsi, d’aller vers la tombe avec une douce lenteur et d’un air toujours riant, en donnant le bras Ă  une femme aimĂ©e, sans jamais troubler le beau temps de l’ñme. Oui, j’ai le courage d’envisager notre double vieillesse, de nous voir en cheveux blancs, comme le vĂ©nĂ©rable historien de l’Italie, encore animĂ©s de la mĂȘme affection, mais transformĂ©s selon l’esprit de chaque saison. Tenez, je ne puis plus n’ĂȘtre que votre ami. Quoique Chrysale, Oronte et Argante revivent, dites-vous, en moi, je ne suis pas encore assez vieillard pour boire Ă  une coupe tenue par les charmantes mains d’une femme voilĂ©e sans Ă©prouver un fĂ©roce dĂ©sir de dĂ©chirer le domino, le masque, et de voir le visage. Ou ne m’écrivez plus, ou donnez-moi l’espĂ©rance. Que je vous entrevoie ou je quitte la partie. Faut-il vous dire adieu ? Me permettez-vous de signer, » Votre ami ? »XI. Ă  monsieur de canalis. Quelle flatterie ! avec quelle rapiditĂ© le grave Anselme est devenu le beau LĂ©andre ? À quoi dois-je attribuer un tel changement ? est-ce Ă  ce noir que j’ai mis sur du blanc, Ă  ces idĂ©es qui sont aux fleurs de mon Ăąme ce qu’est une rose dessinĂ©e au crayon noir aux roses du parterre ? ou au souvenir de la jeune fille prise pour moi, et qui est Ă  ma personne ce que la femme de chambre est Ă  la maĂźtresse ? Avons-nous changĂ© de rĂŽle ? Suis-je la Raison ? ĂȘtes-vous la Fantaisie ? TrĂȘve de plaisanterie. Votre lettre m’a fait connaĂźtre d’enivrants plaisirs d’ñme, les premiers que je ne devrai pas aux sentiments de la famille. Que sont, comme a dit un poĂ«te, les liens du sang qui ont tant de poids sur les Ăąmes ordinaires en comparaison de ceux que nous forge le ciel dans les sympathies mystĂ©rieuses ? Laissez-moi vous remercier
 Non, on ne remercie pas de ces choses
 soyez bĂ©ni du bonheur que vous m’avez causĂ© ; soyez heureux de la joie que vous avez rĂ©pandue dans mon Ăąme. Vous m’avez expliquĂ© quelques apparentes injustices de la vie sociale. Il y a je ne sais quoi de brillant dans la gloire, de mĂąle, qui ne va bien qu’à l’Homme, et Dieu nous a dĂ©fendu de porter cette aurĂ©ole en nous laissant l’amour, la tendresse pour en rafraĂźchir les fronts ceints de sa terrible lumiĂšre. J’ai senti ma mission, ou plutĂŽt vous me l’avez confirmĂ©e. » Quelquefois, mon ami, je me suis levĂ©e le matin dans un Ă©tat d’inconcevable douceur. Une sorte de paix, tendre et divine, me donnait l’idĂ©e du ciel. Ma premiĂšre pensĂ©e Ă©tait comme une bĂ©nĂ©diction. J’appelais ces matinĂ©es, mes petits levers d’Allemagne, en opposition avec mes couchers de soleil du Midi, pleins d’actions hĂ©roĂŻques, de batailles, de fĂȘtes romaines, et de poĂ«mes ardents. Eh bien ! aprĂšs avoir lu cette lettre oĂč vous ressentez une fiĂ©vreuse impatience, moi j’ai eu dans le cƓur la fraĂźcheur d’un de ces cĂ©lestes rĂ©veils oĂč j’aimais l’air, la nature, et me sentais destinĂ©e Ă  mourir pour un ĂȘtre aimĂ©. Une de vos poĂ©sies, le Chant d’une jeune fille, peint ces moments dĂ©licieux oĂč l’allĂ©gresse est douce, oĂč la priĂšre est un besoin, et c’est mon morceau favori. Voulez-vous que je vous dise toutes mes flatteries en une seule je vous crois digne d’ĂȘtre moi !
 » Votre lettre, quoique courte, m’a permis de lire en vous. Oui, j’ai devinĂ© vos mouvements tumultueux, votre curiositĂ© piquĂ©e, vos projets, tous les fagots apportĂ©s par qui ? pour les bĂ»chers du cƓur. Mais je n’en sais pas encore assez sur vous pour satisfaire Ă  votre demande. Écoutez, cher, le mystĂšre me permet cet abandon qui laisse voir le fond de l’ñme. Une fois vue, adieu notre mutuelle connaissance. Voulez-vous un pacte ? Le premier conclu vous fut-il dĂ©savantageux ? vous y avez gagnĂ© mon estime. Et c’est beaucoup, mon ami, qu’une admiration qui se double de l’estime. Écrivez-moi d’abord votre vie en peu de mots ; puis racontez-moi votre existence Ă  Paris, au jour le jour, sans aucun dĂ©guisement, et comme si vous causiez avec une vieille amie eh bien ! aprĂšs, je ferai faire un pas Ă  notre amitiĂ©. Je vous verrai, mon ami, je vous le promets. Et c’est beaucoup
 Tout ceci, cher, n’est ni une intrigue, ni une aventure, je vous en prĂ©viens, il ne peut en rĂ©sulter aucune espĂšce de galanterie, ainsi que vous dites entre hommes. Il s’agit de ma vie, et ce qui me cause parfois d’affreux remords sur les pensĂ©es que je laisse envoler par troupes vers vous, il s’agit de celle d’un pĂšre et d’une mĂšre adorĂ©s, Ă  qui mon choix doit plaire et qui doivent trouver un vrai fils dans mon ami. » Jusqu’à quel point vos esprits superbes, Ă  qui Dieu donne les ailes de ses anges sans leur en donner toujours la perfection, peuvent-ils se plier Ă  la famille, Ă  ses petites misĂšres ?
 Quel texte mĂ©ditĂ© dĂ©jĂ  par moi. Oh ! si j’ai dit, dans mon cƓur, avant de venir Ă  vous Allons !
 » je n’en ai pas moins eu le cƓur palpitant dans la course, et je ne me suis dissimulĂ© ni les ariditĂ©s du chemin, ni les difficultĂ©s de l’alpe que j’avais Ă  gravir. J’ai tout embrassĂ© dans de longues mĂ©ditations. Ne sais-je pas que les hommes Ă©minents comme vous l’ĂȘtes ont connu l’amour qu’ils ont inspirĂ©, tout aussi bien que celui qu’ils ont ressenti, qu’ils ont eu plus d’un roman, et que vous surtout, en caressant ces chimĂšres de race que les femmes achĂštent Ă  des prix fous, vous vous ĂȘtes attirĂ© plus de dĂ©noĂ»ments que de premiers chapitres. Et nĂ©anmoins je me suis Ă©criĂ©e Allons ! » parce que j’ai plus Ă©tudiĂ© que vous ne le croyez la gĂ©ographie de ces grands sommets de l’HumanitĂ© taxĂ©s par vous de froideur. Ne m’avez-vous pas dit de Byron et de GƓthe qu’ils Ă©taient deux colosses d’égoĂŻsme et de poĂ©sie ? HĂ© ! mon ami, vous avez partagĂ© lĂ  l’erreur dans laquelle tombent les gens superficiels ; mais peut-ĂȘtre Ă©tait-ce chez vous gĂ©nĂ©rositĂ©, fausse modestie, ou dĂ©sir de m’échapper ? Permis au vulgaire, et non Ă  vous, de prendre les effets du travail pour un dĂ©veloppement de la personnalitĂ©. Ni lord Byron, ni GƓthe, ni Walter Scott, ni Cuvier, ni l’inventeur, ne s’appartiennent, ils sont les esclaves de leur idĂ©e ; et cette puissance mystĂ©rieuse est plus jalouse qu’une femme, elle les absorbe, elle les fait vivre et les tue Ă  son profit. Les dĂ©veloppements visibles de cette existence cachĂ©e ressemblent en rĂ©sultat Ă  l’égoĂŻsme ; mais comment oser dire que l’homme qui s’est vendu au plaisir, Ă  l’instruction ou Ă  la grandeur de son Ă©poque, est Ă©goĂŻste ? Une mĂšre est-elle atteinte de personnalitĂ© quand elle immole tout Ă  son enfant ?
 Eh bien ! les dĂ©tracteurs du gĂ©nie ne voient pas sa fĂ©conde maternitĂ© ! voilĂ  tout. La vie du poĂ«te est un si continuel sacrifice qu’il lui faut une organisation gigantesque pour pouvoir se livrer aux plaisirs d’une vie ordinaire ; aussi, dans quels malheurs ne tombe-t-il pas, quand, Ă  l’exemple de MoliĂšre, il veut vivre de la vie des sentiments, tout en les exprimant dans leurs plus poignantes crises ; car, pour moi, superposĂ© Ă  sa vie privĂ©e, le comique de MoliĂšre est horrible. Pour moi, la gĂ©nĂ©rositĂ© du gĂ©nie est quasi divine, et je vous ai placĂ© dans cette noble famille de prĂ©tendus Ă©goĂŻstes. Ah ! si j’avais trouvĂ© la sĂ©cheresse, le calcul, l’ambition, lĂ  oĂč j’admire toutes mes fleurs d’ñme les plus aimĂ©es, vous ne savez pas de quelle longue douleur j’eusse Ă©tĂ© atteinte ! J’ai dĂ©jĂ  rencontrĂ© le mĂ©compte assis Ă  la porte de mes seize ans ! Que serais-je devenue en apprenant Ă  vingt ans que la gloire est menteuse, en voyant celui qui, dans ses Ɠuvres, avait exprimĂ© tant de sentiments cachĂ©s dans mon cƓur, ne pas comprendre ce cƓur quand il se dĂ©voilait pour lui seul ? Ô mon ami, savez-vous ce qui serait advenu de moi ? vous allez pĂ©nĂ©trer dans l’arriĂšre de mon Ăąme. Eh bien ! j’aurais dit Ă  mon pĂšre Amenez-moi le gendre qui sera de votre goĂ»t, j’abdique toute volontĂ©, mariez-moi pour vous ! » Et cet homme eĂ»t Ă©tĂ© notaire, banquier, avare, sot, homme de province, ennuyeux comme un jour de pluie, vulgaire comme un Ă©lecteur du petit collĂ©ge ; il eĂ»t Ă©tĂ© fabricant, ou quelque brave militaire sans esprit, il aurait eu la servante la plus rĂ©signĂ©e et la plus attentive en moi. Mais, horrible suicide de tous tes moments ! jamais mon Ăąme ne se serait dĂ©pliĂ©e au jour vivifiant d’un soleil aimĂ© ! Aucun murmure n’aurait rĂ©vĂ©lĂ© ni Ă  mon pĂšre, ni Ă  ma mĂšre, ni Ă  mes enfants, le suicide de la crĂ©ature qui, dans ce moment, Ă©branle les barreaux de sa prison, qui lance des Ă©clairs par mes yeux, qui vole Ă  pleines ailes vers vous, qui se pose comme une Polymnie Ă  l’angle de votre cabinet en y respirant l’air, en y regardant tout d’un Ɠil doucement curieux. Quelquefois dans les champs, oĂč mon mari m’aurait menĂ©e, en m’échappant Ă  quelques pas de mes marmots, en voyant une splendide matinĂ©e, secrĂštement, j’eusse jetĂ© quelques pleurs bien amers. Enfin j’aurais eu, dans mon cƓur, et dans un coin de ma commode, un petit trĂ©sor pour toutes les filles abusĂ©es par l’amour, pauvres Ăąmes poĂ©tiques, attirĂ©es dans les supplices par des sourires !
 Mais je crois en vous, mon ami. Cette croyance rectifie les pensĂ©es les plus fantasques de mon ambition secrĂšte ; et par moments, voyez jusqu’oĂč va ma franchise, je voudrais ĂȘtre au milieu du livre que nous commençons, tant je me sens de fermetĂ© dans mon sentiment, tant de force au cƓur pour aimer, tant de constance par raison, tant d’hĂ©roĂŻsme pour le devoir que je me crĂ©e, si l’amour peut jamais se changer en devoir ! » S’il vous Ă©tait donnĂ© de me suivre dans la magnifique retraite oĂč je nous vois heureux, si vous connaissiez mes projets, il vous Ă©chapperait une phrase terrible oĂč serait le mot folie, et peut-ĂȘtre serais-je cruellement punie d’avoir envoyĂ© tant de poĂ©sie Ă  un poĂ«te. Oui, je veux ĂȘtre une source, inĂ©puisable comme un beau pays, pendant les vingt ans que nous accorde la nature pour briller. Je veux Ă©loigner la satiĂ©tĂ© par la coquetterie et la recherche. Je serai courageuse pour mon ami, comme les femmes le sont pour le monde. Je veux varier le bonheur, je veux mettre de l’esprit dans la tendresse, du piquant dans la fidĂ©litĂ©. Ambitieuse, je veux tuer les rivales dans le passĂ©, conjurer les chagrins extĂ©rieurs par la douceur de l’épouse, par sa fiĂšre abnĂ©gation, et avoir, pendant toute la vie, ces soins du nid que les oiseaux n’ont que pendant quelques jours. Cette immense dot, elle appartenait, elle devait ĂȘtre offerte Ă  un grand homme, avant de tomber dans la fange des transactions vulgaires. Trouvez-vous maintenant ma premiĂšre lettre une faute ? Le vent d’une volontĂ© mystĂ©rieuse m’a jetĂ©e vers vous, comme une tempĂȘte apporte un rosier au cƓur d’un saule majestueux. Et dans la lettre que je tiens lĂ , sur mon cƓur, vous vous ĂȘtes Ă©criĂ©, comme votre ancĂȘtre ─ Dieu le veut ! quand il partit pour la croisade. » Ne direz-vous pas Elle est bien bavarde ! Autour de moi, tous disent ─ Elle est bien taciturne, mademoiselle ! » O. d’Este-M. »Ces lettres ont paru trĂšs originales aux personnes Ă  la bienveillance de qui la ComĂ©die Humaine les doit ; mais leur admiration pour ce duel entre deux esprits croisant la plume, tandis que le plus sĂ©vĂšre incognito tient un masque sur les visages, pourrait ne pas ĂȘtre partagĂ©e. Sur cent spectateurs quatre-vingts peut-ĂȘtre se lasseraient de cet assaut. Le respect dĂ», dans tout pays de gouvernement constitutionnel, Ă  la majoritĂ©, ne fĂ»t-elle que pressentie, a conseillĂ© de supprimer onze lettres Ă©changĂ©es entre Ernest et Modeste, pendant le mois de septembre ; si quelque flatteuse majoritĂ© les rĂ©clame, espĂ©rons qu’elle donnera les moyens de les rĂ©tablir quelque jour ici. SollicitĂ©s par un esprit aussi agressif que le cƓur semblait adorable, les sentiments vraiment hĂ©roĂŻques du pauvre secrĂ©taire intime se donnĂšrent ample carriĂšre dans ces lettres que l’imagination de chacun fera peut-ĂȘtre plus belles qu’elles ne le sont, en devinant ce concert de deux Ăąmes libres. Aussi Ernest ne vivait-il plus que par ces doux chiffons de papier, comme un avare ne vit plus que par ceux de la Banque ; tandis qu’un amour profond succĂ©dait chez Modeste au plaisir d’agiter une vie glorieuse, d’en ĂȘtre, malgrĂ© la distance le principe. Le cƓur d’Ernest complĂ©tait la gloire de Canalis. Il faut souvent, hĂ©las ! deux hommes pour en faire un amant parfait, comme en littĂ©rature on ne compose un type qu’en employant les singularitĂ©s de plusieurs caractĂšres similaires. Combien de fois une femme n’a-t-elle pas dit dans un salon aprĂšs des causeries intimes Celui-ci serait mon idĂ©al pour l’ñme, et je me sens aimer celui-lĂ  qui n’est que le rĂȘve des sens ! La derniĂšre lettre Ă©crite par Modeste, et que voici, permet d’apercevoir l’üle des Faisans oĂč les mĂ©andres de cette correspondance conduisaient ces deux amants. XXIII. Ă  monsieur de canalis. Soyez, dimanche, au Havre ; entrez Ă  l’église, faites-en le tour, aprĂšs la messe d’une heure, une ou deux fois, sortez sans rien dire Ă  personne, sans faire aucune question Ă  qui que ce soit, mais ayez une rose blanche Ă  votre boutonniĂšre. Puis, retournez Ă  Paris, vous y trouverez une rĂ©ponse. Cette rĂ©ponse ne sera pas ce que vous croyez ; car je vous l’ai dit, l’avenir n’est pas encore Ă  moi
 Mais ne serais-je pas une vraie folle de vous dire oui, sans vous avoir vu ! Quand je vous aurai vu, je puis dire non, sans vous blesser je suis sĂ»re de rester inconnue. » Cette lettre Ă©tait partie la veille du jour oĂč la lutte inutile entre Modeste et Dumay venait d’avoir lieu. L’heureuse Modeste attendait donc avec une impatience maladive le dimanche oĂč les yeux donneraient tort ou raison Ă  l’esprit, au cƓur, un des moments les plus solennels dans la vie d’une femme et que trois mois d’un commerce d’ñme Ă  Ăąme rendait romanesque autant que le peut souhaiter la fille la plus exaltĂ©e. Tout le monde, exceptĂ© la mĂšre, avait pris la torpeur de cette attente pour le calme de l’innocence. Quelque puissantes que soient et les lois de la famille et les cordes religieuses, il est des Julies d’Étanges, des Clarisses, des Ăąmes remplies comme des coupes trop pleines et qui dĂ©bordent sous une pression divine. Modeste n’était-elle pas sublime en dĂ©ployant une sauvage Ă©nergie Ă  comprimer son exubĂ©rante jeunesse, en demeurant voilĂ©e ? Disons-le, le souvenir de sa sƓur Ă©tait plus puissant que toutes les entraves sociales ; elle avait armĂ© de fer sa volontĂ© pour ne manquer ni Ă  son pĂšre ni Ă  sa famille. Mais quels mouvements tumultueux ! et comment une mĂšre ne les aurait-elle pas devinĂ©s ? Le lendemain Modeste et madame Dumay conduisirent, vers midi, madame Mignon au soleil, sur le banc, au milieu des fleurs. L’aveugle tourna sa figure blĂȘme et flĂ©trie du cĂŽtĂ© de l’OcĂ©an, elle aspira l’odeur de la mer et prit la main Ă  Modeste qui resta prĂšs d’elle. Au moment de questionner sa fille, la mĂšre luttait entre le pardon et la remontrance, car elle avait reconnu l’amour, et Modeste lui paraissait, comme au faux Canalis, une exception. — Pourvu que ton pĂšre revienne Ă  temps ! s’il tarde encore, il ne trouvera plus que toi de tout ce qu’il aime ! aussi, Modeste, promets-moi de nouveau de ne jamais le quitter, dit-elle avec une cĂąlinerie maternelle. Modeste porta les mains de sa mĂšre Ă  ses lĂšvres et les baisa doucement en rĂ©pondant ─ Ai-je besoin de te le redire ? — Ah ! mon enfant, c’est que moi-mĂȘme j’ai quittĂ© mon pĂšre pour suivre mon mari !
 mon pĂšre Ă©tait seul cependant, il n’avait que moi d’enfant
 Est-ce lĂ  ce que Dieu punit dans ma vie !
 Ce que je te demande, c’est de te marier au goĂ»t de ton pĂšre, de lui conserver une place dans ton cƓur, de ne pas le sacrifier Ă  ton bonheur, de le garder au milieu de la famille. Avant de perdre la vue, je lui ai Ă©crit mes volontĂ©s, il les exĂ©cutera ; je lui enjoins de retenir sa fortune en entier, non que j’aie une pensĂ©e de dĂ©fiance contre toi, mais est-on jamais sĂ»r d’un gendre ? Moi, ma fille, ai-je Ă©tĂ© raisonnable ? Un clin d’Ɠil a dĂ©cidĂ© de ma vie. La beautĂ©, cette enseigne si trompeuse, a dit vrai pour moi ; mais, dĂ»t-il en ĂȘtre de mĂȘme pour toi, pauvre enfant, jure-moi que si, de mĂȘme que ta mĂšre, l’apparence t’entraĂźnait, tu laisserais Ă  ton pĂšre le soin de s’enquĂ©rir des mƓurs, du cƓur et de la vie antĂ©rieure de celui que tu aurais distinguĂ©, si par hasard tu distinguais un homme. — Je ne me marierai jamais qu’avec le consentement de mon pĂšre, rĂ©pondit Modeste. La mĂšre garda le plus profond silence aprĂšs avoir reçu cette rĂ©ponse, et sa physionomie quasi morte annonçait qu’elle la mĂ©ditait Ă  la maniĂšre des aveugles, en Ă©tudiant en elle-mĂȘme l’accent que sa fille y avait mis. — C’est que, vois-tu, mon enfant, dit enfin madame Mignon aprĂšs un long silence, si la faute de Caroline me fait mourir Ă  petit feu, ton pĂšre ne survivrait pas Ă  la tienne ; je le connais, il se brĂ»lerait la cervelle, il n’y aurait plus ni vie ni bonheur sur la terre pour lui
 ─ Modeste fit quelques pas pour s’éloigner de sa mĂšre, et revint un moment aprĂšs. ─ Pourquoi m’as-tu quittĂ©e ? demanda madame Mignon. — Tu m’as fait pleurer, maman, rĂ©pondit Modeste. — Eh bien ! mon petit ange, embrasse-moi. Tu n’aimes personne, ici ?
 tu n’as pas d’attentif ? demanda-t-elle en la gardant sur ses genoux, cƓur contre cƓur. — Non, ma chĂšre maman, rĂ©pondit la petite jĂ©suite. — Peux-tu me le jurer ? — Oh ! certes !
 s’écria Modeste. Madame Mignon ne dit plus rien, elle doutait encore. — Enfin, si tu te choisissais un mari, ton pĂšre le saurait, reprit-elle. — Je l’ai promis, et Ă  ma sƓur, et Ă  toi ma mĂšre. Quelle faute veux-tu que je commette en lisant Ă  toute heure, Ă  mon doigt Pense Ă  Bettina ! Pauvre sƓur ! Au moment oĂč sur ce mot Pauvre sƓur ! dit par Modeste, une trĂȘve de silence s’était Ă©tablie entre la fille et la mĂšre, dont les deux yeux Ă©teints laissĂšrent couler des larmes que ne put sĂ©cher Modeste en se mettant aux genoux de madame Mignon et lui disant Pardon, pardon, maman, » l’excellent Dumay gravissait la cĂŽte d’Ingouville au pas accĂ©lĂ©rĂ©, fait anormal dans la vie du caissier. Trois lettres avaient apportĂ© la ruine, une lettre ramenait la fortune. Le matin mĂȘme Dumay recevait, d’un capitaine venu des mers de la Chine, la premiĂšre nouvelle de son patron, de son seul ami. Ă  monsieur anne dumay, ancien caissier de la maisonmignon. Mon cher Dumay, je suivrai de bien prĂšs, sauf les chances de la navigation, le navire par l’occasion duquel je t’écris ; je n’ai pas voulu quitter mon bĂątiment auquel je suis habituĂ©. Je t’avais dit Pas de nouvelles, bonnes nouvelles ! Mais, au premier mot de cette lettre, tu seras joyeux ; car ce mot, c’est J’ai sept millions au moins ! J’en rapporte une grande partie en indigo, un tiers en bonnes valeurs sur Londres et Paris, un autre tiers en bel or. Ton envoi d’argent m’a fait atteindre au chiffre que je m’étais fixĂ©, je voulais deux millions pour chacune de mes filles et l’aisance pour moi. J’ai fait le commerce de l’opium en gros pour des maisons de Canton, toutes dix fois plus riches que moi. Vous ne vous doutez pas, en Europe, de ce que sont les riches marchands chinois. J’allais de l’Asie-Mineure, oĂč je me procurais l’opium Ă  bas prix, Ă  Canton oĂč je livrais mes quantitĂ©s aux compagnies qui en font le commerce. Ma derniĂšre expĂ©dition a eu lieu dans les Ăźles de la Malaisie, oĂč j’ai pu Ă©changer le produit de l’opium contre mon indigo, premiĂšre qualitĂ©. Aussi peut-ĂȘtre aurai-je cinq Ă  six cent mille francs de plus, car je ne compte mon indigo que ce qu’il me coĂ»te. » Je me suis toujours bien portĂ©, pas la moindre maladie. VoilĂ  ce que c’est que de travailler pour ses enfants ! DĂšs la seconde annĂ©e, j’ai pu avoir Ă  moi le Mignon, joli brick de sept cents tonneaux, construit en bois de teck, doublĂ©, chevillĂ© en cuivre, et dont les emmĂ©nagements ont Ă©tĂ© faits pour moi. C’est encore une valeur. La vie du marin, l’activitĂ© voulue pour mon commerce, mes travaux pour devenir une espĂšce de capitaine au long cours, m’ont entretenu dans un excellent Ă©tat de santĂ©. Te parler de tout ceci, n’est-ce pas te parler de mes deux filles et de ma chĂšre femme ! J’espĂšre qu’en me sachant ruinĂ© le misĂ©rable qui m’a privĂ© de ma Bettina l’aura laissĂ©e, et que la brebis Ă©garĂ©e sera revenue au cottage. Ne faudra-t-il pas quelque chose de plus dans la dot de celle-lĂ  ! Mes trois femmes et mon Dumay, tous quatre vous avez Ă©tĂ© prĂ©sents Ă  ma pensĂ©e pendant ces trois annĂ©es. Tu es riche, Dumay. Ta part, en dehors de ma fortune, se monte Ă  cinq cent soixante mille francs, que je t’envoie en un mandat, qui ne sera payĂ© qu’à toi-mĂȘme par la maison Mongenod, qu’on a prĂ©venue de New-York. Encore quelques mois, et je vous reverrai tous, je l’espĂšre, bien portants. » Maintenant mon cher Dumay, si je t’écris Ă  toi seulement, c’est que je dĂ©sire garder le secret sur ma fortune, et que je veux te laisser le soin de prĂ©parer mes anges Ă  la joie de mon retour. J’ai assez du commerce, et je veux quitter le Havre. Le choix de mes gendres m’importe beaucoup. Mon intention est de racheter la terre et le chĂąteau de La Bastie, de constituer un majorat de cent mille francs de rente au moins, et de demander au roi la faveur de faire succĂ©der l’un de mes gendres Ă  mon nom et Ă  mon titre. Or, tu sais, mon pauvre Dumay, le malheur que nous avons dĂ» au fatal Ă©clat que rĂ©pand l’opulence. J’y ai perdu l’honneur d’une de mes filles. J’ai ramenĂ© Ă  Java le plus malheureux des pĂšres, un pauvre nĂ©gociant hollandais, riche de neuf millions, Ă  qui ses deux filles furent enlevĂ©es par des misĂ©rables, et nous avons pleurĂ© comme deux enfants, ensemble. Donc je ne veux pas que l’on connaisse ma fortune. Aussi n’est-ce pas au Havre que je dĂ©barquerai, mais Ă  Marseille. Mon second est un Provençal, un ancien serviteur de ma famille, Ă  qui j’ai fait faire une petite fortune. Castagnould aura mes instructions pour racheter La Bastie, et je traiterai de l’indigo par l’entremise de la maison Mongenod. Je mettrai mes fonds Ă  la Banque de France, et je reviendrai vous trouver, en ne me donnant qu’une fortune ostensible d’environ un million en marchandises. Mes filles seront censĂ©es avoir deux cents mille francs. Choisir celui de mes gendres qui sera digne de succĂ©der Ă  mon nom, Ă  mes armes, Ă  mes titres, et de vivre avec nous, sera ma grande affaire ; mais je les veux tous deux, comme toi et moi, Ă©prouvĂ©s, fermes, loyaux, honnĂȘtes gens absolument. Je n’ai pas doutĂ© de toi, mon vieux, un seul instant. J’ai pensĂ© que ma bonne et excellente femme, la tienne et toi, vous avez tracĂ© une haie infranchissable autour de ma fille, et que je pourrai mettre un baiser plein d’espĂ©rances sur le front pur de l’ange qui me reste. Bettina-Caroline si vous, avez su sauver sa faute, aura de la fortune. AprĂšs avoir fait la guerre et le commerce, nous allons faire de l’agriculture, et tu seras notre intendant. Cela te va-t-il ? Ainsi, mon vieil ami, te voilĂ  le maĂźtre de ta conduite avec ma famille, de dire ou de taire mes succĂšs. Je m’en fie Ă  ta prudence ; tu diras ce que tu jugeras convenable. En quatre ans, il peut ĂȘtre survenu tant de changements dans les caractĂšres. Je te laisse ĂȘtre le juge, tant je crains la tendresse de ma femme pour ses filles. Adieu, mon vieux Dumay. Dis Ă  mes filles et Ă  ma femme que je n’ai jamais manquĂ© de les embrasser de cƓur tous les jours, soir et matin. Le second mandat, Ă©galement personnel, de quarante mille francs, est pour mes filles et ma femme, en attendant » Ton patron et ami,» Charles Mignon. »— Ton pĂšre arrive, dit madame Mignon Ă  sa fille. — À quoi vois-tu cela, maman ? demanda Modeste. — Il n’y a que cette nouvelle Ă  nous apporter qui puisse faire courir Dumay. Modeste, plongĂ©e dans ses rĂ©flexions, n’avait ni vu ni entendu Dumay. — Victoire ! s’écria le lieutenant dĂšs la porte. Madame, le colonel n’a jamais Ă©tĂ© malade, et il revient
 il revient sur le Mignon, un beau bĂątiment Ă  lui, qui doit valoir avec sa cargaison dont il me parle, huit Ă  neuf cent mille francs ; mais il vous recommande la plus profonde discrĂ©tion, il a le cƓur creusĂ© bien avant par l’accident de notre chĂšre petite dĂ©funte. — Il y a fait la place d’une tombe, dit madame Mignon. — Et il attribue ce malheur, ce qui me semble probable, Ă  la cupiditĂ© que les grandes fortunes excitent chez les jeunes gens
 Mon pauvre colonel croit retrouver la brebis Ă©garĂ©e au milieu de nous
 Soyons heureux entre nous, ne disons rien Ă  personne, pas mĂȘme Ă  Latournelle, si c’est possible. ─ Mademoiselle, dit-il Ă  l’oreille de Modeste, Ă©crivez Ă  monsieur votre pĂšre une lettre sur la perte que la famille a faite et sur les suites affreuses que cet Ă©vĂ©nement a eues, afin de le prĂ©parer au terrible spectacle qu’il aura ; je me charge de lui faire tenir cette lettre avant son arrivĂ©e au Havre, car il est forcĂ© de passer par Paris ; Ă©crivez-lui longuement, vous avez du temps Ă  vous, j’emporterai la lettre lundi, lundi j’irai sans doute Ă  Paris
 Modeste eut peur que Canalis et Dumay ne se rencontrassent, elle voulut monter pour Ă©crire et remettre le rendez-vous. — Mademoiselle, dites-moi, reprit Dumay de la maniĂšre la plus humble en barrant le passage Ă  Modeste, que votre pĂšre retrouve sa fille sans autre sentiment au cƓur que celui qu’elle avait Ă  son dĂ©part pour lui, pour madame votre mĂšre. — Je me suis jurĂ© Ă  moi-mĂȘme, Ă  ma sƓur et Ă  ma mĂšre, d’ĂȘtre la consolation, le bonheur et la gloire de mon pĂšre, et ─ ce ─ sera ! rĂ©pliqua Modeste en jetant un regard fier et dĂ©daigneux Ă  Dumay. Ne troublez pas la joie que j’ai de savoir bientĂŽt mon pĂšre au milieu de nous par des soupçons injurieux. On ne peut pas empĂȘcher le cƓur d’une jeune fille de battre, vous ne voulez pas que je sois une momie ? dit-elle. Ma personne est Ă  ma famille, mon cƓur est Ă  moi. Si j’aime, mon pĂšre et ma mĂšre le sauront. Êtes-vous content, monsieur ? — Merci, mademoiselle, rĂ©pondit Dumay, vous m’avez rendu la vie ; mais vous auriez toujours bien pu me dire Dumay, mĂȘme en me donnant un soufflet ! — Jure-moi, dit la mĂšre, que tu n’as Ă©changĂ© ni parole ni regard avec aucun jeune homme
 — Je puis le jurer, ma mĂšre, dit Modeste en souriant et regardant Dumay qui l’examinait et souriait comme une jeune fille qui fait une malice. — Elle serait donc bien fausse, s’écria Dumay quand Modeste rentra dans la maison. — Ma fille Modeste peut avoir des dĂ©fauts, rĂ©pondit la mĂšre, mais elle est incapable de mentir. — Eh bien ! soyons donc tranquilles, reprit le lieutenant, et pensons que le malheur a soldĂ© son compte avec nous. — Dieu le veuille ! rĂ©pliqua madame Mignon. Vous le verrez, Dumay ; moi, je ne pourrai que l’entendre
 Il y a bien de la mĂ©lancolie dans mon bonheur ! En ce moment, Modeste, quoique heureuse du retour de son pĂšre, Ă©tait affligĂ©e comme Perrette en voyant ses Ɠufs cassĂ©s. Elle avait espĂ©rĂ© plus de fortune que n’en annonçait Dumay. Devenue ambitieuse pour son poĂ«te, elle souhaitait au moins la moitiĂ© des six millions dont elle avait parlĂ© dans sa seconde lettre. En proie Ă  sa double joie et contrariĂ©e par le petit chagrin que lui causait sa pauvretĂ© relative, elle se mit Ă  son piano, ce confident de tant de jeunes filles, qui lui disent leurs colĂšres, leurs dĂ©sirs, en les exprimant par les nuances de leur jeu. Dumay causait avec sa femme en se promenant sous les fenĂȘtres, il lui confiait le secret de leur fortune et l’interrogeait sur ses dĂ©sirs, sur ses souhaits, sur ses intentions. Madame Dumay n’avait, comme son mari, d’autre famille que la famille Mignon. Les deux Ă©poux dĂ©cidĂšrent de vivre en Provence, si le comte de La Bastie allait en Provence, et de lĂ©guer leur fortune Ă  celui des enfants de Modeste qui en aurait besoin. — Écoutez Modeste ! leur dit madame Mignon, il n’y a qu’une fille amoureuse qui puisse composer de pareilles mĂ©lodies sans connaĂźtre la musique
 Les maisons peuvent brĂ»ler, les fortunes sombrer, les pĂšres revenir de voyage, les empires crouler, le cholĂ©ra ravager la citĂ©, l’amour d’une jeune fille poursuit son vol, comme la nature sa marche, comme cet effroyable acide que la chimie a dĂ©couvert, et qui peut trouer le globe si rien ne l’absorbe au centre. Voici la romance que sa situation avait inspirĂ©e Ă  Modeste sur les stances qu’il faut citer, quoiqu’elles soient imprimĂ©es au deuxiĂšme volume de l’édition dont parlait Dauriat, car pour y adapter sa musique, la jeune artiste en avait brisĂ© les cĂ©sures par quelques modifications qui pourraient Ă©tonner les admirateurs de la correction, souvent trop savante, de ce poĂ«te. CHANT D’UNE JEUNE cƓur, lĂšve-toi ! DĂ©jĂ  l’alouetteSecoue en chantant son aile au dors plus, mon cƓur, car la violetteÉlĂšve Ă  Dieu l’encens de son fleur vivante et bien reposĂ©e,Ouvrant tour Ă  tour les yeux pour se voir,A dans son calice un peu de rosĂ©e,Perle d’un jour qui lui sert de sent dans l’air pur que l’ange des rosesA passĂ© la nuit Ă  bĂ©nir les fleurs !On voit que pour lui toutes sont Ă©closes,Il vient d’en haut raviver leurs lĂšve-toi, puisque l’alouetteSecoue en chantant son aile au soleil ;Rien ne dort plus, mon cƓur ! la violetteÉlĂšve Ă  Dieu l’encens de son voici, puisque les progrĂšs de la Typographie le permettent, la musique de Modeste, Ă  laquelle une expression dĂ©licieuse communiquait ce charme admirĂ© dans les grands chanteurs, et qu’aucune typographie, fĂ»t-elle hiĂ©roglyphique ou phonĂ©tique, ne pourra jamais rendre. — C’est joli, dit madame Dumay, Modeste est musicienne, voilĂ  tout
 — Elle a le diable au corps, s’écria le caissier Ă  qui le soupçon de la mĂšre entra dans le cƓur et donna le frisson. — Elle aime, rĂ©pĂ©ta madame Mignon. En rĂ©ussissant, par le tĂ©moignage irrĂ©cusable de cette mĂ©lodie, Ă  faire partager sa certitude sur l’amour cachĂ© de Modeste, madame Mignon troubla la joie que le retour et les succĂšs de son patron causaient au caissier. Le pauvre Breton descendit au Havre y reprendre sa besogne chez Gobenheim ; puis, avant de revenir dĂźner, il passa chez les Latournelle y exprimer ses craintes et leur demander de nouveau aide et secours. — Oui, mon cher ami, dit Dumay sur le pas de la porte en quittant le notaire, je suis du mĂȘme avis que madame elle aime, c’est sĂ»r, et le diable sait le reste ! Me voilĂ  dĂ©shonorĂ©. — Ne vous dĂ©solez pas, Dumay, rĂ©pondit le petit notaire, nous serons bien, Ă  nous tous, aussi forts que cette petite personne, et, dans un temps donnĂ©, toute fille amoureuse commet une imprudence qui la trahit ; mais, nous en causerons ce soir. Ainsi toutes les personnes dĂ©vouĂ©es Ă  la famille Mignon furent en proie aux mĂȘmes inquiĂ©tudes qui les poignaient la veille avant l’expĂ©rience que le vieux soldat avait cru ĂȘtre dĂ©cisive. L’inutilitĂ© de tant d’efforts piqua si bien la conscience de Dumay qu’il ne voulut pas aller chercher sa fortune Ă  Paris avant d’avoir devinĂ© le mot de cette Ă©nigme. Ces cƓurs, pour qui les sentiments Ă©taient plus prĂ©cieux que les intĂ©rĂȘts, concevaient tous en ce moment que, sans la parfaite innocence de sa fille, le colonel pouvait mourir de chagrin en trouvant Bettina morte et sa femme aveugle. Le dĂ©sespoir du pauvre Dumay fit une telle impression sur les Latournelle qu’ils en oubliĂšrent le dĂ©part d’ExupĂšre que, dans la matinĂ©e, ils avaient embarquĂ© pour Paris. Pendant les moments du dĂźner oĂč ils furent tous les trois seuls, monsieur, madame Latournelle et Butscha retournĂšrent les termes de ce problĂšme sous toutes les faces, en parcourant toutes les suppositions possibles. — Si Modeste aimait quelqu’un du Havre, elle aurait tremblĂ© hier, dit madame Latournelle, son amant est donc ailleurs. — Elle a jurĂ©, dit le notaire, ce matin, Ă  sa mĂšre et devant Dumay, qu’elle n’avait Ă©changĂ© ni regard, ni parole avec Ăąme qui vive
 — Elle aimerait donc Ă  ma maniĂšre ? dit Butscha. — Et comment donc aimes-tu, mon pauvre garçon ? demanda madame Latournelle. — Madame, rĂ©pondit le petit bossu, j’aime Ă  moi tout seul, Ă  distance, Ă  peu prĂšs comme d’ici aux Ă©toiles
 — Et comment fais-tu, grosse bĂȘte ? dit madame Latournelle en souriant. — Ah ! madame, rĂ©pondit Butscha, ce que vous croyez une bosse, est l’étui de mes ailes. — VoilĂ  donc l’explication de ton cachet ! s’écria le notaire. Le cachet du clerc Ă©tait une Ă©toile sous laquelle se lisaient ces mots Fulgens, sequar brillante, je te suivrai, la devise de la maison de Chastillonest. — Une belle crĂ©ature peut avoir autant de dĂ©fiance que la plus laide, dit Butscha comme s’il se parlait Ă  lui-mĂȘme. Modeste est assez spirituelle pour avoir tremblĂ© de n’ĂȘtre aimĂ©e que pour sa beautĂ© ! Les bossus sont des crĂ©ations merveilleuses, entiĂšrement dues d’ailleurs Ă  la SociĂ©tĂ© ; car, dans le plan de la Nature, les ĂȘtres faibles ou mal venus doivent pĂ©rir. La courbure ou la torsion de la colonne vertĂ©brale produit chez ces hommes, en apparence disgraciĂ©s, comme un regard oĂč les fluides nerveux s’amassent en de plus grandes quantitĂ©s que chez les autres, et dans le centre mĂȘme oĂč ils s’élaborent, oĂč ils agissent, d’oĂč ils s’élancent ainsi qu’une lumiĂšre pour vivifier l’ĂȘtre intĂ©rieur. Il en rĂ©sulte des forces, quelquefois retrouvĂ©es par le magnĂ©tisme, mais qui le plus souvent se perdent Ă  travers les espaces du Monde Spirituel. Cherchez un bossu qui ne soit pas douĂ© de quelque facultĂ© supĂ©rieure, soit d’une gaietĂ© spirituelle, soit d’une mĂ©chancetĂ© complĂšte, soit d’une bontĂ© sublime. Comme des instruments que la main de l’Art ne rĂ©veillera jamais, ces ĂȘtres, privilĂ©giĂ©s sans le savoir, vivent en eux-mĂȘmes comme vivait Butscha, quand ils n’ont pas usĂ© leurs forces, si magnifiquement concentrĂ©es, dans la lutte qu’ils ont soutenue Ă  l’encontre des obstacles pour rester vivants. Ainsi s’expliquent ces superstitions, ces traditions populaires auxquelles on doit les gnomes, les nains effrayants, les fĂ©es difformes, toute cette race de bouteilles, a dit Rabelais, contenant Ă©lixirs et baumes rares. Donc, Butscha devina presque Modeste. Et, dans sa curiositĂ© d’amant sans espoir, de serviteur toujours prĂȘt Ă  mourir, comme ces soldats qui, seuls et abandonnĂ©s, criaient dans les neiges de la Russie Vive l’Empereur ! il mĂ©dita de surprendre pour lui seul le secret de Modeste. Il suivit d’un air profondĂ©ment soucieux ses patrons quand ils allĂšrent au Chalet, car il s’agissait de dĂ©rober Ă  tous ces yeux attentifs, Ă  toutes ces oreilles tendues, le piĂ©ge oĂč il prendrait la jeune fille. Ce devait ĂȘtre un regard Ă©changĂ©, quelque tressaillement surpris, comme lorsqu’un chirurgien met le doigt sur une douleur cachĂ©e. Ce soir-lĂ , Gobenheim ne vint pas, Butscha fut le partenaire de monsieur Dumay contre monsieur et madame Latournelle. Pendant le moment oĂč Modeste s’absenta, vers neuf heures, afin d’aller prĂ©parer le coucher de sa mĂšre, madame Mignon et ses amis purent causer Ă  cƓur ouvert ; mais le pauvre clerc, abattu par la conviction qui l’avait gagnĂ©e, lui aussi, parut Ă©tranger Ă  ces dĂ©bats autant que la veille l’avait Ă©tĂ© Gobenheim. — Eh bien ! qu’as-tu donc, Butscha ? s’écria madame Latournelle Ă©tonnĂ©e. On dirait que tu as perdu tous tes parents
 Une larme jaillit des yeux de l’enfant abandonnĂ© par un matelot suĂ©dois, et dont la mĂšre Ă©tait morte de chagrin Ă  l’hĂŽpital. — Je n’ai que vous au monde, rĂ©pondit-il d’une voix troublĂ©e, et votre compassion est trop religieuse, pour que je la perde jamais, car jamais je ne dĂ©mĂ©riterai vos bontĂ©s. Cette rĂ©ponse fit vibrer une corde Ă©galement sensible chez les tĂ©moins de cette scĂšne, celle de la dĂ©licatesse. — Nous vous aimons tous, monsieur Butscha, dit madame Mignon d’une voix Ă©mue. — J’ai six cent mille francs Ă  moi ! dit le brave Dumay, tu seras notaire au Havre et successeur de Latournelle. L’AmĂ©ricaine, elle, avait pris et serrĂ© la main au pauvre bossu. — Vous avez six cent mille francs !
 s’écria Latournelle, qui leva le nez sur Dumay dĂšs que cette parole fut lĂąchĂ©e, et vous laissez ces dames ici !
 Et Modeste n’a pas un joli cheval ! Et elle n’a pas continuĂ© d’avoir des maĂźtres de musique, de peinture, de
 — Eh ! il ne les a que depuis quelques heures !
 s’écria l’AmĂ©ricaine. — Chut ! fit madame Mignon. Pendant toutes ces exclamations, l’auguste patronne de Butscha s’était posĂ©e, elle le regardait. — Mon enfant, dit-elle, je te crois entourĂ© de tant d’affection que je ne pensais pas au sens particulier de cette locution proverbiale ; mais tu dois me remercier de cette petite faute, car elle a servi Ă  te faire voir quels amis tes exquises qualitĂ©s t’ont valus. — Vous avez donc eu des nouvelles de monsieur Mignon ? dit le notaire. — Il revient, dit madame Mignon, mais gardons ce secret entre nous
 Quand mon mari saura que Butscha nous a tenu compagnie, qu’il nous a montrĂ© l’amitiĂ© la plus vive et la plus dĂ©sintĂ©ressĂ©e quand tout le monde nous tournait le dos, il ne vous laissera pas le commanditer Ă  vous seul, Dumay. Aussi, mon ami, dit-elle en essayant de diriger son visage vers Butscha, pouvez-vous dĂšs Ă  prĂ©sent traiter avec Latournelle
 — Mais il a l’ñge, vingt-cinq ans et demi, dit Latournelle. Et, pour moi, c’est acquitter une dette, mon garçon, que de te faciliter l’acquisition de mon Étude. Butscha, qui baisait la main de madame Mignon en l’arrosant de ses larmes, montra un visage mouillĂ© quand Modeste ouvrit la porte du salon. — Qui donc a fait du chagrin Ă  mon nain mystĂ©rieux ?
 demanda-t-elle. — Eh ! mademoiselle Modeste, pleurons-nous jamais de chagrin, nous autres enfants bercĂ©s par le Malheur ? On vient de me montrer autant d’attachement que je m’en sentais au cƓur pour tous ceux en qui je me plaisais Ă  voir des parents. Je serai notaire, je pourrai devenir riche. Ah ! ah ! le pauvre Butscha sera peut-ĂȘtre un jour le riche Butscha. Vous ne connaissez pas tout ce qu’il y a d’audace chez cet avorton !
 s’écria-t-il. Le bossu se donna un violent coup de poing sur la caverne de sa poitrine et se posa devant la cheminĂ©e aprĂšs avoir jetĂ© sur Modeste un regard qui glissa comme une lueur entre ses grosses paupiĂšres serrĂ©es ; car il aperçut, dans cet incident imprĂ©vu, la possibilitĂ© d’interroger le cƓur de sa souveraine. Dumay crut pendant un moment que le clerc avait osĂ© s’adresser Ă  Modeste, et il Ă©changea rapidement avec ses amis un coup d’Ɠil bien compris par eux et qui fit contempler le petit bossu dans une espĂšce de terreur mĂȘlĂ©e de curiositĂ©. — J’ai mes rĂȘves aussi, moi !
 reprit Butscha dont les yeux ne quittaient pas Modeste. La jeune fille abaissa ses paupiĂšres par un mouvement qui fut dĂ©jĂ  pour le clerc toute une rĂ©vĂ©lation. — Vous aimez les romans, laissez-moi, dans la joie oĂč je suis, vous confier mon secret, et vous me direz si le dĂ©noĂ»ment du roman, inventĂ© par moi pour ma vie, est possible ; autrement, Ă  quoi bon la fortune ? Pour moi, l’or est le bonheur plus que pour tout autre ; car, pour moi, le bonheur sera d’enrichir un ĂȘtre aimĂ© ! Vous qui savez tant de choses, mademoiselle, dites-moi donc si l’on peut se faire aimer indĂ©pendamment de la forme, belle ou laide, et pour son Ăąme seulement ? Modeste leva les yeux sur Butscha. Ce fut une interrogation terrible, car alors Modeste partagea les soupçons de Dumay. — Une fois riche, je chercherai quelque belle jeune fille pauvre, une abandonnĂ©e comme moi, qui aura bien souffert, qui sera malheureuse ; je lui Ă©crirai, je la consolerai, je serai son bon gĂ©nie ; elle lira dans mon cƓur, dans mon Ăąme, elle aura mes deux richesses Ă  la fois, et mon or bien dĂ©licatement offert, et ma pensĂ©e parĂ©e de toutes les splendeurs que le hasard de la naissance a refusĂ©es Ă  ma grotesque personne ! Je resterai cachĂ© comme une cause que les savants cherchent. Dieu n’est peut-ĂȘtre pas beau ?
 Naturellement, cette enfant, devenue curieuse, voudra me voir ; mais je lui dirai que je suis un monstre de laideur, je me peindrai en laid
 LĂ , Modeste regarda Butscha fixement, elle lui eĂ»t dit ─ Que savez-vous de mes amours ?
 elle n’aurait pas Ă©tĂ© plus explicite. — Si j’ai le bonheur d’ĂȘtre aimĂ© pour les poĂ©sies de mon cƓur !
 Si, quelque jour, je ne parais ĂȘtre qu’un peu contrefait Ă  cette femme, avouez que je serai plus heureux que le plus beau des hommes, qu’un homme de gĂ©nie aimĂ© par une crĂ©ature aussi cĂ©leste que vous
 La rougeur qui colora le visage de Modeste apprit au bossu presque tout le secret de la jeune fille. — Eh bien ! enrichir ce qu’on aime, et lui plaire moralement, abstraction faite de la personne, est-ce le moyen d’ĂȘtre aimĂ© ? VoilĂ  le rĂȘve du pauvre bossu, le rĂȘve d’hier ; car, aujourd’hui, votre adorable mĂšre vient de me donner la clef de mon futur trĂ©sor, en me promettant de me faciliter les moyens d’acheter une Étude. Mais, avant de devenir un Gobenheim, encore faut-il savoir si cette affreuse transformation est utile. Qu’en pensez vous, mademoiselle, vous ?
 Modeste Ă©tait si surprise, qu’elle ne s’aperçut pas que Butscha l’interpellait. Le piĂ©ge de l’amoureux fut mieux dressĂ© que celui du soldat, car la pauvre fille stupĂ©faite resta sans voix. — Pauvre Butscha ! dit tout bas madame Latournelle Ă  son mari, deviendrait-il fou ?
 — Vous voulez rĂ©aliser le conte de la Belle et la BĂȘte, rĂ©pondit enfin Modeste, et vous oubliez que la BĂȘte se change en prince Charmant. — Croyez-vous ? dit le nain. Moi, j’ai toujours imaginĂ© que ce changement indiquait le phĂ©nomĂšne de l’ñme rendue visible, Ă©teignant la forme sous sa radieuse lumiĂšre. Si je ne suis pas aimĂ©, je resterai cachĂ©, voilĂ  tout ! Vous et les vĂŽtres, madame, dit-il Ă  sa patronne, au lieu d’avoir un nain Ă  votre service, vous aurez une vie et une fortune. Butscha reprit sa place et dit aux trois joueurs en affectant le plus grand calme ─ À qui Ă  donner ?
 Mais en lui-mĂȘme, il se disait douloureusement ─ Elle veut ĂȘtre aimĂ©e pour elle-mĂȘme, elle correspond avec quelque faux grand homme, et oĂč en est-elle ? — Ma chĂšre maman, neuf heures trois quarts viennent de sonner, dit Modeste Ă  sa mĂšre. Madame Mignon fit ses adieux Ă  ses amies, et alla se coucher. Ceux qui veulent aimer en secret peuvent avoir pour espions des chiens des PyrĂ©nĂ©es, des mĂšres, des Dumay, des Latournelle, ils ne sont pas encore en danger ; mais un amoureux ?
 c’est diamant contre diamant, feu contre feu, intelligence contre intelligence, une Ă©quation parfaite et dont les termes se pĂ©nĂštrent mutuellement. Le dimanche matin, Butscha devança sa patronne qui venait toujours chercher Modeste pour aller Ă  la messe, et il se mit en croisiĂšre devant le Chalet, en attendant le facteur. — Avez-vous une lettre aujourd’hui pour mademoiselle Modeste ? dit-il Ă  cet humble fonctionnaire quand il le vit venir. — Non, monsieur, non
 — Nous sommes, depuis quelque temps, une fameuse pratique pour le gouvernement, s’écria le clerc. — Ah ! dame ! oui, rĂ©pondit le facteur. Modeste vit et entendit ce petit colloque de sa chambre, oĂč elle se postait toujours Ă  cette heure derriĂšre sa persienne, pour guetter le facteur. Elle descendit, sortit dans le petit jardin oĂč elle appela d’une voix altĂ©rĂ©e ─ Monsieur Butscha ?
 — Me voilĂ , mademoiselle ! dit le bossu en arrivant Ă  la petite porte que Modeste ouvrit elle-mĂȘme. — Pourriez-vous me dire si vous comptez parmi vos titres Ă  l’affection d’une femme le honteux espionnage auquel vous vous livrez ? lui demanda la jeune fille en essayant de terrasser son esclave sous ses regards et par une attitude de reine. — Oui, mademoiselle ! rĂ©pondit-il fiĂšrement. Ah ! je ne croyais pas, reprit-il Ă  voix basse, que les vermisseaux pussent rendre service aux Ă©toiles !
 mais il en est ainsi. Souhaiteriez-vous que votre mĂšre, que monsieur Dumay, que madame Latournelle, vous eussent devinĂ©e, et non un ĂȘtre, quasi proscrit de la vie, qui se donne Ă  vous comme une de ces fleurs que vous coupez pour vous en servir un moment ? Ils savent tous que vous aimez ; mais, moi seul, je sais comment. Prenez-moi comme vous prendriez un chien vigilant, je vous obĂ©irai, je vous garderai, je n’aboierai jamais, et je ne vous jugerai point. Je ne vous demande rien que de me laisser vous ĂȘtre bon Ă  quelque chose. Votre pĂšre vous a mis un Dumay dans votre mĂ©nagerie, ayez un Butscha, vous m’en direz des nouvelles !
 Un pauvre Butscha qui ne veut rien, pas mĂȘme un os ! — Eh bien, je vais vous prendre Ă  l’essai, dit Modeste qui voulut se dĂ©faire d’un gardien si spirituel. Allez sur-le-champ, d’hĂŽtel en hĂŽtel, Ă  Graville, au Havre, savoir s’il est venu d’Angleterre un monsieur Arthur
 — Écoutez, mademoiselle, dit Butscha respectueusement en interrompant Modeste, j’irai tout bonnement me promener au bord de la mer, et cela suffira, car vous ne me voulez pas aujourd’hui Ă  l’église. VoilĂ  tout. Modeste regarda le nain en laissant voir un Ă©tonnement stupide. — Écoutez, mademoiselle ! quoique vous vous soyez entortillĂ© les joues d’un foulard et de ouate, vous n’avez pas de fluxion. Et, si vous avez un double voile Ă  votre chapeau, c’est pour voir sans ĂȘtre vue. — D’oĂč vous vient tant de pĂ©nĂ©tration ? s’écria Modeste en rougissant. — Eh ! mademoiselle, vous n’avez pas de corset ! Une fluxion ne vous obligeait pas Ă  vous dĂ©guiser la taille, en mettant plusieurs jupons, Ă  cacher vos mains sous de vieux gants, et vos jolis pieds dans d’affreuses bottines, Ă  vous mal habiller, à
 — Assez ! dit-elle. Maintenant, comment serais-je certaine d’avoir Ă©tĂ© obĂ©ie ? — Mon patron veut aller Ă  Saint-Adresse, il en est contrariĂ© ; mais comme il est vraiment bon, il n’a pas voulu me priver de mon dimanche eh bien, je lui proposerai d’y aller
 — Allez-y, et j’aurai confiance en vous
 — Êtes-vous sĂ»re de ne pas avoir besoin de moi au Havre ? — Non. Écoutez, nain mystĂ©rieux, regardez, dit-elle en lui montrant le temps sans nuages. Voyez-vous la trace de l’oiseau qui passait tout Ă  l’heure ? eh bien ! mes actions, pures comme l’air est pur, n’en laissent pas davantage. Rassurez Dumay, rassurez les Latournelle, rassurez ma mĂšre, et sachez que cette main, dit-elle en lui montrant une jolie main fine, aux doigts retroussĂ©s et que le jour traversa, ne sera point accordĂ©e, elle ne sera pas mĂȘme animĂ©e d’un baiser, avant le retour de mon pĂšre, par ce qu’on appelle un amant. — Et pourquoi ne me voulez-vous pas Ă  l’église aujourd’hui ?
 — Vous me questionnez, aprĂšs ce que je vous ai fait l’honneur de vous dire et de vous demander ?
 Butscha salua sans rien rĂ©pondre, et courut chez son patron dans le ravissement d’entrer au service de sa maĂźtresse anonyme. Une heure aprĂšs, monsieur et madame Latournelle vinrent chercher Modeste qui se plaignit d’un horrible mal de dents. — Je n’ai pas eu, dit-elle, le courage de m’habiller. — Eh bien ! restez, dit la bonne notaresse. — Oh ! non, je veux prier pour l’heureux retour de mon pĂšre, rĂ©pondit Modeste, et j’ai pensĂ© qu’en m’emmitouflant ainsi, ma sortie me ferait plus de bien que de mal. Et mademoiselle Mignon alla seule, Ă  cĂŽtĂ© de Latournelle. Elle refusa de donner le bras Ă  son chaperon dans la crainte d’ĂȘtre questionnĂ©e sur le tremblement intĂ©rieur qui l’agitait Ă  la pensĂ©e de voir bientĂŽt son grand poĂ«te. Un seul regard, le premier, n’allait-il pas dĂ©cider de son avenir ? Est-il dans la vie de l’homme une heure plus dĂ©licieuse que celle du premier rendez-vous donnĂ© ? Renaissent-elles jamais les sensations cachĂ©es au fond du cƓur et qui s’épanouissent alors ? Retrouve-t-on les plaisirs sans nom que l’on a savourĂ©s en cherchant, comme fit Ernest de La BriĂšre, et ses meilleurs rasoirs, et ses plus belles chemises, et des cols irrĂ©prochables, et les vĂȘtements les plus soignĂ©s ? On dĂ©ifie les choses associĂ©es Ă  cette heure suprĂȘme. On fait alors Ă  soi seul des poĂ©sies secrĂštes qui valent celles de la femme ; et le jour oĂč, de part et d’autre, on les devine, tout est envolĂ© ! N’en est-il pas de ces choses, comme de la fleur de ces fruits sauvages, Ăącre et suave Ă  la fois, perdue au sein des forĂȘts, la joie du soleil ; sans doute ; ou, comme le dit Canalis dans le Chant d’une jeune fille, la joie de la plante elle-mĂȘme Ă  qui l’ange des fleurs a permis de se voir ? Ceci tend Ă  rappeler que, semblable Ă  beaucoup d’ĂȘtres pauvres pour qui la vie commence par le labeur et par les soucis de la fortune, le modeste La BriĂšre n’avait pas encore Ă©tĂ© aimĂ©. Venu la veille au soir, il s’était aussitĂŽt couchĂ© comme une coquette, afin d’effacer la fatigue du voyage, et il venait de faire une toilette mĂ©ditĂ©e Ă  son avantage, aprĂšs avoir pris un bain. Peut-ĂȘtre est-ce ici le lieu de placer son portrait en pied, ne fĂ»t-ce que pour justifier la derniĂšre lettre que devait Ă©crire Modeste. NĂ© d’une bonne famille de Toulouse, alliĂ©e de loin Ă  celle du ministre qui le prit sous sa protection, Ernest possĂšde cet air comme il faut oĂč se rĂ©vĂšle une Ă©ducation commencĂ©e au berceau, mais que l’habitude des affaires avait rendu grave sans effort, car la pĂ©danterie est l’écueil de toute gravitĂ© prĂ©maturĂ©e. De taille ordinaire, il se recommande par une figure fine et douce, d’un ton chaud quoique sans coloration, et qu’il relevait alors par de petites moustaches et par une virgule Ă  la Mazarin. Sans cette attestation virile, il eĂ»t trop ressemblĂ© peut-ĂȘtre Ă  une jeune fille dĂ©guisĂ©e, tant la coupe du visage et les lĂšvres sont mignardes, tant on est prĂšs d’attribuer Ă  une femme ses dents d’un Ă©mail transparent et d’une rĂ©gularitĂ© quasi postiche. Joignez Ă  ces qualitĂ©s fĂ©minines un parler doux comme la physionomie, doux comme des yeux bleus Ă  paupiĂšres turques, et vous concevrez trĂšs bien que le ministre eĂ»t surnommĂ© son jeune secrĂ©taire particulier, mademoiselle de La BriĂšre. Le front plein, pur, bien encadrĂ© de cheveux noirs abondants semble rĂȘveur, et ne dĂ©ment pas l’expression de la figure, qui est entiĂšrement mĂ©lancolique. La proĂ©minence de l’arcade de l’Ɠil, quoique trĂšs Ă©lĂ©gamment coupĂ©e, obombre le regard et ajoute encore Ă  cette mĂ©lancolie par la tristesse, physique pour ainsi dire, que produisent les paupiĂšres quand elles sont trop abaissĂ©es sur la prunelle. Ce doute intime, que nous traduisons par le mot modestie, anime donc et les traits et la personne. Peut-ĂȘtre comprendra-t-on bien cet ensemble en faisant observer que la logique du dessin exigerait plus de longueur dans l’ovale de cette tĂȘte, plus d’espace entre le menton qui finit brusquement et le front trop diminuĂ© par la maniĂšre dont les cheveux sont plantĂ©s. Ainsi, la figure semble Ă©crasĂ©e. Le travail avait dĂ©jĂ  creusĂ© son sillon entre les sourcils un peu trop fournis et rapprochĂ©s comme chez les gens jaloux. Quoique La BriĂšre fĂ»t alors mince, il appartient Ă  ce genre de tempĂ©raments qui, formĂ©s tard, prennent Ă  trente ans un embonpoint inattendu. Ce jeune homme eĂ»t assez bien reprĂ©sentĂ©, pour les gens Ă  qui l’histoire de France est familiĂšre, la royale et inconcevable figure de Louis XIII, mĂ©lancolique modestie, sans cause connue, pĂąle sous la couronne, aimant les fatigues de la chasse et haĂŻssant le travail, timide avec sa maĂźtresse au point de la respecter, indiffĂ©rent jusqu’à laisser trancher la tĂȘte Ă  son ami, et que le remords d’avoir vengĂ© son pĂšre sur sa mĂšre peut seul expliquer ou l’Hamlet catholique, ou quelque maladie incurable. Mais le ver rongeur qui blĂ©missait Louis XIII et dĂ©tendait sa force, Ă©tait alors, chez Ernest, simple dĂ©fiance de soi-mĂȘme, la timiditĂ© de l’homme Ă  qui nulle femme n’a dit Comme je t’aime ! » et surtout le dĂ©vouement inutile. AprĂšs avoir entendu le glas d’une monarchie dans la chute d’un ministĂšre, ce pauvre garçon avait trouvĂ© dans Canalis un rocher cachĂ© sous d’élĂ©gantes mousses, il cherchait donc une domination Ă  aimer ; et cette inquiĂ©tude du caniche en quĂȘte d’un maĂźtre lui donnait l’air du roi qui trouva le sien. Ces nuages, ces sentiments, cette teinte de souffrance rĂ©pandue sur cette physionomie la rendaient beaucoup plus belle que ne le croyait le RĂ©fĂ©rendaire, assez fĂąchĂ© de s’entendre classer par les femmes dans le genre des Beaux-TĂ©nĂ©breux ; genre passĂ© de mode par un temps oĂč chacun voudrait pouvoir garder pour lui seul les trompettes de l’Annonce. Le dĂ©fiant Ernest avait donc demandĂ© tous ses prestiges au vĂȘtement alors Ă  la mode. Il mit pour cette entrevue, oĂč tout dĂ©pendait du premier regard, un pantalon noir et des bottes soigneusement cirĂ©es, un gilet couleur soufre qui laissait voir une chemise d’une finesse remarquable et boutonnĂ©e d’opales, une cravate noire, une petite redingote bleue ornĂ©e de la rosette et qui semblait collĂ©e sur le dos et Ă  la taille par un procĂ©dĂ© nouveau. Portant de jolis gants de chevreau, couleur bronze florentin, il tenait de la main gauche une petite canne et son chapeau par un geste assez Louis-Quatorzien, montrant ainsi, comme le lieu l’exigeait, sa chevelure massĂ©e avec art, et oĂč la lumiĂšre produisait des luisants satinĂ©s. CampĂ© dĂšs le commencement de la messe sous le porche, il examina l’église en regardant tous les chrĂ©tiens, mais plus particuliĂšrement les chrĂ©tiennes qui trempaient leurs doigts dans l’eau sainte. Une voix intĂ©rieure cria ─ Le voilĂ  ! Ă  Modeste quand elle arriva. Cette redingote et cette tournure essentiellement parisiennes, cette rosette, ces gants, cette canne, le parfum des cheveux, rien n’était du Havre. Aussi, quand La BriĂšre se retourna pour examiner la grande et fiĂšre notaresse, le petit notaire et le paquet expression consacrĂ©e entre femmes, sous la forme duquel Modeste s’était mise, la pauvre enfant, quoique bien prĂ©parĂ©e, reçut-elle un coup violent au cƓur en voyant cette poĂ©tique figure, illuminĂ©e en plein par le jour de la porte. Elle ne pouvait pas se tromper une petite rose blanche cachait presque la rosette. Ernest reconnaĂźtrait-il son inconnue affublĂ©e d’un vieux chapeau garni d’un voile mis en double ?
 Modeste eut si peur de la seconde vue de l’amour, qu’elle se fit une dĂ©marche de vieille femme. — Ma femme, dit le petit Latournelle en allant Ă  sa place, ce monsieur n’est pas du Havre. — Il vient tant d’étrangers, rĂ©pondit la notaresse. — Mais les Ă©trangers, dit le notaire, viennent-ils jamais voir notre Ă©glise qui n’est pas ĂągĂ©e de plus de deux siĂšcles ? Ernest resta pendant toute la messe Ă  la porte, sans avoir vu parmi les femmes personne qui rĂ©alisĂąt ses espĂ©rances. Modeste, elle, ne put maĂźtriser son tremblement que vers la fin du service. Elle Ă©prouva des joies qu’elle seule pouvait dĂ©peindre. Elle entendit enfin sur les dalles le bruit d’un pas d’homme comme il faut ; car la messe Ă©tait dite, Ernest faisait le tour de l’église oĂč il ne se trouvait plus que les dilettanti de la dĂ©votion qui devinrent l’objet d’une savante et perspicace analyse. Ernest remarqua le tremblement excessif du paroissien dans les mains de la personne voilĂ©e Ă  son passage ; et, comme elle Ă©tait la seule qui cachĂąt sa figure, il eut des soupçons que confirma la mise de Modeste, Ă©tudiĂ©e avec un soin d’amant curieux. Il sortit quand madame Latournelle quitta l’église, il la suivit Ă  une distance honnĂȘte, et la vit rentrant avec Modeste, rue Royale, oĂč, selon son habitude, mademoiselle Mignon attendait l’heure des vĂȘpres. AprĂšs avoir toisĂ© la maison ornĂ©e de panonceaux, Ernest demanda le nom du notaire Ă  un passant, qui lui nomma presque orgueilleusement monsieur Latournelle, le premier notaire du Havre
 Quand il longea la rue Royale pour essayer de plonger dans l’intĂ©rieur de la maison, Modeste aperçut son amant, elle se dit alors si malade qu’elle n’alla pas Ă  vĂȘpres, et madame Latournelle lui tint compagnie. Ainsi le pauvre Ernest en fut pour ses frais de croisiĂšre. Il n’osa pas flĂąner Ă  Ingouville, il se fit un point d’honneur d’obĂ©ir, et revint Ă  Paris aprĂšs avoir Ă©crit, en attendant le dĂ©part de la voiture, une lettre que Françoise Cochet devait recevoir le lendemain, timbrĂ©e du Havre. Tous les dimanches, monsieur et madame Latournelle dĂźnaient au Chalet, oĂč ils reconduisaient Modeste aprĂšs vĂȘpres. Aussi, dĂšs que la jeune malade se trouva mieux, remontĂšrent-ils Ă  Ingouville accompagnĂ©s de Butscha. L’heureuse Modeste fit alors une charmante toilette. Quand elle descendit pour dĂźner, elle oublia son dĂ©guisement du matin, sa prĂ©tendue fluxion, et fredonna Rien ne dort plus, mon cƓur ! la violetteÉlĂšve Ă  Dieu l’encens de son rĂ©veil. Butscha ressentit un lĂ©ger frisson Ă  l’aspect de Modeste, tant elle lui parut changĂ©e, car les ailes de l’amour Ă©taient comme attachĂ©es Ă  ses Ă©paules, elle avait l’air d’une sylphide, elle montrait sur ses joues le divin coloris du plaisir. — De qui donc sont les paroles sur lesquelles tu as fait une si jolie musique ? demanda madame Mignon Ă  sa fille. — De Canalis, maman, rĂ©pondit-elle en devenant Ă  l’instant du plus beau cramoisi depuis le cou jusqu’au front. — Canalis ! s’écria le nain Ă  qui l’accent de Modeste et sa rougeur apprirent la seule chose qu’il ignorĂąt encore du secret. Lui, le grand poĂ«te, faire des romances ?
 — C’est, dit-elle, de simples stances sur lesquelles j’ai osĂ© plaquer des rĂ©miniscences d’airs allemands
 — Non, non, reprit madame Mignon, c’est de la musique Ă  toi, ma fille ! Modeste, se sentant devenir de plus en plus cramoisie, sortit en entraĂźnant Butscha dans le petit jardin. — Vous pouvez, lui dit-elle Ă  voix basse, me rendre un grand service. Dumay fait le discret avec ma mĂšre et avec moi sur la fortune que mon pĂšre rapporte, je voudrais savoir ce qui en est. Dumay, dans le temps, n’a-t-il pas envoyĂ© cinq cent et quelques mille francs Ă  papa ? Mon pĂšre n’est pas homme Ă  s’absenter pendant quatre ans pour seulement doubler ses capitaux. Or, il revient sur un navire Ă  lui, et la part qu’il a faite Ă  Dumay s’élĂšve Ă  prĂ©s de six cent mille francs. — Ce n’est pas la peine de questionner Dumay, dit Butscha. Monsieur votre pĂšre avait perdu, comme vous savez, quatre millions au moment de son dĂ©part, il les a sans doute regagnĂ©s ; mais il aura dĂ» donner Ă  Dumay dix pour cent de ses bĂ©nĂ©fices, et, par la fortune que le digne Breton avoue avoir, nous supposons, mon patron et moi, que celle du colonel monte Ă  six ou sept millions
 — Ô mon pĂšre ! dit Modeste en se croisant les bras sur la poitrine et levant les yeux au ciel, tu m’auras donnĂ© deux fois la vie !
 — Ah ! mademoiselle, dit Butscha, vous aimez un poĂ«te ! Ce genre d’homme est plus ou moins Narcisse ! saura-t-il vous bien aimer ? Un ouvrier en phrases occupĂ© d’ajuster des mots est bien ennuyeux. Un poĂ«te, mademoiselle, n’est pas plus la poĂ©sie que la graine n’est la fleur. — Butscha, je n’ai jamais vu d’homme si beau ! — La beautĂ©, mademoiselle, est un voile qui sert souvent Ă  cacher bien des imperfections
 — C’est le cƓur le plus angĂ©lique du ciel
 — Fasse Dieu que vous ayez raison, dit le nain en joignant les mains, et soyez heureuse ! Cet homme aura comme vous, un serviteur dans Jean Butscha. Je ne serai plus notaire alors, je vais me jeter dans l’étude, dans les sciences
 — Et pourquoi ? — Eh ! mademoiselle, pour Ă©lever vos enfants, si vous daignez me permettre d’ĂȘtre leur prĂ©cepteur
 Ah ! si vous vouliez agrĂ©er un conseil ? Tenez, laissez-moi faire je saurai pĂ©nĂ©trer la vie et les mƓurs de cet homme, dĂ©couvrir s’il est bon, s’il est colĂšre, s’il est doux, s’il aura ce respect que vous mĂ©ritez, s’il est capable d’aimer absolument, en vous prĂ©fĂ©rant Ă  tout, mĂȘme Ă  son talent
 — Qu’est-ce que cela fait, si je l’aime ? dit-elle naĂŻvement. — Eh ! c’est vrai, s’écria le bossu. En ce moment madame Mignon disait Ă  ses amis ─ Ma fille a vu ce matin celui qu’elle aime ! — Ce serait donc ce gilet soufre qui t’a tant intriguĂ©, Latournelle, s’écria la notaresse. Ce jeune homme avait une jolie petite rose blanche Ă  sa boutonniĂšre
 — Ah ! dit la mĂšre, le signe de reconnaissance. — Il avait, reprit la notaresse, la rosette d’officier de la LĂ©gion d’Honneur. C’est un homme charmant ! mais nous nous trompons ! Modeste n’a pas relevĂ© son voile, elle Ă©tait fagotĂ©e comme une pauvresse, et
 — Et, dit le notaire, elle se disait malade, mais elle vient d’îter sa marmotte et se porte comme un charme
 — C’est incomprĂ©hensible ! s’écria Dumay. — HĂ©las ! c’est maintenant clair comme le jour, dit le notaire. — Mon enfant, dit madame Mignon Ă  Modeste qui rentra suivie de Butscha, n’as-tu pas vu ce matin Ă  l’église un petit jeune homme bien mis, qui portait une rose blanche Ă  sa boutonniĂšre, dĂ©coré  — Je l’ai vu, dit Butscha vivement en apercevant Ă  l’attention de chacun le piĂ©ge oĂč Modeste pouvait tomber, c’est Grindot, le fameux architecte avec qui la ville est en marchĂ© pour la restauration de l’église il est venu de Paris, je l’ai trouvĂ© ce matin examinant l’extĂ©rieur, quand je suis parti pour Sainte-Adresse. — Ah ! c’est un architecte
 il m’a bien intriguĂ©e, dit Modeste Ă  qui le nain avait ainsi donnĂ© le temps de se remettre. Dumay regarda Butscha de travers. Modeste avertie se composa un maintien impĂ©nĂ©trable. La dĂ©fiance de Dumay fut excitĂ©e au plus haut point, et il se proposa d’aller le lendemain Ă  la mairie afin de savoir si l’architecte attendu s’était en effet montrĂ© au Havre. De son cĂŽtĂ©, Butscha, trĂšs inquiet de l’avenir de Modeste, prit le parti d’aller Ă  Paris espionner Canalis. Gobenheim vint faire le wist et comprima par sa prĂ©sence tous les sentiments en fermentation. Modeste attendait avec une sorte d’impatience l’heure du coucher de sa mĂšre ; elle voulait Ă©crire, elle n’écrivait jamais que pendant la nuit, et voici la lettre que lui dicta l’amour, quand elle crut tout le monde endormi. XXIV. Ă  monsieur de canalis. Ah ! mon ami bien-aimĂ© ! quels atroces mensonges que vos portraits exposĂ©s aux vitres des marchands de gravures ? Et moi qui faisais mon bonheur de cette horrible lithographie ! Je suis honteuse d’aimer un homme si beau. Non, je ne saurais imaginer que les Parisiennes soient assez stupides pour ne pas avoir vu toutes que vous Ă©tiez leur rĂȘve accompli. Vous dĂ©laissĂ© ! vous sans amour !
 Je ne crois plus un mot de ce que vous m’avez Ă©crit sur votre vie obscure et travailleuse, sur votre dĂ©vouement Ă  une idole, cherchĂ©e en vain jusqu’aujourd’hui. Vous avez Ă©tĂ© trop aimĂ©, monsieur ; votre front, pĂąle et suave comme la fleur d’un magnolia, le dit assez, et je serai malheureuse. Que suis-je, moi, maintenant ?
 Ah ! pourquoi m’avoir appelĂ©e Ă  la vie ! En un moment j’ai senti que ma pesante enveloppe me quittait ! Mon Ăąme a brisĂ© le cristal qui la retenait captive, elle a circulĂ© dans mes veines ! Enfin, le froid silence des choses a cessĂ© tout Ă  coup pour moi. Tout, dans la nature, m’a parlĂ©. La vieille Ă©glise m’a semblĂ© lumineuse ; ses voĂ»tes, brillant d’or et d’azur comme celles d’une cathĂ©drale italienne, ont scintillĂ© sur ma tĂȘte. Les sons mĂ©lodieux que les anges chantent aux martyrs et qui leur font oublier les souffrances ont accompagnĂ© l’orgue ! Les horribles pavĂ©s du Havre m’ont paru comme un chemin fleuri. J’ai reconnu dans la mer une vieille amie dont le langage plein de sympathies pour moi ne m’était pas assez connu. J’ai vu clairement que les roses de mon jardin et de ma serre m’adorent depuis longtemps et me disaient tout bas d’aimer ; elles ont souri toutes Ă  mon retour de l’église, et j’ai enfin entendu votre nom de Melchior murmurĂ© par les cloches des fleurs, je l’ai lu Ă©crit sur les nuages ! Oui, me voilĂ  vivante, grĂące Ă  toi ! poĂ«te plus beau que ce froid et compassĂ© lord Byron, dont le visage est aussi terne que le climat anglais. ÉpousĂ©e par un seul de tes regards d’Orient qui a percĂ© mon voile noir, tu m’as jetĂ© ton sang au cƓur, il m’a rendue brĂ»lante de la tĂȘte aux pieds ! Ah ! nous ne sentons pas la vie ainsi, quand notre mĂšre nous la donne. Un coup que tu recevrais m’atteindrait au moment mĂȘme, et mon existence ne s’explique plus que par ta pensĂ©e. Je sais Ă  quoi sert la divine harmonie de la musique, elle fut inventĂ©e par les anges pour exprimer l’amour. Avoir du gĂ©nie et ĂȘtre beau, mon Melchior, c’est trop ! À sa naissance, un homme devrait opter. Mais quand je songe aux trĂ©sors de tendresse et d’affection que vous m’avez montrĂ©s depuis un mois surtout, je me demande si je rĂȘve ! Non, vous me cachez un mystĂšre ! Quelle femme vous cĂ©dera sans mourir ? Ah ! la jalousie est entrĂ©e dans mon cƓur avec un amour auquel je ne croyais pas ! Pouvais-je imaginer un pareil incendie ? Quelle inconcevable et nouvelle fantaisie ! je te voudrais laid, maintenant ! Quelles folies ai-je faites en rentrant ! Tous les dahlias jaunes m’ont rappelĂ© votre joli gilet, toutes les roses blanches ont Ă©tĂ© mes amies, et je les ai saluĂ©es par un regard qui vous appartenait, comme tout moi ! La couleur des gants qui moulaient les mains du gentilhomme, tout, jusqu’au bruit des pas sur les dalles, tout se reprĂ©sente Ă  mon souvenir avec tant de fidĂ©litĂ© que, dans soixante ans, je reverrai les moindres choses de cette fĂȘte, telles que la couleur particuliĂšre de l’air, le reflet du soleil qui miroitait sur un pilier, j’entendrai la priĂšre que vous avez interrompue, je respirerai l’encens de l’autel, et je croirai sentir au-dessus de nos tĂȘtes les mains du curĂ© qui nous a bĂ©nis tous deux au moment oĂč tu passais, en donnant sa derniĂšre bĂ©nĂ©diction ! Ce bon abbĂ© Marcellin nous a mariĂ©s dĂ©jĂ  ! Le plaisir surhumain de ressentir ce monde nouveau d’émotions inattendues ne peut ĂȘtre Ă©galĂ© que par la joie que j’éprouve Ă  vous les dire, Ă  renvoyer tout mon bonheur Ă  celui qui le verse dans mon Ăąme avec la libĂ©ralitĂ© d’un Soleil. Aussi plus de voiles, mon bien aimĂ© ! Tenez ! oh ! revenez promptement. Je me dĂ©masque avec plaisir. » Vous avez dĂ» sans doute entendre parler de la maison Mignon du Havre ? Eh ! bien, j’en suis, par l’effet d’un irrĂ©parable malheur, l’unique hĂ©ritiĂšre. Ne faites pas fi de nous, descendant d’un preux de l’Auvergne ! les armes des Mignon de La Bastie ne dĂ©shonoreront pas celles des Canalis. Nous portons de gueules Ă  une bande de sable chargĂ©e de quatre besants d’or, et Ă  chaque quartier une croix d’or patriarcale, avec un chapeau de cardinal pour cimier et les fiocchi pour supports. Cher, je serai fidĂšle Ă  notre devise Una fides, unus Dominus ! La vraie foi, et un seul maĂźtre. » Peut-ĂȘtre, mon ami, trouverez-vous quelque sarcasme dans mon nom, aprĂšs tout ce que je viens de faire et ce que je vous avoue ici. Je me nomme Modeste. Ainsi je ne vous ai jamais trompĂ© en signant O. d’Este—M. » Je ne vous ai point abusĂ© davantage en vous parlant de ma fortune ; elle atteindra, je crois, Ă  ce chiffre qui vous a rendu si vertueux. Et je sais si bien que, pour vous, la fortune est une considĂ©ration sans importance, que je vous en parle avec simplicitĂ©. NĂ©anmoins, laissez-moi vous dire combien je suis heureuse de pouvoir donner Ă  notre bonheur la libertĂ© d’action et de mouvements que procure la fortune, de pouvoir dire ─ Allons ! quand la fantaisie de voir un pays nous prendra, de voler dans une bonne calĂšche, assis Ă  cĂŽtĂ© l’un de l’autre, sans nul souci d’argent ; enfin heureuse de pouvoir vous donner le droit de dire au roi ─ J’ai la fortune que vous voulez Ă  vos pairs !
 En ceci, Modeste Mignon vous sera bonne Ă  quelque chose, et son or aura la plus noble des destinations. » Quant Ă  votre servante, vous l’avez vue une fois, Ă  sa fenĂȘtre, en dĂ©shabillé  Oui, la blonde fille d’Ève la blonde Ă©tait votre inconnue ; mais combien la Modeste d’aujourd’hui ressemble peu Ă  celle de ce jour-lĂ  ! L’une Ă©tait dans un linceul, et l’autre vous l’ai-je bien dit ? a reçu de vous la vie de la vie. L’amour pur et permis, l’amour, que mon pĂšre enfin revenu de voyage et riche autorisera, m’a relevĂ©e de sa main, Ă  la fois enfantine et puissante, du fond de cette tombe oĂč je dormais ! Vous m’avez Ă©veillĂ©e comme le soleil Ă©veille les fleurs. Le regard de votre aimĂ©e n’est plus le regard de cette petite Modeste si hardie ? oh ! non, il est confus, il entrevoit le bonheur et il se voile sous de chastes paupiĂšres. Aujourd’hui j’ai peur de ne pas mĂ©riter mon sort ! Le roi s’est montrĂ© dans sa gloire, mon seigneur n’a plus qu’une sujette qui lui demande pardon de ses libertĂ©s grandes, comme le joueur aux dĂ©s pipĂ©s aprĂšs avoir escroquĂ© le chevalier de Grammont. Va, poĂ«te chĂ©ri, je serai ta Mignon ; mais une Mignon plus heureuse que celle de GƓthe, car tu me laisseras dans ma patrie, n’est-ce pas ? dans ton cƓur. Au moment oĂč je trace ce vƓu de fiancĂ©e, un rossignol du parc Vilquin vient de me rĂ©pondre pour toi. Oh ! dis-moi bien vite que le rossignol, en filant sa note si pure, si nette, si pleine, qui m’a rempli le cƓur de joie et d’amour, comme une Annonciation, n’a pas menti ?
 » Mon pĂšre passera par Paris, il viendra de Marseille ; la maison Mongenod, dont il a Ă©tĂ© le correspondant, saura son adresse ; allez le voir, mon Melchior aimĂ©, dites-lui que vous m’aimez, et n’essayez pas de lui dire combien je vous aime, faites que ce soit toujours un secret entre nous et Dieu ! Moi, cher adorĂ©, je vais tout dire Ă  ma mĂšre. La fille des Wallenrod Tustall-Bartenstild me donnera raison par des caresses, elle sera tout heureuse de notre poĂ«me si secret, si romanesque, humain et divin tout ensemble ! Vous avez l’aveu de la fille, ayez le consentement du comte de La Bastie, pĂšre de » Votre Modeste. » P. S. ─ Surtout ne venez pas au Havre sans avoir obtenu l’agrĂ©ment de mon pĂšre ; et, si vous m’aimez, vous saurez le trouver Ă  son passage Ă  Paris. » — Que faites-vous donc Ă  cette heure, mademoiselle Modeste ? demanda Dumay. — J’écris Ă  mon pĂšre, rĂ©pondit-elle au vieux soldat ; n’avez-vous pas dit que vous partiez demain ? Dumay n’eut rien Ă  rĂ©pondre, il rentra se coucher, et Modeste se mit Ă  Ă©crire une longue lettre Ă  son pĂšre. Le lendemain, Françoise Cochet, tout effrayĂ©e en voyant le timbre du Havre, vint au chalet remettre Ă  sa jeune maĂźtresse la lettre suivante, en emportant celle que Modeste avait Ă©crite. Ă  mademoiselle O. d’Este-M. Mon cƓur m’a dit que vous Ă©tiez la femme si soigneusement voilĂ©e et dĂ©guisĂ©e, placĂ©e entre monsieur et madame Latournelle qui n’ont qu’un enfant, un fils. Ah ! chĂšre aimĂ©e, si vous ĂȘtes dans une condition modeste, sans Ă©clat, sans illustration, sans fortune mĂȘme, vous ne savez pas quelle serait ma joie ! Vous devez me connaĂźtre maintenant, pourquoi ne me diriez-vous pas la vĂ©ritĂ© ? Moi, je ne suis poĂ«te que par l’amour, par le cƓur, par vous. Oh ! quelle puissance d’affection ne me faut-il pas pour rester ici, dans cet hĂŽtel de Normandie, et ne pas monter Ă  Ingouville que je vois de mes fenĂȘtres ! M’aimerez-vous comme je vous aime ? S’en aller du Havre Ă  Paris dans cette incertitude, n’est-ce pas ĂȘtre puni d’aimer, autant que si l’on avait commis un crime ? J’ai obĂ©i aveuglĂ©ment. Oh ! que j’aie promptement une lettre, car, si vous avez Ă©tĂ© mystĂ©rieuse, je vous ai rendu mystĂšre pour mystĂšre, et je dois enfin jeter le masque de l’incognito, vous dire le poĂ«te que je suis et abdiquer la gloire qui me fut prĂȘtĂ©e. » Cette lettre inquiĂ©ta vivement Modeste, elle ne put reprendre la sienne que Françoise avait dĂ©jĂ  mise Ă  la poste quand elle chercha la signification des derniĂšres lignes en les relisant ; mais elle monta chez elle, et fit une rĂ©ponse oĂč elle demandait des explications. Pendant ces petits Ă©vĂ©nements, il s’en passait d’aussi petits au Havre, et qui devaient faire oublier cette inquiĂ©tude Ă  Modeste. Dumay, descendu de bonne heure en ville, y sut promptement que nul architecte n’était arrivĂ© l’avant-veille. Furieux du mensonge de Butscha qui rĂ©vĂ©lait une complicitĂ© dont il lui fallait raison, il courut de la Mairie chez les Latournelle. — OĂč donc est votre sieur Butscha ?
 demanda-t-il Ă  son ami le notaire en ne trouvant pas le clerc Ă  l’Étude. — Butscha, mon cher, il est sur la route de Paris, la vapeur l’emmĂšne. Il a rencontrĂ© ce matin, de grand matin, sur le port, un matelot qui lui a dit que son pĂšre, ce matelot suĂ©dois, est riche. Le pĂšre de Butscha serait allĂ© dans les Indes, il aurait servi un prince, les Marattes, et il est Ă  Paris
 — Des contes ! des infamies ! des farces ! Oh ! je trouverai ce damnĂ© bossu, je vais alors exprĂšs Ă  Paris pour ça ! s’écria Dumay. Butscha nous trompe ! il sait quelque chose de Modeste, et ne nous en a rien dit. S’il trempe lĂ -dedans !
 il ne sera jamais notaire, je le rendrai Ă  sa mĂšre, Ă  la boue, en le
 — Voyons, mon ami, ne pendons jamais personne sans procĂšs, rĂ©pliqua Latournelle, effrayĂ© de l’exaspĂ©ration de Dumay. AprĂšs avoir expliquĂ© sur quoi ses soupçons Ă©taient fondĂ©s, Dumay pria madame Latournelle de tenir compagnie Ă  Modeste au Chalet pendant son absence. — Vous trouverez le colonel Ă  Paris, dit le notaire. Au mouvement des ports, ce matin dans le journal du Commerce, il y a, sous la rubrique de Marseille
 Tenez, voyez ? dit-il en prĂ©sentant la feuille Le Bettina-Mignon, capitaine Mignon, entrĂ© du 6 octobre, » et nous sommes aujourd’hui le 17 ; le Havre sait en ce moment l’arrivĂ©e du patron
 Dumay pria Gobenheim de se passer de lui dĂ©sormais, il remonta sur-le-champ au Chalet, et il entrait au moment oĂč Modeste venait de cacheter la lettre Ă  son pĂšre et celle Ă  Canalis. Hormis l’adresse, ces deux lettres Ă©taient exactement pareilles, comme enveloppe et comme volume. Modeste crut avoir posĂ© celle de son pĂšre sur celle de son Melchior et avait fait tout le contraire. Cette erreur, si commune dans le cours des petites choses de la vie, occasionna la dĂ©couverte de son secret par sa mĂšre et par Dumay. Le lieutenant parlait avec chaleur Ă  madame Mignon dans le salon, en lui confiant les nouvelles craintes engendrĂ©es par la duplicitĂ© de Modeste et par la complicitĂ© de Butscha. — Allez, madame, s’écriait-il, c’est un serpent que nous avons rĂ©chauffĂ© dans notre sein, il n’y a pas de place pour une Ăąme chez ces bouts d’hommes-lĂ  !
 Modeste mit dans la poche de son tablier la lettre pour son pĂšre en croyant y mettre celle destinĂ©e Ă  son amant, et descendit avec celle de Canalis Ă  la main, en entendant Dumay parler de son dĂ©part immĂ©diat pour Paris. — Qu’avez-vous donc contre mon pauvre nain mystĂ©rieux, et pourquoi criez-vous ? dit Modeste en se montrant Ă  la porte du salon. — Butscha, mademoiselle, est parti pour Paris ce matin, et vous savez sans doute pourquoi !
 Ce sera pour y aller intriguer avec ce soi-disant petit architecte Ă  gilet jaune-soufre qui, par malheur pour le mensonge du bossu, n’est pas encore arrivĂ©. Modeste fut saisie, elle devina que le nain Ă©tait parti pour procĂ©der Ă  une enquĂȘte sur les mƓurs de Canalis ; elle pĂąlit, et s’assit. — Je le rejoindrai, je le trouverai, dit Dumay. C’est sans doute la lettre pour monsieur votre pĂšre, dit-il en tendant la main, je l’enverrai chez Mongenod, pourvu que nous ne nous croisions pas en route, mon colonel et moi !
 Modeste donna la lettre. Le petit Dumay, qui lisait sans lunettes, regarda machinalement l’adresse. — Monsieur le baron de Canalis, rue de Paradis-PoissonniĂšre, n° 29 !
 s’écria Dumay. Qu’est ce que cela veut dire ?
 — Ah ! ma fille, voilĂ  l’homme que tu aimes ! s’écria madame Mignon, les stances sur lesquelles tu as fait ta musique sont de lui
 — Et c’est son portrait que vous avez lĂ -haut, encadrĂ© ? dit Dumay. — Rendez-moi cette lettre, monsieur Dumay ?
 dit Modeste qui se dressa comme une lionne dĂ©fendant ses petits. — La voici, mademoiselle, rĂ©pondit le lieutenant. Modeste remit la lettre dans son corset et tendit Ă  Dumay celle destinĂ©e Ă  son pĂšre. — Je sais ce dont vous ĂȘtes capable, Dumay, dit-elle ; mais si vous faites un seul pas vers monsieur Canalis, j’en fais un dehors la maison, oĂč je ne reviendrai jamais ! — Vous allez tuer votre mĂšre, mademoiselle, rĂ©pondit Dumay qui sortit et appela sa femme. La pauvre mĂšre s’était Ă©vanouie, atteinte au cƓur par la fatale phrase de Modeste. — Adieu, ma femme, dit le Breton en embrassant la petite AmĂ©ricaine, sauve la mĂšre, je vais aller sauver la fille. Il laissa Modeste et madame Dumay prĂšs de madame Mignon ; fit ses prĂ©paratifs de dĂ©part en quelques instants et descendit au Havre. Une heure aprĂšs, il voyageait en poste avec cette rapiditĂ© que la passion ou la spĂ©culation impriment seules aux roues. BientĂŽt rappelĂ©e Ă  la vie par les soins de Modeste, madame Mignon remonta chez elle sur le bras de sa fille, Ă  qui, pour tout reproche, elle dit quand elles furent seules ─ Malheureuse enfant, qu’as-tu fait ? pourquoi te cacher de moi ? Suis-je donc si sĂ©vĂšre ?
 — Eh ! j’allais tout te dire naturellement, rĂ©pondit la jeune fille en pleurs. Elle raconta tout Ă  sa mĂšre, elle lui lut les lettres et les rĂ©ponses, elle effeuilla dans le cƓur de la bonne Allemande, pĂ©tale Ă  pĂ©tale, la rose de son poĂ«me, elle y passa la moitiĂ© de la journĂ©e. Quand la confidence fut achevĂ©e, quand elle aperçut presque un sourire sur les lĂšvres de la trop indulgente aveugle, elle se jeta sur elle tout en pleurs. — Ô ma mĂšre ! dit-elle au milieu de ses sanglots, vous dont le cƓur, tout or et tout poĂ©sie, est comme un vase d’élection pĂ©tri par Dieu pour contenir l’amour pur, unique et cĂ©leste qui remplit toute la vie !
 vous que je veux imiter en n’aimant au monde que mon mari ! vous devez comprendre combien sont amĂšres les larmes que je rĂ©pands en ce moment et qui mouillent vos mains
 Ce papillon, aux ailes diaprĂ©es, cette double et belle Ăąme Ă©levĂ©e avec des soins maternels par votre fille, mon amour, mon saint amour, ce mystĂšre animĂ©, vivant, tombe en des mains vulgaires qui vont dĂ©chirer ses ailes et ses voiles sous le triste prĂ©texte de m’éclairer, de savoir si le gĂ©nie est correct comme un banquier, si mon Melchior est capable d’amasser des rentes, s’il a quelque passion Ă  dĂ©nouer, s’il n’est pas coupable aux yeux des bourgeois de quelque Ă©pisode de jeunesse qui maintenant est Ă  notre amour ce qu’est un nuage au soleil
 Que vont-ils faire ? Tiens, voilĂ  ma main, j’ai la fiĂšvre ! Ils me feront mourir. Modeste, prise d’un frisson mortel, fut obligĂ©e de se mettre au lit, et donna les plus vives inquiĂ©tudes Ă  sa mĂšre, Ă  madame Latournelle et Ă  madame Dumay, qui la gardĂšrent pendant le voyage du lieutenant Ă  Paris, oĂč la logique des Ă©vĂ©nements transporta le drame pour un instant. Les gens vĂ©ritablement modestes, comme l’est Ernest de La BriĂšre, mais surtout ceux qui, sachant leur valeur, ne sont ni aimĂ©s ni apprĂ©ciĂ©s, comprendront les jouissances infinies dans lesquelles le RĂ©fĂ©rendaire se complut en lisant la lettre de Modeste. AprĂšs l’avoir trouvĂ© spirituel et grand par l’ñme, sa jeune, sa naĂŻve et rusĂ©e maĂźtresse le trouvait beau. Cette flatterie est la flatterie suprĂȘme. Et pourquoi ? La beautĂ©, sans doute, est la signature du maĂźtre sur l’Ɠuvre oĂč il a empreint son Ăąme, c’est la divinitĂ© qui se manifeste ; et la voir lĂ  oĂč elle n’est pas, la crĂ©er par la puissance d’un regard enchantĂ©, n’est-ce point le dernier mot de l’amour ? Aussi le pauvre RĂ©fĂ©rendaire, s’écria-t-il dans un ravissement d’auteur applaudi ─ Enfin, je suis aimĂ© ! Quand une femme, courtisane ou jeune fille, a laissĂ© Ă©chapper cette phrase Tu es beau ! » fut-ce un mensonge ; si un homme ouvre son crĂąne Ă©pais au subtil poison de ce mot, il est attachĂ© par des liens Ă©ternels Ă  cette menteuse charmante, Ă  cette femme vraie ou abusĂ©e ; elle devient alors son monde, il a soif de cette attestation, il ne s’en lassera jamais, fĂ»t-il prince ! Ernest se promena fiĂšrement dans sa chambre, il se mit de trois-quarts, de profil, de face devant la glace, il essaya de se critiquer ; mais une voix diaboliquement persuasive lui disait Modeste a raison ! Et il revint Ă  la lettre, il la relut, il vit sa blonde cĂ©leste, il lui parla ! Puis, au milieu de son extase, il fut atteint par cette atroce pensĂ©e ─ Elle me croit Canalis, et elle est millionnaire ! Tout son bonheur tomba, comme tombe un homme qui, parvenu somnambuliquement sur la cime d’un toit, entend une voix, avance et s’écrase sur le pavĂ©. ─ Sans l’aurĂ©ole de la gloire, je serais laid, s’écria-t-il. Dans quelle situation affreuse me suis-je mis ! La BriĂšre Ă©tait trop l’homme de ses lettres, il Ă©tait trop le cƓur noble et pur qu’il avait laissĂ© voir, pour hĂ©siter Ă  la voix de l’honneur. Il rĂ©solut aussitĂŽt d’aller tout avouer au pĂšre de Modeste s’il Ă©tait Ă  Paris, et de mettre Canalis au fait du dĂ©noĂ»ment sĂ©rieux de leur plaisanterie parisienne. Pour ce dĂ©licat jeune homme, l’énormitĂ© de la fortune fut une raison dĂ©terminante. Il ne voulut pas surtout ĂȘtre soupçonnĂ© d’avoir fait servir Ă  l’escroquerie d’une dot les entraĂźnements de cette correspondance, si sincĂšre de son cĂŽtĂ©. Les larmes lui vinrent aux yeux pendant qu’il allait de chez lui rue Chantereine, chez le banquier Mongenod dont la fortune, les alliances et les relations Ă©taient en partie l’ouvrage du ministre, son protecteur Ă  lui. Au moment oĂč La BriĂšre consultait le chef de la maison Mongenod, et prenait toutes les informations que nĂ©cessitait son Ă©trange position, il se passa chez Canalis une scĂšne que le brusque dĂ©part de l’ancien lieutenant peut faire prĂ©voir. En vrai soldat de l’école impĂ©riale, Dumay, dont le sang breton avait bouillonnĂ© pendant le voyage, se reprĂ©sentait un poĂ«te comme un drĂŽle sans consĂ©quence, un farceur Ă  refrains, logĂ© dans une mansarde, vĂȘtu de drap noir blanchi sur toutes les coutures, dont les bottes ont quelquefois des semelles, dont le linge est anonyme, qui se rince le nez avec les doigts, ayant enfin toujours l’air de tomber de la lune quand il ne griffonne pas Ă  la maniĂšre de Butscha. Mais l’ébullition qui grondait dans sa cervelle et dans son cƓur reçut comme une application d’eau froide quand il entra dans le joli hĂŽtel habitĂ© par le poĂ«te, quand il vit dans la cour un valet nettoyant une voiture, quand il aperçut dans une magnifique salle Ă  manger un valet vĂȘtu comme un banquier et Ă  qui le groom l’avait adressĂ©, lequel lui rĂ©pondit, en le toisant, que monsieur le baron n’était pas visible. — Il y a, dit-il en finissant, sĂ©ance pour monsieur le baron au Conseil d’État aujourd’hui
 — Suis-je bien, ici, dit Dumay, chez monsieur Canalis, auteur de quelques poĂ©sies ?
 — Monsieur le baron de Canalis, rĂ©pondit le valet de chambre, est bien le grand poĂ«te dont vous parlez ; mais il est aussi MaĂźtre des RequĂȘtes au Conseil d’État, et attachĂ© au MinistĂšre des Affaires ÉtrangĂšres. Dumay, qui venait pour souffleter un poĂącre, selon son expression mĂ©prisante, trouvait un haut fonctionnaire de l’État. Le salon oĂč il attendit, remarquable par sa magnificence, offrit Ă  ses mĂ©ditations la brochette de croix qui brille sur l’habit noir de Canalis laissĂ© sur une chaise par le valet de chambre. BientĂŽt ses yeux furent attirĂ©s par l’éclat et la façon d’une coupe de vermeil, oĂč ces mots DonnĂ© par Madame le frappĂšrent. Puis en regard, sur un socle, il vit un vase de porcelaine de SĂšvres sur lequel Ă©tait gravĂ© DonnĂ© par madame la Dauphine. Ces avertissements muets firent rentrer Dumay dans son bon sens, pendant que le valet de chambre demandait Ă  son maĂźtre s’il voulait recevoir un inconnu, venu tout exprĂšs du Havre pour le voir, un nommĂ© Dumay. — Qu’est-ce ? dit Canalis. — Un homme propre, dĂ©coré  Sur un signe d’assentiment, le valet de chambre sortit et revint, il annonça ─ Monsieur Dumay. Quand il s’entendit annoncer, quand il fut devant Canalis, au milieu d’un cabinet aussi riche qu’élĂ©gant, les pieds sur un tapis tout aussi beau que le plus beau de la maison Mignon, et qu’il reçut le regard apprĂȘtĂ© du poĂ«te qui jouait avec les glands de sa somptueuse robe de chambre, Dumay fut si complĂ©tement interdit qu’il se laissa interpeller par le grand homme. — À quoi dois-je l’honneur de votre visite, monsieur ? — Monsieur
 dit Dumay qui resta debout. — Si vous en avez pour longtemps ? fit Canalis en interrompant, je vous prierai de vous asseoir
 Et Canalis se plongea dans son fauteuil Ă  la Voltaire, se croisa les jambes, Ă©leva la supĂ©rieure en la dandinant Ă  la hauteur de l’Ɠil, regarda fixement Dumay qui se trouva, selon son expression soldatesque, entiĂšrement mĂ©canisĂ©. — Je vous Ă©coute, monsieur, dit le poĂ«te, mes moments sont prĂ©cieux, le ministre m’attend
 — Monsieur, reprit Dumay, je serai bref. Vous avez sĂ©duit, je ne sais comment, une jeune demoiselle du Havre, belle et riche, le dernier, le seul espoir de deux nobles familles, et je viens vous demander quelles sont vos intentions ?
 Canalis qui, depuis trois mois, s’occupait d’affaires graves, qui voulait ĂȘtre fait commandeur de la LĂ©gion-d’Honneur, et devenir ministre dans une cour d’Allemagne, avait complĂ©tement oubliĂ© la lettre du Havre. — Moi ! s’écria-t-il. — Vous, rĂ©pĂ©ta Dumay. — Monsieur, rĂ©pondit Canalis en souriant, je ne sais pas plus ce que vous voulez me dire que si vous me parliez hĂ©breu
 Moi, sĂ©duire une jeune fille !
 moi qui
 ─ Un superbe sourire se dessina sur les lĂšvres de Canalis. ─ Allons donc, monsieur ! je ne suis pas assez enfant pour m’amuser Ă  voler un petit fruit sauvage, quand j’ai de beaux et bons vergers oĂč mĂ»rissent les plus belles pĂȘches du monde. Tout Paris sait oĂč mes affections sont placĂ©es. Qu’il y ait, au Havre, une jeune fille prise de quelque admiration, dont je ne suis pas digne, pour les vers que j’ai faits, mon cher monsieur, cela ne m’étonnerait pas ! Rien de plus ordinaire. Tenez ! voyez ! regardez ce beau coffre d’ébĂšne incrustĂ© de nacre, et garni de fer travaillĂ© comme de la dentelle
 Ce coffre vient du pape LĂ©on X, il me fut donnĂ© par la duchesse de Chaulieu qui le tenait du roi d’Espagne je l’ai destinĂ© Ă  contenir toutes les lettres que je reçois, de toutes les parties de l’Europe, de femmes ou de jeunes personnes inconnues
 J’ai le plus profond respect pour ces bouquets de fleurs, coupĂ©es Ă  mĂȘme l’ñme, envoyĂ©s dans un moment d’exaltation vraiment respectable. Oui, pour moi, l’élan d’un cƓur est une noble et sublime chose !
 D’autres, des railleurs, roulent ces lettres pour en allumer leurs cigares, ou les donnent Ă  leurs femmes qui s’en font des papillotes ; mais, moi, qui suis garçon, monsieur, je suis trop dĂ©licat pour ne pas conserver ces offrandes si naĂŻves, si dĂ©sintĂ©ressĂ©es, dans une espĂšce de tabernacle ; enfin, je les recueille avec une sorte de vĂ©nĂ©ration ; et, Ă  ma mort, je les ferai brĂ»ler sous mes yeux. Tant pis pour ceux qui me trouveront ridicule ! Que voulez-vous, j’ai de la reconnaissance, et ces tĂ©moignages-lĂ  m’aident Ă  supporter les critiques, les ennuis de la vie littĂ©raire. Quand je reçois dans le dos l’arquebusade d’un ennemi embusquĂ© dans un journal, je regarde cette cassette, et je me dis ─ Il est, çà et lĂ , quelques Ăąmes dont les blessures ont Ă©tĂ© guĂ©ries, ou amusĂ©es, ou pansĂ©es par moi
 Cette poĂ©sie, dĂ©bitĂ©e avec le talent d’un grand acteur, pĂ©trifia le petit caissier dont les yeux s’agrandissaient, et dont l’étonnement amusa le grand poĂ«te. — Pour vous, dit ce paon qui faisait la roue, et par Ă©gard pour une position que j’apprĂ©cie, je vous offre d’ouvrir ce trĂ©sor, vous verrez Ă  y chercher votre jeune fille ; mais je sais mon compte, je retiens les noms, et vous ĂȘtes dans une erreur que
 — Et voilĂ  donc ce que devient, dans ce gouffre de Paris, une pauvre enfant ?
 s’écria Dumay, l’amour de ses parents, la joie de ses amis, l’espĂ©rance de tous, caressĂ©e par tous, l’orgueil d’une maison, et Ă  qui six personnes dĂ©vouĂ©es font de leurs cƓurs et de leurs fortunes un rempart contre tout malheur
 Dumay reprit aprĂšs une pause. ─ Tenez, monsieur, vous ĂȘtes un grand poĂ«te, et je ne suis qu’un pauvre soldat
 Pendant quinze ans que j’ai servi mon pays, et dans les derniers rangs, j’ai reçu le vent de plus d’un boulet dans la figure, j’ai traversĂ© la SibĂ©rie oĂč je suis restĂ© prisonnier, les Russes m’ont jetĂ© sur un kitbit comme une chose, j’ai tout souffert ; enfin j’ai vu mourir des tas de camarades
 Eh ! bien, vous venez de me donner froid dans mes os, ce que je n’ai jamais senti !
 Dumay crut avoir Ă©mu le poĂ«te, il l’avait flattĂ©, chose presque impossible, car l’ambitieux ne se souvenait plus de la premiĂšre fiole embaumĂ©e que l’Éloge lui avait cassĂ©e sur la tĂȘte. — HĂ© ! mon brave ! dit solennellement le poĂ«te en posant sa main sur l’épaule de Dumay et trouvant drĂŽle de faire frissonner un soldat impĂ©rial, cette jeune fille est tout pour vous
 Mais dans la sociĂ©tĂ©, qu’est-ce ?
 Rien. En ce moment, le mandarin le plus utile Ă  la Chine tourne l’Ɠil en dedans, et met l’empire en deuil ?
 cela vous fait-il beaucoup de chagrin ? Les Anglais tuent dans l’Inde des milliers de gens qui nous valent, et l’on y brĂ»le, Ă  la minute oĂč je vous parle, la femme la plus ravissante ; mais vous n’en avez pas moins dĂ©jeunĂ© d’une tasse de cafĂ© ?
 En ce moment mĂȘme, il se trouve dans Paris des mĂšres de famille qui sont sur la paille et qui mettent un enfant au monde sans linge pour le recevoir !
 voici du thĂ© dĂ©licieux dans une tasse de cinq louis et j’écris des vers pour faire dire aux Parisiennes Charmant ! charmant ! divin ! dĂ©licieux ! cela va Ă  l’ñme. » La nature sociale, de mĂȘme que la nature elle-mĂȘme, est une grande oublieuse ! Vous vous Ă©tonnerez, dans dix ans, de votre dĂ©marche ! Vous ĂȘtes dans une ville oĂč l’on meurt, oĂč l’on se marie, oĂč l’on s’idolĂątre dans un rendez-vous, oĂč la jeune fille s’asphyxie, oĂč l’homme de gĂ©nie et sa cargaison de thĂšmes gros de bienfaits humanitaires sombrent, les uns Ă  cĂŽtĂ© des autres, souvent sous le mĂȘme toit, sans le savoir, en s’ignorant ! Et vous venez nous demander de nous Ă©vanouir de douleur Ă  cette question vulgaire Une jeune fille du Havre est-elle ou n’est-elle pas ?
 Oh !
 mais vous ĂȘtes
 — Et vous vous dites poĂ«te, s’écria Dumay ; mais vous ne sentez donc rien !
 — Eh ! si nous Ă©prouvions les misĂšres ou les joies que nous chantons, nous serions usĂ©s en quelques mois, comme de vieilles bottes !
 dit le poĂ«te en souriant. Tenez, vous ne devez pas ĂȘtre venu du Havre Ă  Paris, et chez Canalis, pour n’en rien rapporter. Soldat Canalis eut la taille et le geste d’un hĂ©ros d’HomĂšre ! apprenez ceci du poĂ«te Tout grand sentiment est un poĂ«me tellement individuel, que votre meilleur ami, lui-mĂȘme, ne s’y intĂ©resse pas. C’est un trĂ©sor qui n’est qu’à vous, c’est
 — Pardon de vous interrompre, dit Dumay qui contemplait Canalis avec horreur, ĂȘtes-vous venu au Havre ?
 — J’y ai passĂ© une nuit et un jour, dans le printemps de 1824, en allant Ă  Londres. — Vous ĂȘtes un homme d’honneur, reprit Dumay, pouvez-vous me donner votre parole de ne pas connaĂźtre mademoiselle Modeste Mignon ?
 — Voici la premiĂšre fois que ce nom frappe mon oreille, rĂ©pondit Canalis. — Ah ! monsieur, s’écria Dumay, dans quelle tĂ©nĂ©breuse intrigue vais-je donc mettre le pied ?
 Puis-je compter sur vous pour ĂȘtre aidĂ© dans mes recherches, car on a, j’en suis sĂ»r, abusĂ© de votre nom ! Vous auriez dĂ» recevoir hier une lettre du Havre !
 — Je n’ai rien reçu ! Soyez sĂ»r que je ferai, monsieur, dit Canalis, tout ce qui dĂ©pendra de moi pour vous ĂȘtre utile
 Dumay se retira, le cƓur plein d’anxiĂ©tĂ©, croyant que l’affreux Butscha s’était mis dans la peau de ce grand poĂ«te pour sĂ©duire Modeste ; tandis qu’au contraire Butscha, spirituel et fin autant qu’un prince qui se venge, plus habile qu’un espion, fouillait la vie et les actions de Canalis, en Ă©chappant par sa petitesse Ă  tous les yeux, comme un insecte qui fait son chemin dans l’aubier d’un arbre. À peine le Breton Ă©tait-il sorti que La BriĂšre entra dans le cabinet de son ami. Naturellement Canalis parla de la visite de cet homme du Havre
 — Ah ! dit Ernest, Modeste Mignon, je viens exprĂšs Ă  cause de cette aventure. — Ah ! bah ! s’écria Canalis, aurais-je donc triomphĂ© par procureur ?
 — Eh ! oui, voilĂ  le nƓud du drame. Mon ami, je suis aimĂ© par la plus charmante fille du monde, belle Ă  briller parmi les plus belles Ă  Paris, du cƓur et de la littĂ©rature autant qu’une Clarisse Harlowe ; elle m’a vu, je lui plais, et elle me croit le grand Canalis !
 Ce n’est pas tout. Modeste Mignon est de haute naissance, et Mongenod vient de me dire que le pĂšre, le comte de La Bastie, doit avoir quelque chose comme six millions
 Ce pĂšre est arrivĂ© depuis trois jours, et je viens de lui faire demander un rendez-vous Ă  deux heures par Mongenod, qui, dans son petit mot, lui dit qu’il s’agit du bonheur de sa fille
 Tu comprends, qu’avant d’aller trouver le pĂšre, je devais tout t’avouer. — Dans le nombre de ces fleurs Ă©closes au soleil de la gloire, dit emphatiquement Canalis, il s’en trouve une magnifique, portant, comme l’oranger, ses fruits d’or parmi les mille parfums de l’esprit et de la beautĂ© rĂ©unis ! un Ă©lĂ©gant arbuste, une tendresse vraie, un bonheur entier, et il m’échappe !
 ─ Canalis regarda son tapis, pour ne pas laisser lire dans ses yeux. ─ Comment, reprit-il aprĂšs une pause oĂč il reprit son sang-froid, comment deviner Ă  travers les senteurs enivrantes de ces jolis papiers façonnĂ©s, de ces phrases qui portent Ă  la tĂȘte, le cƓur vrai, la jeune fille, la jeune femme chez qui l’amour prend les livrĂ©es de la flatterie et qui nous aime pour nous, qui nous apporte la fĂ©licitĂ© ?
 il faudrait ĂȘtre un ange ou un dĂ©mon, et je ne suis qu’un ambitieux maĂźtre des requĂȘtes
 Ah ! mon ami, la gloire fait de nous un but que mille flĂšches visent ! L’un de nous a dĂ» son riche mariage Ă  l’une des piĂšces hydrauliques de sa poĂ©sie, et moi, plus caressant, plus homme Ă  femmes que lui, j’aurai manquĂ© le mien
 car, l’aimes-tu, cette pauvre fille ?
 dit-il en regardant La BriĂšre. — Oh ! fit La BriĂšre. — Eh bien, dit le poĂ«te en prenant le bras de son ami et s’y appuyant, sois heureux, Ernest ! Par hasard, je n’aurai pas Ă©tĂ© ingrat avec toi ! Te voilĂ  richement rĂ©compensĂ© de ton dĂ©vouement, car je me prĂȘterai gĂ©nĂ©reusement Ă  ton bonheur. Canalis enrageait ; mais il ne pouvait se conduire autrement, et alors il tirait parti de son malheur en s’en faisant un piĂ©destal. Une larme mouilla les yeux du jeune RĂ©fĂ©rendaire, il se jeta dans les bras de Canalis et l’embrassa. — Ah ! Canalis, je ne te connaissais pas du tout !
 — Que veux-tu ?
 Pour faire le tour d’un monde, il faut du temps ! rĂ©pondit le poĂ«te avec son emphatique ironie. — Songes-tu, dit La BriĂšre, Ă  cette immense fortune ?
 — Eh ! mon ami, ne sera-t-elle pas bien placĂ©e ?
 s’écria Canalis en accompagnant son effusion d’un geste charmant. — Melchior, dit La BriĂšre, c’est entre nous Ă  la vie et Ă  la mort
 Il serra les mains du poĂ«te et le quitta brusquement, il lui tardait de voir monsieur Mignon. En ce moment, le comte de La Bastie Ă©tait accablĂ© de toutes les douleurs qui l’attendaient comme une proie. Il avait appris par la lettre de sa fille, la mort de Bettina-Caroline, la cĂ©citĂ© de sa femme ; et Dumay venait de lui raconter le terrible imbroglio des amours de Modeste. — Laisse-moi seul, dit-il Ă  son fidĂšle ami. Quand le lieutenant eut fermĂ© la porte, le malheureux pĂšre se jeta sur un divan, y resta la tĂȘte dans ses mains, pleurant de ces larmes rares, maigres, qui roulent entre les paupiĂšres des gens de cinquante-six ans, sans en sortir, qui les mouillent, qui se sĂšchent promptement et qui renaissent, une des derniĂšres rosĂ©es de l’automne humain. ─ Avoir des enfants chĂ©ris, avoir une femme adorĂ©e, c’est se donner plusieurs cƓurs et les tendre aux poignards ! s’écria-t-il en faisant un bond de tigre et se promenant par la chambre. Être pĂšre, c’est se livrer pieds et poings liĂ©s au malheur. Si je rencontre ce d’Estourny, je le tuerai ! ─ Ayez donc des filles ?
 L’une met la main sur un escroc, et l’autre, ma Modeste, sur quoi ? sur un lĂąche qui l’abuse sous l’armure en papier dorĂ© d’un poĂ«te. Encore si c’était Canalis ! il n’y aurait pas grand mal. Mais ce Scapin d’amoureux ?
 je l’étranglerai de mes deux mains
 se disait-il en faisant involontairement un geste d’une atroce Ă©nergie
 Et aprĂšs ?
 se demanda-t-il, si ma fille meurt de chagrin ! Il regarda machinalement par les fenĂȘtres de l’hĂŽtel des Princes, et vint se rasseoir sur son divan oĂč il resta immobile. Les fatigues de six voyages aux Indes, les soucis de la spĂ©culation, les dangers courus, Ă©vitĂ©s, les chagrins avaient argentĂ© la chevelure de Charles Mignon. Sa belle figure militaire, d’un contour si pur, s’était bronzĂ©e au soleil de la Malaisie, de la Chine et de l’Asie mineure, elle avait pris un caractĂšre imposant que la douleur rendit sublime en ce moment. ─ Et Mongenod qui me dit d’avoir confiance dans le jeune homme qui va venir me parler de ma fille
 Ernest de La BriĂšre fut alors annoncĂ© par l’un des domestiques que le comte de La Bastie s’était attachĂ©s pendant ces quatre annĂ©es et qu’il avait triĂ©s dans le nombre de ses subordonnĂ©s. — Vous venez, monsieur, de la part de non ami Mongenod ? dit-il. — Oui, rĂ©pondit Ernest qui contempla timidement ce visage aussi sombre que celui d’Othello. Je me nomme Ernest de La BriĂšre, alliĂ©, monsieur, Ă  la famille du dernier premier-ministre, et son secrĂ©taire particulier pendant son ministĂšre. À sa chute, son Excellence me mit Ă  la Cour des Comptes, oĂč je suis RĂ©fĂ©rendaire de premiĂšre classe, et oĂč je puis devenir MaĂźtre des Comptes
 — En quoi tout ceci peut-il concerner mademoiselle de La Bastie ? demanda Charles Mignon. — Monsieur, je l’aime, et j’ai l’inespĂ©rĂ© bonheur d’ĂȘtre aimĂ© d’elle
 Écoutez-moi, monsieur, dit Ernest en arrĂȘtant un mouvement terrible du pĂšre irritĂ©, j’ai la plus bizarre confession Ă  vous faire, la plus honteuse pour un homme d’honneur. La plus affreuse punition de ma conduite, naturelle peut-ĂȘtre, n’est pas d’avoir Ă  vous la rĂ©vĂ©ler
 je crains encore plus la fille que le pĂšre
 Ernest raconta naĂŻvement et avec la noblesse que donne la sincĂ©ritĂ© l’avant-scĂšne de ce petit drame domestique, sans omettre les vingt et quelques lettres Ă©changĂ©es qu’il avait apportĂ©es, ni l’entrevue qu’il venait d’avoir avec Canalis. Quand le pĂšre eut fini la lecture de ces lettres, le pauvre amant, pĂąle et suppliant, trembla sous les regards de feu que lui jeta le Provençal. — Monsieur, dit Charles, il ne se trouve en tout ceci qu’une erreur, mais elle est capitale. Ma fille n’a pas six millions, elle a tout au plus deux cent mille francs de dot et des espĂ©rances trĂšs douteuses. — Ah ! monsieur, dit Ernest en se levant, se jetant sur Charles Mignon et le serrant, vous m’îtez un poids qui m’oppressait ! Rien ne s’opposera peut-ĂȘtre plus Ă  mon bonheur !
 J’ai des protecteurs, je serai MaĂźtre des Comptes. N’eĂ»t-elle que dix mille francs, fallĂ»t-il lui reconnaĂźtre une dot, mademoiselle Modeste serait encore ma femme ; et la rendre heureuse, comme vous avez rendu la vĂŽtre, ĂȘtre pour vous un vrai fils
 oui, monsieur, je n’ai plus mon pĂšre, voilĂ  le fond de mon cƓur. Charles Mignon recula de trois pas, arrĂȘta sur La BriĂšre un regard qui pĂ©nĂ©tra dans les yeux du jeune homme comme un poignard dans sa gaĂźne, et il resta silencieux en trouvant la plus entiĂšre candeur, la vĂ©ritĂ© la plus pure sur cette physionomie Ă©panouie, dans ces yeux enchantĂ©s. ─ Le sort se lasserait-il donc !
 se dit-il Ă  demi-voix, et trouverais-je dans ce garçon la perle des gendres ? Il se promena trĂšs agitĂ© par la chambre. — Vous devez, monsieur, dit enfin Charles Mignon, la plus entiĂšre soumission Ă  l’arrĂȘt que vous ĂȘtes venu chercher ; car, sans cela, vous joueriez en ce moment la comĂ©die. — Oh ! monsieur
 — Écoutez-moi, dit le pĂšre en clouant sur place La BriĂšre par un regard. Je ne serai ni sĂ©vĂšre, ni dur, ni injuste. Vous subirez et les inconvĂ©nients et les avantages de la position fausse dans laquelle vous vous ĂȘtes mis. Ma fille croit aimer un des grands poĂ«tes de ce temps-ci, et dont la gloire, avant tout, l’a sĂ©duite. Eh bien ! moi, son pĂšre, ne dois-je pas la mettre Ă  mĂȘme de choisir entre la CĂ©lĂ©britĂ© qui fut comme un phare pour elle, et la pauvre RĂ©alitĂ© que le hasard lui jette par une de ces railleries qu’il se permet si souvent ? Ne faut-il pas qu’elle puisse opter entre Canalis et vous ? Je compte sur votre honneur pour vous taire sur ce que je viens de vous dire relativement Ă  l’état de mes affaires. Vous viendrez, vous et votre ami le baron de Canalis, au Havre passer cette derniĂšre quinzaine du mois d’octobre. Ma maison vous sera ouverte Ă  tous deux, ma fille aura le loisir de vous observer. Songez que vous devez amener vous-mĂȘme votre rival et lui laisser croire tout ce qu’on dira de fabuleux sur les millions du comte de La Bastie. Je serai demain au Havre, et vous y attends trois jours aprĂšs mon arrivĂ©e. Adieu, monsieur
 Le pauvre La BriĂšre retourna d’un pied trĂšs lent chez Canalis. En ce moment, seul avec lui-mĂȘme, le poĂ«te pouvait s’abandonner au torrent de pensĂ©es que fait jaillir ce second mouvement si vantĂ© par le prince de Talleyrand. Le premier mouvement est la voix de la Nature, et le second est celle de la SociĂ©tĂ©. — Une fille riche de six millions ! et mes yeux n’ont pas vu briller cet or Ă  travers les tĂ©nĂšbres ! Avec une fortune si considĂ©rable, je serais pair de France, comte, ambassadeur. J’ai rĂ©pondu Ă  des bourgeoises, Ă  des sottes, Ă  des intrigantes qui voulaient un autographe ! Et je me suis lassĂ© de ces intrigues de bal masquĂ©, prĂ©cisĂ©ment le jour oĂč Dieu m’envoyait une Ăąme d’élite, un ange aux ailes d’or
 Bah ! je vais faire un poĂ«me sublime, et ce hasard renaĂźtra ! Mais est-il heureux, ce petit niais de La BriĂšre, qui s’est pavanĂ© dans mes rayons ?
 Quel plagiat ! Je suis le modĂšle, il sera la statue ! Nous avons jouĂ© la fable de Bertrand et Raton ! Six millions et un ange, une Mignon de La Bastie ! un ange aristocratique aimant la poĂ©sie et le poĂ«te
 Et moi qui montre mes muscles d’homme fort, qui fais des exercices d’Alcide pour Ă©tonner par la force morale ce champion de la force physique, ce brave soldat plein de cƓur, l’ami de cette jeune fille Ă  laquelle il dira que je suis une Ăąme de bronze ! Je joue au NapolĂ©on quand je devais me dessiner en sĂ©raphin !
 Enfin j’aurai peut-ĂȘtre un ami, je l’aurai payĂ© cher ; mais l’amitiĂ©, c’est si beau ! Six millions, voilĂ  le prix d’un ami on ne peut pas en avoir beaucoup Ă  ce prix-là
 La BriĂšre entra dans le cabinet de son ami sur ce dernier point d’exclamation. Il Ă©tait triste. — Eh bien ! qu’as-tu ? lui dit Canalis. — Le pĂšre exige que sa fille soit mise Ă  mĂȘme de choisir entre les deux Canalis
 — Pauvre garçon, s’écria le poĂ«te en riant. Il est trĂšs spirituel, ce pĂšre-là
 — Je suis engagĂ© d’honneur Ă  t’amener au Havre, dit piteusement La BriĂšre. — Mon cher enfant, rĂ©pondit Canalis, du moment oĂč il s’agit de ton honneur, tu peux compter sur moi
 Je vais aller demander un congĂ© d’un mois
 — Ah ! Modeste est bien belle ! s’écria La BriĂšre au dĂ©sespoir, et tu m’écraseras facilement ! J’étais aussi bien Ă©tonnĂ© de voir le bonheur s’occupant de moi, et je me disais Il se trompe ! — Bah ! nous verrons ! dit Canalis avec une atroce gaietĂ©. Le soir, aprĂšs dĂźner, Charles Mignon et son caissier volaient, Ă  raison de trois francs de guides, de Paris au Havre. Le pĂšre avait complĂ©tement rassurĂ© le chien de garde sur les amours de Modeste, en le relevant de sa consigne et le rassurant sur le compte de Butscha. — Tout est pour le mieux, mon vieux Dumay, dit Charles qui avait pris des renseignements auprĂšs de Mongenod et sur Canalis et sur La BriĂšre. Nous allons avoir deux personnages pour un rĂŽle, s’écria-t-il gaiement ! Il recommanda nĂ©anmoins Ă  son vieux camarade une discrĂ©tion absolue sur la comĂ©die qui devait se jouer au Chalet, la plus douce des vengeances ou, si vous le voulez, des leçons d’un pĂšre Ă  sa fille. De Paris au Havre, ce fut entre les deux amis une longue causerie qui mit le colonel au fait des plus lĂ©gers incidents arrivĂ©s Ă  sa famille pendant ces quatre annĂ©es, et Charles apprit Ă  Dumay que Desplein, le grand chirurgien, devait, avant la fin du mois, venir examiner la cataracte de la comtesse, afin de dire s’il Ă©tait possible de lui rendre la vue. Un moment avant l’heure Ă  laquelle on dĂ©jeunait au Chalet, les claquements de fouet d’un postillon comptant sur un large pourboire apprirent le retour des deux soldats Ă  leurs familles. La joie d’un pĂšre revenant aprĂšs une si longue absence pouvait seule avoir de tels Ă©clats ; aussi les femmes se trouvĂšrent-elles toutes Ă  la petite porte. Il y a tant de pĂšres, tant d’enfants, et peut-ĂȘtre plus de pĂšres que d’enfants, pour comprendre l’ivresse d’une pareille fĂȘte que la littĂ©rature n’a jamais eu besoin de la peindre, heureusement ! car les plus belles paroles, la poĂ©sie est au-dessous de ces Ă©motions. Peut-ĂȘtre les Ă©motions douces sont-elles peu littĂ©raires. Pas un mot qui pĂ»t troubler les joies de la famille Mignon ne fut prononcĂ© dans cette journĂ©e. Il y eut trĂȘve entre le pĂšre, la mĂšre et la fille relativement au soi-disant mystĂ©rieux amour qui pĂąlissait Modeste levĂ©e pour la premiĂšre fois. Le colonel, avec l’admirable dĂ©licatesse qui distingue les vrais soldats, se tint pendant tout le temps Ă  cĂŽtĂ© de sa femme dont la main ne quitta pas la sienne, et il regardait Modeste sans se lasser d’admirer cette beautĂ© fine, Ă©lĂ©gante, poĂ©tique. N’est-ce pas Ă  ces petites choses que se reconnaissent les gens de cƓur ? Modeste, qui craignait de troubler la joie mĂ©lancolique de son pĂšre et de sa mĂšre, venait, de moment en moment, embrasser le front du voyageur ; et, en l’embrassant trop, elle semblait vouloir l’embrasser pour deux. — Oh ! chĂšre petite ! je te comprends ! dit le colonel en serrant la main de Modeste Ă  un moment oĂč elle l’assaillait de caresses. — Chut ! lui rĂ©pondit Modeste Ă  l’oreille en lui montrant sa mĂšre. Le silence un peu finaud de Dumay rendit Modeste inquiĂšte sur les rĂ©sultats du voyage Ă  Paris, elle regardait parfois le lieutenant Ă  la dĂ©robĂ©e, sans pouvoir pĂ©nĂ©trer au delĂ  de ce dur Ă©piderme. Le colonel voulait, en pĂšre prudent, Ă©tudier le caractĂšre de sa fille unique, et consulter surtout sa femme avant d’avoir une confĂ©rence d’oĂč dĂ©pendait le bonheur de toute la famille. — Demain, mon enfant chĂ©ri, dit-il le soir, lĂšve-toi de bonne heure, nous irons ensemble, s’il fait beau, nous promener au bord de la mer
 Nous avons Ă  causer de vos poĂ«mes, mademoiselle de La Bastie. Ce mot, accompagnĂ© d’un sourire paternel qui reparut comme un Ă©cho sur les lĂšvres de Dumay, fut tout ce que Modeste put savoir ; mais ce fut assez, et pour calmer ses inquiĂ©tudes, et pour la rendre curieuse Ă  ne s’endormir que tard, tant elle fit de suppositions ! Aussi, le lendemain Ă©tait-elle tout habillĂ©e et prĂȘte avant le colonel. — Vous savez tout, mon bon pĂšre, dit-elle aussitĂŽt qu’elle se trouva sur le chemin de la mer. — Je sais tout, et encore bien des choses que tu ne sais pas, rĂ©pondit-il. Sur ce mot, le pĂšre et la fille firent quelques pas en silence. — Explique-moi, mon enfant, comment une fille adorĂ©e par sa mĂšre a pu faire une dĂ©marche aussi capitale que celle d’écrire Ă  un inconnu, sans la consulter ? — HĂ© ! papa, parce que maman ne l’aurait pas permis. — Crois-tu, ma fille, que ce soit raisonnable ? Si tu t’es fatalement instruite toute seule, comment ta raison ou ton esprit, Ă  dĂ©faut de la pudeur, ne t’ont-ils pas dit qu’agir ainsi c’était te jeter Ă  la tĂȘte d’un homme ? Ma fille, ma seule et unique enfant serait sans fiertĂ©, sans dĂ©licatesse ?
 Oh ! Modeste, tu as fait passer Ă  ton pĂšre deux heures d’enfer Ă  Paris ; car enfin, tu as tenu moralement la mĂȘme conduite que Bettina, sans avoir l’excuse de la sĂ©duction ; tu as Ă©tĂ© coquette Ă  froid, et cette coquetterie-lĂ , c’est l’amour de tĂȘte, le vice le plus affreux de la Française. — Moi, sans fiertĂ© ?
 disait Modeste en pleurant, mais il ne m’a pas encore vue !
 — Il sait ton nom
 — Je ne lui ai dit qu’au moment oĂč les yeux ont donnĂ© raison Ă  trois mois de correspondance pendant lesquels nos Ăąmes se sont parlĂ© ! — Oui, mon cher ange Ă©garĂ©, vous avez mis une espĂšce de raison dans une folie qui compromettait et votre bonheur et votre famille
 — Eh ! aprĂšs tout, papa, le bonheur est l’absolution de cette tĂ©mĂ©ritĂ©, dit-elle avec un mouvement d’humeur. — Ah ! c’est de la tĂ©mĂ©ritĂ© seulement ? s’écria le pĂšre. — Une tĂ©mĂ©ritĂ© que ma mĂšre s’est permise, rĂ©pliqua-t-elle vivement. — Enfant mutinĂ© ! votre mĂšre, aprĂšs m’avoir vu pendant un bal, a dit le soir Ă  son pĂšre, qui l’adorait, qu’elle croyait devoir ĂȘtre heureuse avec moi
 Sois franche, Modeste, y a-t-il quelque similitude entre un amour conçu rapidement, il est vrai, mais sous les yeux d’un pĂšre, et la folle action d’écrire Ă  un inconnu ?
 — Un inconnu ?
 dites, papa, l’un de nos plus grands poĂ«tes, dont le caractĂšre et la vie sont exposĂ©s au grand jour, Ă  la mĂ©disance, Ă  la calomnie, un homme vĂȘtu de gloire, et pour qui, mon cher pĂšre, je suis restĂ©e Ă  l’état de personnage dramatique et littĂ©raire, une fille de Shakspeare, jusqu’au moment oĂč j’ai voulu savoir si l’homme est aussi bien que son Ăąme est belle
 — Mon Dieu ! ma pauvre enfant, tu fais de la poĂ©sie Ă  propos de mariage ; mais, si de tout temps on a cloĂźtrĂ© les filles dans l’intĂ©rieur de la famille ; si Dieu, si la loi sociale les mettent sous le joug sĂ©vĂšre du consentement paternel, c’est prĂ©cisĂ©ment pour leur Ă©viter tous les malheurs de ces poĂ©sies qui vous charment, qui vous Ă©blouissent, et qu’alors vous ne pouvez apprĂ©cier Ă  leur juste valeur. La poĂ©sie est un des agrĂ©ments de la vie, elle n’est pas toute la vie. — Papa, c’est un procĂšs encore pendant devant le tribunal des faits, car il y a lutte constante entre nos cƓurs et la famille. — Malheur Ă  l’enfant qui serait heureuse par cette rĂ©sistance !
 dit gravement le colonel. En 1813, j’ai vu l’un de mes camarades, le marquis d’Aiglemont, Ă©pousant sa cousine contre l’avis du pĂšre, et ce mĂ©nage a payĂ© cher l’entĂȘtement qu’une jeune fille prenait pour de l’amour
 La Famille est en ceci souveraine
 — Mon fiancĂ© m’a dit tout cela, rĂ©pondit-elle. Il s’est fait Orgon pendant quelque temps, et il a eu le courage de me dĂ©nigrer le personnel des poĂ«tes. — J’ai lu vos lettres, dit Charles Mignon en laissant Ă©chapper un malicieux sourire, qui rendit Modeste inquiĂšte ; mais, Ă  ce propos, je dois te faire observer que ta derniĂšre serait Ă  peine permise Ă  une fille sĂ©duite, Ă  une Julie d’Étanges ! Mon Dieu, quel mal nous font les romans !
 — On ne les Ă©crirait pas, mon cher pĂšre, nous les ferions, il vaut mieux les lire
 Il y a moins d’aventures dans ce temps-ci que sous Louis XIV et Louis XV, oĂč l’on publiait moins de romans
 D’ailleurs, si vous avez lu les lettres, vous avez dĂ» voir que je vous ai trouvĂ© pour gendre le fils le plus respectueux, l’ñme la plus angĂ©lique, la probitĂ© la plus sĂ©vĂšre, et que nous nous aimons au moins autant que vous et ma mĂšre vous vous aimiez
 Eh bien ! je vous accorde que tout ne s’est pas exactement passĂ© selon l’étiquette ; j’ai fait, si vous voulez, une faute
 — J’ai lu vos lettres, rĂ©pĂ©ta le pĂšre en interrompant sa fille, ainsi je sais comment il t’a justifiĂ©e Ă  tes propres yeux d’une dĂ©marche que pourrait se permettre une femme Ă  qui la vie est connue et qu’une passion entraĂźnerait, mais qui chez une jeune fille de vingt ans est une faute monstrueuse
 — Une faute pour des bourgeois, pour des Gobenheim compassĂ©s, qui mesurent la vie Ă  l’équerre
 Ne sortons pas du monde artiste et poĂ©tique, papa
 Nous sommes, nous autres jeunes filles, entre deux systĂšmes laisser voir par des minauderies Ă  un homme que nous l’aimons, ou aller franchement Ă  lui
 Ce dernier parti n’est-il pas bien grand, bien noble ? Nous autres jeunes filles françaises, nous sommes livrĂ©es par nos familles comme des marchandises, Ă  trois mois, quelquefois fin courant, comme mademoiselle Vilquin ; mais en Angleterre, en Suisse, en Allemagne, on se marie Ă  peu prĂšs d’aprĂšs le systĂšme que j’ai suivi
 Qu’avez-vous Ă  rĂ©pondre ? Ne suis-je pas un peu Allemande ? — Enfant ! s’écria le colonel en regardant sa fille, la supĂ©rioritĂ© de la France vient de son bon sens, de la logique Ă  laquelle sa belle langue y condamne l’esprit ; elle est la Raison du monde ! l’Angleterre et l’Allemagne sont romanesques en ce point de leurs mƓurs ; et, encore, les grandes familles y suivent-elles nos lois. Vous ne voudrez donc jamais penser que vos parents, Ă  qui la vie est bien connue, ont la charge de vos Ăąmes et de votre bonheur, qu’ils doivent vous faire Ă©viter les Ă©cueils du monde !
 Mon Dieu ! dit-il, est-ce leur faute, est-ce la nĂŽtre ? Doit-on tenir ses enfants sous un joug de fer ? Devons-nous ĂȘtre punis de cette tendresse qui nous les fait rendre heureux, qui les met malheureusement Ă  mĂȘme notre cƓur ?
 Modeste observa son pĂšre du coin de l’Ɠil, en entendant cette espĂšce d’invocation dite avec des larmes dans la voix. — Est-ce une faute, Ă  une fille libre de son cƓur, de se choisir pour mari, non seulement un charmant garçon, mais encore un homme de gĂ©nie, noble, et dans une belle position ?
 Un gentilhomme doux comme moi, dit-elle. — Tu l’aimes ?
 demanda le pĂšre. — Tenez, mon pĂšre, dit-elle en posant sa tĂȘte sur le sein du colonel, si vous ne voulez pas me voir mourir
 — Assez, dit le vieux soldat, ta passion est, je le vois, inĂ©branlable ! — InĂ©branlable. — Rien ne peut te faire changer ?
 — Rien au monde ! — Tu ne supposes aucun Ă©vĂ©nement, aucune trahison, reprit le vieux soldat, tu l’aimes quand mĂȘme, Ă  cause de son charme personnel, et ce serait un d’Estourny, tu l’aimerais encore ?
 — Oh ! mon pĂšre
 vous ne connaissez pas votre fille. Pourrais-je aimer un lĂąche, un homme sans foi, sans honneur, un gibier de potence ?
 — Et si tu avais Ă©tĂ© trompĂ©e ?
 — Par ce charmant et candide garçon, presque mĂ©lancolique ?
 Vous riez, ou vous ne l’avez pas vu. — Enfin, fort heureusement ton amour n’est plus absolu, comme tu le disais. Je te fais apercevoir des circonstances qui modifieraient ton poĂ«me
 Eh bien ! comprends-tu que les pĂšres soient bons Ă  quelque chose
 — Vous voulez donner une leçon Ă  votre enfant, papa. Ceci tourne au Berquin
 — Pauvre Ă©garĂ©e ! reprit sĂ©vĂšrement le pĂšre, la leçon ne vient pas de moi, je n’y suis pour rien, si ce n’est pour t’adoucir le coup
 — Assez, mon pĂšre ne jouez pas avec ma vie
 dit Modeste en pĂąlissant. — Allons, ma fille, rassemble ton courage. C’est toi qui as jouĂ© avec la vie, et la vie se joue de toi. Modeste regarda son pĂšre d’un air hĂ©bĂ©tĂ©. — Voyons, si le jeune homme que tu aimes, que tu as vu dans l’église du Havre, il y a quatre jours, Ă©tait un misĂ©rable
 — Cela n’est pas ! dit-elle, cette tĂȘte brune et pĂąle, cette noble figure pleine de poĂ©sie
 — Est un mensonge ! dit le colonel en interrompant sa fille. Ce n’est pas plus monsieur de Canalis que je ne suis ce pĂȘcheur qui lĂšve sa voile pour partir
 — Savez-vous ce que vous tuez en moi ?
 dit-elle. — Rassure-toi, mon enfant, si le hasard a mis ta punition dans ta faute mĂȘme, le mal n’est pas irrĂ©parable. Le garçon que tu as vu, avec qui tu as Ă©changĂ© ton cƓur par correspondance, est un loyal garçon, il est venu me confier son embarras ; il t’aime et je ne le dĂ©savouerais pas pour gendre. — Si ce n’est pas Canalis, qui est-ce donc ?
 dit Modeste d’une voix profondĂ©ment altĂ©rĂ©e. — Le secrĂ©taire !
 Il se nomme Ernest de La BriĂšre. Il n’est pas gentilhomme ; mais c’est un de ces hommes ordinaires, Ă  vertus positives, d’une moralitĂ© sĂ»re, qui plaisent aux parents. Qu’est-ce que cela nous fait, d’ailleurs, tu l’as vu, rien ne peut changer ton cƓur, tu l’as choisi, tu connais son Ăąme, elle est aussi belle qu’il est joli garçon !
 Le comte de La Bastie eut la parole coupĂ©e par un soupir de Modeste. La pauvre fille, pĂąle, les yeux attachĂ©s sur la mer, roide comme une morte, fut atteinte, comme d’un coup de pistolet, par ces mots c’est un de ces hommes ordinaires, Ă  vertus positives, d’une moralitĂ© sĂ»re, qui plaisent aux parents. — TrompĂ©e !
 dit-elle enfin. — Comme ta pauvre sƓur, mais moins gravement. — Retournons, mon pĂšre ! dit-elle en se levant du tertre oĂč tous deux ils s’étaient assis. Tiens, papa, je te jure, devant Dieu, de suivre ta volontĂ©, quelle qu’elle soit, dans l’affaire de mon mariage. — Tu n’aimes donc dĂ©jĂ  plus ?
 demanda railleusement le pĂšre. — J’aimais un homme vrai, sans mensonge au front, probe comme vous l’ĂȘtes, incapable de se dĂ©guiser comme un acteur, de se mettre Ă  la joue le fard de la gloire d’un autre
 — Tu disais que rien ne pouvait te faire changer ? dit ironiquement le colonel. — Oh ! ne vous jouez pas de moi ?
 dit-elle en joignant les mains et regardant son pĂšre dans une anxiĂ©tĂ© cruelle, vous ne savez pas que vous maniez mon cƓur et mes plus chĂšres croyances avec vos plaisanteries
 — Dieu m’en garde ! je t’ai dit l’exacte vĂ©ritĂ©. — Vous ĂȘtes bien bon, mon pĂšre ! rĂ©pondit-elle aprĂšs une pause et avec une sorte de solennitĂ©. — Et il a tes lettres ! reprit Charles Mignon. Hein ?
 Si ces folles caresses de ton Ăąme Ă©taient tombĂ©es entre les mains de ces poĂ«tes qui, selon Dumay, en font des allumettes Ă  cigare ! — Oh !
 vous allez trop loin
 — Canalis le lui a dit
 — Il a vu Canalis ?
 — Oui, rĂ©pondit le colonel. Ils marchĂšrent tous les deux en silence. — VoilĂ  donc pourquoi, reprit Modeste aprĂšs quelques pas, ce monsieur me disait tant de mal de la poĂ©sie et des poĂ«tes ? pourquoi ce petit secrĂ©taire parlait de
 Mais, dit-elle en s’interrompant, ses vertus, ses qualitĂ©s, ses beaux sentiments ne sont-ils pas un costume Ă©pistolaire ?
 Celui qui vole une gloire et un nom peut bien
 — Crocheter des serrures, voler le TrĂ©sor, assassiner sur le grand chemin !
 s’écria Charles Mignon en souriant. Vous voilĂ  bien, vous autres jeunes filles avec vos sentiments absolus et votre ignorance de la vie ! un homme capable de tromper une femme descend nĂ©cessairement de l’échafaud ou doit y monter
 Cette raillerie arrĂȘta l’effervescence de Modeste ; et, de nouveau le silence rĂ©gna. — Mon enfant, reprit le colonel, les hommes dans la sociĂ©tĂ©, comme dans la nature d’ailleurs, doivent chercher Ă  s’emparer de vos cƓurs, et vous devez vous dĂ©fendre. Tu as interverti les rĂŽles. Est-ce bien ? Tout est faux dans une fausse position. À toi donc le premier tort. Non, un homme n’est pas un monstre quand il essaie de plaire Ă  une femme, et notre droit, Ă  nous, nous permet l’agression dans toutes ses consĂ©quences, hors le crime et la lĂąchetĂ©. Un homme peut avoir encore des vertus, aprĂšs avoir trompĂ© une femme, ce qui veut tout bonnement dire qu’il ne reconnaĂźt pas en elle les trĂ©sors qu’il y cherchait ; tandis qu’il n’y a qu’une reine, une actrice, ou une femme placĂ©e tellement au-dessus d’un homme qu’elle soit pour lui comme une reine, qui puissent aller au-devant de lui, sans trop de blĂąme. Mais une jeune fille !
 elle ment alors Ă  tout ce que Dieu a fait fleurir de saint, de beau, de grand en elle, quelque grĂące, quelque poĂ©sie, quelques prĂ©cautions qu’elle mette Ă  cette faute. — Rechercher le maĂźtre et trouver le domestique !
 Avoir rejouĂ© les Jeux de l’Amour et du Hasard de mon cĂŽtĂ© seulement ! dit-elle avec amertume oh ! je ne m’en relĂšverai jamais
 — Folle !
 Monsieur Ernest de La BriĂšre est, Ă  mes yeux, un personnage au moins Ă©gal Ă  monsieur le baron de Canalis il a Ă©tĂ© le secrĂ©taire particulier d’un premier ministre, il est Conseiller rĂ©fĂ©rendaire Ă  la Cour des Comptes, il a du cƓur, il t’adore ; mais il ne compose pas de vers
 Non, j’en conviens, il n’est pas poĂ«te ; mais il peut avoir le cƓur plein de poĂ©sie. Enfin, ma pauvre enfant, dit-il Ă  un geste de dĂ©goĂ»t que fit Modeste, tu les verras l’un et l’autre, le faux et le vrai Canalis
 — Oh ! papa ! — Ne m’as-tu pas jurĂ© de m’obĂ©ir en tout, dans l’affaire de ton mariage ? Eh bien ! tu pourras choisir entre eux celui qui te plaira pour mari. Tu as commencĂ© par un poĂ«me, tu finiras par une idylle bucolique en essayant de surprendre le vrai caractĂšre de ces messieurs dans quelques aventures champĂȘtres, la chasse ou la pĂȘche ! Modeste baissa la tĂȘte, elle revint au Chalet avec son pĂšre en l’écoutant, en rĂ©pondant par des monosyllabes. Elle Ă©tait tombĂ©e au fond de la boue, et humiliĂ©e, de cette alpe oĂč elle avait cru voler jusqu’au nid d’un aigle. Pour employer les poĂ©tiques expressions d’un auteur de ce temps aprĂšs s’ĂȘtre senti la plante des pieds trop tendre pour cheminer sur les tessons de verre de la RĂ©alitĂ©, la Fantaisie, qui, dans cette frĂȘle poitrine rĂ©unissait tout de la femme, depuis les rĂȘveries semĂ©es de violettes de la jeune fille pudique jusqu’aux dĂ©sirs insensĂ©s de la courtisane, l’avait amenĂ©e au milieu de ses jardins enchantĂ©s, oĂč, surprise amĂšre ! elle voyait au lieu de sa fleur sublime, sortir de terre les jambes velues et entortillĂ©es de la noire mandragore. » Des hauteurs mystiques de son amour, Modeste se trouvait dans le chemin uni, plat, bordĂ© de fossĂ©s et de labours, sur la route pavĂ©e de la VulgaritĂ© ! Quelle fille Ă  l’ñme ardente ne se serait brisĂ©e dans une chute pareille ? Aux pieds de qui donc avait-elle semĂ© ses paroles ? La Modeste qui revint au Chalet ne ressemblait pas plus Ă  celle qui sortit deux heures auparavant que l’actrice dans la rue ne ressemble Ă  l’hĂ©roĂŻne en scĂšne. Elle tomba dans un engourdissement pĂ©nible Ă  voir. Le soleil Ă©tait obscur, la nature se voilait, les fleurs ne lui disaient plus rien. Comme toutes les filles Ă  caractĂšre extrĂȘme, elle but quelques gorgĂ©es de trop Ă  la coupe du DĂ©senchantement. Elle se dĂ©battit avec la RĂ©alitĂ© sans vouloir tendre encore le cou au joug de la Famille et de la SociĂ©tĂ©, elle le trouvait lourd, dur, pesant ! Elle n’écouta mĂȘme pas les consolations de son pĂšre et de sa mĂšre, elle goĂ»ta je ne sais quelle sauvage voluptĂ© Ă  se laisser aller Ă  ses souffrances d’ñme. — Le pauvre Butscha, dit-elle un soir, a donc raison ! Ce mot indique le chemin qu’elle fit en peu de temps dans les plaines arides du RĂ©el, conduite par une morne tristesse. La tristesse, engendrĂ©e par le renversement de toutes nos espĂ©rances, est une maladie ; elle donne souvent la mort. Ce ne sera pas une des moindres occupations de la Physiologie actuelle que de rechercher par quelles voies, par quels moyens une pensĂ©e arrive Ă  produire la mĂȘme dĂ©sorganisation qu’un poison ; comment le dĂ©sespoir ĂŽte l’appĂ©tit, dĂ©truit le pylore, et change toutes les conditions de la plus forte vie. Telle fut Modeste. En trois jours, elle offrit le spectacle d’une mĂ©lancolie morbide, elle ne chantait plus, on ne pouvait pas la faire sourire ; elle effraya ses parents et ses amis. Charles Mignon, inquiet de ne pas voir arriver les deux amis, pensait Ă  les aller chercher ; mais le quatriĂšme jour, monsieur Latournelle en eut des nouvelles. Voici comment. Canalis, excessivement allĂ©chĂ© par un si riche mariage, ne voulut rien nĂ©gliger pour l’emporter sur La BriĂšre, sans que La BriĂšre pĂ»t lui reprocher d’avoir violĂ© les lois de l’amitiĂ©. Le poĂ«te pensa que rien ne dĂ©considĂ©rait plus un amant aux yeux d’une jeune fille que de le lui montrer dans une situation subalterne, et il proposa, de la maniĂšre la plus simple Ă  La BriĂšre, de faire mĂ©nage ensemble et de prendre pour un mois, Ă  Ingouville, une petite maison de campagne oĂč ils se logeraient tous deux sous prĂ©texte de santĂ© dĂ©labrĂ©e. Une fois que La BriĂšre, qui dans le premier moment n’aperçut rien que de naturel Ă  cette proposition, y eut consenti, Canalis se chargea de mener son ami gratuitement et fit Ă  lui seul les prĂ©paratifs du voyage ; il envoya son valet de chambre au Havre, et lui recommanda de s’adresser Ă  monsieur Latournelle pour la location d’une maison de campagne Ă  Ingouville en pensant que le notaire serait bavard avec la famille Mignon. Ernest et Canalis avaient, chacun le prĂ©sume, causĂ© de toutes les circonstances de cette aventure, et le prolixe La BriĂšre avait donnĂ© mille renseignements Ă  son rival. Le valet de chambre, au fait des intentions de son maĂźtre, les remplit Ă  merveille ; il trompetta l’arrivĂ©e au Havre du grand poĂ«te Ă  qui les mĂ©decins ordonnaient quelques bains de mer pour rĂ©parer ses forces Ă©puisĂ©es dans les doubles travaux de la politique et de la littĂ©rature. Ce grand personnage voulait une maison composĂ©e d’au moins tant de piĂšces, car il amenait son secrĂ©taire, un cuisinier, deux domestiques et un cocher, sans compter monsieur Germain Bonnet, son valet de chambre. La calĂšche choisie par le poĂ«te et louĂ©e pour un mois, Ă©tait assez jolie, elle pouvait servir Ă  quelques promenades ; aussi Germain chercha-t-il Ă  louer dans les environs du Havre deux chevaux Ă  deux fins, monsieur le baron et son secrĂ©taire aimant l’exercice du cheval. Devant le petit Latournelle, Germain, en visitant les maisons de campagne, appuyait beaucoup sur le secrĂ©taire, et il en refusa deux, en objectant que monsieur La BriĂšre n’y serait pas convenablement logĂ©. ─ Monsieur le baron, disait-il, a fait de son secrĂ©taire son meilleur ami. Ah ! je serais joliment grondĂ© si monsieur de La BriĂšre n’était pas traitĂ© comme monsieur le baron lui-mĂȘme ! Et, aprĂšs tout, monsieur de La BriĂšre est RĂ©fĂ©rendaire Ă  la Cour des Comptes. » Germain ne se montra jamais que vĂȘtu tout de drap noir, des gants propres aux mains, des bottes, et costumĂ© comme un maĂźtre. Jugez quel effet il produisit, et quelle idĂ©e on prit du grand poĂ«te, sur cet Ă©chantillon ? Le valet d’un homme d’esprit finit par avoir de l’esprit, car l’esprit de son maĂźtre finit par dĂ©teindre sur lui. Germain ne chargea pas son rĂŽle, il fut simple, il fut bonhomme, selon la recommandation de Canalis. Le pauvre La BriĂšre ne se doutait pas du tort que lui faisait Germain, et de la dĂ©prĂ©ciation Ă  laquelle il avait consenti ; car, des sphĂšres infĂ©rieures, il remonta vers Modeste quelques Ă©clats de la rumeur publique. Ainsi, Canalis allait mener son ami Ă  sa suite, dans sa voiture, et le caractĂšre d’Ernest ne lui permettait pas de reconnaĂźtre la faussetĂ© de sa position assez Ă  temps pour y remĂ©dier. Le retard contre lequel pestait Charles Mignon provenait de la peinture des armes de Canalis sur les panneaux de la calĂšche et des commandes au tailleur, car le poĂ«te embrassa le monde immense de ces dĂ©tails dont le moindre influence une jeune fille. — Soyez tranquille, dit Latournelle Ă  Charles Mignon le cinquiĂšme jour, le valet de chambre de monsieur Canalis a terminĂ© ce matin ; il a louĂ© le pavillon de madame Amaury Ă  Sanvic, tout meublĂ©, pour sept cents francs, et il a Ă©crit Ă  son maĂźtre qu’il pouvait partir, il trouverait tout prĂȘt Ă  son arrivĂ©e. Ainsi, ces messieurs seront ici dimanche. J’ai mĂȘme reçu la lettre que voici de Butscha
 Tenez, elle n’est pas longue Mon cher patron, je ne puis ĂȘtre de retour avant dimanche. J’ai, d’ici lĂ , quelques renseignements extrĂȘmement importants Ă  prendre, et qui concernent le bonheur d’une personne Ă  qui vous vous intĂ©ressez. » L’annonce de l’arrivĂ©e de ces deux personnages ne rendit pas Modeste moins triste le sentiment de sa chute, sa confusion, la dominaient encore, et elle n’était pas si coquette que son pĂšre le croyait. Il est une charmante coquetterie permise, celle de l’ñme, et qui peut s’appeler la politesse de l’amour ; or, Charles Mignon, en grondant sa fille, n’avait pas distinguĂ© entre le dĂ©sir de plaire et l’amour de tĂȘte, entre la soif d’aimer et le calcul. En vrai colonel de l’Empire, il avait vu dans cette correspondance, rapidement lue, une fille qui se jetait Ă  la tĂȘte d’un poĂ«te ; mais, dans les lettres supprimĂ©es pour Ă©viter les longueurs, un connaisseur eĂ»t admirĂ© la rĂ©serve pudique et gracieuse que Modeste avait promptement substituĂ©e au ton agressif et lĂ©ger de ses premiĂšres lettres, par une transition assez naturelle Ă  la femme. Le pĂšre avait eu cruellement raison sur un point. La derniĂšre lettre oĂč Modeste, saisie par un triple amour, avait parlĂ© comme si dĂ©jĂ  le mariage Ă©tait conclu, cette lettre causait sa honte ; aussi trouvait-elle son pĂšre bien dur, bien cruel de la forcer Ă  recevoir un homme indigne d’elle, vers qui son Ăąme avait volĂ© presque Ă  nu. Elle avait questionnĂ© Dumay sur son entrevue avec le poĂ«te ; elle lui en avait finement fait raconter les moindres dĂ©tails, et elle ne trouvait pas Canalis si barbare que le disait le lieutenant. Elle souriait Ă  cette belle cassette papale qui contenait les lettres des mille et trois femmes de ce don Juan littĂ©raire. Elle fut plusieurs fois tentĂ©e de dire Ă  son pĂšre ─ Je ne suis pas la seule Ă  lui Ă©crire, et l’élite des femmes envoie des feuilles Ă  la couronne de laurier du poĂ«te ! Le caractĂšre de Modeste subit pendant cette semaine une transformation. Cette catastrophe, et c’en fut une grande chez une nature si poĂ©tique, Ă©veilla la perspicacitĂ©, la malice, latentes chez cette jeune fille en qui ses prĂ©tendus allaient rencontrer un terrible adversaire. En effet, quand, chez une jeune personne, le cƓur se refroidit, la tĂȘte devient saine ; elle observe alors tout avec une certaine rapiditĂ© de jugement, avec un ton de plaisanterie que Shakspeare a trĂšs admirablement peint dans son personnage de BĂ©atrix de Beaucoup de bruit pour rien. Modeste fut saisie d’un profond dĂ©goĂ»t pour les hommes dont les plus distinguĂ©s trompaient ses espĂ©rances. En amour ce que la femme prend pour le dĂ©goĂ»t, c’est tout simplement voir juste ; mais, en fait de sentiment, elle n’est jamais, surtout la jeune fille, dans le vrai. Si elle n’admire pas, elle mĂ©prise. Or, aprĂšs avoir subi des douleurs d’ñme inouĂŻes, Modeste arriva nĂ©cessairement Ă  revĂȘtir cette armure sur laquelle elle avait dit avoir gravĂ© le mot mĂ©pris ; et elle pouvait dĂšs lors assister, en personne dĂ©sintĂ©ressĂ©e, Ă  ce qu’elle nommait le vaudeville des prĂ©tendus, quoiqu’elle y jouĂąt le rĂŽle de la jeune premiĂšre. Elle se proposait surtout d’humilier constamment monsieur de La BriĂšre. — Modeste est sauvĂ©e, dit en souriant madame Mignon Ă  son mari. Elle veut se venger du faux Canalis, en essayant d’aimer le vrai. Tel fut en effet le plan de Modeste. C’était si vulgaire, que sa mĂšre, Ă  qui elle confia ses chagrins, lui conseilla de ne marquer Ă  monsieur de La BriĂšre que la plus accablante bontĂ©. — VoilĂ  deux garçons, dit madame Latournelle le samedi soir, qui ne se doutent pas du nombre d’espions qu’ils auront Ă  leurs trousses, car nous serons huit Ă  les dĂ©visager. — Que dis-tu, deux, bonne amie ? s’écria le petit Latournelle, ils seront trois. Gobenheim n’est pas encore venu, je puis parler. Modeste avait levĂ© la tĂȘte, et tout le monde, imitant Modeste, regardait le petit notaire. — Un troisiĂšme amoureux, et il l’est, se met sur les rangs
 — Ah ! bah !
 dit Charles Mignon. — Mais il ne s’agit de rien moins, reprit fastueusement le notaire, que de Sa Seigneurie monsieur le duc d’HĂ©rouville, marquis de Saint-Sever, duc de Nivron, comte de Bayeux, vicomte d’Essigny, Grand-Écuyer de France et Pair, chevalier de l’Ordre de l’Éperon et de la Toison d’or, Grand d’Espagne, fils du dernier gouverneur de Normandie. Il a vu mademoiselle Modeste pendant son sĂ©jour chez les Vilquin, et il regrettait alors, dit son notaire arrivĂ© de Bayeux hier, qu’elle ne fĂ»t pas assez riche pour lui, dont le pĂšre n’a retrouvĂ© que son chĂąteau d’HĂ©rouville, ornĂ© d’une sƓur, Ă  son retour en France. Le jeune duc a trente-trois ans. Je suis chargĂ© positivement de vous faire des ouvertures, monsieur le comte, dit le notaire en se tournant respectueusement vers le colonel. — Demandez Ă  Modeste, rĂ©pondit le pĂšre, si elle veut avoir un oiseau de plus dans sa voliĂšre ; car, en ce qui me concerne, je consens Ă  ce que monssu le Grand-Écuyer lui rende des soins
 MalgrĂ© le soin que Charles Mignon mettait Ă  ne voir personne, Ă  rester au Chalet, Ă  ne jamais sortir sans Modeste, Gobenheim, qu’il eĂ»t Ă©tĂ© difficile de ne plus recevoir au Chalet, avait parlĂ© de la fortune de Dumay, car Dumay, ce second pĂšre de Modeste, avait dit Ă  Gobenheim, en le quittant ─ Je serai l’intendant de mon colonel, et toute ma fortune, hormis ce qu’en gardera ma femme, sera pour les enfants de ma petite Modeste
 Chacun, au Havre, avait donc rĂ©pĂ©tĂ© cette question si simple que dĂ©jĂ  Latournelle s’était faite ─ Ne faut-il pas que monsieur Charles Mignon ait une fortune colossale pour que la part de Dumay soit de six cent mille francs, et pour que Dumay se fasse son intendant ? ─ Monsieur Mignon est arrivĂ© sur un vaisseau Ă  lui, chargĂ© d’indigo, disait-on Ă  la Bourse. Ce chargement vaut dĂ©jĂ  plus ; sans compter le navire, que ce qu’il se donne de fortune. » Le colonel ne voulut pas renvoyer ses domestiques, choisis avec tant de soin pendant ses voyages, et il fut obligĂ© de louer pour six mois une maison au bas d’Ingouville, car il avait un valet de chambre, un cuisinier et un cocher, nĂšgres tous deux, une mulĂątresse et deux mulĂątres sur la fidĂ©litĂ© desquels il pouvait compter. Le cocher cherchait des chevaux de selle pour mademoiselle, pour son maĂźtre, et des chevaux pour la calĂšche dans laquelle le colonel et le lieutenant Ă©taient revenus. Cette voiture, achetĂ©e Ă  Paris, Ă©tait Ă  la derniĂšre mode, et portait les armes de La Bastie, surmontĂ©es d’une couronne comtale. Ces choses, minimes aux yeux d’un homme qui, depuis quatre ans, vivait au milieu du luxe effrĂ©nĂ© des Indes, des marchands hongs et des Anglais de Canton, furent commentĂ©es par les nĂ©gociants du Havre, par les gens de Graville et d’Ingouville. En cinq jours, ce fut une rumeur Ă©clatante qui fit en Normandie l’effet d’une traĂźnĂ©e de poudre quand elle prend feu. ─ Monsieur Mignon est revenu de la Chine avec des millions, disait-on Ă  Rouen, et il paraĂźt qu’il est devenu comte en voyage ? ─ Mais il Ă©tait comte de La Bastie avant la RĂ©volution, rĂ©pondait un interlocuteur. ─ Ainsi, on appelle monsieur le comte un libĂ©ral qui s’est nommĂ© pendant vingt-cinq ans Charles Mignon oĂč allons-nous ? » Modeste passa donc, malgrĂ© le silence de ses parents et de ses amis, pour ĂȘtre la plus riche hĂ©ritiĂšre de la Normandie, et tous les yeux aperçurent alors ses mĂ©rites. La tante et la sƓur de monsieur le duc d’HĂ©rouville confirmĂšrent, en plein salon, Ă  Bayeux, le droit de monsieur Charles Mignon au titre et aux armes de comte dus au cardinal Mignon dont, par reconnaissance, les glands et le chapeau furent pris pour sommier et pour supports. Elles avaient entrevu, de chez les Vilquin, mademoiselle de La Bastie, et leur sollicitude pour le chef de leur maison appauvrie fut aussitĂŽt rĂ©veillĂ©e. ─ Si mademoiselle de La Bastie est aussi riche qu’elle est belle, dit la tante du jeune duc, ce serait le plus beau parti de la province. Et, elle est noble, au moins, celle-lĂ  ! » Ce dernier mot fut dit contre les Vilquin avec lesquels on n’avait pas pu s’entendre, aprĂšs avoir eu l’humiliation d’aller chez eux. Tels sont les petits Ă©vĂ©nements qui devaient introduire un personnage de plus dans cette scĂšne domestique, contrairement aux lois d’Aristote et d’Horace ; mais le portrait et la biographie de ce personnage, si tardivement venu, n’y causeront pas de longueur, vu son exiguĂŻtĂ©. Monsieur le duc ne tiendra pas plus de place ici qu’il n’en tiendra dans l’Histoire. Sa Seigneurie monsieur le duc d’HĂ©rouville, un fruit de l’automne matrimonial du dernier gouverneur de Normandie, est nĂ© pendant l’émigration, en 1796, Ă  Vienne. Revenu avec le Roi en 1814, le vieux marĂ©chal, pĂšre du duc actuel, mourut en 1819 sans avoir pu marier son fils, quoiqu’il fĂ»t duc de Nivron ; il ne lui laissa que l’immense chĂąteau d’HĂ©rouville, le parc, quelques dĂ©pendances et une ferme assez pĂ©niblement rachetĂ©e, en tout quinze mille francs de rente. Louis XVIII donna la charge de Grand-Écuyer au fils, qui, sous Charles X, eut les douze mille francs de pension accordĂ©s aux pairs de France pauvres. Qu’étaient les appointements de Grand-Écuyer et vingt-sept mille francs de rente pour cette famille ? À Paris, le jeune duc avait, il est vrai, les voitures du Roi, son hĂŽtel rue Saint-Thomas-du-Louvre, Ă  la Grande Écurie ; mais ses appointements dĂ©frayaient son hiver et les vingt-sept mille francs dĂ©frayaient l’étĂ© dans la Normandie. Si ce grand seigneur restait encore garçon, il y avait moins de sa faute que de celle de sa tante, qui ne connaissait pas les fables de La Fontaine. Mademoiselle d’HĂ©rouville eut des prĂ©tentions Ă©normes, en dĂ©saccord avec l’esprit du siĂšcle, car les grands noms sans argent ne pouvaient guĂšre trouver de riches hĂ©ritiĂšres dans la haute noblesse française, dĂ©jĂ  bien embarrassĂ©e d’enrichir ses fils ruinĂ©s par le partage Ă©gal des biens. Pour marier avantageusement le jeune duc d’HĂ©rouville, il aurait fallu caresser les grandes maisons de Banque, et la hautaine fille des d’HĂ©rouville les froissa toutes par des mots sanglants. Pendant les premiĂšres annĂ©es de la Restauration, de 1817 Ă  1825, tout en cherchant des millions, mademoiselle d’HĂ©rouville refusa mademoiselle Mongenod, fille du banquier, de qui se contenta monsieur de Fontaine. Enfin, aprĂšs de belles occasions manquĂ©es par sa faute, elle trouvait en ce moment la fortune des Nucingen trop turpidement ramassĂ©e pour se prĂȘter Ă  l’ambition de madame de Nucingen, qui voulait faire de sa fille une duchesse. Le Roi, dans le dĂ©sir de rendre aux d’HĂ©rouville leur splendeur, avait presque mĂ©nagĂ© ce mariage, et il taxa publiquement mademoiselle d’HĂ©rouville de folie. La tante rendit ainsi son neveu ridicule, et le duc prĂȘtait au ridicule. En effet, quand les grandes choses humaines s’en vont, elles laissent des miettes, des frusteaux, dirait Rabelais, et la Noblesse française nous montre en ce siĂšcle beaucoup trop de restes. Certes, dans cette longue histoire des mƓurs, ni le ClergĂ© ni la Noblesse n’ont Ă  se plaindre. Ces deux grandes et magnifiques nĂ©cessitĂ©s sociales y sont bien reprĂ©sentĂ©es ; mais ne serait-ce pas renoncer au beau titre d’historien que de n’ĂȘtre pas impartial, que de ne pas montrer ici la dĂ©gĂ©nĂ©rescence de la race, comme vous trouverez ailleurs la figure de l’ÉmigrĂ© dans le comte de Mortsauf Voyez le Lis dans la VallĂ©e, et toutes les noblesses de la Noblesse dans le marquis d’Espard Voyez l’Interdiction. Comment la race des forts et des vaillants, comment la maison de ces fiers d’HĂ©rouville, qui donnĂšrent le fameux marĂ©chal Ă  la RoyautĂ©, des cardinaux Ă  l’Église, des capitaines aux Valois, des preux Ă  Louis XIV, aboutissait-elle Ă  un ĂȘtre frĂȘle, et plus petit que Butscha ? C’est une question qu’on peut se faire dans plus d’un salon de Paris, en entendant annoncer plus d’un grand nom de France et voyant entrer un homme petit, fluet, mince ; qui semble n’avoir que le souffle, ou de hĂątifs vieillards, ou quelque crĂ©ation bizarre chez qui l’observateur recherche Ă  grand’peine un trait oĂč l’imagination puisse retrouver les signes d’une ancienne grandeur. Les dissipations du rĂšgne de Louis XV, les orgies de ce temps Ă©goĂŻste et funeste, ont produit la gĂ©nĂ©ration Ă©tiolĂ©e chez laquelle les maniĂšres seules survivent aux grandes qualitĂ©s Ă©vanouies. Les formes, voilĂ  le seul hĂ©ritage que conservent les nobles. Aussi, Ă  part quelques exceptions, peut-on expliquer l’abandon dans lequel Louis XVI a pĂ©ri, par le pauvre reliquat du rĂšgne de madame de Pompadour. Blond, pĂąle et mince, le Grand-Écuyer, jeune homme aux yeux bleus, ne manquait pas d’une certaine dignitĂ© dans la pensĂ©e ; mais sa petite taille et les fautes de sa tante qui l’avaient conduit Ă  courtiser vainement les Vilquin, lui donnaient une excessive timiditĂ©. DĂ©jĂ  la famille d’HĂ©rouville avait failli pĂ©rir par le fait d’un avorton voyez l’Enfant Maudit, Études philosophiques. Le Grand-MarĂ©chal, car on appelait ainsi dans la famille celui que Louis XIII avait fait duc, s’était mariĂ© Ă  quatre-vingt-deux ans, et naturellement la famille avait continuĂ©. NĂ©anmoins le jeune duc aimait les femmes ; mais il les mettait trop haut, il les respectait trop, il les adorait, et il n’était Ă  son aise qu’avec celles qu’on ne respecte pas. Ce caractĂšre l’avait conduit Ă  mener une vie en partie double. Il prenait sa revanche avec les femmes faciles des adorations auxquelles il se livrait dans les salons, ou, si vous voulez, dans les boudoirs du faubourg Saint-Germain. Ces mƓurs et sa petite taille, sa figure souffrante, ses yeux bleus tournĂ©s Ă  l’extase, avaient ajoutĂ©, trĂšs injustement d’ailleurs, au ridicule versĂ© sur sa personne, car il Ă©tait plein de dĂ©licatesse et d’esprit ; mais son esprit sans petillement ne se manifestait que quand il se sentait Ă  l’aise. Aussi Fanny-BeauprĂ©, l’actrice qui passait pour ĂȘtre Ă  prix d’or sa meilleure amie, disait-elle de lui ─ C’est un bon vin, mais si bien bouchĂ©, qu’on y casse ses tire-bouchons ! » La belle duchesse de Maufrigneuse, que le Grand-Écuyer ne pouvait qu’adorer, l’accabla par un mot qui, malheureusement, se rĂ©pĂ©ta comme toutes les jolies mĂ©disances. ─ Il me fait l’effet, dit-elle, d’un bijou finement travaillĂ© qu’on montre beaucoup plus qu’on ne s’en sert, et qui reste dans du coton. » Il n’y eut pas jusqu’au nom de la charge de Grand-Écuyer qui ne fit rire, par le contraste, le bon Charles X, quoique le duc d’HĂ©rouville fĂ»t un excellent cavalier. Les hommes sont comme les livres, ils sont quelquefois apprĂ©ciĂ©s trop tard. Modeste avait entrevu le duc d’HĂ©rouville pendant le sĂ©jour infructueux qu’il fit chez les Vilquin ; et, en le voyant passer, toutes ces rĂ©flexions lui vinrent presque involontairement Ă  l’esprit. Mais, dans les circonstances oĂč elle se trouvait, elle comprit combien la recherche du duc d’HĂ©rouville Ă©tait importante pour n’ĂȘtre Ă  la merci d’aucun Canalis. — Je ne vois pas pourquoi, dit-elle Ă  Latournelle, le duc d’HĂ©rouville ne serait pas admis ? Je passe, malgrĂ© notre indigence, reprit-elle en regardant son pĂšre avec malice, Ă  l’état d’hĂ©ritiĂšre. Aussi finirai-je par publier un programme
 N’avez-vous pas vu combien les regards de Gobenheim ont changĂ© depuis une semaine ? il est au dĂ©sespoir de ne pas pouvoir mettre ses parties de whist sur le compte d’une adoration muette de ma personne. — Chut ! mon cƓur, dit madame Latournelle, le voici. — Le pĂšre Althor est au dĂ©sespoir, dit Gobenheim Ă  monsieur Mignon en entrant. — Et pourquoi ?
 demanda le comte de La Bastie. — Vilquin, dit-on, va manquer, et la Bourse vous croit riche de plusieurs millions
 — On ne sait pas, rĂ©pliqua Charles Mignon trĂšs sĂšchement, quels sont mes engagements aux Indes, et je ne me soucie pas de mettre le public dans la confidence de mes affaires. ─ Dumay, dit-il Ă  l’oreille de son ami, si Vilquin est gĂȘnĂ©, nous pourrions rentrer dans ma campagne, en lui rendant le prix qu’il en a donnĂ©, comptant. Telles furent les prĂ©parations dues au hasard, au milieu desquelles, le dimanche matin, Canalis et La BriĂšre arrivĂšrent, un courrier en avant, au pavillon de madame Amaury. On apprit que le duc d’HĂ©rouville, sa sƓur et sa tante devaient arriver le mardi, sous prĂ©texte de santĂ©, dans une maison louĂ©e Ă  Graville. Ce concours fit dire Ă  la Bourse que, grĂące Ă  mademoiselle Mignon, les loyers allaient hausser Ă  Ingouville. ─ Elle en fera, si cela continue, un hĂŽpital, dit mademoiselle Vilquin la cadette, au dĂ©sespoir de ne pas ĂȘtre duchesse. L’éternelle comĂ©die de l’HĂ©ritiĂšre, qui devait se jouer au Chalet, pourrait certes, dans les dispositions oĂč se trouvait Modeste, et d’aprĂšs sa plaisanterie, se nommer le programme d’une jeune fille, car elle Ă©tait bien dĂ©cidĂ©e, aprĂšs la perte de ses illusions, Ă  ne donner sa main qu’à l’homme dont les qualitĂ©s la satisferaient pleinement. Le lendemain de leur arrivĂ©e, les deux rivaux, encore amis intimes, se prĂ©parĂšrent Ă  faire leur entrĂ©e, le soir, au Chalet. Ils avaient donnĂ© tout leur dimanche et le lundi matin Ă  leurs dĂ©ballages, Ă  la prise de possession du pavillon de madame Amaury et aux arrangements que nĂ©cessite un sĂ©jour d’un mois. D’ailleurs, autorisĂ© par son Ă©tat d’apprenti ministre Ă  se permettre bien des roueries, le poĂ«te calculait tout ; il voulut donc mettre Ă  profit le tapage probable que devait faire son arrivĂ©e au Havre, et dont quelques Ă©chos retentiraient au Chalet. En sa qualitĂ© d’homme fatiguĂ©, Canalis ne sortit pas. La BriĂšre alla deux fois se promener devant le Chalet, car il aimait avec une sorte de dĂ©sespoir, il avait une terreur profonde d’avoir dĂ©plu, son avenir lui semblait couvert de nuages Ă©pais. Les deux amis descendirent pour dĂźner le lundi, tous deux habillĂ©s pour la premiĂšre visite, la plus importante de toutes. La BriĂšre s’était mis comme il l’était le fameux dimanche Ă  l’église ; mais il se regardait comme le satellite d’un astre, et s’abandonnait aux hasards de sa situation. Canalis, lui, n’avait pas nĂ©gligĂ© l’habit noir, ni ses ordres, ni cette Ă©lĂ©gance de salon, perfectionnĂ©e dans ses relations avec la duchesse de Chaulieu, sa protectrice, et avec le plus beau monde du faubourg Saint-Germain. Toutes les minuties du dandysme, Canalis les avait observĂ©es, tandis que le pauvre La BriĂšre allait se montrer dans le laissez-aller de l’homme sans espĂ©rance. En servant ses deux maĂźtres Ă  table, Germain ne put s’empĂȘcher de sourire de ce contraste. Au second service, il entra d’un air assez diplomatique, ou, pour mieux dire, inquiet. — Monsieur le baron, dit-il Ă  Canalis et Ă  demi-voix, sait-il que monsieur le Grand-Écuyer arrive Ă  Graville pour se guĂ©rir de la mĂȘme maladie qui tient monsieur de La BriĂšre et monsieur le baron ? — Le petit duc d’HĂ©rouville ? s’écria Canalis. — Oui, monsieur. — Il viendrait pour mademoiselle de La Bastie ? demanda La BriĂšre en rougissant. — Pour mademoiselle Mignon ! rĂ©pondit Germain. — Nous sommes jouĂ©s ! s’écria Canalis en regardant La BriĂšre. — Ah ! rĂ©pliqua vivement Ernest, voilĂ  le premier nous que tu dis depuis notre dĂ©part. Jusqu’à prĂ©sent tu disais, je ! — Tu me connais, rĂ©pondit Melchior en laissant Ă©chapper un Ă©clat de rire. Mais nous ne sommes pas en Ă©tat de lutter contre une Charge de la couronne, contre le titre de duc et pair, ni contre les marais que le Conseil d’État vient d’attribuer, sur mon rapport, Ă  la maison d’HĂ©rouville. — Sa Seigneurie, dit La BriĂšre avec une malice pleine de sĂ©rieux, t’offre une fiche de consolation dans la personne de sa sƓur. En ce moment on annonça monsieur le comte de La Bastie les deux jeunes gens se levĂšrent en l’entendant, et La BriĂšre alla vivement au-devant de lui pour lui prĂ©senter Canalis. — J’avais Ă  vous rendre la visite que vous m’avez faite Ă  Paris, dit Charles Mignon au jeune RĂ©fĂ©rendaire, et je savais en venant ici que j’aurais le double plaisir de voir l’un de nos grands poĂ«tes actuels. — Grand ?
 Monsieur, rĂ©pondit le poĂ«te en souriant, il ne peut plus y avoir rien de grand dans un siĂšcle Ă  qui le rĂšgne de NapolĂ©on sert de prĂ©face. Nous sommes d’abord une peuplade de soi-disant grands poĂ«tes !
 Puis, les talents secondaires jouent si bien le gĂ©nie, qu’ils ont rendu toute grande illustration impossible. — Est-ce la raison qui vous jette dans la politique ? demanda le comte de La Bastie. — MĂȘme chose dans cette sphĂšre, dit le poĂ«te. Il n’y aura plus de grands hommes d’État, il y aura seulement des hommes qui toucheront plus ou moins aux Ă©vĂ©nements. Tenez, monsieur, sous le rĂ©gime que nous a fait la Charte qui prend la cote des contributions pour une cotte d’armes, il n’y a de solide que ce que vous ĂȘtes allĂ© chercher en Chine, la fortune ! Satisfait de lui-mĂȘme et content de l’impression qu’il faisait sur le futur beau-pĂšre, Melchior se tourna vers Germain. — Vous servirez le cafĂ© dans le salon, dit-il en invitant le nĂ©gociant Ă  quitter la salle Ă  manger. — Je vous remercie, monsieur le comte, dit alors La BriĂšre, de me sauver ainsi l’embarras oĂč j’étais pour introduire chez vous mon ami. Avec beaucoup d’ñme, vous avez encore de l’esprit
 — Bah ! l’esprit qu’ont tous les Provençaux, dit Charles Mignon. — Ah ! vous ĂȘtes de la Provence ?
 s’écria Canalis. — Excusez mon ami, dit La BriĂšre, il n’a pas, comme moi, Ă©tudiĂ© l’histoire des La Bastie. À cette observation d’ami, Canalis jeta sur Ernest un regard profond. — Si votre santĂ© vous le permet, dit le Provençal au grand poĂ«te, je rĂ©clame l’honneur de vous recevoir ce soir sous mon toit, ce sera une journĂ©e Ă  marquer, comme dit l’ancien, albo notanda lapillo. Quoique nous soyons assez embarrassĂ©s de recevoir une si grande gloire dans une si petite maison, vous satisferez l’impatience de ma fille dont l’admiration pour vous va jusqu’à mettre vos vers en musique. — Vous avez mieux que la gloire, dit Canalis, vous y possĂ©dez la beautĂ©, s’il faut en croire Ernest. — Oh ! une bonne fille que vous trouverez bien provinciale, dit Charles. — Une provinciale recherchĂ©e, dit-on, par le duc d’HĂ©rouville, s’écria Canalis d’un ton sec. — Oh ! reprit monsieur Mignon avec la perfide bonhomie du mĂ©ridional, je laisse ma fille libre. Les ducs, les princes, les simples particuliers, tout m’est indiffĂ©rent, mĂȘme un homme de gĂ©nie. Je ne veux prendre aucun engagement, et le garçon que ma Modeste choisira sera mon gendre, ou, plutĂŽt, mon fils, dit-il en regardant La BriĂšre. Que voulez-vous ? madame de La Bastie est Allemande, elle n’admet pas notre Ă©tiquette, et moi je me laisse mener par mes deux femmes. J’ai toujours aimĂ© mieux ĂȘtre dans la voiture que sur le siĂ©ge. Nous pouvons parler de ces choses sĂ©rieuses en riant, car nous n’avons pas encore vu le duc d’HĂ©rouville, et je ne crois pas plus aux mariages faits par procuration qu’aux prĂ©tendus imposĂ©s par les parents. — C’est une dĂ©claration aussi dĂ©sespĂ©rante qu’encourageante pour deux jeunes gens qui veulent chercher la pierre philosophale du bonheur dans le mariage, dit Canalis. — Ne croyez-vous pas utile, nĂ©cessaire et politique, de stipuler la parfaite libertĂ© des parents, de la fille et des prĂ©tendus ? demanda Charles Mignon. Canalis, sur un regard de La BriĂšre, garda le silence, la conversation devint banale ; et, aprĂšs quelques tours de jardin, le pĂšre se retira, comptant sur la visite des deux amis. — C’est notre congĂ©, s’écria Canalis, tu l’as compris comme moi. D’ailleurs, Ă  sa place, moi je ne balancerais pas entre le Grand-Écuyer et nous deux, quelque charmants que nous puissions ĂȘtre. — Je ne le pense pas, rĂ©pondit La BriĂšre. Je crois que ce brave soldat est venu pour satisfaire son impatience de te voir, et nous dĂ©clarer sa neutralitĂ©, tout en nous ouvrant sa maison. Modeste, Ă©prise de ta gloire et trompĂ©e par ma personne, se trouve tout simplement entre la PoĂ©sie et le Positif. J’ai le malheur d’ĂȘtre le Positif. — Germain, dit Canalis au valet de chambre qui vint desservir le cafĂ©, faites atteler. Dans une demi-heure nous partons, nous nous promĂšnerons avant d’aller au Chalet. Les deux jeunes gens Ă©taient aussi impatients l’un que l’autre de voir Modeste, mais La BriĂšre redoutait cette entrevue, et Canalis y marchait avec une confiance pleine de fatuitĂ©. L’élan d’Ernest vers le pĂšre et la flatterie par laquelle il venait de caresser l’orgueil nobiliaire du nĂ©gociant en faisant apercevoir la maladresse de Canalis, dĂ©terminĂšrent le poĂ«te Ă  prendre un rĂŽle. Melchior rĂ©solut, tout en dĂ©ployant ses sĂ©ductions, de jouer l’indiffĂ©rence, de paraĂźtre dĂ©daigner Modeste, et de piquer ainsi l’amour-propre de la jeune fille. ÉlĂšve de la belle duchesse de Chaulieu, il se montrait en ceci digne de sa rĂ©putation d’homme connaissant bien les femmes, qu’il ne connaissait pas, comme il arrive Ă  ceux qui sont les heureuses victimes d’une passion exclusive. Pendant que le pauvre Ernest, confinĂ© dans son coin de calĂšche, abĂźmĂ© dans les terreurs du vĂ©ritable amour et pressentant la colĂšre, le mĂ©pris, le dĂ©dain, toutes les foudres d’une jeune fille blessĂ©e et offensĂ©e, gardait un morne silence. Canalis se prĂ©parait non moins silencieusement, comme un acteur prĂȘt Ă  jouer un rĂŽle important dans quelque piĂšce nouvelle. Certes ni l’un ni l’autre, ils ne ressemblaient Ă  deux hommes heureux. Il s’agissait d’ailleurs pour Canalis d’intĂ©rĂȘts graves. Pour lui, la seule vellĂ©itĂ© du mariage emportait la rupture de l’amitiĂ© sĂ©rieuse qui le liait, depuis dix ans bientĂŽt, Ă  la duchesse de Chaulieu. Quoiqu’il eĂ»t colorĂ© son voyage par le vulgaire prĂ©texte de ses fatigues auquel les femmes ne croient jamais, mĂȘme quand il est vrai, sa conscience le tourmentait un peu ; mais le mot conscience parut si jĂ©suitique Ă  La BriĂšre, qu’il haussa les Ă©paules quand le poĂ«te lui fit part de ses scrupules. — Ta conscience, mon ami, me semble tout bonnement la crainte de perdre des plaisirs de vanitĂ©, des avantages trĂšs rĂ©els et une habitude, en perdant l’affection de madame de Chaulieu ; car, si tu rĂ©ussis auprĂšs de Modeste, tu renonceras sans regret aux fades regains d’une passion trĂšs fauchĂ©e depuis huit ans. Dis que tu trembles de dĂ©plaire Ă  ta protectrice, si elle apprend le motif de ton sĂ©jour ici, je te croirai facilement. Renoncer Ă  la duchesse et ne pas rĂ©ussir au Chalet c’est jouer trop gros jeu. Tu prends l’effet de cette alternative pour des remords. — Tu ne comprends rien aux sentiments, dit Canalis impatientĂ© comme un homme Ă  qui l’on dit la vĂ©ritĂ© quand il demande un compliment. — C’est ce qu’un bigame devrait rĂ©pondre Ă  douze jurĂ©s, rĂ©pliqua La BriĂšre en riant. Cette Ă©pigramme fit encore une impression dĂ©sagrĂ©able sur Canalis ; il trouva La BriĂšre trop spirituel et trop libre pour un secrĂ©taire. L’arrivĂ©e d’une calĂšche splendide, conduite par un cocher Ă  la livrĂ©e de Canalis, fit d’autant plus de sensation au Chalet que l’on attendait les deux prĂ©tendants, et que tous les personnages de cette histoire, moins le duc et Butscha, s’y trouvaient. — Lequel est le poĂ«te ? demanda madame Latournelle Ă  Dumay dans l’embrasure de la croisĂ©e oĂč elle vint se poster au bruit de la voiture. — Celui qui marche en tambour-major, rĂ©pondit le caissier. — Ah ! dit la notaresse en examinant Melchior qui se balançait en homme regardĂ©. Quoique trop sĂ©vĂšre, l’apprĂ©ciation de Dumay, homme simple s’il en fut jamais, a quelque justesse. Par la faute de la grande dame qui le flattait excessivement et le gĂątait comme toutes les femmes plus ĂągĂ©es que leurs adorateurs les flatteront et les gĂąteront toujours, Canalis Ă©tait alors au moral une espĂšce de Narcisse. Une femme d’un certain Ăąge, qui veut s’attacher Ă  jamais un homme, commence par en diviniser les dĂ©fauts, afin de rendre impossible toute rivalitĂ© ; car une rivale n’est pas de prime abord dans le secret de cette superfine flatterie Ă  laquelle un homme s’habitue assez facilement. Les fats sont le produit de ce travail fĂ©minin, quand ils ne sont pas fats de naissance. Canalis, pris jeune par la belle duchesse de Chaulieu, se justifia donc Ă  lui-mĂȘme ses affectations en se disant qu’elles plaisaient Ă  cette femme dont le goĂ»t faisait loi. Quoique ces nuances soient d’une excessive dĂ©licatesse, il n’est pas impossible de les indiquer. Ainsi, Melchior possĂ©dait un talent de lecture fort admirĂ© que de trop complaisants Ă©loges avaient amenĂ© dans une voie d’exagĂ©ration oĂč ni le poĂ«te ni l’acteur ne s’arrĂȘtent, et qui fit dire de lui toujours par de Marsay qu’il ne dĂ©clamait pas, mais qu’il bramait ses vers, tant il allongeait les sons en s’écoutant lui-mĂȘme. En argot de coulisse, Canalis prenait des temps un peu longuets. Il se permettait des Ɠillades interrogatives Ă  son public, des poses de satisfaction, et ces ressources de jeu appelĂ©es par les acteurs des balançoires, expression pittoresque comme tout ce que crĂ©e le peuple artiste. Canalis eut d’ailleurs des imitateurs et fut chef d’école en ce genre. Cette emphase de mĂ©lopĂ©e avait lĂ©gĂšrement atteint sa conversation, il y portait un ton dĂ©clamatoire, ainsi qu’on l’a vu dans son entretien avec Dumay. Une fois l’esprit devenu comme ultra coquet, les maniĂšres s’en ressentirent. Aussi Canalis avait-il fini par scander sa dĂ©marche, inventer des attitudes, se regarder Ă  la dĂ©robĂ©e dans les glaces, et faire concorder ses discours Ă  la façon dont il se campait. Il se prĂ©occupait tant de l’effet Ă  produire, que plus d’une fois, un railleur, Blondet, avait pariĂ© l’interloquer, et avec succĂšs, en dirigeant un regard obstinĂ© sur la frisure du poĂ«te, sur ses bottes ou sur les basques de son habit. AprĂšs dix annĂ©es, ces grĂąces, qui commencĂšrent par avoir pour passe-port une jeunesse florissante, Ă©taient devenues d’autant plus vieillottes que Melchior paraissait usĂ©. La vie du monde est aussi fatigante pour les hommes que pour les femmes, et peut-ĂȘtre les vingt annĂ©es que la duchesse avait de plus que Canalis pesaient-elles plus sur lui que sur elle, car le monde la voyait toujours belle, sans rides, sans rouge et sans cƓur. HĂ©las ! ni les hommes ni les femmes n’ont d’ami pour les avertir au moment oĂč le parfum de leur modestie se rancit, oĂč la caresse de leur regard est comme une tradition de théùtre, oĂč l’expression de leur visage se change en minauderie, et oĂč les artifices de leur esprit laissent apercevoir leurs carcasses roussies. Il n’y a que le gĂ©nie qui sache se renouveler comme le serpent ; et, en fait de grĂące comme en tout, il n’y a que le cƓur qui ne vieillisse pas. Les gens de cƓur sont simples. Or, Canalis, vous le savez, a le cƓur sec. Il abusait de la beautĂ© de son regard en lui donnant, hors de propos, la fixitĂ© que la mĂ©ditation prĂȘte aux yeux. Enfin, pour lui, les Ă©loges Ă©taient un commerce oĂč il voulait trop gagner. Sa maniĂšre de complimenter, charmante pour les gens superficiels, pouvait aux gens dĂ©licats paraĂźtre insultante par sa banalitĂ©, par l’aplomb d’une flatterie oĂč l’on devinait un parti pris. En effet, Melchior mentait comme un courtisan. Il avait dit sans pudeur au duc de Chaulieu qui fit peu d’effet Ă  la tribune quand il fut obligĂ© d’y monter comme ministre des Affaires ÉtrangĂšres ─ Votre Excellence a Ă©tĂ© sublime ! Combien d’hommes eussent Ă©tĂ©, comme Canalis, opĂ©rĂ©s de leurs affectations par l’insuccĂšs administrĂ© par petites doses !
 Ces dĂ©fauts, assez lĂ©gers dans les salons dorĂ©s du faubourg Saint-Germain, oĂč chacun apporte avec exactitude sa quote part de ridicules, et oĂč cette espĂšce de jactance, d’apprĂȘt, de tension, si vous voulez, a pour cadre un luxe excessif, des toilettes somptueuses qui peut-ĂȘtre en sont l’excuse, devait trancher Ă©normĂ©ment au fond de la province dont les ridicules appartiennent Ă  un genre opposĂ©. Canalis, Ă  la fois tendu et maniĂ©rĂ©, ne pouvait d’ailleurs point se mĂ©tamorphoser, il avait eu le temps de se refroidir dans le moule oĂč l’avait jetĂ© la duchesse ; et, de plus, il Ă©tait trĂšs Parisien, ou, si vous voulez, trĂšs Français. Le Parisien s’étonne que tout ne soit pas partout comme Ă  Paris, et le Français, comme en France. Le bon goĂ»t consiste Ă  se conformer aux maniĂšres des Ă©trangers sans nĂ©anmoins trop perdre de son caractĂšre propre, comme le faisait Alcibiade, ce modĂšle des gentlemen. La vĂ©ritable grĂące est Ă©lastique. Elle se prĂȘte Ă  toutes les circonstances, elle est en harmonie avec tous les milieux sociaux, elle sait mettre une robe de petite Ă©toffe, remarquable seulement par la façon, pour aller dans la rue, au lieu d’y traĂźner les plumes et les ramages Ă©clatants que certaines bourgeoises y promĂšnent. Or, Canalis, conseillĂ© par une femme qui l’aimait plus pour elle que pour lui-mĂȘme, voulait faire loi, ĂȘtre partout ce qu’il Ă©tait. Il croyait, erreur que partagent quelques-uns des grands hommes de Paris, porter son public particulier avec lui. Tandis que le poĂ«te accomplissait au salon une entrĂ©e Ă©tudiĂ©e, La BriĂšre s’y glissa comme un chien qui craint de recevoir des coups. — Eh ! voilĂ  mon soldat ! dit Canalis en apercevant Dumay aprĂšs avoir adressĂ© un compliment Ă  madame Mignon et saluĂ© les femmes. Vos inquiĂ©tudes sont calmĂ©es, n’est-ce pas ? reprit-il en lui tendant la main avec emphase ; mais Ă  l’aspect de mademoiselle, on les conçoit dans toute leur Ă©tendue. Je parlais des crĂ©atures terrestres, et non des anges. Chacun, par son attitude, demandait le mot de cette Ă©nigme. — Ah ! je compterai comme un triomphe, reprit le poĂ«te en comprenant l’explication que chacun dĂ©sirait, d’avoir Ă©mu l’un de ces hommes de fer que NapolĂ©on avait su trouver pour en faire le pilotis sur lequel il essaya de fonder un empire trop colossal pour ĂȘtre durable. À de telles choses, le temps seul peut servir de ciment ! Mais est-ce bien un triomphe dont je doive m’enorgueillir ? Je n’y suis pour rien. Ce fut le triomphe de l’idĂ©e sur le fait. Vos batailles, mon cher monsieur Dumay, vos charges hĂ©roĂŻques, monsieur le comte, enfin la guerre fut la forme qu’empruntait la pensĂ©e de NapolĂ©on. De toutes ces choses, qu’en reste-t-il ? l’herbe qui les couvre n’en sait rien, les moissons n’en diraient pas la place ; et, sans l’historien, sans notre Ă©criture, l’avenir ignorerait ce temps hĂ©roĂŻque ! Ainsi vos quinze ans de luttes ne sont plus que des idĂ©es, et c’est ce qui sauvera l’Empire, les poĂ«tes en feront un poĂ«me ! Un pays qui sait gagner de telles batailles doit savoir les chanter ! Canalis s’arrĂȘta pour recueillir, par un regard jetĂ© sur les figures, le tribut d’étonnement que lui devaient des provinciaux. — Vous ne pouvez pas douter, monsieur, du chagrin que j’ai de ne pas vous voir, dit madame Mignon, Ă  la maniĂšre dont vous me dĂ©dommagez par le plaisir que vous me donnez Ă  vous Ă©couter. DĂ©cidĂ©e Ă  trouver Canalis sublime, Modeste, mise comme elle l’était le jour oĂč cette histoire commença, restait Ă©bahie, et avait lĂąchĂ© sa broderie qui ne tenait plus Ă  ses doigts que par l’aiguillĂ©e de coton. — Modeste, voici monsieur de La BriĂšre. Monsieur Ernest, voici ma fille, dit Charles en trouvant le secrĂ©taire un peu trop humblement placĂ©. La jeune fille salua froidement Ernest, en lui jetant un regard qui devait prouver Ă  tout le monde qu’elle le voyait pour la premiĂšre fois. — Pardon monsieur, lui dit-elle sans rougir, la vive admiration que je professe pour le plus grand de nos poĂ«tes est, aux yeux de mes amis, une excuse suffisante de n’avoir aperçu que lui. Cette voix fraĂźche et accentuĂ©e comme celle, si cĂ©lĂšbre, de mademoiselle Mars, charma le pauvre RĂ©fĂ©rendaire, dĂ©jĂ  Ă©bloui de la beautĂ© de Modeste, et il rĂ©pondit dans sa surprise un mot sublime, s’il eĂ»t Ă©tĂ© vrai ─ Mais c’est mon ami, dit-il. — Alors, vous m’avez pardonnĂ©, rĂ©pliqua-t-elle. — C’est plus qu’un ami, s’écria Canalis en prenant Ernest par l’épaule et s’y appuyant comme Alexandre sur Éphestion, nous nous aimons comme deux frĂšres
 Madame Latournelle coupa net la parole au grand poĂ«te, en montrant Ernest au petit notaire, et lui disant ─ Monsieur n’est-il pas l’inconnu que nous avons vu Ă  l’église ? — Et pourquoi pas ?
 rĂ©pliqua Charles Mignon en voyant rougir Ernest. Modeste demeura froide, et reprit sa broderie. — Madame peut avoir raison, je suis venu deux fois au Havre, rĂ©pondit La BriĂšre qui s’assit Ă  cĂŽtĂ© de Dumay. Canalis, Ă©merveillĂ© de la beautĂ© de Modeste, se mĂ©prit Ă  l’admiration qu’elle exprimait, et se flatta d’avoir complĂ©tement rĂ©ussi dans ses effets. — Je croirais un homme de gĂ©nie sans cƓur s’il n’avait pas auprĂšs de lui quelque amitiĂ© dĂ©vouĂ©e, dit Modeste pour relever la conversation interrompue par la maladresse de madame Latournelle. — Mademoiselle, le dĂ©vouement d’Ernest pourrait me faire croire que je vaux quelque chose, dit Canalis, car ce cher Pylade est rempli de talent, il a Ă©tĂ© la moitiĂ© du plus grand ministre que nous ayons eu depuis la paix. Quoiqu’il occupe une magnifique position, il a consenti Ă  ĂȘtre mon prĂ©cepteur en politique ; il m’apprend les affaires, il me nourrit de son expĂ©rience, tandis qu’il pourrait aspirer Ă  de plus hautes destinĂ©es. Oh ! il vaut mieux que moi
 À un geste que fit Modeste, Melchior dit avec grĂące ─ La poĂ©sie que j’exprime, il l’a dans le cƓur ; et si je parle ainsi devant lui, c’est qu’il a la modestie d’une religieuse. — Assez, assez, dit La BriĂšre qui ne savait quelle contenance tenir, tu as l’air, mon cher, d’une mĂšre qui veut marier sa fille. — Et comment, monsieur, dit Charles Mignon en s’adressant Ă  Canalis, pouvez-vous penser Ă  devenir un homme politique ? — Pour un poĂ«te, c’est abdiquer, dit Modeste, la politique est la ressource des hommes positifs
 — Ah ! mademoiselle, aujourd’hui la tribune est le plus grand théùtre du monde, elle a remplacĂ© le champ clos de la chevalerie ; elle sera le rendez-vous de toutes les intelligences, comme l’armĂ©e Ă©tait naguĂšre celui de tous les courages. Canalis enfourcha son cheval de bataille, il parla pendant dix minutes sur la vie politique ─ La poĂ©sie Ă©tait la prĂ©face de l’homme d’État. ─ Aujourd’hui, l’orateur devenait un gĂ©nĂ©ralisateur sublime, le pasteur des idĂ©es. ─ Quand le poĂ«te pouvait indiquer Ă  son pays le chemin de l’avenir, cessait-il donc d’ĂȘtre lui-mĂȘme ? ─ Il cita Chateaubriand, en prĂ©tendant qu’il serait un jour plus considĂ©rable par le cĂŽtĂ© politique que par le cĂŽtĂ© littĂ©raire. ─ La tribune française allait ĂȘtre le phare de l’HumanitĂ©. ─ Maintenant les luttes orales avaient remplacĂ© celles du champ du bataille. ─ Telle sĂ©ance de la Chambre valait Austerlitz, et les orateurs s’y montraient Ă  la hauteur des gĂ©nĂ©raux, ils y perdaient autant d’existence, de courage, de force, ils s’y usaient autant que ceux-ci Ă  faire la guerre. ─ La parole n’était-elle pas une des plus effrayantes prodigalitĂ©s de fluide vital que l’homme pouvait se permettre etc, etc. Cette improvisation composĂ©e des lieux communs modernes, mais revĂȘtus d’expressions sonores, de mots nouveaux, et destinĂ©e Ă  prouver que le baron de Canalis devait ĂȘtre un jour une des gloires de la tribune, produisit une profonde impression sur le notaire, sur Gobenbeim, sur madame de la Tournelle et sur madame Mignon. Modeste Ă©tait comme Ă  un spectacle et enthousiaste de l’acteur, absolument comme Ernest devant elle ; car, si le RĂ©fĂ©rendaire savait toutes ces phrases par cƓur, il Ă©coutait par les yeux de la jeune fille en s’en Ă©prenant Ă  devenir fou. Pour cet amoureux vrai, Modeste venait d’éclipser les diffĂ©rentes Modestes qu’il avait créées en lisant ses lettres ou en y rĂ©pondant. Cette visite, dont la durĂ©e fut dĂ©terminĂ©e Ă  l’avance par Canalis, qui ne voulait pas laisser Ă  ses admirateurs le temps de se blaser, finit par une invitation Ă  dĂźner pour le lundi suivant. — Nous ne serons plus au Chalet, dit le comte de La Bastie, il redevient l’habitation de Dumay. Je rentre dans mon ancienne maison par un contrat Ă  rĂ©mĂ©rĂ©, de six mois de durĂ©e, que j’ai signĂ© tout Ă  l’heure avec monsieur Vilquin, chez mon ami Latournelle
 — Je souhaite, dit Dumay, que Vilquin ne puisse pas vous rendre la somme que vous venez de lui prĂȘter
 — Vous serez lĂ , dit Canalis dans une demeure en harmonie avec votre fortune
 — Avec la fortune qu’on me suppose, rĂ©pondit vivement Charles Mignon. — Il serait malheureux, dit Canalis en se retournant vers Modeste et en faisant un salut charmant, que cette madone n’eĂ»t pas un cadre digne de ses divines perfections. Ce fut tout ce que Canalis dit de Modeste, car il avait affectĂ© de ne pas la regarder, et de se comporter en homme Ă  qui toute idĂ©e de mariage Ă©tait interdite. — Ah ! ma chĂšre madame Mignon, il a bien de l’esprit, dit la notaresse au moment oĂč les deux Parisiens faisaient crier le sable du jardinet sous leurs pieds. — Est-il riche ? voilĂ  la question, rĂ©pondit Gobenheim. Modeste Ă©tait Ă  la fenĂȘtre, ne perdant pas un seul des mouvements du grand poĂ«te, et n’ayant pas un regard pour Ernest de La BriĂšre. Quand monsieur Mignon rentra, quand Modeste, aprĂšs avoir reçu le dernier salut des deux amis lorsque la calĂšche tourna, se fut remise Ă  sa place, il y eut une de ces profondes discussions comme en font les gens de la province sur les gens de Paris, Ă  une premiĂšre entrevue. Gobenheim rĂ©pĂ©ta son mot ─ Est-il riche ? au concert d’éloges que firent madame Latournelle, Modeste et sa mĂšre. — Riche ? rĂ©pondit Modeste. Et qu’importe ! ne voyez-vous pas que monsieur de Canalis est un de ces hommes destinĂ©s Ă  occuper les plus hautes places dans l’État ; il a plus que de la fortune, il possĂšde les moyens de la fortune. — Il sera ministre ou ambassadeur, dit monsieur Mignon. — Les contribuables pourraient tout de mĂȘme avoir Ă  payer les frais de son enterrement, dit le petit Latournelle. — Eh ! pourquoi ? dit Charles Mignon. — Il me paraĂźt homme Ă  manger toutes les fortunes dont les moyens lui sont si libĂ©ralement accordĂ©s par mademoiselle Modeste. — Comment Modeste ne serait-elle pas libĂ©rale envers un poĂ«te qui la traite de madone ? dit le petit Dumay, fidĂšle Ă  la rĂ©pulsion que Canalis lui avait inspirĂ©e. Gobenheim apprĂȘtait la table de whist avec d’autant plus de persistance que, depuis le retour de monsieur Mignon, Latournelle et Dumay s’étaient laissĂ©s aller Ă  jouer dix sous la fiche. — Eh bien ! mon petit ange, dit le pĂšre Ă  sa fille dans l’embrasure d’une fenĂȘtre, avoue que papa pense Ă  tout. En huit jours, si tu donnes tes ordres ce soir Ă  ton ancienne couturiĂšre de Paris et Ă  tous tes fournisseurs, tu pourras te montrer dans toute la splendeur d’une hĂ©ritiĂšre, de mĂȘme que j’aurai le temps de nous installer dans notre maison. Tu as un joli poney, songe Ă  te faire faire un costume de cheval, le Grand-Écuyer mĂ©rite cette attention
 — D’autant plus que nous avons du monde Ă  promener, dit Modeste sur les joues de qui reparaissaient les couleurs de la santĂ©. — Le secrĂ©taire, dit madame Mignon, n’a pas dit grand’chose. — C’est un petit sot, rĂ©pondit madame Latournelle. Le poĂ«te a eu des attentions pour tout le monde. Il a su remercier Latournelle de ses soins pour la location de son pavillon en me disant qu’il semblait avoir consultĂ© le goĂ»t d’une femme. Et l’autre restait lĂ , sombre comme un Espagnol, les yeux fixes, avant l’air de vouloir avaler Modeste. S’il m’avait regardĂ©e il m’aurait fait peur. — Il a un joli son de voix, rĂ©pondit madame Mignon. — Il sera sans doute venu prendre des renseignements sur la maison Mignon, pour le compte du poĂ«te, dit Modeste en guignant son pĂšre, car c’est bien lui que nous avons vu dans l’église. Madame Dumay, madame et monsieur Latournelle, acceptĂšrent cette façon d’expliquer le voyage d’Ernest. — Sais-tu, Ernest, s’écria Canalis Ă  vingt pas du Chalet, que je ne vois pas dans le monde, Ă  Paris, une seule personne Ă  marier comparable Ă  cette adorable fille ! — Eh ! tout est dit, rĂ©pliqua La BriĂšre avec une amertume concentrĂ©e, elle t’aime, ou, si tu le veux, elle t’aimera. Ta gloire a fait la moitiĂ© du chemin. Bref, tout est Ă  ta disposition. Tu retourneras lĂ  seul. Modeste a pour moi le plus profond mĂ©pris, elle a raison, et je ne vois pas pourquoi je me condamnerais au supplice d’aller admirer, dĂ©sirer, adorer ce que je ne puis jamais possĂ©der. AprĂšs quelques propos de condolĂ©ance oĂč perçait la satisfaction d’avoir fait une nouvelle Ă©dition de la phrase de CĂ©sar, Canalis laissa voir le dĂ©sir d’en finir avec la duchesse de Chaulieu. La BriĂšre, ne pouvant supporter cette conversation, allĂ©gua la beautĂ© d’une nuit douteuse pour se faire mettre Ă  terre, et courut comme un insensĂ© vers la cĂŽte oĂč il resta jusqu’à dix heures et demie, en proie Ă  une espĂšce de dĂ©mence, tantĂŽt marchant pas prĂ©cipitĂ©s et se livrant Ă  des monologues, tantĂŽt restant debout ou s’asseyant, sans s’apercevoir de l’inquiĂ©tude qu’il donnait Ă  deux douaniers en observation. AprĂšs avoir aimĂ© la spirituelle instruction et la candeur agressive de Modeste, il venait de joindre l’adoration de la beautĂ©, c’est-Ă -dire l’amour sans raison, l’amour inexplicable, Ă  toutes les raisons qui l’avaient amenĂ©, dix jours auparavant, dans l’église du Havre. Il revint au Chalet, oĂč les chiens des PyrĂ©nĂ©es aboyĂšrent tellement aprĂšs lui qu’il ne put s’adonner au plaisir de contempler les fenĂȘtres de Modeste. En amour, toutes ces choses ne comptent pas plus Ă  l’amant que les travaux couverts par la derniĂšre couche ne comptent au peintre ; mais elles sont tout l’amour, comme les peines enfouies sont l’art tout entier ; il en sort un grand peintre et un amant vĂ©ritable que la femme et le public finissent, souvent trop tard, par adorer. — Eh bien ! s’écria-t-il, je resterai, je souffrirai, je la verrai, je l’aimerai pour moi seul, Ă©goĂŻstement ! Modeste sera mon soleil, ma vie, je respirerai par son souffle, je jouirai de ses joies, je maigrirai de ses chagrins, fĂ»t-elle la femme de cet Ă©goĂŻste de Canalis
 — VoilĂ  ce qui s’appelle aimer ! monsieur, dit une voix qui partit d’un buisson sur le bord du chemin. Ah çà ! tout le monde aime donc mademoiselle de La Bastie ?
 Et Butscha se montra soudain, il regarda La BriĂšre. La BriĂšre rengaĂźna sa colĂšre en toisant le nain Ă  la clartĂ© de la lune, et il fit quelques pas sans lui rĂ©pondre. — Entre soldats qui servent dans la mĂȘme compagnie, on devrait ĂȘtre un peu plus camarades que ça ! dit Butscha. Si vous n’aimez pas Canalis, je n’en suis pas fou non plus. — C’est mon ami, rĂ©pondit Ernest. — Ah ! vous ĂȘtes le petit secrĂ©taire, rĂ©pliqua le nain. — Sachez, monsieur, rĂ©pliqua La BriĂšre, que je ne suis le secrĂ©taire de personne ; j’ai l’honneur d’ĂȘtre Conseiller Ă  l’une des Cours suprĂȘmes du royaume. — J’ai l’honneur de saluer monsieur de La BriĂšre, fit Butscha. Moi, j’ai l’honneur d’ĂȘtre premier clerc de maĂźtre Latournelle, conseiller suprĂȘme du Havre, et j’ai certes une plus belle position que la vĂŽtre. Oui, j’ai eu le bonheur de voir mademoiselle Modeste de La Bastie presque tous les soirs, depuis quatre ans, et je compte vivre auprĂšs d’elle comme un domestique du roi vit aux Tuileries. On m’offrirait le trĂŽne de Russie, je dirais ─ J’aime trop le soleil ! N’est-ce pas vous dire, monsieur, que je m’intĂ©resse Ă  elle plus qu’à moi-mĂȘme, en tout bien, tout honneur. Croyez-vous que l’altiĂšre duchesse de Chaulieu verra d’un bon Ɠil le bonheur de madame de Canalis, quand sa femme de chambre, amoureuse de monsieur Germain, inquiĂšte dĂ©jĂ  du sĂ©jour que fait au Havre ce charmant valet de chambre, se plaindra, tout en coiffant sa maĂźtresse, de
 — Comment savez-vous ces choses-lĂ  ? dit La BriĂšre en interrompant Butscha. — D’abord, je suis clerc de notaire, rĂ©pondit Butscha ; mais vous n’avez donc pas vu ma bosse ? elle est pleine d’inventions, monsieur. Je me suis fait le cousin de mademoiselle PhiloxĂšne Jacmin, nĂ©e Ă  Honfleur, oĂč naquit ma mĂšre, une Jacmin
 il y a onze branches de Jacmin Ă  Honfleur. Donc, ma cousine, allĂ©chĂ©e par un hĂ©ritage improbable, m’a racontĂ© bien des choses
 — La duchesse est vindicative !
 dit La BriĂšre. — Comme une reine, m’a dit PhiloxĂšne ; elle n’a pas encore pardonnĂ© Ă  monsieur le duc de n’ĂȘtre que son mari, rĂ©pliqua Butscha. Elle hait comme elle aime. Je suis au fait de son caractĂšre, de sa toilette, de ses goĂ»ts, de sa religion et de ses petitesses, car PhiloxĂšne me l’a dĂ©shabillĂ©e, Ăąme et corset. Je suis allĂ© Ă  l’OpĂ©ra pour voir madame de Chaulieu, je n’ai pas regrettĂ© mes dix francs je ne parle pas du spectacle ! Si ma prĂ©tendue cousine ne m’avait pas dit que sa maĂźtresse comptait cinquante printemps, j’aurais cru ĂȘtre bien gĂ©nĂ©reux en lui en donnant trente elle n’a pas connu d’hiver, cette duchesse-lĂ  ! — Oui, reprit La BriĂšre, c’est un camĂ©e conservĂ© par son caillou
 Canalis serait bien embarrassĂ© si la duchesse savait ses projets, et j’espĂšre, monsieur, que vous en resterez lĂ  de cet espionnage indigne d’un honnĂȘte homme
 — Monsieur, reprit Butscha fiĂšrement, pour moi, Modeste, c’est l’État ! Je n’espionne pas, je prĂ©vois ! La duchesse viendra, s’il le faut, ou restera dans sa tranquillitĂ©, si je le juge convenable
 ─ Vous ? — Moi !
 — Et par quel moyen ?
 dit La BriĂšre. — Ah ! voilĂ  ! dit le petit bossu qui prit un brin d’herbe. Tenez, voyez !
 Ce gramen prĂ©tend que l’homme construit ses palais pour le loger, et il fait choir un jour les marbres les plus solidement assemblĂ©s, comme le peuple, introduit dans l’édifice de la FĂ©odalitĂ©, l’a jetĂ© par terre. La puissance du faible qui peut se glisser partout est plus grande que celle du fort qui se repose sur ses canons. Nous sommes trois Suisses qui avons jurĂ© que Modeste serait heureuse et qui vendrions notre honneur pour elle. Adieu, monsieur. Si vous aimez mademoiselle de La Bastie, oubliez cette conversation, et donnez-moi une poignĂ©e de main, car vous me semblez avoir du cƓur !
 Il me tardait de voir le Chalet, j’y suis arrivĂ© comme elle soufflait sa bougie, je vous ai vu signalĂ© par les chiens, je vous ai entendu rageant ; aussi ai-je pris la libertĂ© de vous dire que nous servons dans le mĂȘme rĂ©giment, celui de Royal-DĂ©vouement ! — Eh bien ! rĂ©pondit La BriĂšre en serrant la main du bossu, faites-moi l’amitiĂ© de me dire si mademoiselle Modeste a jamais aimĂ© quelqu’un d’amour avant sa correspondance secrĂšte avec Canalis
 — Oh ! s’écria sourdement Butscha. Mais le doute est une injure ?
 Et, maintenant encore, qui sait si elle aime ? le sait-elle elle-mĂȘme ? Elle s’est passionnĂ©e pour l’esprit, pour le gĂ©nie, pour l’ñme de ce marchand de stances, de ce vendeur d’orviĂ©tan littĂ©raire ; mais elle l’étudiera, nous l’étudierons, je saurai bien faire sortir le caractĂšre vrai de dessous la carapace de l’homme Ă  belles maniĂšres, et nous verrons la tĂȘte menue de son ambition, de sa vanitĂ©, dit Butscha qui se frotta les mains. Or, Ă  moins que mademoiselle n’en soit folle Ă  en mourir
 — Oh ! elle est restĂ©e en admiration devant lui comme devant une merveille ! s’écria La BriĂšre en laissant Ă©chapper le secret de sa jalousie. — Si c’est un brave garçon, loyal, et s’il aime, s’il est digne d’elle, reprit Butscha, s’il renonce Ă  la duchesse, c’est la duchesse que j’entortillerai !
 Tenez, mon cher monsieur, suivez ce chemin, vous allez ĂȘtre chez vous en dix minutes. Butscha revint sur ses pas, et hĂ©la le pauvre Ernest qui, en sa qualitĂ© d’amoureux vĂ©ritable, serait restĂ© pendant toute la nuit Ă  causer de Modeste. — Monsieur, lui dit Butscha, je n’ai pas eu l’honneur de voir encore notre grand poĂ«te, je suis curieux d’observer ce magnifique phĂ©nomĂšne dans l’exercice de ses fonctions, rendez-moi le service de venir passer la soirĂ©e aprĂšs demain au Chalet, restez-y longtemps, car ce n’est pas en une heure qu’un homme se dĂ©veloppe. Je saurai, moi le premier, s’il aime, ou s’il peut aimer, ou s’il aimera mademoiselle Modeste. — Vous ĂȘtes bien jeune pour
 — Pour ĂȘtre professeur, reprit Butscha qui coupa la parole Ă  La BriĂšre. Eh ! monsieur, les avortons naissent tous centenaires. Puis, tenez !
 un malade, quand il est longtemps malade, devient plus fort que son mĂ©decin, il s’entend avec la maladie, ce qui n’arrive pas toujours aux docteurs consciencieux. Eh bien ! de mĂȘme un homme qui chĂ©rit la femme, et que la femme doit mĂ©priser sous prĂ©texte de laideur ou de gibbositĂ©, finit par si bien se connaĂźtre en amour, qu’il passe sĂ©ducteur, comme le malade finit par recouvrer la santĂ©. La sottise seule est incurable
 Depuis l’ñge de six ans j’en ai vingt-cinq, je n’ai ni pĂšre ni mĂšre ; j’ai la charitĂ© publique pour mĂšre, et le procureur du roi pour pĂšre. ─ Soyez tranquille, dit-il Ă  un geste d’Ernest, je suis plus gai que ma position
 Eh bien ! depuis six ans que le regard insolent d’une bonne de madame Latournelle m’a dit que j’avais tort de vouloir aimer, j’aime, et j’étudie les femmes ! J’ai commencĂ© par les laides, il faut toujours attaquer le taureau par les cornes. Aussi ai-je pris pour premier objet d’étude ma patronne qui, certes, est un ange pour moi. J’ai peut-ĂȘtre eu tort ; mais, que voulez-vous, je l’ai passĂ©e Ă  mon alambic, et j’ai fini par dĂ©couvrir, tapie au fond de son cƓur, cette pensĂ©e ─ Je ne suis pas si mal qu’on le croit ! Et, malgrĂ© sa piĂ©tĂ© profonde, en exploitant cette idĂ©e, j’aurais pu la conduire jusqu’au bord de l’abĂźme
 pour l’y laisser ! — Et avez-vous Ă©tudiĂ© Modeste ? — Je croyais vous avoir dit, rĂ©pliqua le bossu, que ma vie est Ă  elle, comme la France est au roi ! Comprenez-vous mon espionnage Ă  Paris, maintenant ? Personne que moi ne sait tout ce qu’il y a de noblesse, de fiertĂ©, de dĂ©vouement, de grĂące imprĂ©vue, d’infatigable bontĂ©, de vraie religion, de gaietĂ©, d’instruction, de finesse, d’affabilitĂ© dans l’ñme, dans le cƓur, dans l’esprit de cette adorable crĂ©ature !
 Butscha tira son mouchoir pour Ă©tancher deux larmes, et La BriĂšre lui serra la main longtemps. — Je vivrai dans son rayonnement ! ça commence Ă  elle, et ça finit en moi, voilĂ  comment nous sommes unis, Ă  peu prĂšs comme l’est la nature Ă  Dieu, par la lumiĂšre et le verbe. Adieu, monsieur ! je n’ai jamais de ma vie tant bavardĂ© ; mais, en vous voyant devant ses fenĂȘtres, j’ai devinĂ© que vous l’aimiez Ă  ma maniĂšre ! Sans attendre la rĂ©ponse, Butscha quitta le pauvre amant Ă  qui cette conversation avait mis je ne sais quel baume au cƓur. Ernest rĂ©solut de se faire un ami de Butscha, sans se douter que la loquacitĂ© du clerc avait eu pour but principal de se mĂ©nager des intelligences chez Canalis. Dans quel flux et reflux de pensĂ©es, de rĂ©solutions, de plans de conduite, Ernest ne fut-il pas bercĂ© avant de sommeiller !
 Et son ami Canalis dormait, lui, du sommeil des triomphateurs, le plus doux des sommeils aprĂšs celui des justes. Au dĂ©jeuner, les deux amis convinrent d’aller ensemble passer, le lendemain, la soirĂ©e au Chalet, et de s’initier aux douceurs d’un whist de province ; mais pour brĂ»ler la journĂ©e, ils firent seller les chevaux, tous les deux pris Ă  deux fins, et ils s’aventurĂšrent dans le pays qui, certes, leur Ă©tait inconnu autant que la Chine car ce qu’il y a de plus Ă©tranger en France, pour les Français, c’est la France. En rĂ©flĂ©chissant Ă  sa position d’amant malheureux et mĂ©prisĂ©, le RĂ©fĂ©rendaire fit alors sur lui-mĂȘme un travail quasi semblable Ă  celui que lui avait fait faire la question posĂ©e par Modeste au commencement de leur correspondance. Quoique le malheur passe pour dĂ©velopper les vertus, il ne les dĂ©veloppe que chez les gens vertueux ; car ces sortes de nettoyages de conscience n’ont lieu que chez les gens naturellement propres. La BriĂšre se promit de dĂ©vorer Ă  la spartiate ses douleurs, de rester digne, et de ne se laisser aller Ă  aucune lĂąchetĂ© ; tandis que Canalis, fascinĂ© par l’énormitĂ© de la dot, s’engageait lui-mĂȘme Ă  ne rien nĂ©gliger pour captiver Modeste. L’égoĂŻsme et le dĂ©vouement, le mot de ces deux caractĂšres, arrivĂšrent, par une loi morale assez bizarre dans ses effets, Ă  des moyens contraires Ă  leur nature. L’homme personnel allait jouer l’abnĂ©gation, l’homme tout complaisance allait se rĂ©fugier sur le mont Aventin de l’Orgueil. Ce phĂ©nomĂšne s’observe Ă©galement en politique. On y met frĂ©quemment son caractĂšre Ă  l’envers, et il arrive souvent que le public ne sait plus quel est l’endroit. AprĂšs dĂźner, les deux amis apprirent par Germain l’arrivĂ©e du Grand-Écuyer, qui fut prĂ©sentĂ© dans cette soirĂ©e au Chalet, par monsieur Latournelle. Mademoiselle d’HĂ©rouville trouva moyen de blesser une premiĂšre fois ce digne homme en le faisant prier de venir chez elle par un valet de pied, au lieu d’envoyer son neveu simplement chez le notaire, qui, certes, aurait parlĂ© pendant le reste de ses jours de la visite du Grand-Écuyer. Aussi le petit notaire fit-il observer Ă  Sa Seigneurie, quand elle lui proposa de le conduire en voiture Ă  Ingouville, qu’il devait y mener madame Latournelle. Devinant Ă  l’air gourmĂ© du notaire qu’il y avait quelque faute Ă  rĂ©parer, le duc lui dit gracieusement ─ J’aurai l’honneur d’aller prendre, si vous le permettez, madame de Latournelle. MalgrĂ© un haut-le-corps de la despotique mademoiselle d’HĂ©rouville, le duc sortit avec le petit notaire. Ivre de joie en voyant Ă  sa porte une calĂšche magnifique dont le marchepied fut abaissĂ© par des gens Ă  la livrĂ©e royale, la notaresse ne sut plus oĂč prendre ses gants, son ombrelle, son ridicule et son air digne en apprenant que le Grand-Écuyer la venait chercher. Une fois dans la voiture, tout en se confondant de politesse auprĂšs du petit duc, elle s’écria par un mouvement de bontĂ© ─ Eh bien ! et Butscha ? — Prenons Butscha, dit le duc en souriant. Quand les gens du port attroupĂ©s par l’éclat de cet Ă©quipage virent ces trois petits hommes avec cette grande femme sĂšche, ils se regardĂšrent tous en riant. — En les soudant au bout les uns des autres, ce ferait peut-ĂȘtre un mĂąle pour c’te grande perche ! dit un marin bordelais. — Avez-vous encore quelque chose Ă  emporter, madame ? demanda plaisamment le duc au moment oĂč le valet attendit l’ordre. — Non, monseigneur, rĂ©pondit la notaresse qui devint rouge et qui regarda son mari comme pour lui dire Qu’ai-je fait de si mal ? — Sa Seigneurie, dit Butscha, me fait beaucoup d’honneur en me prenant pour une chose. Un pauvre clerc comme moi n’est qu’un machin ! Quoique ce fĂ»t dit en riant, le duc rougit et ne rĂ©pondit rien. Les grands ont toujours tort de plaisanter avec leurs infĂ©rieurs. La plaisanterie est un jeu, le jeu suppose l’égalitĂ©. Aussi est-ce pour obvier aux inconvĂ©nients de cette Ă©galitĂ© passagĂšre que, la partie finie, les joueurs ont le droit de ne se plus connaĂźtre. La visite du Grand-Écuyer avait pour raison ostensible une affaire colossale, la mise en valeur d’un espace immense laissĂ© par la mer, entre l’embouchure de deux riviĂšres, et dont la propriĂ©tĂ© venait d’ĂȘtre adjugĂ©e par le Conseil d’État Ă  la maison d’HĂ©rouville. Il ne s’agissait de rien moins que d’appliquer des portes de flot et d’ebbe Ă  deux ponts, de dessĂ©cher un kilomĂštre de tangue sur une largeur de trois ou quatre cents arpents, d’y creuser des canaux, et d’y pratiquer des chemins. Quand le duc d’HĂ©rouville eut expliquĂ© les dispositions du terrain, Charles Mignon fit observer qu’il fallait attendre que la nature eĂ»t consolidĂ© ce sol encore mouvant par ses productions spontanĂ©es. — Le temps qui a providentiellement enrichi votre maison, monsieur le duc, peut seul achever son Ɠuvre, dit-il en terminant. Il serait prudent de laisser une cinquantaine d’annĂ©es avant de se mettre Ă  l’ouvrage. — Que ce ne soit pas lĂ  votre dernier mot, monsieur le comte, dit le duc, venez Ă  HĂ©rouville, et voyez-y les choses par vous-mĂȘme. Charles Mignon rĂ©pondit que tout capitaliste devrait examiner cette affaire Ă  tĂȘte reposĂ©e, et donna par cette observation au duc d’HĂ©rouville un prĂ©texte pour venir au Chalet. La vue de Modeste fit une vive impression sur le duc, il demanda la faveur de la recevoir en disant que sa sƓur et sa tante avaient entendu parler d’elle et seraient heureuses de faire sa connaissance. À cette phrase, Charles Mignon proposa de prĂ©senter lui-mĂȘme sa fille en allant inviter les deux demoiselles Ă  dĂźner pour le jour de sa rĂ©intĂ©gration Ă  la villa, ce que le duc accepta. L’aspect du cordon bleu, le titre et surtout les regards extatiques du gentilhomme agirent sur Modeste ; mais elle se montra parfaite de discours, de tenue et de noblesse. Le duc se retira comme Ă  regret en emportant une invitation de venir au Chalet tous les soirs, fondĂ©e sur l’impossibilitĂ© reconnue Ă  un courtisan de Charles X de passer une soirĂ©e sans faire son whist. Ainsi le lendemain soir, Modeste allait voir ses trois amants rĂ©unis. AssurĂ©ment, quoi qu’en disent les jeunes filles, et quoiqu’il soit dans la logique du cƓur de tout sacrifier Ă  la prĂ©fĂ©rence, il est excessivement flatteur de voir autour de soi plusieurs prĂ©tentions rivales, des hommes remarquables ou cĂ©lĂšbres, ou d’un grand nom, tĂąchant de briller ou de plaire. DĂ»t Modeste y perdre, elle avoua plus tard que les sentiments exprimĂ©s dans ses lettres avaient flĂ©chi devant le plaisir de mettre aux prises trois esprits si diffĂ©rents, trois hommes dont chacun, pris sĂ©parĂ©ment, aurait certainement fait honneur Ă  la famille la plus exigeante. NĂ©anmoins cette voluptĂ© d’amour-propre fut dominĂ©e chez elle par la misanthropique malice qu’avait engendrĂ©e la blessure affreuse qui dĂ©jĂ  lui semblait seulement un mĂ©compte. Aussi lorsque le pĂšre fit en souriant ─ Eh bien ! Modeste, veux-tu devenir duchesse ? — Le malheur m’a rendue philosophe, rĂ©pondit-elle en faisant une rĂ©vĂ©rence moqueuse. — Vous ne serez que baronne ?
 lui demanda Butscha. — Ou vicomtesse, rĂ©pliqua le pĂšre. — Comment cela ? dit vivement Modeste. — Mais si tu agrĂ©ais monsieur de la BriĂšre, il aurait bien assez de crĂ©dit pour obtenir du Roi la succession de mes titres et de mes armes
 — Oh ! dĂšs qu’il s’agit de se dĂ©guiser, celui-lĂ  ne fera pas de façons, rĂ©pondit amĂšrement Modeste. Butscha ne comprit rien Ă  cette Ă©pigramme dont le sens ne pouvait ĂȘtre devinĂ© que par madame et monsieur Mignon et par Dumay. — DĂšs qu’il s’agit de mariage, tous les hommes se dĂ©guisent, rĂ©pondit madame Latournelle, et les femmes leur en donnent l’exemple. J’entends dire depuis que je suis au monde Monsieur ou mademoiselle une telle a fait un bon mariage ; » il faut donc que l’autre l’ait fait mauvais ? — Le mariage, dit Butscha, ressemble Ă  un procĂšs, il s’y trouve toujours une partie de mĂ©contente ; et si l’une dupe l’autre, la moitiĂ© des mariĂ©s joue certainement la comĂ©die aux dĂ©pens de l’autre. — Et vous concluez, sire Butscha ? dit Modeste. — À l’attention la plus sĂ©vĂšre sur les manƓuvres de l’ennemi, rĂ©pondit le clerc. — Que t’ai-je dit, ma mignonne ? dit Charles Mignon en faisant allusion Ă  sa scĂšne avec sa fille au bord de la mer. — Les hommes, pour se marier, dit Latournelle, jouent autant de rĂŽles que les mĂšres en font jouer Ă  leurs filles pour s’en dĂ©barrasser. — Vous permettez alors le stratagĂšme, dit Modeste. — De part et d’autre, s’écria Gobenheim, la partie est alors Ă©gale. Cette conversation se faisait, comme on dit familiĂšrement, Ă  bĂątons rompus, Ă  travers la partie et au milieu des apprĂ©ciations que chacun se permettait de monsieur d’HĂ©rouville qui fut trouvĂ© trĂšs bien par le petit notaire, par le petit Dumay, par le petit Butscha. — Je vois, dit madame Mignon avec un sourire, que madame Latournelle et mon pauvre mari sont ici les monstruositĂ©s. — Heureusement pour lui, le colonel n’est pas d’une haute taille, rĂ©pondit Butscha pendant que son patron donnait les cartes, car un homme grand et spirituel est toujours une exception. Sans cette petite discussion sur la lĂ©galitĂ© des ruses matrimoniales, peut-ĂȘtre taxerait-on de longueur le rĂ©cit de la soirĂ©e impatiemment attendue par Butscha ; mais, la fortune pour laquelle tant de lĂąchetĂ©s secrĂštes se commirent prĂȘtera peut-ĂȘtre aux minuties de la vie privĂ©e l’immense intĂ©rĂȘt que dĂ©veloppera toujours le sentiment social si franchement dĂ©fini par Ernest dans sa rĂ©ponse Ă  Modeste. Dans la matinĂ©e, arriva Desplein qui ne resta que le temps d’envoyer chercher les chevaux de la poste du Havre et de les atteler, environ une heure. AprĂšs avoir examinĂ© madame Mignon, il dĂ©cida que la malade recouvrerait la vue, et il fixa le moment opportun pour l’opĂ©ration Ă  un mois de lĂ . Naturellement cette importante consultation eut lieu devant les habitants du Chalet, tous palpitants et attendant l’arrĂȘt du prince de la science. L’illustre membre de l’AcadĂ©mie des Sciences fit Ă  l’aveugle une dizaine de questions brĂšves en Ă©tudiant les yeux au grand jour de la fenĂȘtre. ÉtonnĂ©e de la valeur que le temps avait pour cet homme si cĂ©lĂšbre, Modeste aperçut la calĂšche de voyage pleine de livres que le savant se proposait de lire en retournant Ă  Paris, car il Ă©tait parti la veille au soir, employant ainsi la nuit et Ă  dormir et Ă  voyager. La rapiditĂ©, la luciditĂ© des jugements que Desplein portait sur chaque rĂ©ponse de madame Mignon, son ton bref, ses maniĂšres, tout donna pour la premiĂšre fois Ă  Modeste des idĂ©es justes sur les hommes de gĂ©nie. Elle entrevit d’énormes diffĂ©rences entre Canalis, homme secondaire, et Desplein, homme plus que supĂ©rieur. L’homme de gĂ©nie a dans la conscience de son talent et dans la soliditĂ© de la gloire comme une garenne oĂč son orgueil lĂ©gitime s’exerce et prend l’air sans gĂȘner personne. Puis, sa lutte constante avec les hommes et les choses ne lui laisse pas le temps de se livrer aux coquetteries que se permettent les hĂ©ros de la mode qui se hĂątent de rĂ©colter les moissons d’une saison fugitive, et dont la vanitĂ©, l’amour-propre ont l’exigence et les taquineries d’une douane Ăąpre Ă  percevoir ses droits sur tout ce qui passe Ă  sa portĂ©e. Modeste fut d’autant plus enchantĂ©e de ce grand praticien qu’il parut frappĂ© de l’exquise beautĂ© de Modeste, lui entre les mains de qui tant de femmes passaient et qui, depuis longtemps les examinait en quelque sorte Ă  la loupe et au scalpel. — Ce serait en vĂ©ritĂ© bien dommage, dit-il avec ce ton de galanterie qu’il savait prendre et qui contrastait avec sa prĂ©tendue brusquerie, qu’une mĂšre fĂ»t privĂ©e de voir une si charmante fille. Modeste voulut servir elle-mĂȘme le simple dĂ©jeuner que le grand chirurgien accepta. Elle accompagna, de mĂȘme que son pĂšre et Dumay, le savant attendu par tant de malades jusqu’à la calĂšche qui stationnait Ă  la petite porte, et lĂ , l’Ɠil dorĂ© par l’espĂ©rance, elle dit encore Ă  Desplein ─ Ainsi, ma chĂšre maman me verra ! — Oui, mon petit feu follet, je vous le promets, rĂ©pondit-il en souriant, et je suis incapable de vous tromper, car moi aussi j’ai une fille !
 Les chevaux emportĂšrent Desplein sur ce mot qui fut plein d’une grĂące inattendue. Rien ne charme plus que l’imprĂ©vu particulier aux gens de talent. Cette visite fut l’évĂ©nement du jour, elle laissa dans l’ñme de Modeste une trace lumineuse. La jeune enthousiaste admira naĂŻvement cet homme dont la vie appartenait Ă  tous, et chez qui l’habitude de s’occuper des douleurs physiques avait dĂ©truit les manifestations de l’égoĂŻsme. Le soir, quand Gobenheim, les Latournelle et Butscha, Canalis, Ernest et le duc d’HĂ©rouville furent rĂ©unis, chacun complimenta la famille Mignon de la bonne nouvelle donnĂ©e par Desplein. Naturellement alors la conversation, oĂč domina la Modeste que ses lettres ont rĂ©vĂ©lĂ©e, se porta sur cet homme dont le gĂ©nie Ă©tait, malheureusement pour sa gloire, apprĂ©ciable seulement par la tribu des savants et de la FacultĂ©. Gobenheim laissa Ă©chapper cette phrase qui, de nos jours, est la Sainte-Ampoule du gĂ©nie au sens des Ă©conomistes et des banquiers ─ Il gagne un argent fou ! — On le dit trĂšs intĂ©ressĂ©, rĂ©pondit Canalis. Les louanges donnĂ©es Ă  Desplein par Modeste incommodaient le poĂ«te. La VanitĂ© procĂšde comme la Femme. Toutes deux elles croient perdre quelque chose Ă  l’éloge et Ă  l’amour accordĂ©s Ă  autrui. Voltaire Ă©tait jaloux de l’esprit d’un rouĂ© que Paris admira deux jours, de mĂȘme qu’une duchesse s’offense d’un regard jetĂ© sur sa femme de chambre. L’avarice de ces deux sentiments est telle qu’ils se trouvent volĂ©s de la part faite Ă  un pauvre. — Croyez-vous, monsieur, demanda Modeste en souriant, qu’on doive juger le gĂ©nie avec la mesure ordinaire ? — Il faudrait peut-ĂȘtre avant tout, rĂ©pondit Canalis, dĂ©finir l’homme de gĂ©nie, et l’une de ses conditions est l’invention invention d’une forme, d’un systĂšme ou d’une force. Ainsi NapolĂ©on fut inventeur, Ă  part ses autres conditions de gĂ©nie. Il a inventĂ© sa mĂ©thode de faire la guerre. Walter Scott est un inventeur, LinnĂ© est un inventeur, Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier sont des inventeurs. De tels hommes sont hommes de gĂ©nie au premier chef. Ils renouvellent, augmentent ou modifient la science ou l’art. Mais Desplein est un homme dont l’immense talent consiste Ă  bien appliquer des lois dĂ©jĂ  trouvĂ©es, Ă  observer, par un don naturel, les dĂ©sinences de chaque tempĂ©rament et l’heure marquĂ©e par la nature pour faire une opĂ©ration. Il n’a pas fondĂ©, comme Hippocrate, la science elle-mĂȘme. Il n’a pas trouvĂ© de systĂšme comme Galien, Broussais ou Rasori. C’est un gĂ©nie exĂ©cutant comme MoschelĂšs sur le piano, Paganini sur le violon, comme Farinelli sur son larynx ! gens qui dĂ©veloppent d’immenses facultĂ©s, mais qui ne crĂ©ent pas de musique. Entre Beethowen et la Catalani, vous me permettrez de dĂ©cerner Ă  l’un l’immortelle couronne du gĂ©nie et du martyre, et Ă  l’autre beaucoup de piĂšces de cent sous ; avec l’une nous sommes quittes, tandis que le monde reste toujours le dĂ©biteur de l’autre ! Nous nous endettons chaque jour avec MoliĂšre, et nous avons trop payĂ© Baron. — Je crois, mon ami, que tu fais la part des idĂ©es trop belle, dit La BriĂšre d’une voix douce et mĂ©lodieuse qui produisit un soudain contraste avec le ton pĂ©remptoire du poĂ«te dont l’organe flexible avait quittĂ© le ton de la cĂąlinerie pour le ton magistral de la Tribune. Le gĂ©nie doit ĂȘtre estimĂ©, surtout, en raison de son utilitĂ©. Parmentier, Jacquart et Papin, Ă  qui l’on Ă©lĂšvera des statues quelque jour, sont aussi des gens de gĂ©nie. Ils ont changĂ© ou changeront la face des États en un sens. Sous ce rapport, Desplein se prĂ©sentera toujours aux yeux des penseurs, accompagnĂ© d’une gĂ©nĂ©ration tout entiĂšre dont les larmes, dont les souffrances auront cessĂ© sous sa main puissante. Il suffisait que cette opinion fĂ»t Ă©mise par Ernest pour que Modeste voulĂ»t la combattre. — À ce compte, dit-elle, monsieur, celui qui trouverait le moyen de faucher le blĂ© sans gĂąter la paille, par une machine qui ferait l’ouvrage de dix moissonneurs, serait un homme de gĂ©nie ? — Oh ! oui, ma fille, dit madame Mignon, il serait bĂ©ni du pauvre dont le pain coĂ»terait alors moins cher, et celui que bĂ©nissent les pauvres est bĂ©ni de Dieu ! — C’est donner le pas Ă  l’utile sur l’art, rĂ©pondit Modeste en hochant la tĂȘte. — Sans l’utile, dit Charles Mignon, oĂč prendrait-on l’art ? sur quoi s’appuierait, de quoi vivrait, oĂč s’abriterait et qui payerait le poĂ«te ? — Oh ! mon cher pĂšre, cette opinion est bien capitaine au long cours, Ă©picier, bonnet de coton !
 Que Gobenheim et monsieur le RĂ©fĂ©rendaire, dit-elle en montrant La BriĂšre, qui sont intĂ©ressĂ©s Ă  la solution de ce problĂšme social, le soutiennent, je le conçois ; mais vous, dont la vie a Ă©tĂ© la poĂ©sie la plus inutile de ce siĂšcle, puisque votre sang rĂ©pandu sur l’Europe, et vos Ă©normes souffrances exigĂ©es par un colosse, n’ont pas empĂȘchĂ© la France de perdre dix dĂ©partements acquis par la RĂ©publique, comment donnez-vous dans ce raisonnement excessivement perruque, comme disent les romantiques ?
 On voit bien que vous revenez de la Chine. L’irrĂ©vĂ©rence des paroles de Modeste fut aggravĂ©e par un petit ton mĂ©prisant et dĂ©daigneux qu’elle prit Ă  dessein et dont s’étonnĂšrent Ă©galement madame Latournelle, madame Mignon et Dumay. Madame Latournelle n’y voyait pas clair tout en ouvrant les yeux. Butscha, dont l’attention Ă©tait comparable Ă  celle d’un espion, regarda d’une maniĂšre significative monsieur Mignon en lui voyant le visage colorĂ© par une vive et soudaine indignation. — Encore un peu, mademoiselle, et vous alliez manquer de respect Ă  votre pĂšre, dit en souriant le colonel Ă©clairĂ© par le regard de Butscha. VoilĂ  ce que c’est que de gĂąter ses enfants. — Je suis fille unique !
 rĂ©pondit-elle insolemment. — Unique ! rĂ©pĂ©ta le notaire en accentuant ce mot. — Monsieur, rĂ©pondit sĂšchement Modeste Ă  Latournelle, mon pĂšre est trĂšs heureux que je me fasse son prĂ©cepteur ; il m’a donnĂ© la vie, je lui donne le savoir, il me redevra quelque chose. — Il y a maniĂšre, et surtout l’occasion, dit madame Mignon. — Mais mademoiselle a raison, reprit Canalis en se levant et se posant Ă  la cheminĂ©e dans l’une des plus belles attitudes de sa collection de mines. Dieu, dans sa prĂ©voyance, a donnĂ© des aliments et des vĂȘtements Ă  l’homme, et il ne lui a pas directement donnĂ© l’art ! Il a dit Ă  l’homme ─ Pour vivre, tu te courberas vers la terre ; pour penser, tu t’élĂšveras vers moi ! » Nous avons autant besoin de la vie de l’ñme que de celle du corps. De lĂ , deux utilitĂ©s. Ainsi, bien certainement on ne se chausse pas d’un livre. Un chant d’épopĂ©e ne vaut pas, au point de vue utilitaire, une soupe Ă©conomique du bureau de bienfaisance. La plus belle idĂ©e remplacerait difficilement la voile d’un vaisseau. Certes, une marmite autoclave, en se soulevant de deux pouces sur elle-mĂȘme, nous procure le calicot Ă  cinq sous le mĂštre meilleur marchĂ© ; mais cette machine et les perfections de l’industrie ne soufflent pas la vie Ă  un peuple, et ne diront pas Ă  l’avenir qu’il a existĂ© ; tandis que l’art Ă©gyptien, l’art mexicain, l’art grec, l’art romain avec leurs chefs-d’Ɠuvre taxĂ©s d’inutiles, ont attestĂ© l’existence de ces peuples dans le vaste espace du temps, lĂ  oĂč de grandes nations intermĂ©diaires dĂ©nuĂ©es d’hommes de gĂ©nie ont disparu, sans laisser sur le globe leur carte de visite ! Toutes les Ɠuvres du gĂ©nie sont le summum d’une civilisation, et prĂ©supposent une immense utilitĂ©. Certes, une paire de bottes ne l’emporte pas Ă  vos yeux sur une piĂšce de théùtre, et vous ne prĂ©fĂ©rerez pas un moulin Ă  l’église de Saint-Ouen ? Eh bien, un peuple est animĂ© du mĂȘme sentiment qu’un homme, et l’homme a pour idĂ©e favorite de se survivre Ă  lui-mĂȘme moralement comme il se reproduit physiquement. La survie d’un peuple est l’Ɠuvre de ses hommes de gĂ©nie. En ce moment, la France prouve Ă©nergiquement la vĂ©ritĂ© de cette thĂšse. AssurĂ©ment, elle est primĂ©e en industrie, en commerce, en navigation par l’Angleterre ; et, nĂ©anmoins, elle est, je le crois, Ă  la tĂȘte du monde par ses artistes, par ses hommes de talent, par le goĂ»t de ses produits. Il n’est pas d’artiste ni d’intelligence qui ne vienne demander Ă  Paris ses lettres de maĂźtrise. Il n’y a d’école de peinture en ce moment qu’en France, et nous rĂšgnerons par le Livre peut-ĂȘtre plus sĂ»rement, plus longtemps que par le Glaive. Dans le systĂšme d’Ernest, on supprimerait les fleurs de luxe, la beautĂ© de la femme, la musique, la peinture et la poĂ©sie, assurĂ©ment la SociĂ©tĂ© ne serait pas renversĂ©e, mais je demande qui voudrait accepter la vie ainsi ? Tout ce qui est utile est affreux et laid. La cuisine est indispensable dans une maison ; mais vous vous gardez bien d’y sĂ©journer, et vous vivez dans un salon que vous ornez, comme l’est celui-ci, de choses parfaitement superflues. À quoi ces charmantes peintures, ces bois façonnĂ©s servent-ils ? Il n’y a de beau que ce qui nous semble inutile ! Nous avons nommĂ© le SeiziĂšme siĂšcle, la Renaissance, avec une admirable justesse d’expression. Ce siĂšcle fut l’aurore d’un monde nouveau, les hommes en parleront encore qu’on ne se souviendra plus de quelques siĂšcles antĂ©rieurs, dont tout le mĂ©rite sera d’avoir existĂ©, comme ces millions d’ĂȘtres qui ne comptent pas dans une gĂ©nĂ©ration ! — Guenille, soit ! ma guenille m’est chĂšre ! rĂ©pondit assez plaisamment le duc d’HĂ©rouville pendant le silence qui suivit cette prose pompeusement dĂ©bitĂ©e. — L’art qui, selon vous, dit Butscha en s’attaquant Ă  Canalis, serait la sphĂšre dans laquelle le gĂ©nie est appelĂ© Ă  faire ses Ă©volutions, existe-t-il ? N’est-ce pas un magnifique mensonge auquel l’homme social a la manie de croire ? Qu’ai-je besoin d’avoir un paysage de Normandie dans ma chambre quand je puis l’aller voir trĂšs bien rĂ©ussi par Dieu ? Nous avons dans nos rĂȘves des poĂ«mes plus beaux que l’Iliade. Pour une somme peu considĂ©rable, je puis trouver Ă  Valognes, Ă  Carentan, comme en Provence, Ă  Arles, des VĂ©nus tout aussi belles que celles de Titien. La Gazette des Tribunaux publie des romans autrement faits que ceux de Walter Scott, qui se dĂ©nouent terriblement, avec du vrai sang et non avec de l’encre. Le bonheur et la vertu sont au-dessus de l’art et du gĂ©nie. — Bravo ! Butscha, s’écria madame Latournelle. — Qu’a-t-il dit ? demanda Canalis Ă  La BriĂšre en cessant de recueillir dans les yeux et dans l’attitude de Modeste les charmants tĂ©moignages d’une admiration naĂŻve. Le mĂ©pris qu’avait essuyĂ© La BriĂšre, et surtout l’irrespectueux discours de la fille au pĂšre, contristaient tellement ce pauvre jeune homme, qu’il ne rĂ©pondit pas Ă  Canalis ; ses yeux, douloureusement attachĂ©s sur Modeste, accusaient une mĂ©ditation profonde. L’argumentation du clerc fut reproduite avec esprit par le duc d’HĂ©rouville, qui finit en disant que les extases de sainte ThĂ©rĂšse Ă©taient bien supĂ©rieures aux crĂ©ations de lord Byron. — Oh ! monsieur le duc, rĂ©pondit Modeste, c’est une poĂ©sie entiĂšrement personnelle, tandis que le gĂ©nie de Byron ou celui de MoliĂšre profite au monde
 — Mets-toi donc d’accord avec monsieur le baron, rĂ©pondit vivement Charles Mignon. Tu veux maintenant que le gĂ©nie soit utile, absolument comme le coton ; mais tu trouveras peut-ĂȘtre la logique aussi perruque, aussi vieille que ton pauvre bonhomme de pĂšre. Butscha, La BriĂšre et madame de Latournelle Ă©changĂšrent des regards Ă  demi moqueurs qui poussĂšrent Modeste d’autant plus avant dans la voie de l’irritation qu’elle resta court pendant un moment. — Mademoiselle, rassurez-vous, dit Canalis en lui souriant, nous ne sommes ni battus ni pris en contradiction. Toute Ɠuvre d’art, qu’il s’agisse de la littĂ©rature, de la musique, de la peinture, de la sculpture ou de l’architecture, implique une utilitĂ© sociale positive, Ă©gale Ă  celle de tous les autres produits commerciaux. L’art est le commerce par excellence, il le sous-entend. Un livre, aujourd’hui, fait empocher Ă  son auteur quelque chose comme dix mille francs, et sa fabrication suppose l’imprimerie, la papeterie, la librairie, la fonderie, c’est-Ă -dire des milliers de bras en action. L’exĂ©cution d’une symphonie de Beethoven ou d’un opĂ©ra de Rossini demande tout autant de bras, de machines et de fabrications. Le prix d’un monument rĂ©pond encore plus brutalement Ă  l’objection. Aussi peut-on dire que les Ɠuvres du gĂ©nie ont une base extrĂȘmement coĂ»teuse, et nĂ©cessairement profitable Ă  l’ouvrier. Établi sur cette thĂšse, Canalis parla pendant quelques instants avec un grand luxe d’images et en se complaisant dans sa phrase ; mais il lui arriva, comme Ă  beaucoup de grands parleurs, de se trouver dans sa conclusion au point de dĂ©part de la conversation, et du mĂȘme avis que La BriĂšre, sans s’en apercevoir. — Je vois avec plaisir, mon cher baron, dit finement le petit duc d’HĂ©rouville, que vous serez un grand ministre constitutionnel. — Oh ! dit Canalis avec un geste de grand homme, que prouvons-nous dans toutes nos discussions ? l’éternelle vĂ©ritĂ© de cet axiome Tout est vrai et tout est faux ! Il y a pour les vĂ©ritĂ©s morales, comme pour les crĂ©atures, des milieux oĂč elles changent d’aspect au point d’ĂȘtre mĂ©connaissables. — La sociĂ©tĂ© vit de choses jugĂ©es, dit le duc d’HĂ©rouville. — Quelle lĂ©gĂšretĂ© ! dit tout bas madame Latournelle Ă  son mari. — C’est un poĂ«te, rĂ©pondit Gobenheim qui entendit le mot. Canalis, qui se trouvait Ă  dix lieues au-dessus de ses auditeurs et qui peut-ĂȘtre avait raison dans son dernier mot philosophique, prit pour des symptĂŽmes d’ignorance l’espĂšce de froid peint sur toutes les figures ; mais il se vit compris par Modeste, et il resta content, sans deviner combien le monologue est blessant pour des provinciaux dont la principale occupation est de dĂ©montrer aux Parisiens l’existence, l’esprit et la sagesse de la province. — Y a-t-il longtemps que vous n’avez vu la duchesse de Chaulieu ? demanda le duc Ă  Canalis pour changer de conversation. — Je l’ai quittĂ©e il y a six jours, rĂ©pondit Canalis. — Elle va bien ? reprit le duc. — Parfaitement bien. — Ayez la bontĂ© de me rappeler Ă  son souvenir quand vous lui Ă©crirez. — On la dit charmante ? reprit Modeste en s’adressant au duc. — Monsieur le baron, rĂ©pondit le Grand-Écuyer, peut en parler plus savamment que moi. — Plus que charmante, dit Canalis en acceptant la perfidie de monsieur d’HĂ©rouville ; mais je suis partial, mademoiselle, c’est mon amie depuis dix ans ; je lui dois tout ce que je puis avoir de bon, elle m’a prĂ©servĂ© des dangers du monde. Enfin, monsieur le duc de Chaulieu lui-mĂȘme m’a fait entrer dans la voie oĂč je suis. Sans la protection de cette famille, le roi, les princesses auraient pu souvent oublier un pauvre poĂ«te comme moi ; aussi mon affection sera-t-elle toujours pleine de reconnaissance. Ceci fut dit avec des larmes dans la voix. — Combien nous devons aimer celle qui vous a dictĂ© tant de chants sublimes, et qui vous inspire un si beau sentiment, dit Modeste attendrie. Peut-on concevoir un poĂ«te sans muse ? — Il serait sans cƓur, il ferait des vers secs comme ceux de Voltaire qui n’a jamais aimĂ© que Voltaire, rĂ©pondit Canalis. — Ne m’avez-vous pas fait l’honneur de me dire Ă  Paris, demanda le Breton Ă  Canalis, que vous n’éprouviez aucun des sentiments que vous exprimez ? — La botte est droite, mon brave soldat, rĂ©pondit le poĂ«te en souriant, mais apprenez qu’il est permis d’avoir Ă  la fois beaucoup de cƓur et dans la vie intellectuelle et dans la vie rĂ©elle. On peut exprimer de beaux sentiments sans les Ă©prouver, et les Ă©prouver sans pouvoir les exprimer. La BriĂšre, mon ami que voici, aime Ă  en perdre l’esprit, dit-il avec gĂ©nĂ©rositĂ© en regardant Modeste ; moi, qui certes aime autant que lui, je crois, Ă  moins de me faire illusion, que je pourrais donner Ă  mon amour une forme littĂ©raire en harmonie avec sa puissance ; mais je ne rĂ©ponds pas, mademoiselle, dit-il en se tournant vers Modeste avec une grĂące un peu trop cherchĂ©e, de ne pas ĂȘtre demain sans esprit
 Ainsi, le poĂ«te triomphait de tout obstacle ; il brĂ»lait en l’honneur de son amour les bĂątons qu’on lui jetait entre les jambes, et Modeste restait Ă©bahie de cet esprit parisien qu’elle ne connaissait pas et qui brillantait les dĂ©clamations du discoureur. — Quel sauteur ! dit Butscha dans l’oreille du petit Latournelle aprĂšs avoir entendu la plus magnifique tirade sur la religion catholique et sur le bonheur d’avoir pour Ă©pouse une femme pieuse, servie en rĂ©ponse Ă  un mot de madame Mignon. Modeste eut sur les yeux comme un bandeau ; le prestige du dĂ©bit et l’attention qu’elle prĂȘtait Ă  Canalis, par parti pris, l’empĂȘcha de voir ce que Butscha remarquait soigneusement, la dĂ©clamation, le dĂ©faut de simplicitĂ©, l’emphase substituĂ©e au sentiment et toutes les incohĂ©rences qui dictĂšrent au clerc son mot un peu trop cruel. LĂ  oĂč monsieur Mignon, Dumay, Butscha, Latournelle s’étonnaient de l’inconsĂ©quence de Canalis sans tenir compte de l’inconsĂ©quence d’une conversation, toujours si capricieuse en France, Modeste admirait la souplesse du poĂ«te, et se disait en l’entraĂźnant avec elle dans les chemins tortueux de sa fantaisie Il m’aime ! » Butscha, comme tous les spectateurs de ce qu’il faut appeler cette reprĂ©sentation, fut frappĂ© du dĂ©faut principal des Ă©goĂŻstes que Canalis laisse un peu trop voir, comme tous les gens habituĂ©s Ă  pĂ©rorer dans les salons. Soit qu’il comprĂźt d’avance ce que l’interlocuteur voulait dire, soit qu’il n’écoutĂąt point, ou soit qu’il eĂ»t la facultĂ© d’écouter tout en pensant Ă  autre chose, Melchior offrait ce visage distrait qui dĂ©concerte la parole autant qu’il blesse la vanitĂ©. Ne pas Ă©couter est non-seulement un manque de politesse, mais encore une marque de mĂ©pris. Or Canalis pousse un peu loin cette habitude, car souvent il oublie de rĂ©pondre Ă  un discours qui veut une rĂ©ponse, et passe sans aucune transition polie au sujet dont il se prĂ©occupe. Si d’un homme haut placĂ©, cette impertinence s’accepte sans protĂȘt, elle engendre au fond des cƓurs un levain de haine et de vengeance ; mais d’un Ă©gal, elle va jusqu’à dissoudre l’amitiĂ©. Quand, par hasard, Melchior se force Ă  Ă©couter, il tombe dans un autre dĂ©faut, il ne fait que se prĂȘter, il ne se donne pas. Sans ĂȘtre aussi choquant, ce demi-sacrifice indispose tout autant l’écouteur et le laisse mĂ©content. Rien ne rapporte plus dans le commerce du monde que l’aumĂŽne de l’attention. À bon entendeur, salut ! n’est pas seulement un prĂ©cepte Ă©vangĂ©lique, c’est encore une excellente spĂ©culation ; observez-le, on vous passera tout, jusqu’à des vices. Canalis prit beaucoup sur lui dans l’intention de plaire Ă  Modeste ; mais, s’il fut complaisant pour elle, il redevint souvent lui-mĂȘme avec les autres. Modeste, impitoyable pour les dix martyrs qu’elle faisait, pria Canalis de lire une de ses piĂšces de vers, elle voulait un Ă©chantillon du talent de lecture si vantĂ©. Canalis prit le volume que lui tendit Modeste et roucoula, tel est le mot propre, celle de ses poĂ©sies qui passe pour ĂȘtre la plus belle, une imitation des Amours des anges de Moore, intitulĂ©e Vitalis, que mesdames Latournelle et Dumay, Gobenheim et le caissier accueillirent par quelques bĂąillements. — Si vous jouez bien au whist, monsieur, dit Gobenheim en prĂ©sentant cinq cartes mises en Ă©ventail, je n’aurai jamais vu d’homme aussi accompli que vous
 Cette question fit rire, car elle fut la traduction des idĂ©es de chacun. — Je le joue assez, pour pouvoir vivre en province le reste de mes jours, rĂ©pondit Canalis. Voici sans doute plus de littĂ©rature et de conversation qu’il n’en faut Ă  des joueurs de whist, ajouta-t-il avec impertinence en jetant son volume sur la console. Ce dĂ©tail indique les dangers que court le hĂ©ros d’un salon Ă  sortir, comme Canalis, de sa sphĂšre ; il ressemble alors Ă  l’acteur chĂ©ri d’un certain public, dont le talent se perd en quittant son cadre et abordant un théùtre supĂ©rieur. On mit ensemble le baron et le duc, Gobenheim fut le partenaire de Latournelle. Modeste vint se placer auprĂšs du poĂ«te, au grand dĂ©sespoir du pauvre Ernest qui suivait sur le visage de la capricieuse jeune fille les progrĂšs de la fascination exercĂ©e par Canalis. La BriĂšre ignorait le don de sĂ©duction que possĂ©dait Melchior et que la nature a souvent refusĂ© aux ĂȘtres vrais, assez gĂ©nĂ©ralement timides. Ce don exige une hardiesse, une vivacitĂ© de moyens qu’on pourrait appeler la voltige de l’esprit ; il comporte mĂȘme un peu de mimique ; mais n’y a-t-il pas toujours, moralement parlant, un comĂ©dien dans un poĂ«te ? Entre exprimer des sentiments qu’on n’éprouve pas, mais dont on conçoit toutes les variantes, et les feindre quand on en a besoin pour obtenir un succĂšs sur le théùtre de la vie privĂ©e, la diffĂ©rence est grande ; nĂ©anmoins, si l’hypocrisie nĂ©cessaire Ă  l’homme du monde a gangrenĂ© le poĂ«te, il arrive Ă  transporter les facultĂ©s de son talent dans l’expression d’un sentiment nĂ©cessaire, comme le grand homme vouĂ© Ă  la solitude finit par transborder son cƓur dans son esprit. — Il travaille pour les millions, se disait douloureusement La BriĂšre, et il jouera si bien la passion que Modeste y croira ! Et au lieu de se montrer plus aimable et plus spirituel que son rival, La BriĂšre imita le duc d’HĂ©rouville, il resta sombre, inquiet, attentif ; mais lĂ  oĂč l’homme de cour Ă©tudiait les incartades de la jeune hĂ©ritiĂšre, Ernest fut en proie aux douleurs d’une jalousie noire et concentrĂ©e, il n’avait pas encore obtenu un regard de son idole. Il sortit, pour quelques instants, avec Butscha. — C’est fini, dit-il, elle est folle de lui, je suis plus que dĂ©sagrĂ©able, et d’ailleurs elle a raison ! Canalis est charmant, il a de l’esprit dans son silence, de la passion dans les yeux, de la poĂ©sie dans ses amplifications
 — Est-ce un honnĂȘte homme ? demanda Butscha. — Oh ! oui, rĂ©pondit La BriĂšre. Il est loyal, chevaleresque, et capable de perdre, soumis Ă  l’influence d’une Modeste, les petits travers que lui a donnĂ©s madame de Chaulieu
 — Vous ĂȘtes un brave garçon, dit le petit bossu. Mais est-il capable d’aimer, et l’aimera-t-il ? — Je ne sais pas, rĂ©pondit La BriĂšre. A-t-elle parlĂ© de moi ? demanda-t-il aprĂšs un moment de silence. — Oui, dit Butscha qui redit Ă  La BriĂšre le mot Ă©chappĂ© Ă  Modeste sur les dĂ©guisements. Le RĂ©fĂ©rendaire alla se jeter sur un banc, et s’y cacha la tĂȘte dans ses mains ; il ne pouvait retenir ses larmes et ne voulait pas les laisser voir Ă  Butscha ; mais le nain Ă©tait homme Ă  les deviner. — Qu’avez-vous, monsieur ? demanda Butscha. — Elle a raison !
 dit La BriĂšre en se relevant brusquement, je suis un misĂ©rable. Il raconta la tromperie Ă  laquelle l’avait conviĂ© Canalis ; mais en faisant observer Ă  Butscha qu’il avait voulu dĂ©tromper Modeste avant qu’elle ne se fĂ»t dĂ©masquĂ©e, et il se rĂ©pandit en apostrophes assez enfantines sur le malheur de sa destinĂ©e. Butscha reconnut sympathiquement l’amour dans sa vigoureuse et sapide naĂŻvetĂ©, dans ses vraies, dans ses profondes anxiĂ©tĂ©s. — Mais pourquoi, dit-il au RĂ©fĂ©rendaire, ne vous dĂ©veloppez-vous pas devant mademoiselle Modeste, et laissez-vous votre rival faire ses exercices
 — Ah ! vous n’avez donc pas senti, lui dit La BriĂšre, votre gorge se serrer dĂšs qu’il s’agit de lui parler
 Vous ne sentez donc rien dans la racine de vos cheveux, rien Ă  la surface de la peau, quand elle vous regarde, ne fĂ»t-ce que d’un Ɠil distrait
 — Mais vous avez eu assez de jugement pour ĂȘtre d’une tristesse morne quand elle a, en quelque sorte, dit Ă  son digne pĂšre ─ Vous ĂȘtes une ganache. — Monsieur, je l’aime trop pour ne pas avoir senti comme la lame d’un poignard entrer dans mon cƓur, en l’entendant ainsi donner un dĂ©menti aux perfections que je lui trouve. — Canalis, lui, l’a justifiĂ©e, rĂ©pondit Butscha. — Si elle avait plus d’amour-propre que de cƓur, elle ne serait pas regrettable, rĂ©pliqua La BriĂšre. En ce moment Modeste, suivie de Canalis qui venait de perdre, sortit avec son pĂšre et madame Dumay, pour respirer l’air d’une nuit Ă©toilĂ©e. Pendant que sa fille se promenait avec le poĂ«te, Charles Mignon se dĂ©tacha d’elle pour venir auprĂšs de La BriĂšre. — Votre ami, monsieur, aurait dĂ» se faire avocat, dit-il en souriant et regardant le jeune homme avec attention. — Ne vous hĂątez pas de juger un poĂ«te avec la sĂ©vĂ©ritĂ© que vous pourriez avoir pour un homme ordinaire, comme moi par exemple, monsieur le comte, rĂ©pondit La BriĂšre. Le poĂ«te a sa mission. Il est destinĂ© par sa nature Ă  voir la poĂ©sie des questions, de mĂȘme qu’il exprime celle de toute chose ; aussi, lĂ  oĂč vous le croyez en opposition avec lui-mĂȘme, est-il fidĂšle Ă  sa vocation. C’est le peintre, faisant Ă©galement bien une madone et une courtisane. MoliĂšre a raison dans ses personnages de vieillard et dans ceux de ses jeunes gens, et MoliĂšre avait certes le jugement sain. Ces jeux de l’esprit, corrupteurs chez les hommes secondaires, n’ont aucune influence sur le caractĂšre chez les vrais grands hommes. Charles Mignon serra la main Ă  La BriĂšre, en lui disant ─ Cette facilitĂ© pourrait nĂ©anmoins servir Ă  se justifier Ă  soi-mĂȘme des actions diamĂ©tralement opposĂ©es, surtout en politique. — Ah ! mademoiselle, rĂ©pondait en ce moment Canalis d’une voix cĂąline Ă  une malicieuse observation de Modeste, ne croyez pas que la multiplicitĂ© des sensations ĂŽte la moindre force aux sentiments. Les poĂ«tes, plus que les autres hommes, doivent aimer avec constance et foi. D’abord ne soyez pas jalouse de ce qu’on appelle la Muse. Heureuse la femme d’un homme occupĂ© ! Si vous entendiez les plaintes des femmes qui subissent le poids de l’oisivetĂ© des maris sans fonctions ou Ă  qui la richesse laisse de grands loisirs, vous sauriez que le principal bonheur d’une Parisienne est la libertĂ©, la royautĂ© chez elle. Or, nous autres, nous laissons prendre Ă  une femme le sceptre chez nous, car il nous est impossible de descendre Ă  la tyrannie exercĂ©e par les petits esprits. Nous avons mieux Ă  faire
 Si jamais je me mariais, ce qui, je vous le jure, est une catastrophe trĂšs Ă©loignĂ©e pour moi, je voudrais que ma femme eĂ»t la libertĂ© morale que garde une maĂźtresse et qui peut-ĂȘtre est la source oĂč elle puise toutes ses sĂ©ductions. Canalis dĂ©ploya sa verve et ses grĂąces en parlant amour, mariage, adoration de la femme, en controversant avec Modeste jusqu’à ce que monsieur Mignon, qui vint les rejoindre, eĂ»t trouvĂ© dans un moment de silence l’occasion de prendre sa fille par le bras et de l’amener devant Ernest Ă  qui le digne soldat avait conseillĂ© de tenter une explication. — Mademoiselle, dit Ernest d’une voix altĂ©rĂ©e, il m’est impossible de rester sous le poids de votre mĂ©pris. Je ne me dĂ©fends pas, je ne cherche pas Ă  me justifier, je veux seulement vous faire observer qu’avant de lire votre flatteuse lettre adressĂ©e Ă  la personne, et non plus au poĂ«te, la derniĂšre enfin, je voulais, et je vous l’ai fait savoir par un mot Ă©crit du Havre, dissiper l’erreur oĂč vous Ă©tiez. Tous les sentiments que j’ai eu le bonheur de vous exprimer sont sincĂšres. Une espĂ©rance a lui pour moi quand, Ă  Paris, monsieur votre pĂšre s’est dit pauvre ; mais, maintenant, si tout est perdu, si je n’ai plus que des regrets Ă©ternels, pourquoi resterais-je ici oĂč tout est supplice pour moi ?
 Laissez-moi donc emporter un sourire de vous, il sera gravĂ© dans mon cƓur. — Monsieur, rĂ©pondit Modeste qui parut froide et distraite, je ne suis pas la maĂźtresse ici ; mais, certes, je serais au dĂ©sespoir d’y retenir ceux qui n’y trouvent ni plaisir ni bonheur. Elle laissa le RĂ©fĂ©rendaire en prenant le bras de madame Dumay pour rentrer. Quelques instants aprĂšs tous les personnages de cette scĂšne domestique, de nouveau rĂ©unis au salon, furent assez surpris de voir Modeste assise auprĂšs du duc d’HĂ©rouville, et coquetant avec lui comme aurait pu le faire la plus rusĂ©e Parisienne ; elle s’intĂ©ressait Ă  son jeu, lui donnait les conseils qu’il demandait, et trouva l’occasion de lui dire des choses flatteuses en Ă©levant le hasard de la noblesse sur la mĂȘme ligne que les hasards du talent et de la beautĂ©. Canalis savait ou croyait savoir la raison de ce changement, il avait voulu piquer Modeste en traitant le mariage de catastrophe et en s’en montrant Ă©loignĂ© ; mais, comme tous ceux qui jouent avec le feu, ce fut lui qui se brĂ»la. La fiertĂ© de Modeste, son dĂ©dain alarmĂšrent le poĂ«te, il revint Ă  elle en donnant le spectacle d’une jalousie d’autant plus visible qu’elle Ă©tait jouĂ©e. Modeste, implacable comme les anges, savoura le plaisir que lui causait l’exercice de son pouvoir, et naturellement elle en abusa. Le duc d’HĂ©rouville n’avait jamais connu pareille fĂȘte une femme lui souriait ! À onze heures du soir, heure indue au Chalet, les trois prĂ©tendus sortirent, le duc en trouvant Modeste charmante, Canalis en la trouvant excessivement coquette, et La BriĂšre navrĂ© de sa duretĂ©. Pendant huit jours l’hĂ©ritiĂšre fut avec ses trois prĂ©tendus ce qu’elle avait Ă©tĂ© durant cette soirĂ©e, en sorte que le poĂ«te parut l’emporter sur ses rivaux, malgrĂ© les boutades et les fantaisies qui donnaient de temps en temps de l’espoir au duc d’HĂ©rouville. Les irrĂ©vĂ©rences de Modeste envers son pĂšre, les libertĂ©s excessives qu’elle prenait avec lui ; ses impatiences avec sa mĂšre aveugle en lui rendant comme Ă  regret ces petits services qui naguĂšre Ă©taient le triomphe de sa piĂ©tĂ© filiale, semblaient ĂȘtre l’effet d’un caractĂšre fantasque et d’une gaietĂ© tolĂ©rĂ©e dĂšs l’enfance. Quand Modeste allait trop loin, elle se faisait de la morale Ă  elle-mĂȘme, et attribuait ses lĂ©gĂšretĂ©s, ses incartades Ă  son esprit d’indĂ©pendance. Elle avouait au duc et Ă  Canalis son peu de goĂ»t pour l’obĂ©issance, et le regardait comme un obstacle rĂ©el Ă  son Ă©tablissement, en interrogeant ainsi le moral de ses prĂ©tendus, Ă  la maniĂšre de ceux qui trouent la terre pour en ramener de l’or, du charbon, du tuf ou de l’eau. — Je ne trouverai jamais, disait-elle la veille du jour oĂč l’installation de la famille Ă  la Villa devait avoir lieu, de mari qui supportera mes caprices avec la bontĂ© de mon pĂšre qui ne s’est jamais dĂ©menti, avec l’indulgence de mon adorable mĂšre. — Ils se savent aimĂ©s, mademoiselle, dit La BriĂšre. — Soyez sĂ»re, mademoiselle, que votre mari connaĂźtra toute la valeur de son trĂ©sor, ajouta le duc. — Vous avez plus d’esprit et de rĂ©solution qu’il n’en faut pour discipliner un mari, dit Canalis en riant. Modeste sourit comme Henri IV dut sourire aprĂšs avoir rĂ©vĂ©lĂ©, par trois rĂ©ponses Ă  une question insidieuse, le caractĂšre de ses trois principaux ministres Ă  un ambassadeur Ă©tranger. Le jour du dĂźner, Modeste, entraĂźnĂ©e par la prĂ©fĂ©rence qu’elle accordait Ă  Canalis, se promena longtemps seule avec lui sur le terrain sablĂ© qui se trouvait entre la maison et le boulingrin ornĂ© de fleurs. Aux gestes du poĂ«te, Ă  l’air de la jeune hĂ©ritiĂšre, il Ă©tait facile de voir qu’elle Ă©coutait favorablement Canalis ; aussi les deux demoiselles d’HĂ©rouville vinrent-elles interrompre ce scandaleux tĂȘte-Ă -tĂȘte ; et, avec l’adresse naturelle aux femmes en semblable occurrence, elles mirent la conversation sur la cour, sur l’éclat d’une charge de la couronne, en expliquant la diffĂ©rence qui existait entre les charges de la maison du roi et celles de la couronne ; elles tĂąchĂšrent de griser Modeste en s’adressant Ă  son orgueil et lui montrant une des plus hautes destinĂ©es Ă  laquelle une femme pouvait alors aspirer. — Avoir pour fils un duc, s’écria la vieille demoiselle, est un avantage positif. Ce titre est une fortune, hors de toute atteinte, qu’on donne Ă  ses enfants. — À quel hasard, dit Canalis assez mĂ©content d’avoir vu son entretien rompu, devons-nous attribuer le peu de succĂšs que monsieur le Grand-Écuyer a eu jusqu’à prĂ©sent dans l’affaire oĂč ce titre peut le plus servir les prĂ©tentions d’un homme ? Les deux demoiselles jetĂšrent Ă  Canalis un regard chargĂ© d’autant de venin qu’en insinue la morsure d’une vipĂšre, et furent si dĂ©contenancĂ©es par le sourire railleur de Modeste, qu’elles se trouvĂšrent sans un mot de rĂ©ponse. — Monsieur le Grand-Écuyer, dit Modeste Ă  Canalis, ne vous a jamais reprochĂ© l’humilitĂ© que vous inspire votre gloire pourquoi lui en vouloir de sa modestie ? — Il ne s’est d’ailleurs pas encore rencontrĂ©, dit la vieille demoiselle, une femme digne du rang de mon neveu. Nous en avons vu qui n’avaient que la fortune de cette position ; d’autres qui, sans la fortune, en avaient tout l’esprit ; et j’avoue que nous avons bien fait d’attendre que Dieu nous offrĂźt l’occasion de connaĂźtre une personne en qui se rencontrent et la noblesse et l’esprit et la fortune d’une duchesse d’HĂ©rouville. — Il y a, ma chĂšre Modeste, dit HĂ©lĂšne d’HĂ©rouville en emmenant sa nouvelle amie Ă  quelques pas de lĂ , mille barons de Canalis dans le royaume comme il y a cent poĂ«tes Ă  Paris qui le valent ; et il est si peu grand homme que, moi, pauvre fille destinĂ©e Ă  prendre le voile faute d’une dot, je ne voudrais pas de lui ! Vous ne savez d’ailleurs pas ce que c’est qu’un jeune homme exploitĂ© depuis dix ans par la duchesse de Chaulieu. Il n’y a vraiment qu’une vieille femme de soixante ans bientĂŽt qui puisse se soumettre aux petites indispositions dont est, dit-on, affligĂ© le grand poĂ«te, et dont la moindre fut, chez Louis XIV, un dĂ©faut insupportable ; mais la duchesse n’en souffre pas autant, il est vrai, qu’en souffrirait une femme, elle ne l’a pas toujours chez elle comme on a un mari
 Et, pratiquant l’une des manƓuvres particuliĂšres aux femmes entre elles, HĂ©lĂšne d’HĂ©rouville rĂ©pĂ©ta d’oreille Ă  oreille les calomnies que les femmes jalouses de madame de Chaulieu colportaient sur le poĂ«te. Ce petit dĂ©tail, assez commun dans les conversations des jeunes personnes, montre avec quel acharnement on se disputait dĂ©jĂ  la fortune du comte de la Bastie. En dix jours, les opinions du Chalet avaient beaucoup variĂ© sur les trois personnages qui prĂ©tendaient Ă  la main de Modeste. Ce changement, tout au dĂ©savantage de Canalis, se basait sur des considĂ©rations de nature Ă  faire profondĂ©ment rĂ©flĂ©chir les porteurs d’une gloire quelconque. On ne peut nier, Ă  voir la passion avec laquelle on poursuit un autographe, que la curiositĂ© publique ne soit vivement excitĂ©e par la CĂ©lĂ©britĂ©. La plupart des gens de province ne se rendent Ă©videmment pas un compte exact des procĂ©dĂ©s que les gens illustres emploient pour mettre leur cravate, marcher sur le boulevard, bayer aux corneilles ou manger une cĂŽtelette ; car, lorsqu’ils aperçoivent un homme vĂȘtu des rayons de la mode ou resplendissant d’une faveur plus ou moins passagĂšre, mais toujours enviĂ©e, les uns disent ─ Oh ! c’est ça ! » ou bien ─ C’est drĂŽle ! » et autres exclamations bizarres. En un mot, le charme Ă©trange que cause toute espĂšce de gloire, mĂȘme justement acquise, ne subsiste pas. C’est, surtout pour les gens superficiels, moqueurs ou envieux, une sensation rapide comme l’éclair et qui ne se renouvelle point. Il semble que la gloire, de mĂȘme que le soleil, chaude et lumineuse Ă  distance, est, si l’on s’en approche, froide comme la sommitĂ© d’une alpe. Peut-ĂȘtre l’homme n’est-il rĂ©ellement grand que pour ses pairs ; peut-ĂȘtre les dĂ©fauts inhĂ©rents Ă  la condition humaine disparaissent-ils plutĂŽt Ă  leurs yeux qu’à ceux des vulgaires admirateurs. Pour plaire tous les jours, un poĂ«te serait donc tenu de dĂ©ployer les grĂąces mensongĂšres des gens qui savent se faire pardonner leur obscuritĂ© par leurs façons aimables et par leurs complaisants discours ; car, outre le gĂ©nie, chacun lui demande les plates vertus de salon et le berquinisme de famille. Le grand poĂ«te du faubourg Saint-Germain, qui ne voulut pas se plier Ă  cette loi sociale, vit succĂ©der une insultante indiffĂ©rence Ă  l’éblouissement causĂ© par sa conversation des premiĂšres soirĂ©es. L’esprit prodiguĂ© sans mesure produit sur l’ñme l’effet d’une boutique de cristaux sur les yeux ; c’est assez dire que le feu, que le brillant de Canalis fatigua promptement des gens qui, selon leur mot, aimaient le solide. Tenu bientĂŽt de se montrer homme ordinaire, le poĂ«te rencontra de nombreux Ă©cueils sur un terrain oĂč La BriĂšre conquit les suffrages de ceux qui d’abord l’avaient trouvĂ© maussade. On Ă©prouva le besoin de se venger de la rĂ©putation de Canalis en lui prĂ©fĂ©rant son ami. Les meilleures personnes sont ainsi faites. Le simple et bon RĂ©fĂ©rendaire n’offensait aucun amour-propre ; en revenant Ă  lui, chacun lui dĂ©couvrit du cƓur, une grande modestie, une discrĂ©tion de coffre-fort et une excellente tenue. Le duc d’HĂ©rouville mit, comme valeur politique, Ernest beaucoup au-dessus de Canalis. Le poĂ«te, inĂ©gal, ambitieux et mobile comme le Tasse, aimait le luxe, la grandeur, il faisait des dettes ; tandis que le jeune Conseiller, d’un caractĂšre Ă©gal, vivait sagement, utile sans fracas, attendant les rĂ©compenses sans les quĂȘter, et faisait des Ă©conomies. Canalis avait d’ailleurs donnĂ© raison aux bourgeois qui l’observaient. Depuis deux ou trois jours, il se laissait aller Ă  des mouvements d’impatience, Ă  des abattements, Ă  ces mĂ©lancolies sans raison apparente, Ă  ces changements d’humeur, fruits du tempĂ©rament nerveux des poĂ«tes. Ces originalitĂ©s le mot de la province engendrĂ©es par l’inquiĂ©tude que lui causaient ses torts, grossis de jour en jour, envers la duchesse de Chaulieu Ă  laquelle il devait Ă©crire sans pouvoir s’y rĂ©soudre, furent soigneusement remarquĂ©es par la douce AmĂ©ricaine, par la digne madame Latournelle, et devinrent le sujet de plus d’une causerie entre elles et madame Mignon. Canalis ressentit les effets de ces causeries sans se les expliquer. L’attention ne fut plus la mĂȘme, les visages ne lui offrirent plus cet air ravi des premiers jours ; tandis qu’Ernest commençait Ă  se faire Ă©couter. Depuis deux jours, le poĂ«te essayait donc de sĂ©duire Modeste, et profitait de tous les instants oĂč il pouvait se trouver seul avec elle pour l’envelopper dans les filets d’un langage passionnĂ©. Le coloris de Modeste avait appris aux deux filles avec quel plaisir l’hĂ©ritiĂšre Ă©coutait de dĂ©licieux concetti dĂ©licieusement dits ; et, inquiĂštes d’un tel progrĂšs, elles venaient de recourir Ă  l’ultima ratio des femmes en pareil cas, Ă  ces calomnies qui manquent rarement leur effet en s’adressant aux rĂ©pugnances physiques les plus violentes. Aussi, en se mettant Ă  table, le poĂ«te aperçut-il des nuages sur le front de son idole, il y lut les perfidies de mademoiselle d’HĂ©rouville, et jugea nĂ©cessaire de se proposer lui-mĂȘme pour mari dĂšs qu’il pourrait parler Ă  Modeste. En entendant quelques propos aigre-doux, quoique polis, Ă©changĂ©s entre Canalis et les deux nobles filles, Gobenheim poussa le coude Ă  Butscha son voisin pour lui montrer le poĂ«te et le Grand-Écuyer. — Ils se dĂ©moliront l’un par l’autre ! lui dit-il Ă  l’oreille. — Canalis a bien assez de gĂ©nie pour se dĂ©molir Ă  lui tout seul, rĂ©pondit le nain. Pendant le dĂźner, qui fut d’une excessive magnificence et admirablement bien servi, le duc remporta sur Canalis un grand avantage. Modeste, qui la veille avait reçu ses habits de cheval, parla de promenades Ă  faire aux environs. Par le tour que prit la conversation, elle fut amenĂ©e Ă  manifester le dĂ©sir de voir une chasse Ă  courre, plaisir qui lui Ă©tait inconnu. AussitĂŽt le duc proposa de donner Ă  mademoiselle Mignon le spectacle d’une chasse dans une forĂȘt de la Couronne, Ă  quelques lieues du Havre. GrĂące Ă  ses relations avec le prince de Cadignan, Grand-Veneur, il entrevit les moyens de dĂ©ployer aux yeux de Modeste un faste royal, de la sĂ©duire en lui montrant le monde fascinant de la cour et lui faisant souhaiter de s’y introduire par un mariage. Des coups d’Ɠil Ă©changĂ©s entre le duc et les deux demoiselles d’HĂ©rouville que surprit Canalis, disaient assez À nous l’hĂ©ritiĂšre ! » pour que le poĂ«te, rĂ©duit Ă  ses splendeurs personnelles, se hĂątĂąt d’obtenir un gage d’affection. Presque effrayĂ©e de s’ĂȘtre avancĂ©e au delĂ  de ses intentions avec les d’HĂ©rouville, Modeste, en se promenant aprĂšs le dĂźner dans le parc, affecta d’aller un peu en avant de la compagnie avec Melchior. Par une curiositĂ© de jeune fille, et assez lĂ©gitime, elle laissa deviner les calomnies dites par HĂ©lĂšne ; et sur une exclamation de Canalis, elle lui demanda le secret qu’il promit. — Ces coups de langue, dit-il, sont de bonne guerre dans le grand monde ; votre probitĂ© s’en effarouche et moi j’en ris, j’en suis mĂȘme heureux. Ces demoiselles doivent croire les intĂ©rĂȘts de Sa Seigneurie bien en danger pour y avoir recours. Et, profitant aussitĂŽt de l’avantage que donne une communication de ce genre, Canalis mit Ă  sa justification une telle verve de plaisanterie, une passion si spirituellement exprimĂ©e en remerciant Modeste d’une confidence oĂč il se dĂ©pĂȘchait de voir un peu d’amour, qu’elle se vit tout aussi compromise avec le poĂ«te qu’avec le Grand-Écuyer. Canalis, sentant la nĂ©cessitĂ© d’ĂȘtre hardi, se dĂ©clara nettement. Il fit Ă  Modeste des serments oĂč sa poĂ©sie rayonna comme la lune ingĂ©nieusement invoquĂ©e, oĂč brilla la description de la beautĂ© de cette charmante blonde admirablement habillĂ©e pour cette fĂȘte de famille. Cette exaltation de commande, Ă  laquelle le soir, le feuillage, le ciel et la terre, la nature entiĂšre servirent de complices, entraĂźna cet avide amant au delĂ  de toute raison ; car il parla de son dĂ©sintĂ©ressement et sut rajeunir par les grĂąces de son style le fameux thĂšme Quinze cents francs et ma Sophie de Diderot, ou Une chaumiĂšre et ton cƓur ! de tous les amants qui connaissent bien la fortune d’un beau-pĂšre. — Monsieur, dit Modeste aprĂšs avoir savourĂ© la mĂ©lodie de ce concerto si admirablement exĂ©cutĂ© sur un thĂšme connu, la libertĂ© que me laissent mes parents m’a permis de vous entendre ; mais c’est Ă  eux que vous devriez vous adresser. — Eh bien ! s’écria Canalis, dites-moi que, si j’obtiens leur aveu, vous ne demanderez pas mieux que de leur obĂ©ir. — Je sais d’avance, rĂ©pondit-elle, que mon pĂšre a des fantaisies qui peuvent contrarier le juste orgueil d’une vieille maison comme la vĂŽtre, car il dĂ©sire voir porter son titre et son nom par ses petits-fils. — Eh ! chĂšre Modeste, quels sacrifices ne ferait-on pas pour confier sa vie Ă  un ange gardien tel que vous ? — Vous me permettrez de ne pas dĂ©cider en un instant du sort de toute ma vie, dit-elle en rejoignant les demoiselles d’HĂ©rouville. En ce moment ces deux nobles filles caressaient les vanitĂ©s du petit Latournelle, afin de le mettre dans leurs intĂ©rĂȘts. Mademoiselle d’HĂ©rouville, Ă  qui, pour la distinguer de sa niĂšce HĂ©lĂšne, il faut donner exclusivement le nom patrimonial, donnait Ă  entendre au notaire que la place de prĂ©sident du tribunal au Havre, dont disposerait Charles X en leur faveur, Ă©tait une retraite due Ă  son talent de lĂ©giste et Ă  sa probitĂ©. Butscha, qui se promenait avec La BriĂšre et qui s’effrayait des progrĂšs de l’audacieux Melchior, trouva moyen de causer pendant quelques minutes au bas du perron avec Modeste, au moment oĂč l’on rentra pour se livrer aux taquinages de l’inĂ©vitable whist. — Mademoiselle, j’espĂšre que vous ne lui dites pas encore Melchior ?
 lui demanda-t-il Ă  voix basse. — Peu s’en faut ! mon nain mystĂ©rieux, rĂ©pondit-elle en souriant Ă  faire damner un ange. — Grand Dieu ! s’écria le clerc en laissant tomber ses mains qui frĂŽlĂšrent les marches. — Eh bien ! ne vaut-il pas ce haineux et sombre RĂ©fĂ©rendaire Ă  qui vous vous intĂ©ressez ? reprit-elle en prenant pour Ernest un de ces airs hautains dont le secret n’appartient qu’aux jeunes filles, comme si la VirginitĂ© leur prĂȘtait des ailes pour s’envoler si haut. Est-ce votre petit monsieur de La BriĂšre qui m’accepterait sans dot ? dit-elle aprĂšs une pause. — Demandez Ă  monsieur votre pĂšre ? rĂ©pliqua Butscha qui fit quelques pas pour emmener Modeste Ă  une distance respectable des fenĂȘtres. Écoutez-moi, mademoiselle. Vous savez que celui qui vous parle est prĂȘt Ă  vous donner non seulement sa vie, mais encore son honneur, en tout temps, Ă  tout moment ; ainsi vous pouvez croire en lui, vous pouvez lui confier ce que peut-ĂȘtre vous ne diriez pas Ă  votre pĂšre. Eh bien, ce sublime Canalis vous a-t-il tenu le langage dĂ©sintĂ©ressĂ© qui vous fait jeter ce reproche Ă  la face du pauvre Ernest ? — Oui. — Y croyez-vous ? — Ceci, mau-clerc, reprit-elle en lui donnant un des dix ou douze surnoms qu’elle lui avait trouvĂ©s, m’a l’air de mettre en doute la puissance de mon amour-propre. — Vous riez, chĂšre mademoiselle ; ainsi rien n’est sĂ©rieux, et j’espĂšre alors que vous vous moquez de lui. — Que penseriez-vous de moi, monsieur Butscha, si je me croyais le droit de railler quelqu’un de ceux qui me font l’honneur de me vouloir pour femme ? Sachez, maĂźtre Jean, que, mĂȘme en ayant l’air de mĂ©priser le plus mĂ©prisable des hommages, une fille est toujours flattĂ©e de l’obtenir
 — Ainsi, je vous flatte ?
 dit le clerc en montrant sa figure illuminĂ©e comme l’est une ville pour une fĂȘte. — Vous ?
 dit-elle. Vous me tĂ©moignez la plus prĂ©cieuse de toutes les amitiĂ©s, un sentiment dĂ©sintĂ©ressĂ© comme celui d’une mĂšre pour sa fille ! ne vous comparez Ă  personne, car mon pĂšre lui-mĂȘme est obligĂ© de se dĂ©vouer Ă  moi. ─ Elle fit une pause. ─ Je ne puis pas dire que je vous aime, dans le sens que les hommes donnent Ă  ce mot, mais ce que je vous accorde est Ă©ternel, et ne connaĂźtra jamais de vicissitudes. — Eh bien, dit Butscha qui feignit de ramasser un caillou pour baiser le bout des souliers de Modeste en y laissant une larme, permettez-moi donc de veiller sur vous, comme un dragon veille sur un trĂ©sor. Le poĂ«te vous a dĂ©ployĂ© tout Ă  l’heure la dentelle de ses prĂ©cieuses phrases, le clinquant des promesses. Il a chantĂ© son amour sur la plus belle corde de sa lyre, n’est-ce pas ?
 Si dĂšs que ce noble amant aura la certitude de votre peu de fortune, vous le voyez changeant de conduite, embarrassĂ©, froid ; en ferez-vous encore votre mari, lui donnerez-vous toujours votre estime ?
 — Ce serait un Francisque Althor ?
 demanda-t-elle avec un geste oĂč se peignit un amer dĂ©goĂ»t. — Laissez-moi le plaisir de produire ce changement de dĂ©coration, dit Butscha. Non seulement, je veux que ce soit subit ; mais, aprĂšs, je ne dĂ©sespĂšre pas de vous rendre votre poĂ«te amoureux de nouveau, de lui faire souffler alternativement le froid et le chaud sur votre cƓur aussi gracieusement qu’il soutient le pour et le contre dans la mĂȘme soirĂ©e, sans quelquefois s’en apercevoir. — Si vous avez raison, dit-elle, Ă  qui se fier ?
 — À celui qui vous aime vĂ©ritablement. — Au petit duc ?
 Butscha regarda Modeste. Tous deux, ils firent quelques pas en silence. La jeune fille fut impĂ©nĂ©trable, elle ne sourcilla pas. — Mademoiselle, me permettez-vous d’ĂȘtre le traducteur des pensĂ©es tapies au fond de votre cƓur, comme des mousses marines sous les eaux, et que vous ne voulez pas vous expliquer. — Eh ! quoi, dit Modeste, mon conseiller-intime-privĂ©-actuel serait encore un miroir ?
 — Non, mais un Ă©cho, rĂ©pondit-il en accompagnant ce mot d’un geste empreint d’une sublime modestie. Le duc vous aime, mais il vous aime trop. Si j’ai bien compris, moi nain, l’infinie dĂ©licatesse de votre cƓur, il vous rĂ©pugnerait d’ĂȘtre adorĂ©e comme un Saint-Sacrement dans son tabernacle. Mais, comme vous ĂȘtes Ă©minemment femme, vous ne voulez pas plus voir un homme sans cesse Ă  vos pieds et de qui vous seriez Ă©ternellement sĂ»re, que vous ne voudriez d’un Ă©goĂŻste, comme Canalis, qui se prĂ©fĂ©rerait Ă  vous
 Pourquoi ? je n’en sais rien. Je me ferai femme et vieille femme pour savoir la raison de ce programme que j’ai lu dans vos yeux, et qui peut-ĂȘtre est celui de toutes les filles. NĂ©anmoins, vous avez dans votre grande Ăąme un besoin d’adoration. Quand un homme est Ă  vos genoux, vous ne pouvez pas vous mettre aux siens. ─ On ne va pas loin ainsi, disait Voltaire. Le petit duc a donc trop de gĂ©nuflexions dans le moral ; et Canalis pas assez, pour ne pas dire point du tout. Aussi devinĂ©-je la malice cachĂ©e de vos sourires, quand vous vous adressez au Grand-Écuyer, quand il vous parle, quand vous lui rĂ©pondez. Vous ne pouvez jamais ĂȘtre malheureuse avec le duc, tout le monde vous approuvera si vous le choisissez pour mari, mais vous ne l’aimerez point. Le froid de l’égoĂŻsme et la chaleur excessive d’une extase continuelle produisent sans doute dans le cƓur de toutes les femmes une nĂ©gation. Évidemment, ce n’est pas ce triomphe perpĂ©tuel qui vous prodiguera les dĂ©lices infinies du mariage que vous rĂȘvez, oĂč il se rencontre des obĂ©issances qui rendent fiĂšre, oĂč l’on fait de grands petits sacrifices cachĂ©s avec bonheur, oĂč l’on ressent des inquiĂ©tudes sans cause, oĂč l’on attend avec ivresse des succĂšs, oĂč l’on plie avec joie devant des grandeurs imprĂ©vues, oĂč l’on est compris jusque dans ses secrets, oĂč parfois une femme protĂ©ge de son amour son protecteur
 — Vous ĂȘtes sorcier ! dit Modeste. — Vous ne trouverez pas non plus cette douce Ă©galitĂ© de sentiments, ce partage continu de la vie et cette certitude de plaire qui fait accepter le mariage, en Ă©pousant un Canalis, un homme qui ne pense qu’à lui, dont le moi est la note unique, dont l’attention ne s’est pas encore abaissĂ©e jusqu’à se prĂȘter Ă  votre pĂšre ou au Grand-Écuyer !
 un ambitieux du second ordre Ă  qui votre dignitĂ©, votre obĂ©issance importent peu, qui fera de vous une chose nĂ©cessaire dans sa maison, et qui vous insulte dĂ©jĂ  par son indiffĂ©rence en fait d’honneur ! Oui, vous vous permettriez de souffleter votre mĂšre, Canalis fermerait les yeux pour pouvoir se nier votre crime Ă  lui-mĂȘme, tant il a soif de votre fortune. Ainsi, mademoiselle, je ne pensais ni au grand poĂ«te qui n’est qu’un petit comĂ©dien, ni Ă  Sa Seigneurie qui ne serait pour vous qu’un beau mariage et non pas un mari
 — Butscha, mon cƓur est un livre blanc oĂč vous gravez vous-mĂȘme ce que vous y lisez, rĂ©pondit Modeste. Vous ĂȘtes entraĂźnĂ© par votre haine de province contre tout ce qui vous force Ă  regarder plus haut que la tĂȘte. Vous ne pardonnez pas au poĂ«te d’ĂȘtre un homme politique, de possĂ©der une belle parole, d’avoir un immense avenir, et vous calomniez ses intentions
 — Lui ?
 mademoiselle. Il vous tournera le dos du jour au lendemain avec la lĂąchetĂ© d’un Vilquin. — Oh ! faites-lui jouer cette scĂšne de comĂ©die, et
 — Sur tous les tons, dans trois jours, mercredi, souvenez-vous-en. Jusque-lĂ , mademoiselle, amusez-vous Ă  entendre tous les airs de cette serinette, afin que les ignobles dissonances de la contre-partie en ressortent mieux. Modeste rentra gaiement au salon oĂč, seul de tous les hommes, La BriĂšre, assis dans l’embrasure d’une fenĂȘtre, d’oĂč, sans doute, il avait contemplĂ© son idole, se leva comme si quelque huissier eĂ»t criĂ© La Reine ! Ce fut un mouvement respectueux plein de cette vive Ă©loquence particuliĂšre au geste et qui surpasse celle des plus beaux discours. L’amour parlĂ© ne vaut pas l’amour prouvĂ©, toutes les jeunes filles de vingt ans en ont cinquante pour pratiquer cet axiome. LĂ  est le grand argument des sĂ©ducteurs. Au lieu de regarder Modeste en face, comme le fit Canalis qui la salua par un hommage public, l’amant dĂ©daignĂ© la suivit d’un long regard en dessous, humble Ă  la façon de Butscha, presque craintif. La jeune hĂ©ritiĂšre remarqua cette contenance en allant se placer auprĂšs de Canalis au jeu de qui elle parut s’associer. Durant la conversation, La BriĂšre apprit par un mot de Modeste Ă  son pĂšre qu’elle reprendrait mercredi l’exercice du cheval ; elle lui faisait observer qu’il lui manquait une cravache en harmonie avec la somptuositĂ© de ses habits d’écuyĂšre. Le RĂ©fĂ©rendaire lança sur le nain un regard qui pĂ©tilla comme un incendie ; et, quelques instants aprĂšs, ils piĂ©tinaient tous deux sur la terrasse. — Il est neuf heures, dit Ernest Ă  Butscha, je pars pour Paris Ă  franc Ă©trier, j’y puis ĂȘtre demain matin Ă  dix heures. Mon cher Butscha, de vous elle acceptera bien un souvenir, car elle a de l’amitiĂ© pour vous ; laissez-moi lui donner, sous votre nom, une cravache, et sachez que, pour prix de cette immense complaisance, vous aurez en moi non pas un ami, mais un dĂ©vouement. — Allez, vous ĂȘtes bien heureux, dit le clerc, vous avez de l’argent, vous !
 — PrĂ©venez Canalis de ma part que je ne rentrerai pas, et qu’il invente un prĂ©texte pour justifier une absence de deux jours. Une heure aprĂšs, Ernest, parti en courrier, arriva en douze heures Ă  Paris oĂč son premier soin fut de retenir une place Ă  la malle-poste du Havre pour le lendemain. Puis, il alla chez les trois plus cĂ©lĂšbres bijoutiers de Paris, comparant les pommes de cravache, et cherchant ce que l’art pouvait offrir de plus royalement beau. Il trouva, faite pour une Russe qui n’avait pu la payer aprĂšs l’avoir commandĂ©e, une chasse au renard sculptĂ©e dans l’or, et terminĂ©e par un rubis d’un prix exorbitant pour les appointements d’un RĂ©fĂ©rendaire ; toutes ses Ă©conomies y passĂšrent, il s’agissait de sept mille francs. Ernest donna le dessin des armes des La Bastie, et vingt heures pour les exĂ©cuter Ă  la place de celles qui s’y trouvaient. Cette chasse, un chef-d’Ɠuvre de dĂ©licatesse, fut ajustĂ©e Ă  une cravache de caoutchouc, et mise dans un Ă©tui de maroquin rouge doublĂ© de velours sur lequel on grava deux M entrelacĂ©s. Le mercredi matin, La BriĂšre Ă©tait arrivĂ© par la malle, et Ă  temps pour dĂ©jeuner avec Canalis. Le poĂ«te avait cachĂ© l’absence de son secrĂ©taire en le disant occupĂ© d’un travail envoyĂ© de Paris. Butscha, qui se trouvait Ă  la Poste pour tendre la main au RĂ©fĂ©rendaire Ă  l’arrivĂ©e de la malle, courut porter Ă  Françoise Cochet cette Ɠuvre d’art en lui recommandant de la placer sur la toilette de Modeste. — Vous accompagnerez, sans doute, mademoiselle Modeste Ă  sa promenade, dit le clerc qui revint chez Canalis pour annoncer par une Ɠillade Ă  La BriĂšre que la cravache Ă©tait heureusement parvenue Ă  sa destination. — Moi, rĂ©pondit Ernest, je vais me coucher
 — Ah bah ! s’écria Canalis en regardant son ami, je ne te comprends plus. On allait dĂ©jeuner, naturellement le poĂ«te offrit au clerc de se mettre Ă  table. Butscha restait avec l’intention de se faire inviter au besoin par La BriĂšre, en voyant sur la physionomie de Germain le succĂšs d’une malice de bossu que doit faire prĂ©voir sa promesse Ă  Modeste. — Monsieur a bien raison de garder le clerc de monsieur Latournelle, dit Germain Ă  l’oreille de Canalis. Canalis et Germain allĂšrent dans le salon sur un clignotement d’Ɠil du domestique Ă  son maĂźtre. — Ce matin, monsieur, je suis allĂ© voir pĂȘcher, une partie proposĂ©e avant-hier par un patron de barque de qui j’ai fait la connaissance. Germain n’avoua pas avoir eu le mauvais goĂ»t de jouer au billard dans un cafĂ© du Havre oĂč Butscha l’avait enveloppĂ© d’amis pour agir Ă  volontĂ© sur lui. — Eh bien, dit Canalis, au fait, vivement. — Monsieur le baron, j’ai entendu sur monsieur Mignon une discussion Ă  laquelle j’ai poussĂ© de mon mieux, on ne savait pas Ă  qui j’appartenais. Ah ! monsieur le baron, le bruit du port est que vous donnez dans un panneau. La fortune de mademoiselle de La Bastie est, comme son nom, trĂšs modeste. Le vaisseau sur lequel le pĂšre est venu n’est pas Ă  lui, mais Ă  des marchands de la Chine avec lesquels il devra loyalement compter. On dĂ©bite Ă  ce sujet des choses peu flatteuses pour l’honneur du colonel. Ayant entendu dire que vous et monsieur le duc vous vous disputiez mademoiselle de La Bastie, j’ai pris la libertĂ© de vous prĂ©venir ; car, de vous deux, il vaut mieux que ce soit Sa Seigneurie qui la gobe
 En revenant, j’ai fait un tour sur le port, devant la salle de spectacle oĂč se promĂšnent les nĂ©gociants parmi lesquels je me suis faufilĂ© hardiment. Ces braves gens, voyant un homme bien vĂȘtu, se sont mis Ă  causer du Havre ; de fil en aiguille, je les ai mis sur le compte du colonel Mignon, et ils se sont si bien trouvĂ©s d’accord avec les pĂȘcheurs, que je manquerais Ă  mes devoirs en me taisant. VoilĂ  pourquoi j’ai laissĂ© monsieur s’habiller, se lever seul
 — Que faire ? s’écria Canalis en se trouvant engagĂ© de maniĂšre Ă  ne pouvoir plus revenir sur ses promesses Ă  Modeste. — Monsieur connaĂźt mon attachement, dit Germain en voyant le poĂ«te comme foudroyĂ©, il ne s’étonnera pas de me voir lui donner un conseil. Si vous pouviez griser ce clerc, il dirait bien le fin mot lĂ -dessus ; et, s’il ne se dĂ©boutonne pas Ă  la seconde bouteille de vin de Champagne, ce sera toujours bien Ă  la troisiĂšme. Il serait d’ailleurs singulier que monsieur, que nous verrons sans doute un jour ambassadeur, comme PhiloxĂšne l’a entendu dire Ă  madame la duchesse, ne vĂźnt pas Ă  bout d’un clerc du Havre. En ce moment, Butscha, l’auteur inconnu de cette partie de pĂȘche, invitait le RĂ©fĂ©rendaire Ă  se taire sur le sujet de son voyage Ă  Paris, et Ă  ne pas contrarier sa manƓuvre Ă  table. Le clerc avait tirĂ© parti d’une rĂ©action dĂ©favorable Ă  Charles Mignon qui s’opĂ©rait au Havre. Voici pourquoi. Monsieur le comte de La Bastie laissait dans un complet oubli ses amis d’autrefois qui pendant son absence avaient oubliĂ© sa femme et ses enfants. En apprenant qu’il se donnait un grand dĂźner Ă  la villa Mignon, chacun se flatta d’ĂȘtre un des convives et s’attendit Ă  recevoir une invitation ; mais quand on sut que Gobenheim, les Latournelle, le duc et les deux Parisiens Ă©taient les seuls invitĂ©s, il se fit une clameur de haro sur l’orgueil du nĂ©gociant ; son affectation Ă  ne voir personne, Ă  ne pas descendre au Havre, fut alors remarquĂ©e et attribuĂ©e Ă  un mĂ©pris dont se vengea le Havre en mettant en question cette soudaine fortune. En caquetant, chacun sut bientĂŽt que les fonds nĂ©cessaires au rĂ©mĂ©rĂ© de Vilquin avaient Ă©tĂ© fournis par Dumay. Cette circonstance permit aux plus acharnĂ©s de supposer calomnieusement que Charles Ă©tait venu confier au dĂ©vouement absolu de Dumay des fonds pour lesquels il prĂ©voyait des discussions avec ses prĂ©tendus associĂ©s de Canton. Les demi-mots de Charles dont l’intention fut toujours de cacher sa fortune, les dires de ses gens Ă  qui le mot fut donnĂ©, prĂȘtaient un air de vraisemblance Ă  ces fables grossiĂšres, auxquelles chacun crut en obĂ©issant Ă  l’esprit de dĂ©nigrement qui anime les commerçants les uns contre les autres. Autant le patriotisme de clocher avait vantĂ© l’immense fortune d’un des fondateurs du Havre, autant la jalousie de province la diminua. Le clerc, Ă  qui les pĂȘcheurs devaient plus d’un service, leur demanda le secret et un coup de langue. Il fut bien servi. Le patron de la barque dit Ă  Germain qu’un de ses cousins, un matelot, arrivait de Marseille, congĂ©diĂ© par suite de la vente du brick sur lequel le colonel Ă©tait revenu. Le brick se vendait pour le compte d’un nommĂ© Castagnould, et la cargaison, selon le cousin, valait tout au plus trois ou quatre cent mille francs. — Germain, dit Canalis au moment oĂč le valet de chambre sortit, tu nous serviras du vin de Champagne et du vin de Bordeaux. Un membre de la Basoche de Normandie doit remporter des souvenirs de l’hospitalitĂ© d’un poĂ«te
 Et puis, il a de l’esprit autant que le Figaro, dit Canalis en appuyant sa main sur l’épaule du nain, il faut que cet esprit de petit journal jaillisse et mousse avec le vin de Champagne ; nous ne nous Ă©pargnerons pas non plus, Ernest ?
 Il y a bien, ma foi ! deux ans que je ne me suis grisĂ©, reprit-il en regardant La BriĂšre. — Avec du vin ?
 cela se conçoit, rĂ©pondit le clerc. Vous vous grisez tous les jours de vous-mĂȘme ! Vous buvez Ă  mĂȘme, en fait de louanges. Ah ! vous ĂȘtes beau, vous ĂȘtes poĂ«te, vous ĂȘtes illustre de votre vivant, vous avez une conversation Ă  la hauteur de votre gĂ©nie, et vous plaisez Ă  toutes les femmes, mĂȘme Ă  ma patronne. AimĂ© de la plus belle sultane ValidĂ© que j’aie vue je n’ai encore vu que celle-lĂ , vous pouvez, si vous le voulez, Ă©pouser mademoiselle de La Bastie
 Tenez, rien qu’à faire l’inventaire du prĂ©sent sans compter votre avenir un beau titre, la pairie, une ambassade !
 me voilĂ  soĂ»l, comme ces gens qui mettent en bouteilles le vin d’autrui. — Toutes ces magnificences sociales, reprit Canalis, ne sont rien sans ce qui les met en valeur, la fortune !
 Nous sommes ici entre hommes, les beaux sentiments sont charmants en stances. — Et en circonstances, dit le clerc en faisant un geste significatif. — Mais vous, monsieur le faiseur de contrats, dit le poĂ«te en souriant de l’interruption, vous savez aussi bien que moi que chaumiĂšre rime avec misĂšre. À table, Butscha se dĂ©veloppa dans le rĂŽle du Trigaudin de la Maison en loterie, Ă  effrayer Ernest, qui ne connaissait pas les charges d’Étude elles valent les charges d’atelier. Le clerc raconta la chronique scandaleuse du Havre, l’histoire des fortunes, celle des alcĂŽves et les crimes commis le code Ă  la main, ce qu’on appelle, en Normandie, se tirer d’affaire comme on peut. Il n’épargna personne. Sa verve croissait avec le torrent de vin qui passait par son gosier comme un orage par une gouttiĂšre. — Sais-tu, La BriĂšre, que ce brave garçon-lĂ  dit Canalis en versant du vin Ă  Butscha, ferait un fameux secrĂ©taire d’ambassade ?
 — À dĂ©goter son patron ! reprit le nain en jetant Ă  Canalis un regard oĂč l’insolence se noya dans le petillement du gaz acide carbonique. J’ai assez peu de reconnaissance et assez d’intrigue pour vous monter sur les Ă©paules. Un poĂ«te portant un avorton !
 ça se voit quelquefois, et mĂȘme assez souvent
 dans la librairie. Allons, vous me regardez comme un avaleur d’épĂ©es. Eh ! mon cher grand gĂ©nie, vous ĂȘtes un homme supĂ©rieur, vous savez bien que la reconnaissance est un mot d’imbĂ©cile, on le met dans le dictionnaire, mais il n’est pas dans le cƓur humain. La reconnaissance n’a de valeur qu’à certain mont qui n’est ni le Parnasse ni le Pinde. Croyez-vous que je doive beaucoup Ă  ma patronne pour m’avoir Ă©levĂ© ? mais la ville entiĂšre lui a soldĂ© ce compte en estime, en paroles, en admiration, la plus chĂšre des monnaies. Je n’admets pas le bien dont on se constitue des rentes d’amour-propre. Les hommes font entre eux un commerce de services, le mot reconnaissance indique un dĂ©bet, voilĂ  tout. Quant Ă  l’intrigue, elle est ma divinitĂ©. Comment ! dit-il Ă  un geste de Canalis, vous n’adoreriez pas la facultĂ© qui permet Ă  un homme souple de l’emporter sur l’homme de gĂ©nie, qui demande une observation constante des vices, des faiblesses de nos supĂ©rieurs, et la connaissance de l’heure du berger en toute chose. Demandez Ă  la diplomatie si le plus beau de tous les succĂšs n’est pas le triomphe de la ruse sur la force ? Si j’étais votre secrĂ©taire, monsieur le baron, vous seriez bientĂŽt premier ministre, parce que j’y aurais le plus puissant intĂ©rĂȘt !
 Tenez, voulez-vous une preuve de mes petits talents en ce genre ? Oyez ? Vous aimez Ă  l’adoration mademoiselle Modeste, et vous avez raison. L’enfant a mon estime, c’est une vraie Parisienne. Il pousse, par-ci, par-lĂ , des Parisiennes en province !
 Notre Modeste est femme Ă  lancer un homme
 Elle a de ça, dit-il, en donnant en l’air un tour de poignet. Vous avez un concurrent redoutable, le duc que me donnez-vous pour lui faire quitter le Havre avant trois jours ?
 — Achevons cette bouteille, dit le poĂ«te en remplissant le verre de Butscha. — Vous allez me griser ! dit le clerc en lampant un neuviĂšme verre de vin de Champagne. Avez-vous un lit oĂč je puisse dormir une heure ? Mon patron est sobre comme un chameau qu’il est, et madame Latournelle aussi. L’un et l’autre, ils auraient la duretĂ© de me gronder, et ils auraient raison contre moi qui n’en aurais plus, j’ai des actes Ă  faire !
 Puis, reprenant ses idĂ©es antĂ©rieures sans transition, Ă  la maniĂšre des gens gris, il s’écria ─ Et quelle mĂ©moire ?
 Elle Ă©gale ma reconnaissance. — Butscha, s’écria le poĂ«te, tout Ă  l’heure tu te disais sans reconnaissance, tu te contredis. — Du tout, reprit le clerc. Oublier, c’est presque toujours se souvenir ! Allez ! marchez ! je suis taillĂ© pour faire un fameux secrĂ©taire
 — Comment t’y prendrais-tu pour renvoyer le duc ? dit Canalis, charmĂ© de voir la conversation aller d’elle-mĂȘme Ă  son but. — Ça, ne vous regarde pas ! fit le clerc en lĂąchant un hoquet majeur. Butscha roula sa tĂȘte sur ses Ă©paules et ses yeux de Germain Ă  La BriĂšre, de La BriĂšre Ă  Canalis, Ă  la maniĂšre des gens qui, sentant venir l’ivresse, veulent savoir dans quelle estime on les tient ; car, dans le naufrage de l’ivresse, on peut observer que l’amour-propre est le seul sentiment qui surnage. — Dites donc, grand poĂ«te, vous ĂȘtes pas mal farceur ! Vous me prenez donc pour un de vos lecteurs, vous qui envoyez Ă  Paris votre ami Ă  franc Ă©trier pour aller chercher des renseignements sur la maison Mignon
 Je blague, tu blagues, nous blaguons
 Bon ! Mais faites-moi l’honneur de croire que je suis assez calculateur pour toujours me donner la conscience nĂ©cessaire Ă  mon Ă©tat. En ma qualitĂ© de premier clerc de maĂźtre Latournelle, mon cƓur est un carton Ă  cadenas
 Ma bouche ne livre aucun papier relatif aux clients. Je sais tout et je ne sais rien. Et puis, ma passion est connue. J’aime Modeste, elle est mon Ă©lĂšve, elle doit faire un beau mariage
 Et j’emboiserais le duc, s’il le fallait. Mais vous Ă©pousez
 — Germain, le cafĂ©, les liqueurs
 dit Canalis. — Des liqueurs ?
 rĂ©pĂ©ta Butscha levant la main comme une fausse vierge qui veut rĂ©sister Ă  une petite sĂ©duction. Ah ! mes pauvres actes !
 il y a justement un contrat de mariage. Tenez, mon second clerc est bĂȘte comme un avantage matrimonial et capable de f
 f
 flanquer un coup de canif dans les paraphernaux de la future Ă©pouse ; il se croit bel homme parce qu’il a cinq pieds six pouces
 un imbĂ©cile. — Tenez, voici de la crĂšme de thĂ©, une liqueur des Ăźles, dit Canalis. Vous que mademoiselle Modeste consulte
 — Elle me consulte
 — Eh bien ! croyez-vous qu’elle m’aime ? demanda le poĂ«te. — Ui, plus que le duc ! rĂ©pondit le nain en sortant d’une espĂšce de torpeur qu’il jouait Ă  merveille. Elle vous aime Ă  cause de votre dĂ©sintĂ©ressement. Elle me disait que pour vous elle Ă©tait capable des plus grands sacrifices, de se passer de toilette, de ne dĂ©penser que mille Ă©cus par an, d’employer sa vie Ă  vous prouver qu’en l’épousant vous auriez fait une excellente affaire, et elle est crĂąnement un hoquet honnĂȘte, allez ! et instruite, elle n’ignore de rien, cette fille-lĂ  ! — Çà et trois cent mille francs, dit Canalis. — Oh ! il y a peut-ĂȘtre ce que vous dites, reprit avec enthousiasme le clerc. Le papa Mignon
 Voyez-vous, il est mignon comme pĂšre aussi l’estimĂ©-je
 Pour bien Ă©tablir sa fille unique il se dĂ©pouillera de tout
 Ce colonel est habituĂ© par votre Restauration un hoquet Ă  rester en demi-solde, il sera trĂšs heureux de vivre avec Dumay en carottant au Havre, il donnera certainement ses trois cent mille francs Ă  la petite
 Mais n’oublions pas Dumay, qui destine sa fortune Ă  Modeste. Dumay, vous savez, est Breton, son origine est une valeur au contrat, il ne variera pas, et sa fortune vaudra celle de son patron. NĂ©anmoins, comme ils m’écoutent, au moins autant que vous, quoique je ne parle pas tant ni si bien, je leur ai dit Vous mettez trop Ă  votre habitation ; si Vilquin vous la laisse, voilĂ  deux cent mille francs qui ne rapporteront rien
 Il resterait donc cent mille francs Ă  faire boulotter
 ce n’est pas assez, Ă  mon avis
 » En ce moment, le colonel et Dumay se consultent. Croyez-moi ! Modeste est riche. Les gens du port disent des sottises en ville, ils sont jaloux
 Qui donc a pareille dot dans le dĂ©partement ? dit Butscha qui leva les doigts pour compter. ─ Deux Ă  trois cent mille francs comptant, dit-il en inclinant le pouce de sa main gauche qu’il toucha de l’index de la droite, et d’un ! ─ La nue propriĂ©tĂ© de la villa Mignon, reprit-il en renversant l’index gauche, et de deux ! ─ TertiĂČ, la fortune de Dumay ! ajouta-t-il en couchant le doigt du milieu. Mais la petite mĂšre Modeste est une fille d’un million, une fois que les deux militaires seront allĂ©s demander le mot d’ordre au pĂšre Éternel. Cette naĂŻve et brutale confidence, entremĂȘlĂ©e de petits verres, dĂ©grisait autant Canalis qu’elle semblait griser Butscha. Pour le clerc, jeune homme de province, Ă©videmment cette fortune Ă©tait colossale. Il laissa tomber sa tĂȘte dans la paume de sa main droite ; et, accoudĂ© majestueusement sur la table, il clignota des yeux en se parlant Ă  lui-mĂȘme. — Dans vingt ans, au train dont va le Code, qui pile les fortunes avec le Titre des Successions, une hĂ©ritiĂšre d’un million, ce sera rare comme le dĂ©sintĂ©ressement chez un usurier. Vous me direz que Modeste mangera bien douze mille francs par an, l’intĂ©rĂȘt de sa dot ; mais elle est bien gentille
 bien gentille
 bien gentille. C’est, voyez-vous ? Ă  un poĂ«te, il faut des images !
 c’est une hermine malicieuse comme un singe. — Que me disais-tu donc ? s’écria doucement Canalis en regardant La BriĂšre, qu’elle avait six millions ?
 — Mon ami, dit Ernest, permets-moi de te faire observer que j’ai dĂ» me taire, je suis liĂ© par un serment, et c’est peut-ĂȘtre trop en dire dĂ©jĂ , que de
 — Un serment Ă  qui ? — À monsieur Mignon. — Comment ! Ernest, toi qui sais combien la fortune m’est nĂ©cessaire
 Butscha ronflait. —
 Toi qui connais ma position, et tout ce que je perdrais, rue de Grenelle, Ă  me marier, tu me laisserais froidement m’enfoncer ?
 dit Canalis en pĂąlissant. Mais, c’est une affaire entre amis, et notre amitiĂ©, mon cher, comporte un pacte antĂ©rieur Ă  celui que t’a demandĂ© ce rusĂ© provençal
 — Mon cher, dit Ernest, j’aime trop Modeste pour
 — ImbĂ©cile ! je te la laisse, cria le poĂ«te. Ainsi romps ton serment ?
 — Me jures-tu, ta parole d’homme, d’oublier ce que je vais te dire, de te conduire avec moi comme si cette confidence ne t’avait jamais Ă©tĂ© faite, quoiqu’il arrive ?
 — Je le jure, par la mĂ©moire de ma mĂšre. — Eh bien ! Ă  Paris, monsieur Mignon m’a dit qu’il Ă©tait bien loin d’avoir la fortune colossale dont m’ont parlĂ© les Mongenod. L’intention du colonel est de donner deux cent mille francs Ă  sa fille. Maintenant, Melchior, le pĂšre avait-il de la dĂ©fiance ? Ă©tait-il sincĂšre ? Je n’ai pas Ă  rĂ©soudre cette question. Si elle daignait me choisir, Modeste, sans dot, serait toujours ma femme. — Un bas-bleu ! d’une instruction Ă  Ă©pouvanter, qui a tout lu ! qui sait tout
 en thĂ©orie, s’écria Canalis Ă  un geste que fit La BriĂšre, un enfant gĂątĂ©, Ă©levĂ©e dans le luxe dĂšs ses premiĂšres annĂ©es, et qui en est sevrĂ©e depuis cinq ans ?
 Ah ! mon pauvre ami, songes-y bien. — Ode et code ! dit Butscha en se rĂ©veillant, vous faites dans l’Ode et moi dans le Code, il n’y a qu’un C de diffĂ©rence entre nous. Or, code vient de coda, queue ! Vous m’avez rĂ©galĂ©, je vous aime
 ne vous laissez pas faire au code !
 Tenez, un bon conseil vaut bien votre vin et votre crĂšme de thĂ©. Le pĂšre Mignon, c’est aussi une crĂšme, la crĂšme des honnĂȘtes gens
 Eh bien ! montez Ă  cheval, il accompagne sa fille, vous pouvez l’aborder franchement, parlez-lui dot, il vous rĂ©pondra net, et vous verrez le fonds du sac, aussi vrai que je suis gris et que vous ĂȘtes un grand homme ; mais, pas vrai, nous quittons le Havre ensemble ?
 Je serai votre secrĂ©taire, puisque ce petit, qui me croit gris et qui rit de moi, vous quitte
 Allez, marchez, laissez-lui Ă©pouser la fille. Canalis se leva pour aller s’habiller. — Pas un mot
 il court Ă  son suicide, dit posĂ©ment Ă  La BriĂšre Butscha froid comme Gobenheim, et qui fit Ă  Canalis un signe familier aux gamins de Paris. ─ Adieu ! mon maĂźtre, reprit le clerc en criant Ă  tue-tĂȘte, vous me permettez de renarder dans le kiosque de mame Amaury ?
 — Vous ĂȘtes chez vous, rĂ©pondit le poĂ«te. Le clerc, objet des rires des trois domestiques de Canalis, gagna le kiosque en marchant dans les plates-bandes et les corbeilles de fleurs avec la grĂące tĂȘtue des insectes qui dĂ©crivent leurs interminables zigzags quand ils essayent de sortir par une fenĂȘtre fermĂ©e. Lorsqu’il eut grimpĂ© dans le kiosque, et que les domestiques furent rentrĂ©s, il s’assit sur un banc de bois peint et s’abĂźma dans les joies de son triomphe. Il venait de jouer un homme supĂ©rieur ; il venait, non pas de lui arracher son masque, mais de lui en voir dĂ©nouer les cordons, et il riait comme un auteur Ă  sa piĂšce, c’est-Ă -dire avec le sentiment de la valeur immense de ce vis comica. ─ Les hommes sont des toupies, il ne s’agit que de trouver la ficelle qui s’enroule Ă  leur torse ! s’écria-t-il. Ne me ferait-on pas Ă©vanouir en me disant Mademoiselle Modeste vient de tomber de cheval, et s’est cassĂ© la jambe ! Quelques instants aprĂšs, Modeste, vĂȘtue d’une dĂ©licieuse amazone de casimir vert-bouteille, coiffĂ©e d’un petit chapeau Ă  voile vert, gantĂ©e de daim, des bottines de velours aux pieds sur lesquelles badinait la garniture en dentelle de son caleçon, et montĂ©e sur un poney richement harnachĂ©, montrait Ă  son pĂšre et au duc d’HĂ©rouville le joli prĂ©sent qu’elle venait de recevoir, elle en Ă©tait heureuse en y devinant une de ces attentions qui flattent le plus les femmes. — Est-ce de vous, monsieur le duc ?
 dit-elle en lui tendant le bout Ă©tincelant de la cravache. On a mis dessus une carte oĂč se lisait Devine si tu peux » et des points. Françoise et madame Dumay prĂȘtent cette charmante surprise Ă  Butscha ; mais mon cher Butscha n’est pas assez riche pour payer de si beaux rubis ! Or, mon pĂšre, Ă  qui j’ai dit, remarquez-le bien, dimanche soir, que je n’avais pas de cravache, m’a envoyĂ© chercher celle-ci Ă  Rouen. Modeste montrait Ă  la main de son pĂšre une cravache dont le bout Ă©tait un semis de turquoises, une invention alors Ă  la mode, et devenue depuis assez vulgaire. — J’aurais voulu, mademoiselle, pour dix ans Ă  prendre dans ma vieillesse, avoir le droit de vous offrir ce magnifique bijou, rĂ©pondit courtoisement le duc. — Ah ! voici donc l’audacieux, s’écria Modeste en voyant venir Canalis Ă  cheval. Il n’y a qu’un poĂ«te pour savoir trouver de si belles choses
 Monsieur, dit-elle Ă  Melchior, mon pĂšre vous grondera, vous donnez raison Ă  ceux qui vous reprochent ici vos dissipations. — Ah ! s’écria naĂŻvement Canalis, voilĂ  donc pourquoi La BriĂšre est allĂ© du Havre Ă  Paris Ă  franc Ă©trier ? — Votre secrĂ©taire a pris de telles libertĂ©s ? dit Modeste en pĂąlissant et jetant sa cravache Ă  Françoise Cochet avec une vivacitĂ© dans laquelle on devait lire un profond mĂ©pris. Rendez-moi cette cravache, mon pĂšre. — Pauvre garçon qui gĂźt sur son lit, moulu de fatigue ! reprit Melchior en suivant la jeune fille qui s’était lancĂ©e au galop. Vous ĂȘtes dure, mademoiselle. Je n’ai, m’a-t-il dit, que cette chance de me rappeler Ă  son souvenir
 » — Et vous estimeriez une femme capable de garder des souvenirs de toutes les paroisses ? dit Modeste. Modeste, surprise de ne pas recevoir une rĂ©ponse de Canalis, attribua cette inattention au bruit des chevaux. — Comme vous vous plaisez Ă  tourmenter ceux qui vous aiment ! lui dit le duc. Cette noblesse, cette fiertĂ© dĂ©mentent si bien vos Ă©carts que je commence Ă  soupçonner que vous vous calomniez vous-mĂȘme en prĂ©mĂ©ditant vos mĂ©chancetĂ©s. — Ah ! vous ne faites que vous en apercevoir, monsieur le duc, dit-elle en riant. Vous avez prĂ©cisĂ©ment la perspicacitĂ© d’un mari ! On fit presque un kilomĂštre en silence. Modeste s’étonna de ne plus recevoir la flamme des regards de Canalis qui paraissait un peu trop Ă©pris des beautĂ©s du paysage pour que cette admiration fĂ»t naturelle. La veille, Modeste montrant au poĂ«te un admirable effet de coucher de soleil en mer, lui avait dit en le trouvant interdit comme un sourd Eh bien ! vous n’avez donc pas vu ? ─ Je n’ai vu que votre main, » avait-il rĂ©pondu. — Monsieur La BriĂšre sait-il monter Ă  cheval ? demanda Modeste Ă  Canalis pour le taquiner. — Pas trĂšs bien, mais il va, rĂ©pondit le poĂ«te devenu froid comme l’était Gobenheim avant le retour du colonel. Dans une route de traverse que monsieur Mignon fit prendre pour aller, par un joli vallon, sur une colline qui couronnait le cours de la Seine, Canalis laissa passer Modeste et le duc, en ralentissant le pas de son cheval de maniĂšre Ă  pouvoir cheminer de conserve avec le colonel. — Monsieur le comte, vous ĂȘtes un loyal militaire, aussi verrez-vous sans doute dans ma franchise un titre Ă  votre estime. Quand les propositions de mariage, avec toutes leurs discussions sauvages, ou trop civilisĂ©es si vous voulez, passent par la bouche des tiers, tout le monde y perd. Nous sommes l’un et l’autre deux gentilshommes aussi discrets l’un que l’autre, et vous avez, tout comme moi, franchi l’ñge des Ă©tonnements ; ainsi parlons en camarades ? Je vous donne l’exemple. J’ai vingt-neuf ans, je suis sans fortune territoriale, et je suis ambitieux. Mademoiselle Modeste me plaĂźt infiniment, vous avez dĂ» vous en apercevoir. Or, malgrĂ© les dĂ©fauts que votre chĂšre enfant se donne Ă  plaisir
 — Sans compter ceux qu’elle a, dit le colonel en souriant. — Je ferais d’elle avec plaisir ma femme, et je crois pouvoir la rendre heureuse. La question de fortune a toute l’importance de mon avenir, aujourd’hui en question. Toutes les jeunes filles Ă  marier doivent ĂȘtre aimĂ©es quand mĂȘme ! NĂ©anmoins, vous n’ĂȘtes pas homme Ă  vouloir marier votre chĂšre Modeste sans dot, et ma situation ne me permettrait pas plus de faire un mariage dit d’amour que de prendre une femme qui n’apporterait pas une fortune au moins Ă©gale Ă  la mienne. J’ai de traitement, de mes sinĂ©cures, de l’AcadĂ©mie et de mon libraire, environ trente mille francs par an, fortune Ă©norme pour un garçon. En rĂ©unissant soixante mille francs de rentes, ma femme et moi, je reste Ă  peu prĂšs dans les termes d’existence oĂč je suis. Donnez-vous un million Ă  mademoiselle Modeste ? — Ah ! monsieur, nous sommes bien loin de compte, dit jĂ©suitiquement le colonel. — Supposons donc, rĂ©pliqua vivement Canalis, qu’au lieu de parler, nous ayons sifflĂ©. Vous serez content de ma conduite, monsieur le comte on me comptera parmi les malheureux qu’aura faits cette charmante personne. Donnez-moi votre parole de garder le silence envers tout le monde, mĂȘme avec mademoiselle Modeste ; car, ajouta-t-il comme fiche de consolation, il pourrait survenir dans ma position tel changement qui me permettrait de vous la demander sans dot. — Je vous le jure, dit le colonel. Vous savez, monsieur, avec quelle emphase le public, celui de province comme celui de Paris, parle des fortunes qui se font et se dĂ©font. On amplifie Ă©galement le malheur et le bonheur, nous ne sommes jamais ni si malheureux, ni si heureux qu’on le dit. En commerce, il n’y a de sĂ»rs que les capitaux mis en fonds de terre, aprĂšs les comptes soldĂ©s. J’attends avec une vive impatience les rapports de mes agents. La vente des marchandises et de mon navire, le rĂšglement de mes comptes en Chine, rien n’est terminĂ©. Je ne connaĂźtrai ma fortune que dans dix mois. NĂ©anmoins, Ă  Paris, j’ai garanti deux cent mille francs de dot Ă  monsieur de La BriĂšre, et en argent comptant. Je veux constituer un majorat en terres, et assurer l’avenir de mes petits-enfants en leur obtenant la transmission de mes armes et de mes titres. Depuis le commencement de cette rĂ©ponse, Canalis n’écoutait plus. Les quatre cavaliers, se trouvant dans un chemin assez large, allĂšrent de front et gagnĂšrent le plateau d’oĂč la vue planait sur le riche bassin de la Seine, vers Rouen, tandis qu’à l’autre horizon les yeux pouvaient encore apercevoir la mer. — Butscha, je crois, avait raison, Dieu est un grand paysagiste, dit Canalis en contemplant ce point de vue unique parmi ceux qui rendent les bords de la Seine si justement cĂ©lĂšbres. — C’est surtout Ă  la chasse, mon cher baron, rĂ©pondit le duc, quand la nature est animĂ©e par une voix, par un tumulte dans le silence, que les paysages, aperçus alors rapidement, semblent vraiment sublimes avec leurs changeants effets. — Le soleil est une inĂ©puisable palette, dit Modeste en regardant le poĂ«te avec une sorte de stupĂ©faction. À une observation de Modeste sur l’absorption oĂč elle voyait Canalis, il rĂ©pondit qu’il se livrait Ă  ses pensĂ©es, une excuse que les auteurs ont de plus Ă  donner que les autres hommes. — Sommes-nous bien heureux en transportant notre vie au sein du monde, en l’agrandissant de mille besoins factices et de nos vanitĂ©s surexcitĂ©es ? dit Modeste Ă  l’aspect de cette coite et riche campagne qui conseillait une philosophique tranquillitĂ© d’existence. — Cette bucolique, mademoiselle, s’est toujours Ă©crite sur des tables d’or, dit le poĂ«te. — Et peut-ĂȘtre conçue dans les mansardes, rĂ©pliqua le colonel. AprĂšs avoir jetĂ© sur Canalis un regard perçant qu’il ne soutint pas, Modeste entendit un bruit de cloches dans ses oreilles, elle vit tout sombre devant elle, et s’écria d’un accent glacial ─ Ah ! mais, nous sommes Ă  mercredi ! — Ce n’est pas pour flatter le caprice, certes bien passager, de mademoiselle, dit solennellement le duc d’HĂ©rouville Ă  qui cette scĂšne, tragique pour Modeste, avait laissĂ© le temps de penser ; mais je dĂ©clare que je suis si profondĂ©ment dĂ©goĂ»tĂ© du monde, de la cour, de Paris, qu’avec une duchesse d’HĂ©rouville douĂ©e des grĂąces et de l’esprit de mademoiselle, je prendrais l’engagement de vivre en philosophe Ă  mon chĂąteau, faisant du bien autour de moi, dessĂ©chant mes tangues, Ă©levant mes enfants
 — Ceci, monsieur le duc, vous sera comptĂ©, rĂ©pondit Modeste en arrĂȘtant ses yeux assez longtemps sur ce noble gentilhomme. Vous me flattez, reprit-elle, vous ne me croyez pas frivole, et vous me supposez assez de ressources en moi-mĂȘme pour vivre dans la solitude. C’est peut-ĂȘtre lĂ  mon sort, ajouta-t-elle en regardant Canalis avec une expression de pitiĂ©. — C’est celui de toutes les fortunes mĂ©diocres, rĂ©pondit le poĂ«te. Paris exige un luxe babylonien. Par moments, je me demande comment j’y ai jusqu’à prĂ©sent suffi. — Le roi peut rĂ©pondre pour nous deux, dit le duc avec candeur, car nous vivons des bontĂ©s de Sa MajestĂ©. Si, depuis la chute de monsieur le Grand, comme on nommait Cinq-Mars, nous n’avions pas eu toujours sa charge dans notre maison, il nous faudrait vendre HĂ©rouville Ă  la Bande Noire. Ah ! croyez-moi, mademoiselle, c’est une grande humiliation pour moi de mĂȘler des questions financiĂšres Ă  mon mariage
 La simplicitĂ© de cet aveu parti du cƓur, et oĂč la plainte Ă©tait sincĂšre, touchĂšrent Modeste. — Aujourd’hui, dit le poĂ«te, personne en France, monsieur le duc, n’est assez riche pour faire la folie d’épouser une femme pour sa valeur personnelle, pour ses grĂąces, pour son caractĂšre ou pour sa beauté  Le colonel regarda Canalis d’une singuliĂšre maniĂšre aprĂšs avoir examinĂ© Modeste dont le visage ne montrait plus aucun Ă©tonnement. — C’est pour des gens d’honneur, dit alors le colonel, un bel emploi de la richesse que de la destiner Ă  rĂ©parer l’outrage du temps dans de vieilles maisons historiques. — Oui, papa ! rĂ©pondit gravement la jeune fille. Le colonel invita le duc et Canalis Ă  dĂźner chez lui sans cĂ©rĂ©monie, et dans leurs habits de cheval, en leur donnant l’exemple du nĂ©gligĂ©. Quand, Ă  son retour, Modeste alla changer de toilette, elle regarda curieusement le bijou rapportĂ© de Paris et qu’elle avait si cruellement dĂ©daignĂ©. — Comme on travaille, aujourd’hui ! dit-elle Ă  Françoise Cochet devenue sa femme de chambre. — Et ce pauvre garçon, mademoiselle, qui a la fiĂšvre
 — Qui t’a dit cela ?
 — Monsieur Butscha ! Il est venu me prier de vous faire observer que vous vous seriez sans doute aperçue dĂ©jĂ  qu’il vous avait tenu parole au jour dit ! Modeste descendit au salon dans une mise d’une simplicitĂ© royale. — Mon cher pĂšre, dit-elle Ă  haute voix en prenant le colonel par le bras, allez savoir des nouvelles de monsieur de La BriĂšre et reportez-lui, je vous en prie, son cadeau. Vous pouvez allĂ©guer que mon peu de fortune autant que mes goĂ»ts m’interdisent de porter des bagatelles qui ne conviennent qu’à des reines ou Ă  des courtisanes. Je ne puis d’ailleurs rien accepter que d’un promis. Priez ce brave garçon de garder la cravache jusqu’à ce que vous sachiez si vous ĂȘtes assez riche pour la lui racheter. — Ma petite fille est donc pleine de bon sens ? dit le colonel en embrassant Modeste au front. Canalis profita d’une conversation engagĂ©e entre le duc d’HĂ©rouville et madame Mignon pour aller sur la terrasse oĂč Modeste le rejoignit, attirĂ©e par la curiositĂ©, tandis qu’il la crut amenĂ©e par le dĂ©sir d’ĂȘtre madame de Canalis. EffrayĂ© de l’impudeur avec laquelle il venait d’accomplir ce que les militaires appellent un quart de conversion, et que, selon la jurisprudence des ambitieux, tout homme dans sa position aurait fait tout aussi brusquement, il chercha des raisons plausibles Ă  donner en voyant venir l’infortunĂ©e Modeste. — ChĂšre Modeste, lui dit-il en prenant un ton cĂąlin, aux termes oĂč nous en sommes, sera-ce vous dĂ©plaire que de vous faire remarquer combien vos rĂ©ponses Ă  propos de monsieur d’HĂ©rouville sont pĂ©nibles pour un homme qui aime, mais surtout pour un poĂ«te dont l’ñme est femme, est nerveuse, et qui ressent les mille jalousies d’un amour vrai. Je serais un bien triste diplomate si je n’avais pas devinĂ© que vos premiĂšres coquetteries, vos inconsĂ©quences calculĂ©es ont eu pour but d’étudier nos caractĂšres
 Modeste leva la tĂȘte par un mouvement intelligent, rapide et coquet dont le type n’est peut-ĂȘtre que dans les animaux chez qui l’instinct produit des miracles de grĂące. —
 Aussi, rentrĂ© chez moi, n’en Ă©tais-je plus la dupe. Je m’émerveillais de votre finesse en harmonie avec votre caractĂšre et votre physionomie. Soyez tranquille, je n’ai jamais supposĂ© que tant de duplicitĂ© factice ne fĂ»t pas l’enveloppe d’une candeur adorable. Non, votre esprit, votre instruction n’ont rien ravi Ă  cette prĂ©cieuse innocence que nous demandons Ă  une Ă©pouse. Vous ĂȘtes bien la femme d’un poĂ«te, d’un diplomate, d’un penseur, d’un homme destinĂ© Ă  connaĂźtre de chanceuses situations dans la vie, et je vous admire autant que je me sens d’attachement pour vous. Je vous en supplie, si vous n’avez pas jouĂ© la comĂ©die avec moi, hier, quand vous acceptiez la foi d’un homme dont la vanitĂ© va se changer en orgueil en se voyant choisi par vous, dont les dĂ©fauts deviendront des qualitĂ©s Ă  votre divin contact, ne heurtez pas en lui le sentiment qu’il a portĂ© jusqu’au vice ?
 Dans mon Ăąme, la jalousie est un dissolvant, et vous m’en avez rĂ©vĂ©lĂ© toute la puissance, elle est affreuse, elle y dĂ©truit tout. Oh !
 il ne s’agit pas de la jalousie Ă  l’Othello ! reprit-il Ă  un geste que fit Modeste, fi donc!
 il s’agit de moi-mĂȘme ! je suis gĂątĂ© sur ce point. Vous connaissez l’affection unique Ă  laquelle je suis redevable du seul bonheur dont j’aie joui, bien incomplet d’ailleurs ! Il hocha la tĂȘte. L’amour est peint en enfant chez tous les peuples parce qu’il ne se conçoit pas lui-mĂȘme sans toute la vie Ă  lui
 Eh bien ! ce sentiment avait son terme indiquĂ© par la nature. Il Ă©tait mort-nĂ©. La maternitĂ© la plus ingĂ©nieuse a devinĂ©, a calmĂ© ce point douloureux de mon cƓur, car une femme qui se sent, qui se voit mourir aux joies de l’amour, a des mĂ©nagements angĂ©liques ; aussi la duchesse ne m’a-t-elle pas donnĂ© la moindre souffrance en ce genre. En dix ans, il n’y a eu ni une parole, ni un regard dĂ©tournĂ©s de son but. J’attache aux paroles, aux pensĂ©es, aux regards plus de valeur que ne leur en accordent les gens ordinaires. Si, pour moi, un regard est un trĂ©sor immense, le moindre doute est un poison mortel, il agit instantanĂ©ment je n’aime plus. À mon sens, et contrairement Ă  celui de la foule qui aime Ă  trembler, espĂ©rer, attendre, l’amour doit rĂ©sider dans une sĂ©curitĂ© complĂšte, enfantine, infinie
 Pour moi, le dĂ©licieux purgatoire que les femmes aiment Ă  nous faire ici bas avec leur coquetterie est un bonheur atroce auquel je me refuse ; pour moi, l’amour est ou le ciel, ou l’enfer. De l’enfer, je n’en veux pas, et je me sens la force de supporter l’éternel azur du paradis. Je me donne sans rĂ©serve, je n’aurai ni secret, ni doute, ni tromperie dans la vie Ă  venir, je demande la rĂ©ciprocitĂ©. Je vous offense peut-ĂȘtre en doutant de vous ! songez que je ne vous parle, en ceci, que de moi
 — Beaucoup ; mais ce ne sera jamais trop, dit Modeste blessĂ©e par tous les piquants de ce discours oĂč la duchesse de Chaulieu servait de massue, j’ai l’habitude de vous admirer, mon cher poĂ«te. — Eh bien ! me promettez-vous cette fidĂ©litĂ© canine que je vous offre, n’est-ce pas beau ? n’est-ce pas ce que vous vouliez ?
 — Pourquoi, cher poĂ«te, ne recherchez-vous pas en mariage une muette qui serait aveugle et un peu sotte ? Je ne demande pas mieux que de plaire en toute chose Ă  mon mari ; mais vous menacez une fille de lui ravir le bonheur particulier que vous lui arrangez, de le lui ravir au moindre geste, Ă  la moindre parole, au moindre regard ! Vous coupez les ailes Ă  l’oiseau, et vous voulez le voir voltigeant. Je savais bien les poĂ«tes accusĂ©s d’inconsĂ©quence
 Oh ! Ă  tort, dit-elle au geste de dĂ©nĂ©gation que fit Canalis, car ce prĂ©tendu dĂ©faut vient de ce que le vulgaire ne se rend pas compte de la vivacitĂ© des mouvements de leur esprit. Mais je ne croyais pas qu’un homme de gĂ©nie inventĂąt les conditions contradictoires d’un jeu semblable, et l’appelĂąt la vie ? Vous demandez l’impossible pour avoir le plaisir de me prendre en faute, comme ces enchanteurs qui, dans les Contes Bleus, donnent des tĂąches Ă  des jeunes filles persĂ©cutĂ©es que secourent de bonnes fĂ©es
 — Ici la fĂ©e serait l’amour vrai, dit Canalis d’un ton sec en voyant sa cause de brouille devinĂ©e par cet esprit fin et dĂ©licat que Butscha pilotait si bien. — Vous ressemblez, cher poĂ«te, en ce moment, Ă  ces parents qui s’inquiĂštent de la dot de la fille avant de montrer celle de leur fils. Vous faites le difficile avec moi, sans savoir si vous en avez le droit. L’amour ne s’établit point par des conventions sĂšchement dĂ©battues. Le pauvre duc d’HĂ©rouville se laisse faire avec l’abandon de l’oncle Tobie dans Sterne, Ă  cette diffĂ©rence prĂšs que je ne suis pas la veuve Wadman, quoique veuve en ce moment de beaucoup d’illusions sur la poĂ©sie. Oui ! nous ne voulons rien croire, nous autres jeunes filles, de ce qui dĂ©range notre monde fantastique !
 On m’avait tout dit Ă  l’avance ! Ah ! vous me faites une mauvaise querelle indigne de vous, je ne reconnais pas le Melchior d’hier. — Parce que Melchior a reconnu chez vous une ambition avec laquelle vous comptez encore
 Modeste toisa Canalis en lui jetant un regard impĂ©rial. —
 Mais je serai quelque jour ambassadeur et pair de France, tout comme lui. — Vous me prenez pour une bourgeoise, dit-elle en remontant le perron. Mais elle se retourna vivement et ajouta, perdant contenance, tant elle fut suffoquĂ©e ─ C’est moins impertinent que de me prendre pour une sotte. Le changement de vos maniĂšres a sa raison dans les niaiseries que le Havre dĂ©bite, et que Françoise, ma femme de chambre, vient de me rĂ©pĂ©ter. — Ah ! Modeste, pouvez-vous le croire ? dit Canalis en prenant une pose dramatique. Vous me supposeriez donc alors capable de ne vous Ă©pouser que pour votre fortune ! — Si je vous fais cette injure aprĂšs vos Ă©difiants discours au bord de la Seine, il ne tient qu’à vous de me dĂ©tromper, et alors je serai tout ce que vous voudrez que je sois, dit-elle en le foudroyant de son dĂ©dain. — Si tu penses me prendre Ă  ce piĂ©ge, se dit le poĂ«te en la suivant, ma petite, tu me crois plus jeune que je ne le suis. Faut-il donc tant de façons avec une petite sournoise dont l’estime m’importe autant que celle du roi de BornĂ©o ! Mais, en me prĂȘtant un sentiment ignoble, elle donne raison Ă  ma nouvelle attitude. Est-elle rusĂ©e ?
 La BriĂšre sera bĂątĂ©, comme un petit sot qu’il est ; et, dans cinq ans, nous rirons bien de lui avec elle ! La froideur que cette altercation avait jetĂ©e entre Canalis et Modeste fut visible le soir mĂȘme Ă  tous les yeux. Canalis se retira de bonne heure en prĂ©textant de l’indisposition de La BriĂšre, et il laissa le champ libre au Grand-Écuyer. Vers onze heures, Butscha, qui vint chercher sa patronne, dit en souriant tout bas Ă  Modeste. ─ Avais-je raison ? — HĂ©las ! oui, dit-elle. — Mais avez-vous, selon nos conventions, entre-bĂąillĂ© la porte, de maniĂšre qu’il puisse revenir ? — La colĂšre m’a dominĂ©e, rĂ©pondit Modeste. Tant de lĂąchetĂ© m’a fait monter le sang au visage, et je lui ai dit son fait. — Eh bien ! tant mieux. Quand tous deux vous serez brouillĂ©s Ă  ne plus vous parler gracieusement, je me charge de le rendre amoureux et pressant Ă  vous tromper vous-mĂȘme. — Allons, Butscha, c’est un grand poĂ«te, un gentilhomme, un homme d’esprit. — Les huit millions de votre pĂšre sont plus que tout cela. — Huit millions ?
 dit Modeste. — Mon patron, qui vend son Étude, va partir pour la Provence afin de diriger les acquisitions que propose Castagnould, le second de votre pĂšre. Le chiffre des contrats Ă  faire pour reconstituer la terre de la Bastie monte Ă  quatre millions, et votre pĂšre a consenti Ă  tous les achats. Vous avez deux millions en dot, et le colonel en compte un pour votre Ă©tablissement Ă  Paris, un hĂŽtel et le mobilier ! Calculez. — Ah ! je puis ĂȘtre duchesse d’HĂ©rouville, dit Modeste en regardant Butscha. — Sans ce comĂ©dien de Canalis, vous auriez gardĂ© sa cravache, comme venant de moi, dit le clerc en plaidant ainsi la cause de La BriĂšre. — Monsieur Butscha, voudriez-vous par hasard me marier Ă  votre goĂ»t ? dit Modeste en riant. — Ce digne garçon aime autant que moi, vous l’avez aimĂ© pendant huit jours, et c’est un homme de cƓur, rĂ©pondit le clerc. — Et peut-il lutter avec une charge de la Couronne ? il n’y en a que six grand-aumĂŽnier, chancelier, grand-chambellan, grand-maĂźtre, connĂ©table, grand-amiral ; mais on ne nomme plus de connĂ©tables. — Dans six mois, le peuple, mademoiselle, qui se compose d’une infinitĂ© de Butscha mĂ©chants, peut souffler sur toutes ces grandeurs. Et, d’ailleurs, que signifie la noblesse aujourd’hui ? Il n’y a pas mille vrais gentilshommes en France. Les d’HĂ©rouville viennent d’un huissier Ă  verge de Robert de Normandie. Vous aurez bien des dĂ©boires avec ces deux vieilles filles Ă  visage laminĂ© ! Si vous tenez au titre de duchesse, vous ĂȘtes du Comtat, le Pape aura bien autant d’égards pour vous que pour des marchands, il vous vendra quelque duchĂ© en nia ou en agno. Ne jouez donc pas votre bonheur pour une charge de la Couronne. Les rĂ©flexions de Canalis pendant la nuit furent entiĂšrement positives. Il ne vit rien de pis au monde que la situation d’un homme mariĂ© sans fortune. Encore tremblant du danger que lui avait fait courir sa vanitĂ© mise en jeu prĂšs de Modeste, le dĂ©sir de l’emporter sur le duc d’HĂ©rouville, et sa croyance aux millions de monsieur Mignon, il se demanda ce que la duchesse de Chaulieu devait penser de son sĂ©jour au Havre aggravĂ© par un silence Ă©pistolaire de quatorze jours, alors qu’à Paris ils s’écrivaient l’un Ă  l’autre quatre ou cinq lettres par semaine. — Et la pauvre femme qui travaille pour m’obtenir le cordon de commandeur de la LĂ©gion et le poste de ministre auprĂšs du grand-duc de Bade !
 s’écria-t-il. AussitĂŽt, avec cette vivacitĂ© de dĂ©cision qui, chez les poĂ«tes comme chez les spĂ©culateurs, rĂ©sulte d’une vive intuition de l’avenir, il se mit Ă  sa table et composa la lettre suivante. Ă  madame la duchesse de chaulieu. Ma chĂšre ÉlĂ©onore, tu seras sans doute Ă©tonnĂ©e de ne pas avoir encore reçu de mes nouvelles ; mais le sĂ©jour que je fais ici n’a pas eu seulement ma santĂ© pour motif, il s’agissait de m’acquitter en quelque sorte avec notre petit La BriĂšre. Ce pauvre garçon est devenu trĂšs Ă©pris d’une certaine demoiselle Modeste de La Bastie, une petite fille pĂąle, insignifiante et filandreuse, qui, par parenthĂšse, a le vice d’aimer la littĂ©rature et se dit poĂ«te pour justifier les caprices, les boutades et les variations d’un assez mauvais caractĂšre. Tu connais Ernest, il est si facile de l’attraper que je n’ai pas voulu le laisser aller seul. Mademoiselle de La Bastie a singuliĂšrement coquetĂ© avec ton Melchior, elle Ă©tait trĂšs disposĂ©e Ă  devenir ta rivale, quoiqu’elle ait les bras maigres, peu d’épaules comme toutes les jeunes filles, la chevelure plus fade que celle de madame de Rochefide, et un petit Ɠil gris fort suspect. J’ai mis le holĂ , peut-ĂȘtre trop brutalement, aux gracieusetĂ©s de cette Immodeste ; mais l’amour unique est ainsi. Que m’importent les femmes de la terre qui, toutes ensemble, ne te valent pas ? » Les gens avec qui je passe mon temps et qui forment les accompagnements de l’hĂ©ritiĂšre sont bourgeois Ă  faire lever le cƓur. Plains-moi, je passe mes soirĂ©es avec des clercs de notaire, des notaresses, des caissiers, un usurier de province ; et, certes, il y a loin de lĂ  aux soirĂ©es de la rue de Grenelle. La prĂ©tendue fortune du pĂšre qui revient de la Chine nous a valu la prĂ©sence de l’éternel prĂ©tendant, le Grand-Écuyer, d’autant plus affamĂ© de millions qu’il en faut six ou sept, dit-on, pour mettre en valeur les fameux marais d’HĂ©rouville. Le roi ne sait pas combien est fatal le prĂ©sent qu’il a fait au petit duc. Sa GrĂące, qui ne se doute pas du peu de fortune de son dĂ©sirĂ© beau-pĂšre, n’est jaloux que de moi. La BriĂšre fait son chemin auprĂšs de son idole, Ă  couvert de son ami qui lui sert de paravent. Nonobstant les extases d’Ernest, je pense, moi poĂ«te, au solide ; et les renseignements que je viens de prendre sur la fortune assombrissent l’avenir de notre secrĂ©taire, dont la fiancĂ©e a des dents d’un fil inquiĂ©tant pour toute espĂšce de fortune. Si mon ange veut racheter quelques-uns de nos pĂ©chĂ©s, elle tĂąchera de savoir la vĂ©ritĂ© sur cette affaire en faisant venir et questionnant, avec la dextĂ©ritĂ© qui la caractĂ©rise, Mongenod son banquier. Monsieur Mignon, ancien colonel de cavalerie dans la Garde ImpĂ©riale, a Ă©tĂ© pendant sept ans le correspondant de la maison Mongenod. On parle de deux cent mille francs de dot au plus, et je dĂ©sirerais, avant de faire la demande de la demoiselle pour Ernest, avoir des donnĂ©es positives. Une fois nos gens accordĂ©s, je serai de retour Ă  Paris. Je connais le moyen de tout finir au profit de notre amoureux, il s’agit d’obtenir la transmission du titre de comte au gendre de monsieur Mignon, et personne n’est plus qu’Ernest, Ă  raison de ses services, Ă  mĂȘme d’obtenir cette faveur, surtout secondĂ© par nous trois, toi, le duc et moi. Avec ses goĂ»ts, Ernest, qui deviendra facilement MaĂźtre des Comptes, sera trĂšs heureux Ă  Paris en se voyant Ă  la tĂȘte de vingt-cinq mille francs par an, une place inamovible et une femme, le malheureux ! » Oh ! chĂšre, qu’il me tarde de revoir la rue de Grenelle ! Quinze jours d’absence, quand ils ne tuent pas l’amour, lui rendent l’ardeur des premiers jours, et tu sais mieux que moi peut-ĂȘtre, les raisons qui rendent mon amour Ă©ternel. Mes os, dans la tombe, t’aimeront encore ! Aussi n’y tiendrais-je pas ! Si je suis forcĂ© de rester encore dix jours, j’irai pour quelques heures Ă  Paris. » Le duc m’a-t-il obtenu de quoi me pendre ? Et auras-tu, ma chĂšre vie, besoin de prendre les eaux de Baden l’annĂ©e prochaine ? Les roucoulements de notre Beau TĂ©nĂ©breux, comparĂ©s aux accents de l’amour heureux, semblable Ă  lui-mĂȘme dans tous ses instants depuis dix ans bientĂŽt, m’ont donnĂ© beaucoup de mĂ©pris pour le mariage, je n’avais jamais vu ces choses-lĂ  de si prĂšs. Ah ! chĂšre, ce qu’on nomme la faute lie deux ĂȘtres bien mieux que la loi, n’est-ce pas ? » Cette idĂ©e servit de texte Ă  deux pages de souvenirs et d’aspirations un peu trop intimes pour qu’il soit permis de les publier. La veille du jour oĂč Canalis mit cette Ă©pĂźtre Ă  la poste, Butscha, qui rĂ©pondit sous le nom de Jean Jacmin Ă  une lettre de sa prĂ©tendue cousine PhiloxĂšne, donna douze heures d’avance Ă  cette rĂ©ponse sur la lettre du poĂ«te. Au comble de l’inquiĂ©tude depuis quinze jours et blessĂ©e du silence de Melchior, la duchesse, qui avait dictĂ© la lettre de PhiloxĂšne au cousin, venait de prendre des renseignements exacts sur la fortune du colonel Mignon, aprĂšs la lecture de la rĂ©ponse du clerc, un peu trop dĂ©cisive pour un amour-propre quinquagĂ©naire. En se voyant trahie, abandonnĂ©e pour des millions, ÉlĂ©onore Ă©tait en proie Ă  un paroxysme de rage, de haine et de mĂ©chancetĂ© froide. PhiloxĂšne frappa pour entrer dans la somptueuse chambre de sa maĂźtresse, elle la trouva les yeux pleins de larmes et resta stupĂ©faite de ce phĂ©nomĂšne sans prĂ©cĂ©dent depuis quinze ans qu’elle la servait. — On expie le bonheur de dix ans en dix minutes ! s’écriait la duchesse. — Une lettre du Havre, madame. ÉlĂ©onore lut la prose de Canalis sans s’apercevoir de la prĂ©sence de PhiloxĂšne dont l’étonnement s’accrut en voyant renaĂźtre la sĂ©rĂ©nitĂ© sur le visage de la duchesse, Ă  mesure qu’elle avançait dans la lecture de la lettre. Tendez Ă  un homme qui se noie une perche grosse comme une canne, il y voit une route royale de premiĂšre classe ; aussi l’heureuse ÉlĂ©onore croyait-elle Ă  la bonne foi de Canalis en lisant ces quatre pages oĂč l’amour et les affaires, le mensonge et la vĂ©ritĂ© se coudoyaient. Elle, qui, le banquier sorti, venait de faire mander son mari pour empĂȘcher la nomination de Melchior, s’il en Ă©tait encore temps, fut prise d’un sentiment gĂ©nĂ©reux qui monta jusqu’au sublime. — Pauvre garçon ! pensa-t-elle, il n’a pas eu la moindre pensĂ©e mauvaise ! il m’aime comme au premier jour, il me dit tout. ─ PhiloxĂšne ! dit-elle en voyant sa premiĂšre femme de chambre debout et ayant l’air de ranger la toilette. — Madame la duchesse ? — Mon miroir, mon enfant ? ÉlĂ©onore se regarda, vit les lignes de rasoir tracĂ©es sur son front et qui disparaissaient Ă  distance, elle soupira, car elle croyait par ce soupir dire adieu Ă  l’amour. Elle conçut alors une pensĂ©e virile en dehors des petitesses de la femme, une pensĂ©e qui grise pour quelques moments, et dont l’enivrement peut expliquer la clĂ©mence de la SĂ©miramis du Nord quand elle maria sa jeune et belle rivale Ă  Momonoff. — Puisqu’il n’a pas failli, je veux lui faire avoir les millions et la fille, pensa-t-elle, si cette petite demoiselle Mignon est aussi laide qu’il le dit. Trois coups, Ă©lĂ©gamment frappĂ©s, annoncĂšrent le duc Ă  qui sa femme ouvrit elle-mĂȘme. — Ah ! vous allez mieux, ma chĂšre, s’écria-t-il avec cette joie factice que savent si bien jouer les courtisans et Ă  l’expression de laquelle les niais se prennent. — Mon cher Henri, rĂ©pondit-elle, il est vraiment inconcevable que vous n’ayez pas encore obtenu la nomination de Melchior, vous qui vous ĂȘtes sacrifiĂ© pour le roi dans votre ministĂšre d’un an, en sachant qu’il durerait Ă  peine ce temps-lĂ  ? Le duc regarda PhiloxĂšne, et la femme de chambre montra par un signe imperceptible la lettre du Havre posĂ©e sur la toilette. — Vous vous ennuierez bien en Allemagne, et vous en reviendrez brouillĂ©e avec Melchior, dit naĂŻvement le duc. — Et pourquoi ? — Mais ne serez-vous pas toujours ensemble ?
 rĂ©pondit cet ancien ambassadeur avec une comique bonhomie. — Oh ! non, dit-elle, je vais le marier. — S’il faut en croire d’HĂ©rouville, notre cher Canalis n’attend pas vos bons offices, reprit le duc en souriant. Hier, Grandlieu m’a lu des passages d’une lettre que le Grand-Écuyer lui a Ă©crite et qui, sans doute, Ă©tait rĂ©digĂ©e par sa tante Ă  votre adresse, car mademoiselle d’HĂ©rouville, toujours Ă  l’affĂ»t d’une dot, sait que nous faisons le whist presque tous les soirs, Grandlieu et moi. Ce bon petit d’HĂ©rouville demande au prince de Cadignan de venir faire une chasse royale en Normandie en lui recommandant d’y amener le roi pour tourner la tĂȘte Ă  la donzelle, quand elle se verra l’objet d’une pareille chevauchĂ©e. En effet, deux mots de Charles X arrangeraient tout. D’HĂ©rouville dit que cette fille est d’une incomparable beauté  — Henri, allons au Havre ! cria la duchesse en interrompant son mari. — Et sous quel prĂ©texte ? dit gravement cet homme qui fut un des confidents de Louis XVIII. — Je n’ai jamais vu de chasse. — Ce serait bien si le roi y allait, mais c’est un aria que de chasser si loin, et il n’ira pas, je viens de lui en parler. — Madame pourrait y venir
 — Ceci vaut mieux, reprit le duc, et la duchesse de Maufrigneuse peut vous aider Ă  la tirer de Rosny. Le roi ne trouverait pas alors mauvais qu’on se servĂźt de ses Ă©quipages de chasse. N’allez pas au Havre, ma chĂšre, dit paternellement le duc, ce serait vous afficher. Tenez, voici, je crois, un meilleur moyen. Gaspard a de l’autre cĂŽtĂ© de la forĂȘt de Brotonne son chĂąteau de Rosembray, pourquoi ne pas lui faire insinuer de recevoir tout ce monde ? — Par qui ? dit ÉlĂ©onore. — Mais sa femme, la duchesse, qui va de compagnie Ă  la Sainte-Table avec mademoiselle d’HĂ©rouville, pourrait, soufflĂ©e par cette vieille fille, en faire la demande Ă  Gaspard. — Vous ĂȘtes un homme adorable, dit ÉlĂ©onore. Je vais Ă©crire deux mots Ă  la vieille fille et Ă  Diane, car il faut nous faire faire des habits de chasse. Ce petit chapeau, j’y pense, rajeunit excessivement. Avez-vous gagnĂ© hier chez l’ambassadeur d’Angleterre ?
 — Oui, dit le duc, je me suis acquittĂ©. — Surtout, Henri, suspendez tout pour les deux nominations de Melchior
 AprĂšs avoir Ă©crit dix lignes Ă  la belle Diane de Maufrigneuse et un mot d’avis Ă  mademoiselle d’HĂ©rouville, ÉlĂ©onore sangla cette rĂ©ponse Ă  travers les mensonges de Canalis. Ă  monsieur le baron de canalis. Mon cher poĂ«te, mademoiselle de La Bastie est trĂšs belle, Mongenod m’a dĂ©montrĂ© que le pĂšre a huit millions, je pensais vous marier avec elle, je vous en veux donc beaucoup de votre manque de confiance. Si vous aviez l’intention de marier La BriĂšre en allant au Havre, je ne comprends pas pourquoi vous ne me l’avez pas dit avant d’y partir. Et pourquoi rester quinze jours sans Ă©crire Ă  une amie qui s’inquiĂšte aussi facilement que moi ? Votre lettre est venue un peu tard, j’avais dĂ©jĂ  vu notre banquier. Vous ĂȘtes un enfant, Melchior, vous rusez avec nous. Ce n’est pas bien. Le duc lui-mĂȘme est outrĂ© de vos procĂ©dĂ©s, il vous trouve peu gentilhomme, ce qui met en doute l’honneur de madame votre mĂšre. » Maintenant, je dĂ©sire voir les choses par moi-mĂȘme. J’aurai l’honneur, je crois, d’accompagner Madame Ă  la chasse que donne le duc d’HĂ©rouville pour mademoiselle de La Bastie, je m’arrangerai pour que vous soyez invitĂ© Ă  rester Ă  Rosembray, car le rendez-vous de chasse sera probablement chez le duc de Verneuil. » Croyez bien, mon cher poĂ«te, que je n’en suis pas moins pour la vie, Votre amie,» ÉlĂ©onore de M. »— Tiens, Ernest, dit Canalis en jetant au nez de La BriĂšre et Ă  travers la table cette lettre qu’il reçut pendant le dĂ©jeuner, voici le deux-milliĂšme billet doux que je reçois de cette femme, et il n’y a pas un tu ! L’illustre ÉlĂ©onore ne s’est jamais compromise plus qu’elle ne l’est là
 Marie-toi, va ! Le plus mauvais mariage est meilleur que le plus doux de ces licous !
 Ah ! je suis le plus grand NicodĂšme qui soit tombĂ© de la lune. Modeste a des millions, elle est perdue Ă  jamais pour moi, car l’on ne revient pas des pĂŽles oĂč nous sommes, vers le Tropique oĂč nous Ă©tions il y a trois jours ! Ainsi je souhaite d’autant plus ton triomphe sur le Grand-Écuyer que j’ai dit Ă  la duchesse n’ĂȘtre venu ici que dans ton intĂ©rĂȘt ; aussi vais-je travailler pour toi. — HĂ©las ! Melchior, il faudrait Ă  Modeste un caractĂšre si grand, si formĂ©, si noble, pour rĂ©sister au spectacle de la cour et des splendeurs si habilement dĂ©ployĂ©es en son honneur et gloire par le duc, que je ne crois pas Ă  l’existence d’une pareille perfection ; et, cependant, si elle est encore la Modeste de ses lettres, il y aurait de l’espoir
 — Es-tu heureux, jeune Boniface, de voir le monde et ta maĂźtresse avec de pareilles lunettes vertes ! s’écria Canalis en sortant et allant se promener dans le jardin. Le poĂ«te, pris entre deux mensonges, ne savait plus Ă  quoi se rĂ©soudre. — Jouez donc les rĂšgles, et vous perdez ! s’écria-t-il assis dans le kiosque. AssurĂ©ment, tous les hommes sensĂ©s auraient agi comme je l’ai fait, il y a quatre jours, et se seraient retirĂ©s du piĂ©ge oĂč je me croyais pris ; car, dans ces cas-lĂ , l’on ne s’amuse pas Ă  dĂ©nouer, l’on brise !
 Allons, restons froid, calme, digne, offensĂ©. L’honneur ne me permet pas d’ĂȘtre autrement. Et une roideur anglaise est le seul moyen de regagner l’estime de Modeste. AprĂšs tout, si je ne me retire de lĂ  qu’en retournant Ă  mon vieux bonheur, ma fidĂ©litĂ© pendant dix ans sera rĂ©compensĂ©e, ÉlĂ©onore me mariera toujours bien ! La partie de chasse devait ĂȘtre le rendez-vous de toutes les passions mises en jeu par la fortune du colonel et par la beautĂ© de Modeste ; aussi vit-on comme une trĂȘve entre tous les adversaires. Pendant les quelques jours demandĂ©s par les apprĂȘts de cette solennitĂ© forestiĂšre, le salon de la villa Mignon offrit alors le tranquille aspect que prĂ©sente une famille trĂšs unie. Canalis, retranchĂ© dans son rĂŽle d’homme blessĂ© par Modeste, voulut se montrer courtois ; il abandonna ses prĂ©tentions, ne donna plus aucun Ă©chantillon de son talent oratoire, et devint ce que sont les gens d’esprit quand ils renoncent Ă  leurs affectations, charmant. Il causait finances avec Gobenbeim, guerre avec le colonel, Allemagne avec madame Mignon, et mĂ©nage avec madame Latournelle, en essayant de les conquĂ©rir Ă  La BriĂšre. Le duc d’HĂ©rouville laissa le champ libre aux deux amis assez souvent, car il fut obligĂ© d’aller Ă  Rosembray se consulter avec le duc de Verneuil et veiller Ă  l’exĂ©cution des ordres du Grand-Veneur, le prince de Cadignan. Cependant l’élĂ©ment comique ne fit pas dĂ©faut. Modeste se vit entre les attĂ©nuations que Canalis apportait Ă  la galanterie du Grand-Écuyer et les exagĂ©rations des deux demoiselles d’HĂ©rouville qui vinrent tous les soirs. Canalis faisait observer Ă  Modeste qu’au lieu d’ĂȘtre l’hĂ©roĂŻne de la chasse, elle y serait Ă  peine remarquĂ©e. Madame serait accompagnĂ©e de la duchesse de Maufrigneuse, belle-fille du Grand-Veneur, de la duchesse de Chaulieu, de quelques-unes des dames de la cour, parmi lesquelles une petite fille ne produirait aucune sensation. On inviterait sans doute des officiers en garnison Ă  Rouen, etc. HĂ©lĂšne ne cessait de rĂ©pĂ©ter Ă  celle en qui elle voyait dĂ©jĂ  sa belle-sƓur, qu’elle serait prĂ©sentĂ©e Ă  Madame ; certainement le duc de Verneuil l’inviterait, elle et son pĂšre, Ă  rester Ă  Rosembray ; si le colonel voulait obtenir une faveur du Roi, la pairie, cette occasion serait unique, car on ne dĂ©sespĂ©rait pas de la prĂ©sence du Roi pour le troisiĂšme jour ; elle serait surprise par le charmant accueil que lui feraient les plus belles femmes de la cour, les duchesses de Chaulieu, de Maufrigneuse, de Lenoncourt-Chaulieu, etc. Les prĂ©ventions de Modeste contre le faubourg Saint-Germain se dissiperaient, etc., etc. Ce fut une petite guerre excessivement amusante par ses marches, ses contremarches, ses stratagĂšmes, dont jouissaient les Dumay, les Latournelle, Gobenheim et Butscha, qui, tous en petit comitĂ©, disaient un mal effroyable des nobles, en notant leurs lĂąchetĂ©s savamment, cruellement Ă©tudiĂ©es. Les dires du parti d’HĂ©rouville furent confirmĂ©s par une invitation conçue en termes flatteurs du duc de Verneuil et du Grand-Veneur de France Ă  monsieur le comte de La Bastie et Ă  sa fille, de venir assister Ă  une grande chasse Ă  Rosembray, les 7, 8, 9 et 10 novembre prochain. La BriĂšre, plein de pressentiments funestes, jouissait de la prĂ©sence de Modeste avec ce sentiment d’aviditĂ© concentrĂ©e dont les Ăąpres plaisirs ne sont connus que des amoureux sĂ©parĂ©s Ă  terme et fatalement. Ces Ă©clairs de bonheur Ă  soi seul, entremĂȘlĂ©s de mĂ©ditations mĂ©lancoliques, sur ce thĂšme Elle est perdue pour moi ! » rendirent ce jeune homme un spectacle d’autant plus touchant que sa physionomie et sa personne Ă©taient en harmonie avec ce sentiment profond. Il n’y a rien de plus poĂ©tique qu’une Ă©lĂ©gie animĂ©e qui a des yeux, qui marche, et qui soupire sans rimes. Enfin le duc d’HĂ©rouville vint convenir du dĂ©part de Modeste qui, aprĂšs avoir traversĂ© la Seine, devait aller dans la calĂšche du duc en compagnie de mesdemoiselles d’HĂ©rouville. Le duc fut admirable de courtoisie ; il invita Canalis et La BriĂšre, en leur faisant observer, ainsi qu’à monsieur Mignon, qu’il avait eu soin de tenir des chevaux de chasse Ă  leur disposition. Le colonel pria les trois amants de sa fille d’accepter Ă  dĂ©jeuner le matin du dĂ©part. Canalis voulut alors mettre Ă  exĂ©cution un projet mĂ»ri pendant ces derniers jours, celui de reconquĂ©rir sourdement Modeste, de jouer la duchesse, le Grand-Écuyer et La BriĂšre. Un Ă©lĂšve en diplomatie ne pouvait pas rester engravĂ© dans la situation oĂč il se voyait. De son cĂŽtĂ©, La BriĂšre avait rĂ©solu de dire un Ă©ternel adieu Ă  Modeste. Ainsi chaque prĂ©tendant pensait Ă  glisser son dernier mot, comme le plaideur Ă  son juge avant l’arrĂȘt, en pressentant la fin d’une lutte qui durait depuis trois semaines. AprĂšs le dĂźner, la veille, le colonel prit sa fille par le bras et lui fit sentir la nĂ©cessitĂ© de se prononcer. — Notre position avec la famille d’HĂ©rouville serait intolĂ©rable Ă  Rosembray, lui dit-il. Veux-tu devenir duchesse ? demanda-t-il Ă  Modeste. — Non, mon pĂšre, rĂ©pondit-elle. — Aimerais-tu donc Canalis ?
 — AssurĂ©ment, non, mon pĂšre, mille fois non, dit-elle avec une impatience d’enfant. Le colonel regarda Modeste avec une espĂšce de joie. — Ah ! je ne t’ai pas influencĂ©e, s’écria ce bon pĂšre ; je puis maintenant t’avouer que, dĂšs Paris, j’avais choisi mon gendre quand en lui faisant accroire que je n’avais pas de fortune, il m’a sautĂ© au cou en me disant que je lui ĂŽtais un poids de cent livres de dessus le cƓur
 — De qui parlez-vous ? demanda Modeste en rougissant. — De l’homme Ă  vertus positives, d’une moralitĂ© sĂ»re, dit-il railleusement en rĂ©pĂ©tant la phrase qui le lendemain de son retour avait dissipĂ© les rĂȘves de Modeste. — Eh ! je ne pense pas Ă  lui, papa ! Laissez-moi libre de refuser le duc moi-mĂȘme ; je le connais, je sais comment le flatter
 — Ton choix n’est donc pas fait ? — Pas encore. Il me reste encore quelques syllabes Ă  deviner dans la charade de mon avenir ; mais, aprĂšs avoir vu la cour par une Ă©chappĂ©e, je vous dirai mon secret Ă  Rosembray. — Vous irez Ă  la chasse, n’est-ce pas ? cria le colonel en voyant de loin La BriĂšre venant dans l’allĂ©e oĂč il se promenait avec Modeste. — Non, colonel, rĂ©pondit Ernest. Je viens prendre congĂ© de vous et de mademoiselle, je retourne Ă  Paris
 — Vous n’ĂȘtes pas curieux, dit Modeste en interrompant et regardant le timide Ernest. — Il suffirait, pour me faire rester, d’un dĂ©sir que je n’ose espĂ©rer, rĂ©pliqua-t-il. — Si ce n’est que cela, vous me ferez plaisir, Ă  moi, dit le colonel en allant au-devant de Canalis et laissant sa fille et le pauvre Ernest ensemble pour un instant. — Mademoiselle, dit-il en levant les yeux sur elle avec la hardiesse d’un homme sans espoir, j’ai une priĂšre Ă  vous faire. — À moi ? — Que j’emporte votre pardon ! Ma vie ne sera jamais heureuse, j’ai le remords d’avoir perdu mon bonheur, sans doute par ma faute ; mais, au moins
 — Avant de nous quitter pour toujours, rĂ©pondit Modeste d’une voix Ă©mue en interrompant Ă  la Canalis, je ne veux savoir de vous qu’une seule chose ; et, si vous avez une fois pris un dĂ©guisement, je ne pense pas qu’en ceci vous auriez la lĂąchetĂ© de me tromper
 Le mot lĂąchetĂ© fit pĂąlir Ernest, qui s’écria ─ Vous ĂȘtes sans pitiĂ© ! — Serez-vous franc ? — Vous avez le droit de me faire une si dĂ©gradante question, dit-il d’une voix affaiblie par une violente palpitation. — Eh bien ! avez-vous lu mes lettres Ă  monsieur de Canalis ? — Non, mademoiselle ; et si je les ai fait lire au colonel, ce fut pour justifier mon attachement en lui montrant et comment mon affection avait pu naĂźtre, et combien mes tentatives pour essayer de vous guĂ©rir de votre fantaisie avaient Ă©tĂ© sincĂšres. — Mais comment l’idĂ©e de cette ignoble mascarade est-elle venue ? dit-elle avec une espĂšce d’impatience. La BriĂšre raconta dans toute sa vĂ©ritĂ© la scĂšne Ă  laquelle la premiĂšre lettre de Modeste avait donnĂ© lieu, l’espĂšce de dĂ©fi qui en Ă©tait rĂ©sultĂ© par suite de sa bonne opinion, Ă  lui Ernest, en faveur d’une jeune fille amenĂ©e vers la gloire, comme une plante cherchant sa part de soleil. — Assez, rĂ©pondit Modeste avec une Ă©motion contenue. Si vous n’avez pas mon cƓur, monsieur, vous avez toute mon estime. Cette simple phrase causa le plus violent Ă©tourdissement Ă  La BriĂšre. En se sentant chanceler, il s’appuya sur un arbrisseau, comme un homme privĂ© de sa raison. Modeste, qui s’en allait, retourna la tĂȘte et revint prĂ©cipitamment. — Qu’avez-vous ? dit-elle en le prenant par la main et l’empĂȘchant de tomber. Modeste sentit une main glacĂ©e et vit un visage blanc comme un lys, le sang Ă©tait tout au cƓur. — Pardon, mademoiselle. Je me croyais si mĂ©prisé  — Mais, reprit-elle avec une hauteur dĂ©daigneuse, je ne vous ai pas dit que je vous aimasse. Et elle laissa de nouveau La BriĂšre qui, malgrĂ© la duretĂ© de cette parole, crut marcher dans les airs. La terre mollissait sous ses pieds, les arbres lui semblaient ĂȘtre chargĂ©s de fleurs, le ciel avait une couleur rose, et l’air lui parut bleuĂątre, comme dans ces temples d’hymĂ©nĂ©e Ă  la fin des piĂšces fĂ©eries qui finissent heureusement. Dans ces situations, les femmes sont comme Janus, elles voient ce qui se passe derriĂšre elles, sans se retourner ; et Modeste aperçut alors dans la contenance de cet amoureux les irrĂ©cusables symptĂŽmes d’un amour Ă  la Butscha, ce qui, certes, est le nec plus ultrĂ  des dĂ©sirs d’une femme. Aussi le haut prix attachĂ© Ă  son estime par La BriĂšre causa-t-il Ă  Modeste une Ă©motion d’une douceur infinie. — Mademoiselle, dit Canalis en quittant le colonel et venant Ă  Modeste, malgrĂ© le peu de cas que vous faites de mes sentiments, il importe Ă  mon honneur d’effacer une tache que j’y ai trop longtemps soufferte. Cinq jours aprĂšs mon arrivĂ©e ici, voici ce que m’écrivait la duchesse de Chaulieu. Il fit lire Ă  Modeste les premiĂšres lignes de la lettre oĂč la duchesse disait avoir vu Mongenod et vouloir marier Melchior Ă  Modeste ; puis il les lui remit aprĂšs avoir dĂ©chirĂ© le surplus. — Je ne puis vous laisser voir le reste, dit-il en mettant le papier dans sa poche, mais je confie Ă  votre dĂ©licatesse ces quelques lignes afin que vous puissiez en vĂ©rifier l’écriture. La jeune fille qui m’a supposĂ© d’ignobles sentiments est bien capable de croire Ă  quelque collusion, Ă  quelque stratagĂšme. Ceci peut vous prouver combien je tiens Ă  vous dĂ©montrer que la querelle qui subsiste entre nous n’a pas eu chez moi pour base un vil intĂ©rĂȘt. Ah ! Modeste, dit-il avec des larmes dans la voix, votre poĂ«te, le poĂ«te de madame de Chaulieu n’a pas moins de poĂ©sie dans le cƓur que dans la pensĂ©e. Vous verrez la duchesse, suspendez votre jugement sur moi jusque-lĂ . Et il laissa Modeste abasourdie. — Ah çà ! les voilĂ  tous des anges, se dit-elle, ils sont inĂ©pousables, le duc seul appartient Ă  l’humanitĂ©. — Mademoiselle Modeste, cette chasse m’inquiĂšte, dit Butscha qui parut en portant un paquet sous le bras. J’ai rĂȘvĂ© que vous Ă©tiez emportĂ©e par votre cheval, et je suis allĂ© Ă  Rouen vous chercher un mors espagnol, on m’a dit que jamais un cheval ne pouvait le prendre aux dents ; je vous supplie de vous en servir, je l’ai fait voir au colonel qui m’a dĂ©jĂ  plus remerciĂ© que cela ne vaut. — Pauvre cher Butscha ! s’écria Modeste Ă©mue aux larmes par ce soin maternel. Butscha s’en alla sautillant comme un homme Ă  qui l’on vient d’apprendre la mort d’un vieil oncle Ă  succession. — Mon cher pĂšre, dit Modeste en rentrant au salon, je voudrais bien avoir la belle cravache
 si vous proposiez Ă  monsieur de La BriĂšre de l’échanger contre votre tableau de Van Ostade. Modeste regarda sournoisement Ernest pendant que le colonel lui faisait cette proposition devant ce tableau, seule chose qu’il eĂ»t comme souvenir de ses campagnes, et qu’il avait achetĂ©e d’un bourgeois de Ratisbonne. Elle se dit en elle-mĂȘme en voyant avec quelle prĂ©cipitation La BriĂšre quitta le salon ─ Il sera de la chasse ! Chose Ă©trange, les trois amants de Modeste se rendirent Ă  Rosembray, tous le cƓur plein d’espĂ©rance et ravis de ses adorables perfections. Rosembray, terre rĂ©cemment achetĂ©e par le duc de Verneuil avec la somme que lui donna sa part dans le milliard votĂ© pour lĂ©gitimer la vente des biens nationaux, est remarquable par un chĂąteau d’une magnificence comparable Ă  celle de MesniĂšre et de Balleroy. On arrive Ă  cet imposant et noble Ă©difice par une immense allĂ©e de quatre rangs d’ormes sĂ©culaires, et l’on traverse une immense cour d’honneur en pente, comme celle de Versailles, Ă  grilles magnifiques, Ă  deux pavillons de concierge, et ornĂ©e de grands orangers dans leurs caisses. Sur la cour, le chĂąteau prĂ©sente, entre deux corps de logis en retour, deux rangs de dix-neuf hautes croisĂ©es Ă  cintres sculptĂ©s et Ă  petits carreaux, sĂ©parĂ©es entre elles par une colonnade engagĂ©e et cannelĂ©e. Un entablement Ă  balustres cache un toit Ă  l’indienne d’oĂč sortent des cheminĂ©es en pierres de taille masquĂ©es par des trophĂ©es d’armes, Rosembray ayant Ă©tĂ© bĂąti, sous Louis XIV, par un fermier-gĂ©nĂ©ral nommĂ© Cottin. Sur le parc, la façade se distingue de celle sur la cour par un avant-corps de cinq croisĂ©es Ă  colonnes au-dessus duquel se voit un magnifique fronton. La famille de Marigny, Ă  qui les biens de ce Cottin furent apportĂ©s par mademoiselle Cottin, unique hĂ©ritiĂšre de son pĂšre, y fit sculpter un lever de soleil par Coysevox. Au-dessous, deux anges dĂ©roulent un ruban oĂč se lit cette devise substituĂ©e Ă  l’ancienne en l’honneur du Grand Roi Sol nobis benignus. Le Grand Roi avait fait duc le marquis de Marigny, l’un de ses plus insignifiants favoris. Du perron Ă  grands escaliers circulaires et Ă  balustres, la vue s’étend sur un immense Ă©tang, long et large comme le grand canal de Versailles, et qui commence au bas d’une pelouse digne des boulingrins les plus britanniques, bordĂ©e de corbeilles oĂč brillaient alors les fleurs de l’automne. De chaque cĂŽtĂ©, deux jardins Ă  la française Ă©talent leurs carrĂ©s, leurs allĂ©es, leurs belles pages Ă©crites du plus majestueux style LenĂŽtre. Ces deux jardins sont encadrĂ©s dans toute leur longueur par une marge de bois, d’environ trente arpents, oĂč, sous Louis XV, on a dessinĂ© des parcs Ă  l’anglaise. De la terrasse, la vue s’arrĂȘte, au fond, sur une forĂȘt dĂ©pendant de Rosembray et contiguĂ« Ă  deux forĂȘts, l’une Ă  l’État, l’autre Ă  la Couronne. Il est difficile de trouver un plus beau paysage. L’arrivĂ©e de Modeste fit une certaine sensation dans l’avenue, oĂč l’on aperçut une voiture Ă  la livrĂ©e de France, accompagnĂ©e du Grand-Écuyer, du colonel, de Canalis, de La BriĂšre, tous Ă  cheval, prĂ©cĂ©dĂ©s d’un piqueur en grande livrĂ©e, suivis de dix domestiques parmi lesquels se remarquaient le mulĂątre, le nĂšgre et l’élĂ©gant briska du colonel pour les deux femmes de chambre et les paquets. La voiture Ă  quatre chevaux Ă©tait menĂ©e par des tigres mis avec une coquetterie ordonnĂ©e par le Grand-Écuyer, souvent mieux servi que le roi. En entrant et voyant ce petit Versailles, Modeste, Ă©blouie par la magnificence des grands seigneurs, pensa soudain Ă  son entrevue avec les cĂ©lĂšbres duchesses, elle eut peur de paraĂźtre empruntĂ©e, provinciale ou parvenue ; elle perdit complĂ©tement la tĂȘte et se repentit d’avoir voulu cette partie de chasse. Quand la voiture eut arrĂȘtĂ©, fort heureusement Modeste aperçut un vieillard en perruque blonde, frisĂ©e Ă  petites boucles, dont la figure calme, pleine, lisse, offrait un sourire paternel et l’expression d’un enjouement monastique rendu presque digne par un regard Ă  demi voilĂ©. La duchesse, femme d’une haute dĂ©votion, fille unique d’un premier prĂ©sident richissime et mort en 1800, sĂšche et droite, mĂšre de quatre enfants, ressemblait Ă  madame Latournelle si l’imagination consent Ă  embellir la notaresse de toutes les grĂąces d’un maintien vraiment abbatial. — Eh ! bonjour, chĂšre Hortense, dit mademoiselle d’HĂ©rouville qui embrassa la duchesse avec toute la sympathie qui rĂ©unissait ces deux caractĂšres hautains, laissez-moi vous prĂ©senter ainsi qu’à notre cher duc ce petit ange, mademoiselle de La Bastie. — On nous a tant parlĂ© de vous, mademoiselle, dit la duchesse, que nous avions grand’hĂąte de vous possĂ©der ici
 — On regrettera le temps perdu, dit le duc de Verneuil en inclinant la tĂȘte avec une galante admiration. — Monsieur le comte de La Bastie, dit le Grand-Écuyer en prenant le colonel par le bras et le montrant au duc et Ă  la duchesse avec une teinte de respect dans son geste et sa parole. Le colonel salua la duchesse, le duc lui tendit la main. — Soyez le bienvenu, monsieur le comte, dit monsieur de Verneuil, vous possĂ©dez bien des trĂ©sors, ajouta-t-il en regardant Modeste. La duchesse prit Modeste par-dessous le bras, et la conduisit dans un immense salon oĂč se trouvaient groupĂ©es devant la cheminĂ©e une dizaine de femmes. Les hommes, emmenĂ©s par le duc, se promenĂšrent sur la terrasse, Ă  l’exception de Canalis qui se rendit respectueusement auprĂšs de la superbe ÉlĂ©onore. La duchesse, assise Ă  un mĂ©tier de tapisserie, donnait des conseils Ă  mademoiselle de Verneuil pour nuancer. Modeste se serait traversĂ© le doigt d’une aiguille en mettant la main sur une pelote, elle n’aurait pas Ă©tĂ© si vivement atteinte qu’elle le fut par le coup d’Ɠil glacial, hautain, mĂ©prisant, que lui jeta la duchesse de Chaulieu. Dans le premier moment, elle ne vit que cette femme, elle la devina. Pour savoir jusqu’oĂč va la cruautĂ© de ces charmants ĂȘtres que nos passions grandissent tant, il faut voir les femmes entre elles. Modeste aurait dĂ©sarmĂ© toute autre qu’ÉlĂ©onore par sa stupide et involontaire admiration ; car sans sa connaissance de l’ñge, elle eĂ»t cru voir une femme de trente-six ans, mais elle Ă©tait rĂ©servĂ©e Ă  bien d’autres Ă©tonnements ! Le poĂ«te se heurtait alors contre une colĂšre de grande dame. Une pareille colĂšre est le plus atroce des sphinx le visage est radieux, tout le reste est farouche. Les rois eux-mĂȘmes ne savent comment faire capituler la politesse exquise de froideur qui cache une armure d’acier. La dĂ©licieuse tĂȘte de femme sourit, et en mĂȘme temps l’acier mord, la main est d’acier, le bras, le corps, tout est d’acier. Canalis essayait de se cramponner Ă  cet acier, mais ses doigts y glissaient comme ses paroles sur le cƓur ; et la tĂȘte gracieuse, et la phrase gracieuse, et le maintien gracieux dĂ©guisaient Ă  tous les regards l’acier de cette colĂšre descendue Ă  vingt-cinq degrĂ©s au-dessous de zĂ©ro. L’aspect de la sublime beautĂ© de Modeste embellie par le voyage, la vue de cette jeune fille mise aussi bien que Diane de Maufrigneuse, avait enflammĂ© les poudres amassĂ©es par la rĂ©flexion dans la tĂȘte d’ÉlĂ©onore. Toutes les femmes Ă©taient venues Ă  une croisĂ©e pour voir descendre de voiture la merveille du jour, accompagnĂ©e de ses trois amants. — N’ayons pas l’air d’ĂȘtre si curieuses, avait dit madame de Chaulieu frappĂ©e au cƓur par ce mot de Diane ─ Elle est divine ! d’oĂč çà sort-il ? Et elles s’étaient envolĂ©es au salon, oĂč chacune avait repris sa contenance, et oĂč la duchesse de Chaulieu se sentit dans le cƓur mille vipĂšres qui toutes demandaient Ă  la fois leur pĂąture. Mademoiselle d’HĂ©rouville dit Ă  voix basse Ă  la duchesse de Verneuil et avec intention ─ ÉlĂ©onore reçoit bien mal son grand Melchior. — La duchesse de Maufrigneuse croit qu’il y a du froid entre eux, rĂ©pondit Laure de Verneuil avec simplicitĂ©. Cette phrase, dite si souvent dans le monde, n’est-elle pas admirable ? on y sent la bise du pĂŽle. — Et pourquoi ? demanda Modeste Ă  cette charmante jeune fille sortie du SacrĂ©-CƓur depuis deux mois. — Le grand homme, rĂ©pondit la dĂ©vote duchesse qui fit signe Ă  sa fille de se taire, l’a laissĂ©e sans un mot pendant quinze jours, aprĂšs son dĂ©part pour le Havre, et aprĂšs lui avoir dit qu’il y allait pour sa santĂ©. Modeste laissa Ă©chapper un mouvement qui frappa Laure, HĂ©lĂšne et mademoiselle d’HĂ©rouville. — Et pendant ce temps, disait la dĂ©vote duchesse en continuant, elle le faisait nommer commandeur et ministre Ă  Baden. — Oh ! c’est mal Ă  Canalis, car il lui doit tout, dit mademoiselle d’HĂ©rouville. — Pourquoi madame de Chaulieu n’est-elle pas venue au Havre ? demanda naĂŻvement Modeste Ă  HĂ©lĂšne. — Ma petite, dit la duchesse de Verneuil, elle se laisserait bien assassiner sans profĂ©rer une parole. Regardez-la ! Quelle reine ! sa tĂȘte sur un billot sourirait encore comme fit Marie Stuart ; et notre belle ÉlĂ©onore a d’ailleurs de ce sang dans les veines. — Elle ne lui a pas Ă©crit ? reprit Modeste. — Diane, rĂ©pondit la duchesse encouragĂ©e Ă  ces confidences par un coup de coude de mademoiselle d’HĂ©rouville, m’a dit qu’elle avait fait Ă  la premiĂšre lettre que Canalis lui a Ă©crite, il y a dix jours environ, une bien sanglante rĂ©ponse. Cette explication fit rougir Modeste de honte pour Canalis ; elle souhaita, non pas l’écraser sous ses pieds, mais se venger par une de ces malices plus cruelles que des coups de poignard. Elle regarda fiĂšrement la duchesse de Chaulieu. Ce fut un regard dorĂ© par huit millions. — Monsieur Melchior !
 dit-elle. Toutes les femmes levĂšrent le nez et jetĂšrent les yeux alternativement sur la duchesse qui causait Ă  voix basse au mĂ©tier avec Canalis, et sur cette jeune fille assez mal Ă©levĂ©e pour troubler deux amants aux prises, ce qui ne se fait dans aucun monde. Diane de Maufrigneuse hocha la tĂȘte en ayant l’air de dire L’enfant est dans son droit ! » Les douze femmes finirent par sourire entre elles, car elles jalousaient toutes une femme de cinquante-six ans, assez belle encore pour pouvoir puiser dans le trĂ©sor commun et y voler part de jeune. Melchior regarda Modeste avec une impatience fĂ©brile et par un geste de maĂźtre Ă  valet, tandis que la duchesse baissa la tĂȘte par un mouvement de lionne dĂ©rangĂ©e pendant son festin ; mais ses yeux attachĂ©s au canevas jetĂšrent des flammes presque rouges sur le poĂ«te en en fouillant le cƓur Ă  coups d’épigrammes, chaque mot s’expliquait par une triple injure. — Monsieur Melchior ! rĂ©pĂ©ta Modeste d’une voix qui avait le droit de se faire Ă©couter. — Quoi, mademoiselle ?
 demanda le poĂ«te. ObligĂ© de se lever, il resta debout Ă  mi-chemin du mĂ©tier qui se trouvait auprĂšs d’une fenĂȘtre et de la cheminĂ©e prĂšs de laquelle Modeste Ă©tait assise sur le canapĂ© de la duchesse de Verneuil. Quelles poignantes rĂ©flexions ne fit pas cet ambitieux, quand il reçut un regard fixe d’ÉlĂ©onore. ObĂ©ir Ă  Modeste, tout Ă©tait fini sans retour entre le poĂ«te et sa protectrice. Ne pas Ă©couter la jeune fille, Canalis avouait son servage, il annulait le profit de ses vingt-cinq jours de lĂąchetĂ©s, il manquait aux plus simples lois de la CivilitĂ© puĂ©rile et honnĂȘte. Plus la sottise Ă©tait grosse, plus impĂ©rieusement la duchesse l’exigeait. La beautĂ©, la fortune de Modeste mises en regard de l’influence et des droits d’ÉlĂ©onore rendirent cette hĂ©sitation entre l’homme et son honneur aussi terrible Ă  voir que le pĂ©ril d’un matador dans l’arĂšne. Un homme ne trouve de palpitations semblables Ă  celles qui pouvaient donner un anĂ©vrisme Ă  Canalis que devant un tapis vert, en voyant sa ruine ou sa fortune dĂ©cidĂ©es en cinq minutes. — Mademoiselle d’HĂ©rouville m’a fait quitter si promptement la voiture que j’y ai laissĂ©e, dit Modeste Ă  Canalis, mon mouchoir
 Canalis fit un haut-le-corps significatif. — Et, dit Modeste en continuant malgrĂ© ce geste d’impatience, j’y ai nouĂ© la clef d’un portefeuille qui contient un fragment de lettre importante ; ayez la bontĂ©, Melchior, de la faire demander
 Entre un ange et un tigre irritĂ©, Canalis, devenu blĂȘme, n’hĂ©sita plus, le tigre lui parut le moins dangereux ; il allait se prononcer, lorsque La BriĂšre apparut Ă  la porte de salon, et lui sembla quelque chose comme l’archange Michel tombant du ciel. — Ernest, tiens, mademoiselle de La Bastie a besoin de toi, dit le poĂ«te qui regagna vivement sa chaise auprĂšs du mĂ©tier. Ernest, lui, courut Ă  Modeste sans saluer personne, il ne vit qu’elle, il en reçut cette commission avec un visible bonheur, et s’élança hors du salon avec l’approbation secrĂšte de toutes les femmes. — Quel mĂ©tier pour un poĂ«te ! dit Modeste Ă  HĂ©lĂšne en montrant la tapisserie Ă  laquelle travaillait rageusement la duchesse. — Si tu lui parles, si tu la regardes une seule fois, tout est Ă  jamais fini, disait Ă  voix basse Ă  Melchior ÉlĂ©onore que le mezzo termine d’Ernest n’avait pas satisfait. Et, songes-y bien ! quand je ne serai pas lĂ , je laisserai des yeux qui t’observeront. Sur ce mot, la duchesse, femme de taille moyenne, mais un peu trop grasse, comme le sont toutes les femmes de cinquante ans passĂ©s qui restent belles, se leva, marcha vers le groupe oĂč se trouvait Diane de Maufrigneuse, en avançant des pieds menus et nerveux comme ceux d’une biche. Sous sa rondeur se rĂ©vĂ©lait l’exquise finesse dont sont douĂ©es ces sortes de femmes et que leur donne la vigueur de leur systĂšme nerveux qui maĂźtrise et vivifie le dĂ©veloppement de la chair. On ne pouvait pas expliquer autrement sa lĂ©gĂšre dĂ©marche qui fut d’une noblesse incomparable. Il n’y a que les femmes dont les quartiers de noblesse commencent Ă  NoĂ©, comme ÉlĂ©onore, qui savent ĂȘtre majestueuses, malgrĂ© leur embonpoint de fermiĂšre. Un philosophe eĂ»t peut-ĂȘtre plaint PhiloxĂšne en admirant l’heureuse distribution du corsage et les soins minutieux d’une toilette du matin portĂ©e avec une Ă©lĂ©gance de reine, avec une aisance de jeune personne. Audacieusement coiffĂ©e en cheveux abondants, sans teinture, et nattĂ©s sur la tĂȘte en forme de tour, ÉlĂ©onore montrait fiĂšrement son cou de neige, sa poitrine et ses Ă©paules d’un modelĂ© dĂ©licieux, ses bras nus et Ă©blouissants, terminĂ©s par des mains cĂ©lĂšbres. Modeste, comme toutes les antagonistes de la duchesse, reconnut en elle une de ces femmes dont on dit — C’est notre maĂźtresse Ă  toutes ! Et en effet, on reconnaissait en ÉlĂ©onore une des quelques grandes dames, devenues si rares maintenant en France. Vouloir expliquer ce qu’il y a d’auguste dans le port de la tĂȘte, de fin, de dĂ©licat dans telle ou telle sinuositĂ© du cou, d’harmonieux dans les mouvements, de digne dans un maintien, de noble dans l’accord parfait des dĂ©tails et de l’ensemble, dans ces artifices devenus naturels qui rendent une femme sainte et grande, ce serait vouloir analyser le sublime. On jouit de cette poĂ©sie comme de celle de Paganini, sans s’en expliquer les moyens, car la cause est toujours l’ñme qui se rend visible. La duchesse inclina la tĂȘte pour saluer HĂ©lĂšne et sa tante, puis elle dit Ă  Diane d’une voix enjouĂ©e, pure, sans trace d’émotion ─ N’est-il pas temps de nous habiller, duchesse ? Et elle fit sa sortie, accompagnĂ©e de sa belle-fille et de mademoiselle d’HĂ©rouville, qui toutes deux lui donnĂšrent le bras. Elle parla bas en s’en allant avec la vieille fille, qui la pressa sur son cƓur en lui disant ─ Vous ĂȘtes charmante. Ce qui signifiait ─ Je suis toute Ă  vous pour le service que vous venez de nous rendre. Mademoiselle d’HĂ©rouville rentra pour jouer son rĂŽle d’espion, et son premier regard apprit Ă  Canalis que le dernier mot de la duchesse n’était pas une vaine menace. L’apprenti diplomate se trouva de trop petite science pour une si terrible lutte, et son esprit lui servit du moins Ă  se placer dans une situation franche, sinon digne. Quand Ernest reparut apportant le mouchoir Ă  Modeste, il le prit par le bras et l’emmena sur la pelouse. — Mon cher ami, lui dit-il, je suis l’homme, non pas le plus malheureux, mais le plus ridicule du monde ; aussi ai-je recours Ă  toi pour me tirer du guĂȘpier oĂč je me suis fourrĂ©. Modeste est un dĂ©mon ; elle a vu mon embarras, elle en rit, elle vient de me parler de deux lignes d’une lettre de madame de Chaulieu que j’ai fait la sottise de lui confier ; si elle les montrait, jamais je ne pourrais me raccommoder avec ÉlĂ©onore. Ainsi, demande immĂ©diatement ce papier Ă  Modeste, et dis-lui de ma part que je n’ai sur elle aucune vue, aucune prĂ©tention. Je compte sur sa dĂ©licatesse, sur sa probitĂ© de jeune fille pour se conduire avec moi comme si nous ne nous Ă©tions jamais vus, je la prie de ne pas m’adresser la parole, je la supplie de m’accorder ses rigueurs, sans oser rĂ©clamer de sa malice une espĂšce de colĂšre jalouse qui servirait Ă  merveille mes intĂ©rĂȘts
 Va, j’attends ici. Ernest de La BriĂšre aperçut, en rentrant au salon, un jeune officier de la compagnie des Gardes d’HavrĂ©, le vicomte de SĂ©rizy, qui venait d’arriver de Rosny pour annoncer que Madame Ă©tait obligĂ©e de se trouver Ă  l’ouverture de la session. On sait de quelle importance fut cette solennitĂ© constitutionnelle, oĂč Charles X prononça son discours environnĂ© de toute sa famille, madame la Dauphine et Madame y assistant dans leur tribune. Le choix de l’ambassadeur chargĂ© d’exprimer les regrets de la princesse Ă©tait une attention pour Diane, on la disait alors adorĂ©e par ce charmant jeune homme, fils d’un ministre d’État, gentilhomme ordinaire de la Chambre, promis Ă  de hautes destinĂ©es en sa qualitĂ© de fils unique et d’hĂ©ritier d’une immense fortune. La duchesse de Maufrigneuse ne souffrait les attentions du vicomte que pour bien mettre en lumiĂšre l’ñge de madame de SĂ©rizy qui, selon la chronique publiĂ©e sous l’éventail, lui avait enlevĂ© le cƓur du beau Lucien de RubemprĂ©. — Vous nous ferez, j’espĂšre, le plaisir de rester Ă  Rosembray, dit la sĂ©vĂšre duchesse au jeune officier. Tout en ouvrant l’oreille aux mĂ©disances, la dĂ©vote fermait les yeux sur les coquetteries de ses hĂŽtes soigneusement appareillĂ©s par le duc, car on ne sait pas tout ce que tolĂšrent ces excellentes femmes, sous prĂ©texte de ramener au bercail par leur indulgence des brebis Ă©garĂ©es. — Nous avons comptĂ©, dit le Grand-Écuyer, sans notre gouvernement constitutionnel, et Rosembray, madame la duchesse, y perd un grand honneur
 — Nous n’en serons que plus Ă  notre aise ! dit un grand vieillard sec, d’environ soixante-quinze ans, vĂȘtu de drap bleu, gardant sa casquette de chasse sur la tĂȘte par permission des dames. Ce personnage, qui ressemblait beaucoup au duc de Bourbon, n’était rien moins que le prince de Cadignan, Grand-Veneur, un des derniers grands seigneurs français. Au moment oĂč La BriĂšre essayait de passer derriĂšre le canapĂ© pour demander un moment d’entretien Ă  Modeste, un homme de trente-huit ans, petit, gros et commun, entra. — Mon fils, le prince de Loudon, dit la duchesse de Verneuil Ă  Modeste qui ne put comprimer sur sa jeune physionomie une expression d’étonnement en voyant par qui Ă©tait portĂ© le nom que le gĂ©nĂ©ral de la cavalerie vendĂ©enne avait rendu si cĂ©lĂšbre, et par sa hardiesse et par le martyre de son supplice. Le duc de Verneuil actuel Ă©tait un troisiĂšme fils emmenĂ© par son pĂšre en Ă©migration, et le seul survivant de quatre enfants. — Gaspard ! dit la duchesse en appelant son fils prĂšs d’elle. Le jeune prince vint Ă  l’ordre de sa mĂšre, qui reprit en lui montrant Modeste ─ Mademoiselle de La Bastie, mon ami. L’hĂ©ritier prĂ©somptif, dont le mariage avec la fille unique de Desplein Ă©tait arrangĂ©, salua la jeune fille sans paraĂźtre, comme l’avait Ă©tĂ© son pĂšre, Ă©merveillĂ© de sa beautĂ©. Modeste put alors comparer la jeunesse d’aujourd’hui Ă  la vieillesse d’autrefois, car le vieux prince de Cadignan lui avait dĂ©jĂ  dit deux ou trois mots charmants en lui prouvant ainsi qu’il rendait autant d’hommages Ă  la femme qu’à la royautĂ©. Le duc de RhĂ©torĂ©, fils aĂźnĂ© de madame de Chaulieu, remarquable par ce ton qui rĂ©unit l’impertinence et le sans-gĂȘne, avait, comme le prince de Loudon, saluĂ© Modeste presque cavaliĂšrement. La raison de ce contraste entre les fils et les pĂšres vient peut-ĂȘtre de ce que les hĂ©ritiers ne se sentent plus ĂȘtre de grandes choses comme leurs aĂŻeux, et se dispensent des charges de la puissance en ne s’en trouvant plus que l’ombre. Les pĂšres ont encore la politesse inhĂ©rente Ă  leur grandeur Ă©vanouie, comme ces sommets encore dorĂ©s par le soleil quand tout est dans les tĂ©nĂšbres Ă  l’entour. Enfin Ernest put glisser deux mots Ă  Modeste, qui se leva. — Ma petite belle, dit la duchesse en croyant que Modeste allait s’habiller et qui tira le cordon d’une sonnette, on va vous conduire Ă  votre appartement. Ernest accompagna jusqu’au grand escalier Modeste en lui prĂ©sentant la requĂȘte de l’infortunĂ© Canalis, et il essaya de la toucher en lui peignant les angoisses de Melchior. — Il aime, voyez-vous ? C’est un captif qui croyait pouvoir briser sa chaĂźne. — De l’amour chez ce fĂ©roce calculateur ?
 rĂ©pliqua Modeste. — Mademoiselle, vous ĂȘtes Ă  l’entrĂ©e de la vie, vous n’en connaissez pas les dĂ©filĂ©s. Il faut pardonner toutes ses inconsĂ©quences Ă  un homme qui se met sous la domination d’une femme plus ĂągĂ©e que lui, car il n’y est pour rien. Songez combien de sacrifices Canalis a faits Ă  cette divinitĂ© ! Maintenant il a jetĂ© trop de semailles pour dĂ©daigner la moisson, la duchesse reprĂ©sente dix ans de soins et de bonheur. Vous aviez fait tout oublier Ă  ce poĂ«te, qui, par malheur, a plus de vanitĂ© que d’orgueil ; il n’a su ce qu’il perdait qu’en revoyant madame de Chaulieu. Si vous connaissiez Canalis, vous l’aideriez. C’est un enfant qui dĂ©range Ă  jamais sa vie !
 Vous l’appelez un calculateur ; mais il calcule bien mal, comme tous les poĂ«tes d’ailleurs, gens Ă  sensations, pleins d’enfance, Ă©blouis, comme les enfants, par ce qui brille, et courant aprĂšs !
 Il a aimĂ© les chevaux et les tableaux, il a chĂ©ri la gloire, il veut maintenant le pouvoir, il vend ses toiles pour avoir des armures, des meubles de la Renaissance et de Louis XV. Convenez que ses hochets sont de grandes choses ? — Assez, dit Modeste. Venez, dit-elle en apercevant son pĂšre qu’elle appela par un signe de tĂȘte pour avoir son bras, je vais vous remettre les deux lignes ; vous les porterez au grand homme en l’assurant d’une entiĂšre condescendance Ă  ses dĂ©sirs ; mais Ă  une condition. Je veux que vous lui prĂ©sentiez tous mes remercĂźments pour le plaisir que j’ai eu de voir jouer pour moi toute seule une des plus belles piĂšces du Théùtre allemand. Je sais maintenant que le chef-d’Ɠuvre de GƓthe n’est ni Faust ni le comte d’Egmont
 Et comme Ernest regardait la malicieuse fille d’un air hĂ©bĂ©tĂ© —
 C’est Torquato Tasso ! reprit-elle. Dites Ă  monsieur de Canalis qu’il la relise, ajouta-t-elle en souriant. Je tiens Ă  ce que vous rĂ©pĂ©tiez ceci mot pour mot Ă  votre ami, car ce n’est pas une immense Ă©pigramme, mais la justification de sa conduite, Ă  cette diffĂ©rence prĂšs qu’il deviendra, je l’espĂšre, trĂšs raisonnable, grĂące Ă  la folie d’ÉlĂ©onore. La premiĂšre femme de la duchesse guida Modeste et son pĂšre vers leur appartement oĂč Françoise Cochet avait dĂ©jĂ  tout mis en ordre, et dont l’élĂ©gance, la recherche Ă©tonnĂšrent le colonel, Ă  qui Françoise apprit qu’il existait trente appartements de maĂźtre dans ce goĂ»t au chĂąteau. — VoilĂ  comme je conçois une terre, dit Modeste. — Le comte de La Bastie te fera construire un chĂąteau pareil, rĂ©pondit le colonel. — Tenez, monsieur, dit Modeste en donnant le petit papier Ă  Ernest, allez rassurer notre ami. Ce mot, notre ami, frappa le RĂ©fĂ©rendaire. Il regarda Modeste pour savoir s’il y avait quelque chose de sĂ©rieux dans la communautĂ© de sentiments qu’elle paraissait accepter ; et la jeune fille, comprenant cette interrogation, lui dit ─ Eh ! allez donc, votre ami attend. La BriĂšre rougit excessivement et sortit dans un Ă©tat de doute, d’anxiĂ©tĂ©, de trouble plus cruel que le dĂ©sespoir. Les approches du bonheur sont, pour les vrais amants, comparables Ă  ce que la poĂ©sie catholique a si bien nommĂ© l’entrĂ©e du paradis, pour exprimer un lieu tĂ©nĂ©breux, difficile, Ă©troit, et oĂč retentissent les derniers cris d’une suprĂȘme angoisse. Une heure aprĂšs, l’illustre compagnie Ă©tait rĂ©unie et au grand complet dans le salon, les uns jouant au whist, les autres causant, les femmes occupĂ©es Ă  de menus ouvrages, en attendant l’annonce du dĂźner. Le Grand-Veneur fit parler monsieur Mignon sur la Chine, sur ses campagnes, sur les PortenduĂšre, les l’Estorade et les Maucombe, familles provençales ; il lui reprocha de ne pas demander du service, en l’assurant que rien n’était plus facile que de l’employer dans son grade de colonel et dans la garde. — Un homme de votre naissance et de votre fortune n’épouse pas les opinions de l’opposition actuelle, dit le prince en souriant. Cette sociĂ©tĂ© d’élite non seulement plut Ă  Modeste, mais elle y devait acquĂ©rir, pendant son sĂ©jour, une perfection de maniĂšres qui, sans cette rĂ©vĂ©lation, lui aurait manquĂ© toute sa vie. Montrer une horloge Ă  un mĂ©canicien en herbe, ce sera toujours lui rĂ©vĂ©ler la mĂ©canique en entier ; il dĂ©veloppe aussitĂŽt les germes qui dorment en lui. De mĂȘme Modeste sut s’approprier tout ce qui distinguait les duchesses de Maufrigneuse et de Chaulieu. Tout, pour elle, fut enseignement, lĂ  oĂč des bourgeoises n’auraient remportĂ© que des ridicules Ă  l’imitation de ces façons. Une jeune fille, bien nĂ©e, instruite et disposĂ©e comme Modeste, se mit naturellement Ă  l’unisson et dĂ©couvrit les diffĂ©rences qui sĂ©parent le monde aristocratique du monde bourgeois, la province du faubourg Saint-Germain ; elle saisit ces nuances presque insaisissables, elle reconnut enfin la grĂące de la grande dame sans dĂ©sespĂ©rer de l’acquĂ©rir. Elle trouva son pĂšre et La BriĂšre infiniment mieux que Canalis au sein de cet Olympe. Le grand poĂ«te, abdiquant sa vraie et incontestable puissance, celle de l’esprit, ne fut plus qu’un maĂźtre des requĂȘtes voulant un poste de ministre, poursuivant le collier de commandeur, obligĂ© de plaire Ă  toutes ces constellations. Ernest de La BriĂšre, sans ambition, restait lui-mĂȘme ; tandis que Melchior, devenu petit garçon, pour se servir d’une expression vulgaire, courtisait le prince de Loudon, le duc de RhĂ©torĂ©, le vicomte de SĂ©risy, le duc de Maufrigneuse, en homme qui n’avait pas son franc-parler comme le colonel Mignon, comte de La Bastie, fier de ses services et de l’estime de l’empereur NapolĂ©on. Modeste remarqua la prĂ©occupation continuelle de l’homme d’esprit cherchant une pointe pour faire rire, un bon mot pour Ă©tonner, un compliment pour flatter ces hautes puissances parmi lesquelles Melchior voulait se maintenir. Enfin, lĂ , ce paon se dĂ©pluma. Au milieu de la soirĂ©e, Modeste alla s’asseoir avec le Grand-Écuyer dans un coin du salon elle l’avait emmenĂ© lĂ  pour terminer une lutte qu’elle ne pouvait plus encourager sans se mĂ©sestimer elle-mĂȘme. — Monsieur le duc, si vous me connaissiez, lui dit-elle, vous sauriez combien je suis touchĂ©e de vos soins. PrĂ©cisĂ©ment, Ă  cause de la profonde estime que j’ai conçue pour votre caractĂšre, de l’amitiĂ© qu’inspire une Ăąme comme la vĂŽtre, je ne voudrais pas porter la plus lĂ©gĂšre atteinte Ă  votre amour-propre. Avant votre arrivĂ©e au Havre, j’aimais sincĂšrement, profondĂ©ment et Ă  jamais une personne digne d’ĂȘtre aimĂ©e et pour qui mon affection est encore un secret ; mais sachez, et ici je suis plus sincĂšre que ne le sont les jeunes filles, que si je n’avais pas eu cet engagement volontaire, vous eussiez Ă©tĂ© choisi par moi, tant j’ai reconnu de nobles et belles qualitĂ©s en vous. Les quelques mots Ă©chappĂ©s Ă  votre sƓur et Ă  votre tante m’obligent Ă  vous parler ainsi. Si vous le jugez nĂ©cessaire, demain, avant le dĂ©part pour la chasse, ma mĂšre m’aura, par un message, rappelĂ©e Ă  elle sous prĂ©texte d’une indisposition grave. Je ne veux pas, sans votre consentement, assister Ă  une fĂȘte prĂ©parĂ©e par vos soins et oĂč mon secret, s’il m’échappait, vous peinerait en froissant vos lĂ©gitimes prĂ©tentions. Pourquoi suis-je venue ici ? me direz-vous. Je pouvais ne pas accepter. Soyez assez gĂ©nĂ©reux pour ne pas me faire un crime d’une curiositĂ© nĂ©cessaire. Ceci n’est pas ce que j’ai de plus dĂ©licat Ă  vous dire. Vous avez dans mon pĂšre et moi des amis plus solides que vous ne le croyez ; et, comme la fortune a Ă©tĂ© le premier mobile de vos pensĂ©es quand vous ĂȘtes venu Ă  moi ; sans vouloir me servir de ceci comme d’un calmant au chagrin que vous devez galamment tĂ©moigner, apprenez que mon pĂšre s’occupe de l’affaire d’HĂ©rouville, son ami Dumay la trouve faisable, il a dĂ©jĂ  tentĂ© des dĂ©marches pour former une compagnie. Gobenheim, Dumay, mon pĂšre, offrent quinze cent mille francs et se chargent de rĂ©unir le reste par la confiance qu’ils inspireront aux capitalistes en prenant dans l’affaire cet intĂ©rĂȘt sĂ©rieux. Si je n’ai pas l’honneur d’ĂȘtre la duchesse d’HĂ©rouville, j’ai la presque certitude de vous mettre Ă  mĂȘme de la choisir un jour en toute libertĂ©, dans la haute sphĂšre oĂč elle est. Oh ! laissez-moi finir, dit-elle Ă  un geste du duc
 — À l’émotion de mon frĂšre, disait mademoiselle d’HĂ©rouville Ă  sa niĂšce, il est facile de juger que tu as une sƓur. —
 Monsieur le duc, ceci fut dĂ©cidĂ© par moi le jour de notre premiĂšre promenade Ă  cheval en vous entendant dĂ©plorer votre situation. VoilĂ  ce que je voulais vous rĂ©vĂ©ler. Ce jour-lĂ  mon sort fut fixĂ©. Si vous n’avez pas conquis une femme, vous aurez trouvĂ© des amis Ă  Ingouville, si toutefois vous daignez nous accepter Ă  ce titre
 Ce petit discours, mĂ©ditĂ© par Modeste, fut dit avec un tel charme d’ñme que les larmes vinrent aux yeux du Grand-Écuyer qui saisit la main de Modeste et la baisa. — Restez ici pendant la chasse, rĂ©pondit le duc d’HĂ©rouville, mon peu de mĂ©rite m’a donnĂ© l’habitude de ces refus ; mais, tout en acceptant votre amitiĂ© et celle du colonel, laissez-moi m’assurer auprĂšs des hommes d’art les plus compĂ©tents, que le dessĂ©chement des laisses d’HĂ©rouville ne fait courir aucuns risques et peut donner des bĂ©nĂ©fices Ă  la compagnie dont vous me parlez, avant que j’agrĂ©e le dĂ©vouement de vos amis. Vous ĂȘtes une noble fille, et quoiqu’il soit navrant de n’ĂȘtre que votre ami, je me glorifierai de ce titre et vous le prouverai toujours, en temps et lieu. — Dans tous les cas, monsieur le duc, gardons-nous le secret ; l’on ne saura mon choix, si toutefois je ne m’abuse pas, qu’aprĂšs l’entiĂšre guĂ©rison de ma mĂšre ; car je veux que mon futur et moi nous soyons bĂ©nis de ses premiers regards
 — Mesdames, dit le prince de Cadignan au moment d’aller se coucher, il m’est revenu que plusieurs d’entre vous avaient l’intention de chasser demain avec nous ; or, je crois de mon devoir de vous avertir que, si vous tenez Ă  faire les Dianes, vous aurez Ă  vous lever Ă  la diane, c’est-Ă -dire au jour. Le rendez-vous est pour huit heures et demie. J’ai vu, dans le cours de ma vie, les femmes dĂ©ployant plus de courage souvent que les hommes, mais pendant quelques instants seulement ; et il vous faudrait Ă  toutes une certaine dose d’entĂȘtement pour rester pendant toute une journĂ©e Ă  cheval, hormis la halte que nous ferons pour dĂ©jeuner, en vrais chasseurs et chasseresses, sur le pouce
 Êtes-vous bien toujours toutes dans l’intention de vous montrer Ă©cuyĂšres finies ?
 — Prince, moi j’y suis obligĂ©e, rĂ©pondit finement Modeste. — Je rĂ©ponds de moi, dit la duchesse de Chaulieu. — Je connais ma fille Diane, elle est digne de son nom, rĂ©pliqua le prince. Ainsi, vous voilĂ  toutes piquĂ©es au jeu
 NĂ©anmoins, je ferai en sorte, pour mademoiselle de Verneuil et les personnes qui resteront ici, de forcer le cerf au bout de l’étang. — Rassurez-vous, mesdames, le dĂ©jeuner sur le pouce aura lieu sous une magnifique tente, dit le prince de Loudon quand le Grand-Veneur eut quittĂ© le salon. Le lendemain, au petit jour, tout prĂ©sageait une belle journĂ©e. Le ciel, voilĂ© d’une lĂ©gĂšre vapeur grise, laissait apercevoir par des espaces clairs un bleu pur, et il devait ĂȘtre entiĂšrement nettoyĂ© vers midi par une brise de nord-ouest qui balayait dĂ©jĂ  de petits nuages floconneux. En quittant le chĂąteau, le Grand-Veneur, le prince de Loudon et le duc de RhĂ©torĂ©, qui n’avaient point de dames Ă  protĂ©ger, virent, en allant les premiers au rendez-vous, les cheminĂ©es du chĂąteau, ses masses blanches se dessinant sur le feuillage brun-rouge que les arbres conservent en Normandie Ă  la fin des beaux automnes, et poindant Ă  travers le voile des vapeurs. — Ces dames ont du bonheur, dit au prince le duc de RhĂ©torĂ©. — MalgrĂ© leurs fanfaronnades d’hier, je crois qu’elles nous laisseront chasser sans elles, rĂ©pondit le Grand-Veneur. — Oui, si elles n’avaient pas toutes un attentif, rĂ©pliqua le duc. En ce moment, ces chasseurs dĂ©terminĂ©s, car le prince de Loudon et le duc de RhĂ©torĂ© sont de la race des Nemrod et passent pour les premiers tireurs du faubourg Saint-Germain, entendirent le bruit d’une altercation, et se rendirent au galop vers le rond-point indiquĂ© pour le rendez-vous, Ă  l’une des entrĂ©es des bois de Rosembray, et remarquable par sa pyramide moussue. Voici quel Ă©tait le sujet du dĂ©bat. Le prince de Loudon, atteint d’anglomanie, avait mis aux ordres du Grand-Veneur un Ă©quipage de chasse entiĂšrement britannique. Or, d’un cĂŽtĂ© du rond-point, vint se placer un jeune Anglais de petite taille, blond, pĂąle, l’air insolent et flegmatique, parlant Ă  peu prĂšs le français, et dont le costume offrait cette propretĂ© qui distingue tous les Anglais, mĂȘme ceux des derniĂšres classes. John Barry portait une redingote courte serrĂ©e Ă  la taille, de drap Ă©carlate Ă  boutons d’argent aux armes de Verneuil, des culottes de peau blanches, des bottes Ă  revers, un gilet rayĂ©, un col et une cape de velours noir. Il tenait Ă  la main un petit fouet de chasse, et l’on voyait Ă  sa gauche, attachĂ© par un cordon de soie, un cornet de cuivre. Ce premier piqueur Ă©tait accompagnĂ© de deux grands chiens courants de race, vĂ©ritables Fox-Hound, Ă  robe blanche tachetĂ©e de brun clair, hauts sur jarrets, au nez fin, la tĂȘte menue et Ă  petites oreilles sur la crĂȘte. Ce piqueur, l’un des plus cĂ©lĂšbres du comtĂ© d’oĂč le prince l’avait fait venir Ă  grands frais, commandait un Ă©quipage de quinze chevaux et de soixante chiens de race anglaise qui coĂ»tait Ă©normĂ©ment au duc de Verneuil, peu curieux de chasse, mais qui passait Ă  son fils ce goĂ»t essentiellement royal. Les surbordonnĂ©s, hommes et chevaux, se tenaient Ă  une certaine distance, dans un silence parfait. Or, en arrivant sur le terrain, John se vit prĂ©venu par trois piqueurs en tĂȘte de deux meutes royales, venues en voiture, les trois meilleurs piqueurs du prince de Cadignan, et dont les personnages formaient un contraste parfait par leurs caractĂšres et leurs costumes français avec le reprĂ©sentant de l’insolente Albion. Ces favoris du prince, tous coiffĂ©s de leurs chapeaux bordĂ©s, Ă  trois cornes, trĂšs plats, trĂšs Ă©vasĂ©s, sous lesquels grimaçaient des figures hĂąlĂ©es, tannĂ©es, ridĂ©es et comme Ă©clairĂ©es par des yeux petillants, Ă©taient remarquablement secs, maigres, nerveux, en gens dĂ©vorĂ©s par la passion de la chasse. Tous munis de ces grandes trompes Ă  la Dampierre, garnies de cordons en serge verte qui ne laissent voir que le cuivre du pavillon, ils contenaient leurs chiens et de l’Ɠil et de la voix. Ces dignes bĂȘtes formaient une assemblĂ©e de sujets plus fidĂšles que ceux Ă  qui s’adressait alors le roi, tous tachetĂ©s de blanc, de brun, de noir, ayant chacun leur physionomie absolument comme les soldats de NapolĂ©on, allumant au moindre bruit leurs prunelles d’un feu qui les faisait ressembler Ă  des diamants ; l’un, venu du Poitou, court de reins, large d’épaules, bas jointĂ©, coiffĂ© de longues oreilles ; l’autre, venu d’Angleterre, blanc, levrettĂ©, peu de ventre, Ă  petites oreilles et taillĂ© pour la course ; tous les jeunes impatients et prĂȘts Ă  tapager ; tandis que les vieux, marquĂ©s de cicatrices, Ă©tendus, calmes, la tĂȘte sur les deux pattes de devant, Ă©coutaient la terre comme des sauvages. En voyant venir les Anglais, les chiens et les gens du roi s’entre-regardĂšrent en se demandant ainsi sans dire un mot ─ Ne chasserons-nous donc pas seuls ?
 Le service de Sa MajestĂ© n’est-il pas compromis ? AprĂšs avoir commencĂ© par des plaisanteries, la dispute s’était Ă©chauffĂ©e entre monsieur Jacquin La Roulie, le vieux chef des piqueurs français, et John Barry, le jeune insulaire. De loin, les deux princes devinĂšrent le sujet de cette altercation, et poussant son cheval, le Grand-Veneur fit tout finir en disant d’une voix impĂ©rative ─ Qui a fait le bois ? — Moi, monseigneur, dit l’Anglais. — Bien, dit le prince de Cadignan en Ă©coutant le rapport de John Barry. Hommes et chiens, tous devinrent respectueux pour le Grand-Veneur comme si tous connaissaient Ă©galement sa dignitĂ© suprĂȘme. Le prince ordonna la journĂ©e ; car, il en est d’une chasse comme d’une bataille, et le Grand-Veneur de Charles X fut le NapolĂ©on des forĂȘts. GrĂące Ă  l’ordre admirable introduit dans la VĂ©nerie par le Premier Veneur, il pouvait s’occuper exclusivement de la stratĂ©gie et de la haute science. Il sut assigner Ă  l’équipage du prince de Loudon sa place dans l’ordonnance de la journĂ©e, en le rĂ©servant, comme un corps de cavalerie, Ă  rabattre le cerf vers l’étang ; si, selon sa pensĂ©e, les meutes royales parvenaient Ă  le jeter dans la forĂȘt de la Couronne qui borde l’horizon en face le chĂąteau. Le Grand-Veneur sut mĂ©nager l’amour-propre de ses vieux serviteurs en leur confiant la plus rude besogne, et celui de l’Anglais qu’il employait ainsi dans sa spĂ©cialitĂ©, en lui donnant l’occasion de montrer la puissance des jarrets de ses chiens et de ses chevaux. Les deux systĂšmes devaient ĂȘtre alors en prĂ©sence et faire merveilles Ă  l’envi l’un de l’autre. — Monseigneur nous ordonne-t-il d’attendre encore ? dit respectueusement La Roulie. — Je t’entends bien, mon vieux ! rĂ©pliqua le prince, il est tard ; mais
 — Voici les dames, car Jupiter sent des odeurs fĂ©tiches, dit le second piqueur en remarquant la maniĂšre de flairer de son chien favori. — FĂ©tiches ? rĂ©pĂ©ta le prince de Loudon en souriant. — Peut-ĂȘtre veut-il dire fĂ©tides, reprit le duc de RhĂ©torĂ©. — C’est bien cela, car tout ce qui ne sent pas le chenil infecte, au dire de monsieur Laravine, repartit le Grand-Veneur. En effet, les trois seigneurs virent de loin un escadron composĂ© de seize chevaux, Ă  la tĂȘte duquel brillaient les voiles verts de quatre dames. Modeste, accompagnĂ©e de son pĂšre, du Grand-Écuyer et du petit La BriĂšre, allait en avant aux cĂŽtĂ©s de la duchesse de Maufrigneuse que convoyait le vicomte de SĂ©rizy. Puis venait la duchesse de Chaulieu flanquĂ©e de Canalis Ă  qui elle souriait sans trace de rancune. En arrivant au rond-point, oĂč ces chasseurs habillĂ©s de rouge et armĂ©s de leurs cors de chasse, entourĂ©s de chiens et de piqueurs, formĂšrent un spectacle digne des pinceaux d’un Van der Meulen, la duchesse de Chaulieu, qui se tenait admirablement Ă  cheval, malgrĂ© son embonpoint, arriva prĂšs de Modeste et trouva de sa dignitĂ© de ne point bouder cette jeune personne Ă  qui, la veille, elle n’avait pas dit une parole. Au moment oĂč le Grand-Veneur eut fini ses compliments sur une ponctualitĂ© fabuleuse, ÉlĂ©onore daigna remarquer la magnifique pomme de cravache qui scintillait dans la petite main de Modeste, et la lui demanda gracieusement Ă  voir. — C’est ce que je connais de plus beau dans ce genre, dit-elle en la montrant Ă  Diane de Maufrigneuse ; c’est d’ailleurs en harmonie avec toute la personne, reprit-elle en la rendant Ă  Modeste. — Avouez, madame la duchesse, rĂ©pondit mademoiselle de La Bastie en jetant Ă  La BriĂšre un tendre et malicieux regard oĂč l’amant pouvait lire un aveu, que, de la main d’un futur, c’est un bien singulier prĂ©sent
 — Mais, dit madame de Maufrigneuse, en souvenir de Louis XIV, je le prendrais comme une dĂ©claration de mes droits. La BriĂšre eut des larmes dans les yeux et lĂącha la bride de son cheval, il allait tomber ; mais un second regard de Modeste lui rendit toute sa force en ordonnant de ne pas trahir son bonheur. On se mit en marche. Le duc d’HĂ©rouville dit Ă  voix basse au jeune RĂ©fĂ©rendaire ─ J’espĂšre, monsieur, que vous rendrez votre femme heureuse, et si je puis vous ĂȘtre utile en quelque chose, disposez de moi, car je voudrais pouvoir contribuer au bonheur de deux si charmants ĂȘtres. Cette grande journĂ©e oĂč tant d’intĂ©rĂȘts de cƓur et de fortune furent rĂ©solus n’offrit qu’un seul problĂšme au Grand-Veneur, celui de savoir si le cerf traverserait l’étang pour venir mourir en haut du boulingrin devant le chĂąteau ; car les chasseurs de cette force sont comme ces joueurs d’échecs qui prĂ©disent le mat Ă  telle case. Cet heureux vieillard rĂ©ussit au grĂ© de ses souhaits, il fit une magnifique chasse et les dames le tinrent quitte de leur prĂ©sence pour le surlendemain qui fut un jour de pluie. Les hĂŽtes du duc de Verneuil restĂšrent cinq jours Ă  Rosembray. Le dernier jour, la Gazette de France contenait l’annonce de la nomination de monsieur le baron de Canalis au grade de commandeur de la LĂ©gion d’Honneur, et au poste de ministre Ă  Carlsruhe. Lorsque, dans les premiers jours du mois de dĂ©cembre, madame la comtesse de La Bastie, opĂ©rĂ©e par Desplein, put enfin voir Ernest de La BriĂšre, elle serra la main de Modeste et lui dit Ă  l’oreille ─ Je l’aurais choisi
 Vers la fin du mois de fĂ©vrier, tous les contrats d’acquisitions furent signĂ©s par le bon et excellent Latournelle, le mandataire de monsieur Mignon en Provence. À cette Ă©poque, la famille La Bastie obtint du Roi l’insigne honneur de sa signature au contrat de mariage et la transmission du titre et des armes des La Bastie Ă  Ernest de La BriĂšre, qui fut autorisĂ© Ă  s’appeler le vicomte de La Bastie-La-BriĂšre. La terre de La Bastie, reconstituĂ©e Ă  plus de cent mille francs de rentes, Ă©tait Ă©rigĂ©e en majorat par lettres patentes que la Cour Royale enregistra vers la fin du mois d’avril. Les tĂ©moins de La BriĂšre furent Canalis et le ministre Ă  qui pendant cinq ans il avait servi de secrĂ©taire particulier. Ceux de la mariĂ©e furent le duc d’HĂ©rouville et Desplein Ă  qui les Mignon gardĂšrent une longue reconnaissance, aprĂšs lui en avoir donnĂ© de magnifiques tĂ©moignages. Plus tard, peut-ĂȘtre reverra-t-on, dans le cours de cette longue histoire de nos mƓurs, monsieur et madame de La BriĂšre-La-Bastie les connaisseurs remarqueront alors combien le mariage est doux et facile Ă  porter avec une femme instruite et spirituelle ; car Modeste, qui sut Ă©viter selon sa promesse les ridicules du pĂ©dantisme, est encore l’orgueil et le bonheur de son mari comme de sa famille et de tous ceux qui composent sa sociĂ©tĂ©. Paris, mars-juillet 1844.

LaVilla des Coeurs BrisĂ©s. La villa des cƓurs brisĂ©s 3 : Raphael PĂ©pin quitte le tournage aprĂšs un grave accident ! by wiki 6 juin 2017, 21 h 40 min 17.9k Views. Partager Twitter. Les blessures cicatrisant trĂšs mal, la participation de RaphaĂ«l serait mise en cause par la production, qui a dĂ» interrompre le tournage. En attendant, l’ex de Coralie Porrovecchio a Ă©tĂ© pris en
EpilogueEt j'ai appris comment s'effondrent les visages, Sous les paupiĂšres, comment Ă©merge l'angoisse, Et la douleur se grave sur les tablettes des joues, Semblables aux pages rugueuses des signes cunĂ©iformes; Comment les boucles noires ou les boucles cendrĂ©es Deviennent, en un clin d'oeil, argentĂ©es, Comment le rire se fane sur des lĂšvres soumises, Et, dans un petit rire sec, comment tremble la frayeur. Et je prie Dieu, mais ce n'est pas pour moi seulement, Mais pour tous ceux qui partageaient mon sort, Dans le froid fĂ©roce, dans le juillet torride, Devant le mur rouge devenu aveugle. Anna Akhmatova, Requiem, trad. du russe par Paul Valet, Les Ă©ditions de Minuit, 1987 [page 41] J'aime les ateliers, leurs ouvertures sur le ciel du nord, leur atmosphĂšre chargĂ©e de tĂ©rĂ©benthine. Espace fourmillant de piĂšges pour le regard mĂȘme les fenĂȘtres organisent un ciel ou une ville diffĂ©rents, dĂ©pouillĂ©s d'une part de leur profondeur car dĂ©jĂ  pris dans un univers autre. Quant aux meubles, guĂ©ridons Ă©claboussĂ©s, nappes rigidifiĂ©es par des croĂ»tes de couleur et bocaux de pinceaux, tout participe Ă  la mĂȘme amorce d'aplanissement. Alentour, des toiles et des esquisses donnent surface Ă  la transformation du visible en image. Par elle s'accomplit le miracle de la naissance des objets, sous la caresse et dans la violence d'un geste Ă©bloui. [...] SituĂ© Ă  mi-pente de la colline, son atelier ouvrait sur la ville par deux hautes fenĂȘtres commandant une vue dont je me souviens mal. Un fouillis de toits et de clochers; la saignĂ©e du fleuve, peu distincte de cette faible hauteur, c'est tout ce qu'aujourd'hui j'en reconstrui. J'ai meilleur souvenir de l'odeur qui y rĂ©gnait, faite de solvant, de poussiĂšre et de tabac. Durant trois mois j'ai vĂ©cu lĂ , dormi dans ce dĂ©sordre, Ă  mĂȘme le velours mauve d'un divan. Chaque matin la lumiĂšre et l'arĂŽme du cafĂ© m'Ă©veillaient - Ă  son chevalet Vincent peignait dĂ©jĂ . Un jour, Ă©veillĂ© tard, j'eus la surprise de me dĂ©couvrir immobilisĂ© sur la toile, le divan et moi pris dans le mĂȘme rĂ©seau de traits hĂątifs. J'Ă©prouvais un malaise vague et le besoin de parce que la posture du sommeil fondait les lignes de mon corps aux arĂȘtes d'un lit ? Une part de moi me semblait dĂ©jĂ  revenue Ă  l'inanimĂ©. Il m'a fallu sortir, courir sur la longue levĂ©e qui borde l'Ă©glise Saint-Nizier, respirer l'odeur douceĂątre de l'eau, presque stagnante en ce petit bras de fleuve. Pendant ce temps Vinvent déçu recouvrait son esquisse de blanc d'argent. Plus tard il peignit par-dessus un autre sujet, de sorte que la forme entr'aperçue de ma mort n'existe plus que dans ma mĂ©moire - et que c'est lĂ , en dĂ©pit de la logique ordinaire, qu'elle m' VENET,Portrait de fleuve, Gallimard,1991, Ainsi donc, aucun progrĂšs, pas le plus petit pas en avant, plutĂŽt quelques reculs, et rien que des redites. Pas une vraie pensĂ©e. Rien que des humeurs; des varia- tions d'humeur,de moins en moins cohĂ©rentes; rien que des morceaux, des bribes de vie, des apparences de pen- sĂ©es, des fragments sauvĂ©s d'une dĂ©bĂącle ou l'aggravant. Loin de l'aube, en effet. Ce qu'on ne peut pas dire, tout de mĂȘme, parce qu'on l'a touchĂ© du doigt. La main froide comme une Philippe JACCOTTET, Ce peu de bruits, Gallimard, 2008, Sculptures vues Ă  PĂ©rouges Ain I Je n'ai pas vu tout Ă  fait ce que tu me demandais. Puis te voir. Une aurĂ©ole ne s'est pas brisĂ©e. La table du sacrifice dont tu Ă©lis la nostalgie est au simple une seule mer et sa liturgie. Celle-lĂ  encore rĂ©unit. Comme elle exalte l'aventure ! [...] II Nous redressions cette nef sans fin qui un jour nous emporterait dans le don privĂ© de notre resonnaissance mutuelle. Ce que nous avions traversĂ©, les ponts que nous avions jetĂ©s, les demeures que philosophalement nous avions bĂąties, le coeur avec ses chambres, tout cela le conformait dans notre vision, elle ravivĂ©e,que l'Ă©chappĂ©e mortelle situait encore avant de la rĂ©unir et de la rĂ©orienter dans sa traduction dĂ©finitive. III Nous Ă©tions souvent Ă  nos fantasmes comme si une soumission presque aveugle Ă  ceux-ci nous Ă©tait parfois nĂ©cessaire. " Je verrai avec toi " disais-je. [...] A Platanos nous nous "manquĂąmes". ______ Christian GUEZ RICORD, La SecrĂšte, Fata Morgana, R Il nous aurait fallu un peintre pour sceller tout ça la pluie le sang les larmes gravissant ton cou jusqu’au grand vide de l’Ɠil trop blanc avec les paysages d’amour entassĂ©s dans la poussiĂšre des marchĂ©s aux puces un peintre oui pour faire revivre le raz-de-marĂ©e qui nous a pris les mots qui nous a pris R la science de toi commence oĂč je m’écroule avec les thĂ©ories et la peur d’ĂȘtre vide un autre corps Ă  vivre un dernier calcul pour tout inverser du siĂšcle et de l’art je jure enfin de te donner mes ailes afin que s’épuisent les pĂąles couleurs du ciel oĂč les hommes ont appris aux hommes Ă  ne pas disparaĂźtre Ă  ne plus rien vouloir R Kim DORÉ, Le rayonnement des corps noirs, POETES DE BROUSSE, 2004, une tentative de conversation entre claude favre Ă©crits raphaĂ«l sarfati illustrapillage * * d’abrupt constat d’échec en prose que dire Ă©crire de galopade en vers cours forban Ă  l’enjambement et n’ Ă©vite ni chute ni suspens tu te surprends au coup de rein auquel français rechigne tu commences Ă  tu dĂ©zingues ah * * langue ne se cuisine qu’écorchĂ©e peaux des questions toute une histoire pas d’idĂ©es de valse Ă©ternitĂ© mais Ăąneries d’avanies sans destin qu’en pleurs je distille ma vie le sel des phrases je le dois Ă  autrui * * ça laisse pas d’traces une conversation tu parles tout de go confabules par travers sans entendre ni saisir un silence comme un geste ou un mot tu parles si pas d’traces on en dit des bĂȘtises laisse des traces on en dit des horreurs laisse des traces [ 
 ] * * * cette plaquette rose a une longue petite histoire. Demandez la nous, ou inventez en une raphaĂ«l sarfati melchiosor claude favre jesaispasĂ©crire De * De Claude Louis-Combet maintenant [ Du sens de l’absence, Lettres Vives ] Comme si la terre se retirait, comme si le lieu, s’écartant de nous, s’ouvrait progressivement jusqu’à n’ĂȘtre plus que bĂ©ance illimitĂ©e – ainsi qu’une bouche, celle d’un enfant ou d’un mourant, qui, dans l’extase d’un instant, oublierait de se refermer ; comme si l’horizon, dans sa fuite, laissait entrevoir son au-delĂ  de vide, d’immobilitĂ© et de nĂ©ant ; comme si les lieux, sensibles entre tous, que furent le jardin, la maison, prenaient leurs distances dans la mĂ©moire et s’étendaient comme seuls en eux-mĂȘmes et pour rien ; comme si le refuge, d’avoir Ă©tĂ© dĂ©sertĂ©, perdait tout pouvoir d’accueillir et d’abriter – c’est ainsi que prend corps le dernier paysage. Et si nous ne sommes pas rĂ©ellement Ă©tonnĂ©s de tant de vacuitĂ© dans le territoire qui nous est assignĂ© et que, par habitude, par entraĂźnement et sous la pression de mille urgences, nous nous obstinons Ă  parcourir, c’est que, depuis longtemps, depuis toujours peut-ĂȘtre , nous soupçonnions les choses d’ĂȘtre plus creuses qu’elles en avaient l’air. * Et il me vient Ă  l’esprit la certitude que l’écrivain se borne Ă  arpenter ce territoire de l’absence, non Ă  le fĂ©conder, labourant son lopin ou son champ, mais Ă  le traverser, l’investir, la parole nĂ©cessitant elle aussi ronces et genĂȘts, mottes grumeleuses et Ă©boulements, de telle façon que la littĂ©rature ainsi que je la comprends relĂšverait le dĂ©fi d’une vie occulte, cette vie mourante des choses effondrĂ©es m’aventurai-je, qui, dans l’anarchie de la mort, revivent, reviennent, s’incarnent Ă  nouveau pour ĂȘtre la solution – le rĂ©sidu dissout veux-je suggĂ©rer – des interrogations humaines. LĂ , dans le langage, l’improbable a lieu sous forme de friche, lieu Ă©quivoque de l’insoupçonnable, lien touffu, impraticable et non –lieu cependant, palimpseste, portulan, carte du Tendre
 Dans la friche abyssale du natal, il est une Ă©toffe lacunaire d’imprĂ©cations, de sentences, d’effusions et de haines. Un charnier d’illusions. La rigiditĂ© broussailleuse de l’infini qui nargue Ă©perdument la finitude
 * Lionel BOURG, Friches, cadex Ă©ditions, 1993, - 37. * MA CHAMBRE * * Ma demeure est haute, Donnant sur les cieux ; La lune en est l’hĂŽte, PĂąle et sĂ©rieux En bas que l’on sonne, Qu’importe aujourd’hui ? Ce n’est plus personne, Quand ce n’est pas lui ! * Aux autres cachĂ©es, Je brode mes fleurs ; Sans ĂȘtre fĂąchĂ©e, Mon Ăąme est en pleurs Le ciel bleu sans voiles, Je le vois d’ici ; Je vois les Ă©toiles Mais l’orage aussi ! * Vis-Ă  vis la mienne Un chaise attend Elle fut la sienne, La nĂŽtre un instant D’un ruban signĂ©e, Cette chaise est lĂ  Toute rĂ©signĂ©e, Comme me voilĂ  ! * Marceline DESBORDES-VALMORE , PrĂ©face Yves BONNEFOY nrf PoĂ©sie/ Gallimard, 2005 , Dans un LIVRE NUMERIQUE paru chez REMUE-NET ! Allez-Y ça pulse sur l' Ă©cran ! C'est beau et c'est vivant ! Ce Causeur lĂ  prend son envol poĂ©tique ! Ici nous sommes fiers d'avoir cru et de croire en lui... Merci Ă  François BON de l'avoir Ă©paulĂ© pour la bonne Cause ! Armand Dupuy Distances "On n’essore pas les images. Rien qu’un fluide dans l’oeil ou la mĂ©moire." CLIQUEZ SUR LE LIEN CI-DESSOUS 2008-10-29 45 5,50 euros publienet_DUPUY02 Ce qui serait la preuve que rentre dans une phase adulte du site, c’est ce texte Distances. * Ecrit par un poĂšte lyonnais, il suppose – parce que poĂ©sie en acte, en travail, renvoi des mots vers le monde, retour du monde sur la langue, qui se disloque, se recompose, assaille – une mise en page qui intĂšgre l’écran, la tourne, qui interroge le temps oĂč soi-mĂȘme on est happĂ© Ă  ces mots, et par oĂč ils vous emportent au travers mĂȘme de l’interface technique ce que le livre Ă©tait aussi travail dans les deux sens, du texte vers l’intĂ©rieur de soi-mĂȘme, et le silence, et le chuchotement ou le cri, travail de soi vers ce que le texte montre, le monde inatteint, inatteignable. Âge adulte pour parce qu’il s’agit d’un auteur lui-mĂȘme tenant sur Internet un blog tessons, oĂč la langue se risque au quotidien, aux images, Ă  la lecture critique. Et qu’on peut sur le blog d’Armand Dupuy accĂ©der directement Ă  ses textes sur le choix pour nous tous de travailler en Ă©quipe, de constituer avec chaque auteur un parcours. Âge neuf puisque la mise en page est-ce que le mot est pertinent ? j’aurais presque dit l’activitĂ© lecture est proposĂ©e pour par Fred Griot, non seulement ils ont travaillĂ© en binĂŽme, celui qui Ă©crit et celui qui met en page, mais ont repris le premier texte en ligne d’Armand Dupuy, dehors / hors de / horde, qui nous faisait entrer dans les prisons de Lyon, oĂč la langue qui s’y joue. Âge neuf, puisque le travail du poĂšte et le travail des peintres ont toujours interfĂ©rĂ©. Et que l’outil numĂ©rique permet, en trĂšs grande simplicitĂ©, de porter ce mĂȘme risque Ă  la surface du texte – qui ici est accompagnĂ©, ou se rejoue, avec des peintures de Barbara Schroeder, Anne Slacik et AurĂ©lie NoĂ«l. Avec des liens interactifs dans le PDF qui vous emmĂšneront du texte vers les univers des artistes. Un grand merci donc Ă  Armand Dupuy et Fred Griot on l’impression que l’importance de certains textes, en dehors de leur propre dĂ©marche et conquĂȘte de langue, c’est ce qu’ils dĂ©portent ou multiplient pour l’ensemble des autres, et le support par quoi ils nous adviennent... FB * La rĂ©alitĂ© ne tient pas. Si on ne veille pas, chaque jour, Ă  l’exacte distance entre chaque chose, on perd sa place. La rĂ©alitĂ© n’est rien. Et madame Lure ne veille plus. * E Les images sont vivantes. Mille fois plus vivantes que tout ce qui se prend, occupe sa place sous l’Ɠil ou dans les mains. Les images secrĂštent des images. En abondance. Les images n’ont besoin que de caresse pour vivre. Et madame Lure sait maintenant. La paume ouverte. L’image s’apprivoise avec la peau. Il suffit d’offrir la peau nue. Il ne faut pas avoir peur. L’image s’arrime Ă  chaque nouvelle parcelle offerte. L’image est une plante grimpante qui n’a aucun besoin de terre. Elle trouve sa vie au pied des gens, au pied des choses, dans les interstices laissĂ©s par la vie. L’image est tenace. On la croit morte, elle respire. Rien n’y fait. Elle se nourrit de notre pas, de notre vue. L’image multiplie le monde. Jusqu’oĂč ? C’est une vertige. Madame Lure a senti. Il y a une sorte de bonheur Ă  laisser le monde se peupler. De rien. * G * Jeanne BENAMEUR, Les Mains libres, DenoĂ«l, 2004, * L’ARBRE SEUL JJJJJJJJ * On connaĂźt les intentions de l’arbre plantĂ© seul dans une plaine de blĂ© dur ou de betteraves industrielles. Il voudrait petit Ă  petit gagner du terrain et rejoindre un autre de ses semblables. L’arbre a l’esprit de reconquĂȘte. Il a ses rĂ©seaux souterrains et des alliĂ©s en surface. Il faudrait le couper. La plaine en serait plus vide et plus elle est vide, plus elle se sent plaine. * * * L’ARBRE GÉNÉALOGIQUE QQQQQQQQ * Quand on regarde globalement un arbre gĂ©nĂ©alogique, on repĂšre parfois un homme seul, pas de femme, pas d’enfant, c’est une branche morte, un curĂ© ou peut-ĂȘtre autre chose. * PPPPPPPP * Par contre en d’autres endroits, c’est la grande mĂȘlĂ©e, des mariages consanguins, des enfants inexpliquĂ©s les branches s’entrecroisent, des familles nombreuses, des veuves vite remariĂ©es, des filles-mĂšres, c’est de plus en plus touffu on a du mal Ă  pĂ©nĂ©trer, ce n’est pourtant pas la forĂȘt vierge. * _^^_^_^_ * David DUMORTIER, Ces gens qui sont des arbres, Cheyne, 2007, 3° Edition, 34-35. * Le fond de ma pensĂ©e, c’est que la poĂ©sie est la fabrique de la langue. Ou alors, pour le dire de maniĂšre plus provocante, que la langue n’est que de la poĂ©sie figĂ©e. Pratiquement, chaque mot que nous prononçons relĂšve peu ou prou de la catachrĂšse, c’est Ă  dire qu’à l’origine c’était une mĂ©taphore – une trouvaille poĂ©tique – que l’usage a lexicalisĂ©e », qui est rentrĂ©e dans le rang. Si j’ai raison, alors la poĂ©sie serait l’effort perpĂ©tuellement recommencĂ© pour renouveler Ă  l’aide d une mĂ©taphore, notre vision du monde, en sachant trĂšs bien qu’à l’instant d’aprĂšs, la mĂ©taphore, telle le soleil de Baudelaire, se sera noyĂ©[e] dans son sang qui se fige » - et que tous sera Ă  recommencer. * Abraham BENGIO, Quand quelqu’un parle, il fait jour, Une autobiographie linguistique, La Passe du Vent, 2007, - CatachrĂšse Effet de rhĂ©torique consistant Ă  utiliser un mot en dehors de son sens Une dent de Un pied de chaise. * Quelqu’un demande oĂč l’on va. Peut-ĂȘtre vers ce qui dĂ©nude ; peut-ĂȘtre allons-nous vers une ombre qui permet de voir, ou un regard qui fait que l’on n’est plus enfermĂ©. Peut-ĂȘtre allons-nous ainsi . * Le rivage ne sauve plus. Dans ce qui se retire ainsi, - oĂč nos pas se maintiennent-ils ? – je m’appuie Ă  la terre, Ă  l’heure de ce jour, Ă  la nuditĂ© d’un arbre qui est aussi la mienne. * DerriĂšre moi, quelques villes. Je ne cherche plus Ă  savoir qui je suis mais comment ĂȘtre. La vie nous entoure, qui ne dĂ©partage plus l’ici et l’ailleurs. * Ce qui se laisse saisir de l’étendue n’est jamais qu’une ligne inachevĂ©e qui se tient sur le rebord du monde, perd pied un instant pour ĂȘtre aussitĂŽt apaisĂ©e par l’invisible. Nos souvenirs s’échangent contre une ou deux certitudes. Le paysage m’ébranle encore, me permet de croire Ă  ta voix. Maison commune du souffle, distance soutenable, - enfin soutenue. * HĂ©lĂšne DORION, Un visage appuyĂ© contre le monde, Editions du NoroĂźt, 2005, [
] Avec mon sang aux mille oiseaux J’ai marchĂ© tout au long de la terre * J’ai ri de l’argile J’ai reniĂ© le temps J’ai su parler Ă  l’étranger » Parle, toi , l’Anonyme ! * Face ultime, face gommĂ©e Face muette qui m’habite Face unique, face mĂȘlĂ©e, OĂč fermentes-tu ? Parle ». * Richesse des tissages, mĂ©tissages ? * ASSOCIATION * III C’est l’automne, tu rĂȘves de grands lĂ©vriers, leurs bonds les enverraient courir entre les vignes dans l’air Ă©parpillĂ© en batailles d’oiseaux, ce serait l’aube, ils frĂŽleraient une limite. * Entre ses doigts piquĂ©s au sang par des Ă©pines quelqu’un tiendrait la rose venue du fond des nuits. son odeur exaltĂ©e nous conduirait vers elle sĂ»rement, bien qu’elle soit Ă  nos yeux invisible. * Que dit un rĂȘve ? La voix dĂ©signĂ©e par la nuit aux signes Ă©quivoques, Ă  travers ton corps sourd ? L’avĂšnement d’amour que berne chaque jour ? * Dans la plus simple vie , y aurait-il parfois un lieu inchoatif *, une vigne oĂč le bond garderait le souvenir des chutes et de l’envol ? * * ______________ AndrĂ©e CHEDID, Rencontrer l’inespĂ©rĂ©, Paroles d’Aube, 1998, * inchoatif adjectif qui exprime le commencement d’une action ou d’un Ă©tat. * Y. N. / Est-il pour vous important que le poĂšte s’inscrive d’une maniĂšre ou d’une autre, dans la citĂ© ? J. P. S . / Je le dis sans Ă©tat d’ñme. Notre action est politique en ce sens que la poĂ©sie qui exerce le muscle de la conscience et offre accĂšs Ă  une langue et Ă  des reprĂ©sentations du rĂ©el d’une libertĂ© sans compromis contribue Ă  ce qui devrait fonder une sociĂ©tĂ© humaine la prise en compte ordinaire, lucide et dynamique, des conditions de l’existence, le dĂ©passement des modes dominants du sentir et du juger, le questionnement incessant de la relation Ă  soi-mĂȘme et aux autres. C’est me dira-t-on, l’enjeu de tous les arts. Certes, mais je crois que la poĂ©sie, au cƓur de tous les arts, en les l’expression la plus universelle et la plus exigeante. Un diapason en quelque sorte. La poĂ©sie est une objection Ă  la mĂ©diocritĂ© et Ă  la vulgaritĂ©, aujourd’hui peut-ĂȘtre plus que jamais. Il suffit donc au poĂšte pour ĂȘtre utile Ă  la citĂ© d’ĂȘtre pleinement, farouchement poĂšte. * Jean-Pierre SIMEON, Usages du poĂšme , Conversation avec Yann Nicol, La Passe du Vent, Octobre 2008 , * * Les ciels se dĂ©chirent, des Ă©crans d’époques diverses glissent, pendant qu’un enfant bat des mains au premier plan. * Ses rires font frĂ©mir les visages anciens en leur tendresse lointaine, en leur dĂ©sir de franchir le pas de revenir de notre cĂŽtĂ© du siĂšcle ; * On laisse derriĂšre soi des portes battantes sans souci de ceux qui pourraient s’y glisser. * * * On prie le regard de ne pas chercher Ă  savoir qui est lĂ  de nos anciennes paix ou de nos rages, * pour crocheter de nouvelles serrures et ouvrir sur la mer des baies de soleil. * * * DaniĂšle Corre, Voix venues de la terre, Encres de Judith Rothchild, Editions Jacques BrĂ©mond, Juin 2005, * * Dessin de Tanguy Dohollau Dans l’idĂ©e de L’ELOGE DE L’AUTRE et pour FÊTER tranquillement la 1000 Ăšme note du BLOG de LA CAUSE DES CAUSEUSES nĂ© en DĂ©cembre 2004 , j’ai dĂ©cidĂ© d’accueillir quelques bribes de l’Ɠuvre de HEATHER DOHOLLAU . Cela revĂȘt un caractĂšre symbolique, Ă  la fois parce que la voix des femmes en littĂ©rature doit plus que jamais monter en rĂ©sonance, et aussi parce que l’idĂ©e du multilinguisme me paraĂźt le seul pare-feu utilisable contre la bĂȘtise du libĂ©ralisme outrancier et son lot de violences protectionnistes sur une planĂšte en dĂ©sĂ©quilibre inquiĂ©tant. š LE LECTEUR * Toujours quand il se dĂ©place Il cherche des livres MĂȘme dans les langues OĂč seulement quelques mots Criblant de trous Ă©pars Le clos des pages Laissent passer un peu d’air Pour les bĂȘtes de sens * Car dans les lieux de livres Est la face du monde Qui s’est tournĂ©e vers lui Leurs titres regardent et fixent Sur le seuil oblique Son ombre de passage Lui donnant par la vitre Une chair de mots * Mais une fois dedans Et tout tournoie Dans cet espace de ruche Aux lueurs de miel Car partout l’on fait signe Un vertige brouille OĂč penche en son oubli Une Ă©chelle d’ange * š * * * Heather DOHOLLAU , La terre ĂągĂ©e, Folle Avoine, Quelques Bribes Ă©galement de LE CLEZIO Prix NOBEL 2008 de LITTERATURE , qui a compris depuis longtemps le sens inique et dĂ©vastateur des frontiĂšres, s’agissant d’écrire et d'aimer au delĂ  des horizons imposĂ©s, Ă  la recherche de l'humain aux yeux clairs... Je suis contente 
 TJN * L’üle se ferme Sa fourrure sombre se resserre sur les lĂšvres de sa Plaie Sur les traces des viols Sur les meurtrissures Le vol des Ăąmes et des masques Les rĂȘves d’or et de domination Ceux qui Ă©taient venus sont repartis Sans laisser d’adresse * Or la terre pleurait, sachant qu’elle est l’éternitĂ©* * Edouard Glissant, Les Indes, La conquĂȘte ». * ETO LE CLEZIO, Raga, * Approche d'un continent invisible, Seuil, 2006, * Ne me demandez pas la derniĂšre jaquette de JMG , elle est chez mon fils qui a reçu le livre en cadeau pour son anniversaire le 4/10/08. * Toi aussi tu es colline et sentier de rochers, brise dans les roseaux, et tu connais la vigne qui se tait la nuit. Tu es sans paroles. * Il y a une terre taciturne et ce n’est pas ta terre. Un silence qui dure sur arbres et collines. Des eaux et des campagnes. Tu es silence murĂ©, Inflexible, tu es lĂšvres, sombres yeux. Tu es la vigne. * C’est une terre qui attend et qui est sans paroles. Des journĂ©es ont passĂ© sous des cieux enflammĂ©s. Tu as jouĂ© aux nuages. C’est une terre mauvaise – et ton front le sait bien Ça aussi c’est la vigne. * Tu retrouveras nuages et roseaux, et les voix comme une ombre de lune. Tu retrouveras des paroles par-delĂ  la vie brĂšve et nocturne des jeux, et l’enfance fervente. Le silence sera doux. Tu es la terre et la vigne. Un silence fervent BrĂ»lera la campagne comme les feux au soir. * 30-31 octobre 1945 * Cesare PAVESE Travailler fatigue , Extrait de La mort viendra et elle aura tes yeux, nrf PoĂ©sie/ Gallimard, 1995 L’ ENFANT COQUILLAGE EditĂ© chez Gecko jeunesse, Au fil de soi , 2008 Au commencement du monde l’ Enfant Ă©tait ocĂ©an
 * Il n’est pas nĂ© comme les autres Il n’a pas criĂ©, comme eux, sorti du ventre de sa mĂšre. * Clovisse est restĂ© coquillage comme au temps des temps anciens * _________________ * Pourquoi ne puis-je toujours demeurer sur la terre ? pleura-t-il une nuit. * Ici les poissons m’ennuient, qui n’ont rien Ă  me dire, ma coquille est lourde et je n’ai pas d’amis. * Le grand silence qui suivit lui apprit qu’un enfant coquillage, une fois sorti de l’eau, est frĂȘle et sans dĂ©fense ; qu’il doit retourner chaque soir au fond de l’ocĂ©an pour regagner ses forces. * _____________ Un conte poĂ©tique de Anne LAURICELLA , l’une des biographes de Charles JULIET Charles JULIET, d’oĂč venu ?, auteur jeunesse La fille aux yeux de pluie et poĂšte Dakar d’Avril IllustrĂ© par Claire DEGANS * qu’est-ce que l’amour * le regard va vers le visagetouche dessus l’épaisseur du tempstrace dedans la plaieoĂč perle un peu de tuvoit tomber la syllabe noireparmi le silence blanc dans la durĂ©e de l’osĂ©coute le halĂštement*traversent la peau vont et viennent du cƓur aux yeux une bulle dans la tĂȘtevisages de ventderriĂšre le visage * sont du tempsmais de quelle Ă©toffepareils aux imagesqui contiennent celaqu’elles ne contiennent plus * Bernard NOËL, L’ Ombre du double, 1993, * * On ne dit pas bonheur au moment du bonheur * Non. C’est seulement entre souvenir et attente qu’on retrouve ce maigre vocable tout de mĂȘme poreux Ă  l’espoir. * En nous , ce mot dĂ©routĂ© ce mot un peu fleur bleue, * notre apanage au moins, appelle un autre avĂšnement de joie. * Marie-Claire BANCQUART, VERTICALE DU SECRET, OBSIDIANE , 2007, p. 65 . * Livre empruntĂ© Ă  la BibliothĂšque Municipale avec code barre... * PoĂšme d’Ernest HEMINGWAY, choisi en pensant aux hommes de couleur qui travaillent en 2008 , dans les sous-sols de la place B. Ă  laver les bagnoles, sous la lumiĂšre artificielle et les gaz d’échappement
 Ou aux familles Roms Ă  la rue qui refusent le principe de dispersion et la dilution de la question de fond qu’ils posent leur droit Ă  l’existence digne. Des hommes un jour ou l’autre interchangeables, voire expulsables
 Nous n’en finissons jamais avec nos maniĂšres de maltraiter l’humain 
 Nous sommes tous responsables. ___________ * Le travailleur * Au fond des tripes Ă©touffantes du navire Le chauffeur balance sa pelle LĂ  oĂč commandent les aiguilles Tremblotantes du manomĂštre LĂ  oĂč se dĂ©chirent muscles, tendons et nerfs Et oĂč il fait plus chaud encore qu’en enfer, Il s’échine dans sa cage Ă  poule Ă©touffante. Son existence se passe Ă  cuire et suer Tandis que souffle et rugit cette fournaise, Mais il se bat contre vents et marĂ©es, Et tout cela pour que vous puissiez avancer ; Dans le mĂȘme temps, cependant , il vit, Puisqu’il travaille, dort et se nourrit. * Oak Park, 1917 Tabula mars 1917 ____________ * Ernest HEMINGWAY, 88 poĂšmes, Ă©ditĂ©s par Nicolas GEROGIANNIS , traduit de l’anglais par Roger ASSELINEAU, 1984, Gallimard, Mothers Difficile d’écrire sur son propre travail. Que dire ? Je parlerai d’elle, de la mĂšre. La mĂšre des JournĂ©es entiĂšres dans les arbres et celle du Barrage contre le Pacifique sont les mĂȘmes. La nĂŽtre. La vĂŽtre. La mienne, aussi bien. Celle-ci, que j’ai connue et aimĂ©e, Ă©tait française. C’était une femme du nord de la France. Fille de cultivateurs des Flandres, de ces plaines Ă  blĂ©, sans fin, du nord de l’Europe. Elle aurait maintenant cent ans elle avait eu son dernier enfant vers quarante ans. Bonne Ă©lĂšve. BoursiĂšre –comme moi plus tard- elle avait fait des Ă©tudes d’institutrice. A vingt-cinq ans, elle Ă©tait partie en Indochine – on devait ĂȘtre entre 1905 et 1910. Et lĂ , dans les villages de la brousse, elle avait appris le français et l’arithmĂ©tique aux petits Annamites. A l’époque, la piraterie rĂ©gnait en Indochine, et il y avait, de la mĂȘme façon, la lĂšpre, la faim et le cholĂ©ra. Rien n’avait arrĂȘtĂ© ma mĂšre, et elle parlait de sa jeunesse lĂ -bas comme une pĂ©riode de bonheur. Puis elle s’était mariĂ©e et on Ă©tait venus trois enfants. Quand je pense Ă  elle, maintenant, c’est sous nom de jeune fille que je la vois Marie Legrand. ___________________ Marguerite DURAS, Le Monde extĂ©rieur, Outside 2, 1993, Antoinette Fouque prĂ©sente ... ____________________________ LA BIBLIOTHEQUE DES VOIX J'ai cherchĂ©... lu par l'auteur et ValĂ©rie DrĂ©ville "Celui qui veut Ă  toute force se rendre libre a beaucoup Ă  se battre. Mais si un jour il arrive Ă  jeter bas les murs de son cachot, puis Ă  dĂ©boucher en pleine lumiĂšre, il lui est donnĂ© d'accĂ©der Ă  la connaissance recherchĂ©e, et en lui, la peur, la haine de soi, l'angoisse et une certaine culpabilitĂ© cĂšde la place Ă  une paix, une force, une foi en la vie qui feront que son cercle ira toujours grandissant." ___________________________________ Texte intĂ©gral - 1 CD - 64 minutes. Enregistrement rĂ©alisĂ© en 2008 RĂ©alisation / Marie Gamory Photo John Foley / Opale * Boire / Je * Boire. Etre dominĂ©e par l’envie de, le besoin de, ĂȘtre dominĂ©e par. * Pas de doutes. Je ne choisis rien. * EmportĂ©s par notre propre conversation, nos corps ivres jouissent de tous ces mots qui jaillissent, fiers de leur Ă©lan, oublieux de leur sens. La bouche qui s’excite Ă  dĂ©faut du reste. Parler pour ne rien dire ou plutĂŽt parler pour ne rien faire. * J’évite les boissons sophistiquĂ©es, les cocktails , les mĂ©langes prĂȘts Ă  boire, les pailles aux embouts mobiles, les cuillĂšres fluos, les dĂ©corations en papier, les rondelles de fruits. L’alcoolique se fiche des apparences. J’aime boire sobrement . Le comble. * Et pourtant dĂ©tester boire dans des verres en plastique. * 
 * Et ceux qui se souviennent Ă  votre place le lendemain. 
 Boire pour supporter quoi exactement ? * 
 Autour de moi , des passants. Personne ne m’aide Ă  me relever. C’est aussi bien, je ne le supporterais pas. * 
 * A un spĂ©cialiste, je dis je voudrais arrĂȘter de boire. Il me donne le mĂȘme document Ă  lire que l’an passĂ©. * 
 * Sur un carnet , j’écris que boire met le temps Ă  la verticale. * 
 * ____________________ Fabienne SWIATLY, Boire , ego comme x , 2008, p. 61, 64 , 69 ,70,74,78, 80. I think no one has ever slept but he Who gathers the past into stories Magic moves from hand to hand Somebody is smiling in one of our costumes Somebody is stepping out of a costume I think that it was invisible means * Je crois que personne ne s’était endormi sauf celui qui rassemble le passĂ© dans ses contes La magie passe de main en main Quelqu’un sourit dans un de nos costumes Quelqu’un s’évade d’un costume Je crois que c’est ce qu’invisible veut dire * 4 Juillet 1963 Rives – Kosko ______________ LEONARD COHEN , PoĂšmes et Chansons , 10/18 , 1975 * Ma grand-mĂšre abrite une lune dans son armoire Avant de dormir elle ramasse les ombres les feuilles et les chauve-souris Mais les ombres lui Ă©chappent et retournent aux arbres [
] Avant de dormir Grand-mĂšre inspecte les chambres Elle raconte que le Sultan avait attrapĂ© les quarante voleurs sauf un [
] La lune est un enfant qui joue dans les champs oĂč Grand-mĂšre passe ses heures creuses Ă  chercher un enfant qui s’est perdu dans les champs [
] Grand-mĂšre cultive des lunes dans son potager Elle se lĂšve la nuit et les arrose Ă  l’eau- de –vie [
] Si Grand-mĂšre Ă©tait une lune elle aurait dĂ©tournĂ© la terre tournĂ© autour de la nuit Ă  la recherche de Grand-pĂšre * _____________ Grand-mĂšre arrose la lune, Texte de Jean ELIAS, Illustrations d’ Anastassia Elias MOTUS, 2006. * Gildas Je voulais
 Je voulais effacer un mauvais rĂȘve. Remettre les choses en ordre ! Je dormais, tranquille, et vous arrivez, et vous me menacez
 [
] J’ai rien demandĂ© Ă  personne. Je vis dans mon coin, tranquille, tout seul, je fais pas de bruit, j’emmerde personne, je parle Ă  personne, je frĂ©quente personne, ni les gentils, ni les pas-gentils, je suis en rĂ©gle avec tout le monde, les commerçants, les impĂŽts, les organismes, tout ! Vous entendez, je suis bien avec tout le monde ! Je veux qu’on me foute la paix ! Qu’on me laisse tranquille. Tranquille. Soyez gentille, je dirai rien Ă  personne, partez, laissez-moi. Je dirai rien Ă  personne, promis. * BĂ»chette Mets les pouces , petit pĂšre, ça sert Ă  rien de flipper. Tu sais quoi ? J’ai la dalle ! Il aurait pas des noisettes en stock le petit Ă©cureuil ? * Gildas Vous
 vous voulez manger ? Vous avez faim ? * BĂ»chette Comme on dit, les Ă©motions
 * ____________ Site HOMBRE DE NADA Denis MARULAZ, Trois p'tits coquelicots , Théùtre, Forcalquier2004/2005, Ecrire
 Tu Ă©crivais toi EugĂ©nie ? Tenais-tu un journal intime bien cachĂ© en dessous de ton lit ou dans un coin prĂ©cieux de ta vie, connu de toi seule ? As-tu toi aussi trouvĂ© dans les mots comprĂ©hension et complicitĂ© ? J’espĂšre que tu as bien cachĂ© ton cahier pour qu’il ne soit pas trouvĂ© par des yeux indiscrets, qui se seraient arrogĂ© le droit de regard et de condamnation sur tes petites paroles ? Je l’espĂšre, je l’espĂšre de tout cƓur, parce que c’est arrivĂ© Ă  Elle, tu comprends ! * Et aprĂšs ça, ses mots se sont tus, le cahier est restĂ© fermĂ© pour toujours ou plus exactement, il n’y a plus jamais eu de cahier, sinon ceux de l’école. Mais ceux-lĂ  n’étaient pas de vrais cahiers
 juste des cahiers pour donner des rĂ©ponses bien souvent marquĂ©es de rouge
 * Et il n’y a plus qu’à l’école que les mots s’en sont donnĂ© Ă  cƓur joie. Papoti-papota dans tous les coins de la classe, en sourdine, ou en Ă©clats. D’ailleurs dans ses bulletins chaque semaine des mots rouges accusateurs parlaient de son incessant bavardage et de son incurable distraction en classe
 * [
] * Elle est assise sur son banc d’écoliĂšre. Mais elle n’est pas vraiment lĂ , dans cette classe de petites filles en chaussettes blanches et jupes bleues sagement plissĂ©es, sagement rangĂ©es dans les bancsj attentifs. Elle ne regarde ni l’institutrice qui s’emberlificote dans des explications embrouillĂ©es, ni le tableau sur lequel des hiĂ©roglyphes illisible sont venus s’inscrire, ni ses voisines de classe qui se chuchotent des petites confidences de filles. * [
] * Ses livres scolaires lui ont juste appris que deux et deux font quatre. Et que Paris est la capitale de la France. Et que le temps suspend son vol . Et que rosa rosa rosae rosam rosa. Et que she is a girl. * Bon d’accord EugĂ©nie, pas rien que cela, mais de l’école, Ă  peu de choses prĂšs, elle ne se souvient que de ça ! * ____________ Nicole VERSAILLES L’enfant Ă  l’endroit l’enfant Ă  l’envers, PrĂ©face d’Armel Job, Editions Traces de vie, , 88-89, Avril 2008 . Site Courriel tracesdevie * Si les boĂźtes aux lettres savaient avec quelle frĂ©quence les hommes se tournent vers elles pour qu’elles dĂ©cident de leur sort, elles n’auraient pas l’air aussi humble. Moi, en tout cas, j’ai failli couvrir ma boĂźte aux lettres de baisers et, en la regardant, je me suis rappelĂ© que la poste Ă©tait le plus grand des biens !
 Quiconque a jamais Ă©tĂ© amoureux se rappellera que, lorsqu’on a mis la lettre dans la boĂźte, on se hĂąte d’ordinaire de rentrer Ă  la maison, on se couche et on attire sa couverture avec la certitude que le lendemain au rĂ©veil on sera envahi par le souvenir de la veille, et qu’on regardera avec extase la fenĂȘtre par laquelle la lumiĂšre du jour se frayera un chemin Ă  travers les plis des rideaux 
 * Mais revenons Ă  nos moutons
Le lendemain Ă  midi la femme de chambre de Sacha m’apporta la rĂ©ponse suivante Je suis ravie venez absolumant nous voir aujourd’hui s’il vous plaĂźt je vous attends . Votre S . » Pas une virgule. Cette absence de signes de ponctuation, la lettre a dans le mot absolument », toute l’épĂźtre et mĂȘme la longue enveloppe Ă©troite dans laquelle elle Ă©tait glissĂ©e, emplirent mon Ăąme d’attendrissement. Dans l’écriture large mais irrĂ©solue, je reconnus la dĂ©marche de Sacha, sa maniĂšre de lever haut les sourcils quand elle riait, les mouvements de ses lĂšvres
 Mais le contenu de la lettre ne me satisfit pas. D’abord on ne rĂ©pond pas comme cela Ă  des lettres poĂ©tiques, et ensuite Ă  quoi me servirait d’aller chez Sacha et d’attendre que sa grosse maman, ses frĂšres et les bonnes femmes qui vivaient des largesses de la famille eussent enfin l’idĂ©e de nous laisser seuls ? Cette idĂ©e, ils ne l’auraient mĂȘme pas, et il n’y a rien de plus dĂ©plaisant que de contenir ses extases pour la seule raison qu’il vous tombe dessus une tuile humaine sous la forme d’une vieille Ă  moitiĂ© sourde ou d’une petite fille qui vous assomme de questions. J’envoyai avec la femme de chambre une rĂ©ponse oĂč je proposais Ă  Sacha de choisir comme lieu de rendez-vous un jardin public ou un boulevard. Ma proposition fut agréée volontiers. J’avais tapĂ©, comme on dit, dans le mille. * Tchekhov, Nouvelles, L’amour, Classiques Modernes, Le Livre de Poche, La PochothĂšque, 1996, * Quand elle est arrivĂ©e ici , Louise, on lui a donnĂ© un tablier bleu comme aux autres, elle n’a rien dit, ni merci, ni rien. Depuis, toute la journĂ©e elle fixe un point n’importe oĂč, sur le mur, au plafond, par terre, la tache sale au pied du lit, et elle croit voir sa maison aux volets verts, le potager au fond du jardin, les bordures de thym et de sarriette, et les touffes de romarin . À droite, l’oseille et le persil, et tout au bout derniĂšre rangĂ©e , les groseilliers et les framboisiers ; au milieu, en bon ordre, les salades, les poireaux, les carottes. Sur le cĂŽtĂ©, la petite cabane pour ranger l’arrosoir et le raphia, les graines, le sarcloir, tout ce qu’il faut pour que le potager s’aligne fiĂšrement aux premiers rayons du soleil. * Louise se balance sans rien dire, son regard perdu suit le tour et les dĂ©tours de sa vie. Une petite vie de rien avec un rien de bonheur pas plus grand qu’une graine de capucine. * Mais son vrai tablier, son vieux tablier bleu dĂ©lavĂ©, son tablier de tous les jours, ce tablier oĂč elle a laissĂ© passer, docile, l’empreinte des annĂ©es, ce tablier qui lui ressemble, oĂč est-il ? Elle a beau chercher obstinĂ©ment au fond de sa tĂȘte, elle a beau laisser, des heures durant, son regard accrochĂ© au mur blanc de la chambre, sans bouger, elle ne sait plus. A la porte de la cabane du jardin ? Au sous-sol ? dans le grenier ? Dans la grande poche droite il y avait une ou deux Ă©pingles Ă  linge, un bout de raphia, de la lavande sĂ©chĂ©e, une coquille d’escargot jaune et marron, trouvĂ©e prĂšs des potirons, et mille souvenirs qui chatouillaient encore sa main, des souvenirs qui rendaient possibles tous les lendemains. [
] * Sur le tablier qu’on lui a remis ici, il y a un numĂ©ro, mais il n’y a pas de poche. On ne sait jamais
 Si le numĂ©ro qui doit porter le tablier mettait des ciseaux, un couteau, une lime Ă  ongles ! On ne sait jamais avec eux ! Alors Louise se balance doucement. Elle voudrait bien se souvenir
 * __________ Martine LAFFON, Le tablier bleu, Illustrations par Patrick DEGLI-ESPOSTI, Calligraphies de Marie BOURTROY , PrĂ©face de Kofi YAMGNANE , 5° Ă©dition, Editions ALTERNATIVES , 1998, De pierres en pierres j’ai marchĂ© au devant des Ă©critures nomades. De celles dont on ignore parfois le sens, mais que des siĂšcles ont maintenues. Et qui demeurent fidĂšles aux mains qui les gravĂšrent ou les inscrivirent. FidĂšles encore aux ĂȘtres qui dĂ©cidĂšrent de tĂ©moigner lĂ  pour quelque irrĂ©ductible dĂ©sir. Pour qu’une interminable plainte ne demeure pas sans Ă©cho. Pour que tout ne se perde pas des liens qui les avaient unis, un jour, au mystĂšre du feu et des sources, ni du long chemin que parcoururent les nuages pour sertir la lumiĂšre au-dessus des collines. Pour que tout ne se perde pas du souffle de la nuit des corps. Pour questionner, peut-ĂȘtre. Ou pour rĂ©pondre aussi d’une mĂ©moire qui les Ă©loignerait de la fatalitĂ© du vide et de la mort. * Un jour, j’ai donnĂ© votre nom Ă  l’enfant qui courait seule entre les tombes, loin du chant des cigales, dans un autre pays de lumiĂšre et de vent oĂč vous n’auriez Ă©tĂ© qu’une Ă©trangĂšre, mais oĂč vous renaissiez pourtant par la simple magie d’un dĂ©sir, comme si la petite fille toute vĂȘtue de rouge qui inventait ce matin-lĂ  une marelle dont nul ne connaĂźtra jamais les lois, avait soudain votre visage. Celui qu’il fallait vous prĂȘter pour ne pas vous perdre, pour ne pas laisser la vue s’écouler sans que quelque chose de vous put encore s’y reconnaĂźtre. [
] Je garde en moi l’image d’une femme heureuse mettant au monde la mĂ©moire d’un peuple. _____________ Jean-Pierre SPILMONT , LumiĂšre des mains , CADEX Editions , 2001, 18, 25. * - Le Grand Meaulnes
 Tu l’avais apportĂ© aprĂšs les vacances de NoĂ«l. Nous le lisions Ă  l’étude cachĂ©es derriĂšre nos dictionnaires de latin. Nous avions toutes pleurĂ© sur le destin tragique d’Yvonne de Galais, sur l’amour perdu. - Des gamines romantiques
 J’ai voulu le faire lire Ă  ma fille, elle a dit, maman ça ne m’étonne pas que tu aies aimĂ© ce livre, c’est bien toi. J’ai insistĂ©, je lui ai demandĂ© pourquoi mais rien Ă  faire, impossible d’aller plus loin
 - Peut-ĂȘtre voulait-elle dire 
 - DĂ©jĂ  Ă  ce moment elle me reprochait
 - Pas tes lectures tout de mĂȘme. - Non, elle me reprochait de ne m’intĂ©resser qu’aux vies gĂąchĂ©es. Au bout de la table Florence et Monique bavardent, s’amusent, plaisantent, Monique se lĂšve, sa coupe de champagne Ă  la main. - Je vous propose un toast Ă  l’amitiĂ©, qui a créé cette pure merveille, craquante sur le dessus, onctueuse Ă  l’intĂ©rieur, elle rĂ©jouit le nez, les yeux, la langue. Edith puis-je me resservir ? Sans attendre la rĂ©ponse, elle se saisit de la pelle Ă  gĂąteaux, coupe une Ă©norme tranche qu’elle glisse dans son assiette. Le rire se communique des unes aux autres, tandis qu’elle savoure chaque bouchĂ©e avec des mines de chatte. - Je l’ai toujours pensĂ©, les vrais artistes, ce sont eux. Les crĂ©ateurs de l’éphĂ©mĂšre. Qui fond dans la bouche
 ___________________ GeneviĂšve Metge , RĂ©cits de femmes, la passe du vent, 2006, CrĂ©ation de la couverture Charlotte ClĂ©ment, Peinture La soupiĂšre, Chantal Roche dĂ©tail. IX Fille de la force, fille des monts, maĂźtresse d’un corps Ă©puisĂ©, Fatigue, - voici l’heure enivrĂ©e. Que le chanteur hindou et noir distille son herbe poivrĂ©e, Liquide pieux, brĂ»lant, rusĂ©, Offert-offrant et poison-dieu et pĂ©tillante girandole
 - Je bois ta fatigue, mon idole. Sur un rythme prĂ©parateur, j’incante O mortier ! o pilon ! Instruments d’un ivre sacrifice, Servants en marche balancĂ©s dans le quotidien supplice, O Genoux, o plantes, o talons ! * Broyez et tirez de ma chair oh ! le seul jus qui l’invigore Sucez mon humaine mandragore Pressez, foulez, et vendangez l’offrande Ă  toi seul Thibet-Roi, BĂ©tail assommĂ© tout d’un arroi ! Troupeau haletant de mes membres ; dĂ©votion inassouvie Ma peau se dĂ©gonfle de ma vie
 Je la consacre et te l’accroche en un trophĂ©e, en un seul vƓu Seul don de mon ĂȘtre qui se meut. * Victor SEGALEN, Odes suivies de Thibet, Mercure de France, 1963, * L’épouvantail a vacillĂ©, il se tient maintenant tout de guingois. Aucun sang ne coule de sa blessure ; un trait d’ombre seulement s’allonge sur son torse. Le voilĂ  promu cadran solaire. Un bƓuf module un ample gĂ©missement et, comme s’il s’agissait d’un signal secret, une grue Ă  aigrette cinabre s’envole Ă  tire-d’aile. Deux jeunes filles qui chantaient Ă  mi-voix en cueillant des baies suspendent leur fredonnement ; elles lĂšvent le visage en direction de la grue, longuement la contemplent. La clartĂ© du jour illumine leurs faces, mais la joie plus encore – il est si rare dĂ©sormais de voir cet Ă©chassier qui, dit-on vit des milliers d’annĂ©es et sert de monture aux Immortels. Les jeunes filles formulent le mĂȘme vƓu au fond de leur cƓur en alarme amoureuse que leur amour reçoive le don de longĂ©vitĂ© et que toujours il demeure embrasĂ©. Puis, plongeant les mains dans leurs paniers, elle emplissent leurs paumes de baies cramoisies et lancent vers le ciel cette semaille lumineuse en obole Ă  la grue couronnĂ©e. Et elles se mettent Ă  chanter, Ă  voix pleine et enjouĂ©e cette fois. ____________________ Sylvie GERMAIN, Couleurs de l’Invisible, dessins de Rachid KORAÏCHI, Editions Al Manar, MĂ©diterranĂ©es, 2003, * MĂȘme assis sur la terre Et regardant la terre, Il n’est pas si facile De garder sa raison Des assauts de la mer * * * En somme, avec toi, Qu’on soit sur tes bords, Qu’on te voie de loin Ou qu’on soit entrĂ© * Te faire une cour Que la courbe impose OĂč sont le soleil, le ciel et le sol * N’importe oĂč qu’on soit, On est Ă  la porte. * * * On est Ă  la porte, On a l’habitude, On ne s’y fait pas. __________________ GUILLEVIC , SphĂšre, nrf Gallimard, 2003, Carnac, * A la suite de Rilke et de bien d’autres, je me range humblement mais fermement dans la cohorte de ceux qu’on peut qualifier, approximativement , de poĂštes de l’ĂȘtre ». Ceux pour lesquels la poĂ©sie n’est pas seulement un lieu oĂč l’on vient consigner ses Ă©tats de sentiment ou de conscience, les Ă©lans , les regrets, les tourments, les plaisirs d’un individu avide d’effusion. Au moyen du langage, qui contient en soi notre Ă©nigme, elle entend apprĂ©hender le mystĂšre de l’univers créé et du destin humain, avancer une possibilitĂ© de connaĂźtre et d’ĂȘtre. Dans mon cas personnel, je ne recherchais pas une approche par trop facile et directe, en me complaisant dans la nostalgie personnelle, en composant des poĂšmes bien typĂ©s, c’est Ă  dire brefs et elliptique, au charme extrĂȘme-oriental ». C’était peut-ĂȘtre ce qu’on attendait de moi. Ouvert Ă  tous vents, surtout Ă  ceux venus de ma terre d’accueil, j’ai subi influences et mĂ©tamorphoses. J ai rĂ©sonnĂ© Ă  la voix orphique et christique. Une force inconnue, grandie en moi m’a poussĂ© Ă  devenir ce pĂšlerin », ce quĂȘteur » qui tente de renouer non tant avec le passĂ© qu’avec ce qui peut advenir. * ______________________ * François CHENG, Le Dialogue , DesclĂ©e de Brouwer, Presses littĂ©raires et artistiques de ShangaĂŻ , 2008, p. 70-71 * Mais la voix revient, chargĂ©e de foin OĂč sommes-nous ? Quelle heure est-il ? Il n’est que maintenant. Et c’est le livre. Et je n’ai rien trouvĂ© d’autre. Mais je sĂšme. Tout ce que je suis. Pour qu’il y ait un chemin au croisement de nos voix. * Je me tais. J’écoute. Un oiseau s’est posĂ© sur moi. Quelqu’un dans la haie a ouvert un livre malgrĂ© les Ă©pines. Car c’est ainsi dĂšs que je touche le carnet il se dĂ©tourne me distance exige d’autres bords . Je n’ai que sa blancheur toujours Ă©parse laconique et moi mon chariot qui lui passe dessus comme de la craie. * Interrompu par le poĂšme aux hanches Ă©troites comme sur le cratĂšre ou l’amphore oĂč irais-je chercher ce qui de ma main Ă  ma voix servira d’attelage ? * ____________ * Thierry METZ , TERRE, Opales/Pleine Page, 2000, 60, 61. En couverture Marc Feld, Sans titre. * Dans la chambre 206 j’avais donc ouvert ce cahier, Ă©crit la date, vingt-cinq dĂ©cembre deux mille quatre, cinq heures dix Il faisait encore chaud, le soleil n’était pas descendu sur les riziĂšres et le site archĂ©ologique s’étendant derriĂšre l’hĂŽtel. J’avais laborieusement Ă©crit deux pages. C’était difficile. Par quel bout prendre le rĂ©cit de ma propre histoire de survivante ? Comment retourner dans cette nuit de pleine lune prĂšs d’une lagune africaine, cette nuit oĂč je fus torturĂ©e par un homme parce que j’étais une femme Ă  la peau blanche ? Maintenant, avec la monstruositĂ© des murs d’eau qui ont dĂ©ferlĂ© sur les rivages en tuant, massacrant, des centaines de milliers de gens et en nous Ă©pargnant tous quatre, comment allais-je pouvoir dire une catastrophe antĂ©rieure, presque ancienne, et ne concernant que moi-mĂȘme finalement ? * Assise en face d’elle, dans une piĂšce entiĂšrement blanche, la moquette Ă©tait couleur de neige, je lui ai parlĂ© de la nuit de ce supplice au bord de la lagune. Nous buvions du thĂ©, la thĂ©iĂšre en porcelaine Ă©tait posĂ©e sur la table blanche, prĂšs d »un bouquet de lys. Elle a posĂ© sa tasse sur la table, a cessĂ© de parler, a fermĂ© les yeux. Elle a dit lentement en gardant les yeux fermĂ©s Regarde en toi, si tu as Ă©tĂ© une victime c’est que tu le cherchais. Les bourreaux n’existent pas sans l’attente des victimes. Tu avais envie d’ĂȘtre torturĂ©e, d’ĂȘtre violĂ©e. Tu es responsable. Ne rejette pas la faute sur les autres ». * Je n’ai pas rĂ©pondu. J’ai posĂ© doucement la tasse de thĂ© prĂšs du bouquet de lys. Elle continuait Ă  fermer les yeux, son visage rayonnait d’une sorte de contentement. Elle pensait avoir mis le doigt, lĂ , oĂč je devais me jeter dans une rĂ©vĂ©lation intĂ©rieure , dans un rĂ©veil de l’ĂȘtre . [
] * Cette femme a rouvert les yeux , son regard Ă©tait comme une lame. Elle a rajustĂ© son Ă©charpe blanche. Elle attendait. [
] * À Ladoba, ai-je dit en me levant, on voyait les baobabs vaciller dans le brouillard de poussiĂšre. L’harmattan soufflait sans cesse. Nous avons dormi dans la maison d’un coopĂ©rant français prĂšs d’un puits du village. Le travail des puisatiers s’achevait avec la nuit et reprenait avec les premiers cris des pintades dans la brousse . Cette femme m’a regardĂ©e comme si j’étais devenue folle, j’ai vu du mĂ©pris et de la colĂšre passer sur son visage. Elle a dit Tu ne me fais pas confiance parce que tu manques de confiance en toi-mĂȘme, tu fuis dans la poĂ©sie ». En prenant ma veste posĂ©e sur le dossier du fauteuil blanc, j’ai souri en la regardant. J’ai murmurĂ© que j’avais aimĂ© voir la baobabs, ces arbres comme des colosses , au bois si lĂ©ger, si vulnĂ©rable et que mes amis m’avaient montrĂ© la floraison si rare des baobabs dans cette lumiĂšre jaune des pays Tamberna. Et qu’en cela elle avait raison, c’était trĂšs poĂ©tique. [
] * En passant la porte, je lui ai dit que c’était la premiĂšre fois que je me souvenais si bien de cette escale Ă  Ladoba et que j’avais la tĂȘte pleine de belles images. Qu’ĂȘtre torturĂ©e nĂ©cessitait de voir encore plus la beautĂ© du monde et que je n’avais nul besoin du cauchemar qu’elle me proposait. * Et je n’ai plus jamais parlĂ© de la nuit de la lagune africaine. * ______ Jacqueline MERVILLE, Juste une fin du monde , Editions l’Escampette, 2008, * _______________ Jacqueline MERVILLE aux MOTS DE MINUIT * DES MOTS du 3 septembre 2008 Emission visible pendant une semaine * Philippe Lefait reçoit Manoel de Oliveira, Bernie Bonvoisin, Jacqueline Merville, Marie Cosnay, Le groupe Trust... * MANIERE DE VOIR * Manoel de OliveiraActualitĂ© "Christophe Colomb, l’énigme" chez Epicentre filmBernie BonvoisinActualitĂ© sortie d’un nouvel album "13 Ă  table" chez UniversalJacqueline MervilleActualitĂ© "Juste une fin du monde" Editions l’ OsnayActualitĂ© "AndrĂ© des Ombres", Editions Laurence Teper"Trois meurtres", aux Ă©ditions Cheyne"Les temps Filiaux", aux Ă©ditions AtelierTrustActualitĂ© sortie d’un nouvel album "13 Ă  table", chez UniversalExtrait du spectacle "Tanguera" du 2 septembre au 21 septembre au Théùtre du Chatelet MUSIQUE Trust, pour la sortie d’un nouvel album "13 Ă  table", chez UniversalExtrait du spectacle "Tanguera", du 2 septembre au 21 septembre au Théùtre du Chatelet COUPS DE CƒUR CDTrust"13 Ă  table"chez Universal"Best of", chez Sony MusicLIVRESJacqueline Merville"Juste une fin du monde", Editions l’Escampette"L’ùre du chien endormi", Ă©ditions Des femmes. Antoinette Fouque"The Black Sunday, 26 decembre 2004", Ă©ditions Des femmes. Antoinette Fouque"La multiplication", Ă©ditions Des femmes. Antoinette Fouque"La ville du non", Ă©ditions Des femmes. Antoinette Fouque"Dialogue sur un chantier de dĂ©motion", Ă©ditions Des femmes. Antoinette FouqueMarie Cosnay"AndrĂ© des Ombres", Ă©ditions Laurence Teper"Trois meurtres" aux Ă©ditions Cheyne"Les temps Filiaux", aux Ă©ditions Atelier"Que s’est-il passĂ© ?" aux Ă©ditions Cheyne"AdĂšle, la scĂšne perdue", aux Ă©ditions Cheyne"Villa Chagrin", Ă©ditions Verdier"DĂ©placements", Ă©ditions Laurence TeperMiguel Torga"En chair vive", chez JosĂ© CortiAntoine de Baecque, Jacques Parsi"Conversation avec Manoel de Oliveira", Ă©ditions les Cahiers du CinĂ©maBernie Bonvoisin"Du Pays des larmes au pays du sang", chez StĂ©phane Million EditeurDVDTrust "Soulagez-vous dans les urnes" chez UniversalManoel de Oliveira "Belle toujours", Films du paradoxeLenny Abrahamson "Garage" chez MK2 EXTRAITS "Christophe Colomb, l’Enigme", de Manoel de Oliveira, distributions Epicentre Films"Maria de Meideros", Le Cercle de minuit du 07/02/1995, A2, RĂ©alisation Pierre Desfons, INA"Belle toujours", de Manoel de Oliveira, Distribution Les films du paradoxe."DifficultĂ©s administratives pour les sans papiers", JT 20h du 19/06/2008, FR2 "Marguerite Duras", FR2 06/03/1996, INA"TĂ©moignage Rose Morvan", JT 20h du 12/11/2004, FR2"Antisocial", Carte blanche à
 du 08/11/1980, FR3 Rouen, INA"ITW Bernie BONVOISIN", Le rock français du 14/02/1980, TF1, INA. * 1 J’éventerai le secret du domaine. Je prĂȘte serment que je ne mentirai pas. Je rapporterai avec fidĂ©litĂ© les tĂ©moignages dont j’ai eu moi-mĂȘme connaissance. Chaque fois qu’il sera nĂ©cessaire j’avertirai qui me lira des faits que j’ai pu vĂ©rifier, des propos qui me furent confirmĂ©s. Je notifierai de mĂȘme, avec scrupule, les relations qui me paraissent douteuses, soit qu’elles proviennent d’une source ancienne, que je n’aurai pu contrĂŽler, ou bien dont on m’a assurĂ© qu’elles Ă©taient dĂ©jĂ  sujettes Ă  controverse pour ceux-lĂ  mĂȘmes qui les avaient Ă©mises, soit que la vengeance ou la mauvaise foi les ont pu inspirer, soit qu’elles aient Ă©tĂ© rĂ©tractĂ©es, ou contredites, ou qu’elles exhalent la colĂšre d’une rumeur anonyme. * 2 Je ne divulgue pas des Ă©vĂ©nements qui parurent monstrueux pour jeter le blĂąme sur des personnes. Ni pour jeter le discrĂ©dit sur un domaine auquel je suis attachĂ© par la coutume et par le sang. Non plus pour perpĂ©tuer le souvenir les vieilles terreurs. Au contraire. Je romps un silence Ă©quivoque pour ruiner les fondements d’une malĂ©diction lancĂ©e Ă  tort sur ces terres, excellentes, sur ces forĂȘts, profondes, sur ces montagnes, admirables. Je parle pour mettre fin Ă  la mauvaise renommĂ©e qui entache sans raison, encore de nos jours, ces lieux, dont jadis on vantait la fortune et la bĂ©nignitĂ©. [
] * 50 J’ai rapportĂ© une histoire que les femmes et les hommes d’un domaine racontent. LĂ©gende qu’un royaume allĂšgue pour fuir des terres immenses et autrefois prospĂšres. Je n’ai rien modifiĂ©. Je n’ai rien celĂ©. Je sais combien ces Ă©vĂ©nements nous dĂ©routaient, nous qui vivions. * 51 Car nous vivions. Jadis nous vivions. * _________ Pascal QUIGNARD, L’Enfant au visage couleur de la mort , conte, GalilĂ©e, Lignes fictives, 2006, 80 * Il y eut un silence, alors Claire lui demanda d’une voix moins Ăąpre. * - Mais que cherches-tu ? J’aimerais bien comprendre. - Le bruit des vagues, Claire, le bruit des vagues. - Rien que cela ? - Justement – tout ! Si nous ne la voyons pas de dehors, chaque chose peut ĂȘtre infinie. - Mais n’est-ce pas une mutilation de toi-mĂȘme et du monde ? - Cela se peut tout peut-ĂȘtre un nĂ©ant qui aspire ou, au contraire , jaillit en source. C’est lĂ  qu’est le danger. Il y a un texte d’un Ă©crivain allemand , Heinrich von Kleist, sur Le Théùtre des Marionnettes » qui m’a beaucoup frappĂ©. Il dit que l’opĂ©rateur rĂšgle le jeu de ces poupĂ©es doit dĂ©couvrir le chemin propre de l’ñme du danseur, en se promouvant lui-mĂȘme au centre de gravitĂ© de la marionnette, c’est Ă  dire en dansant ; et il continue Depuis que nous avons goĂ»tĂ© Ă  l’Arbre de la Connaissance, le Paradis est verrouillĂ© ; derriĂšre nous est le ChĂ©rubin il nous faut faire autour du monde tout le voyage, et voir si, peut-ĂȘtre de derriĂšre, il n’est pas ouvert quelque part, de nouveau
 Dans la mesure oĂč se fait plus obscure ou plus faible la rĂ©flexion obscure consciente, plus rayonnante et triomphante s’avance la grĂące ou il n’y a aucune conscience ou une conscience infinie c’est Ă  dire, et tout aussi bien, chez la marionnette et chez le Dieu. Il nous faudrait goĂ»ter une nouvelle fois Ă  l’Arbre de la Connaissance, afin de retomber en l’état d’innocence. » - Mais c’est le contraire de tout ce que tu as toujours dit. - Le contraire , ou son apothĂ©ose ! tout le voyage autour du monde », c’est quand mĂȘme la conscience qui le fait pour trouver la porte de derriĂšre » qui pourrait ĂȘtre le bruit des vagues, le soleil sur la mer, la page d’un livre. C’est par la pensĂ©e que la pensĂ©e sera libĂ©rĂ©e ; c’est par un choix qu’il n’y aura plus de choix. Tout finira en commencement, mais d’abord, il y a le voyage. * Beaucoup plus bas, les vagues ondulaient doucement, il y avait Ă  l’horizon, un minuscule bateau, frĂȘle comme un papillon. Il se tourna vers Claire qui meurtrissait une fleur. Elle lui dit - Je voudrais t’aider, mais je ne peux pas, je ne peux pas ! * _______________________ Heather DOHOLLAU , La rĂ©ponse, Editions Folle Avoine, * Dessins de Tanguy DOHOLLAU * * Un mĂ©decin nous apprend ce matin sa mort. Elle a Ă©tĂ© trouvĂ©e assise sous un arbre, imprĂ©gnĂ©e de rosĂ©e, dans un geste arrĂȘtĂ© pour coudre. * RĂȘve dans le rĂȘve. Les boulangers sur le pas de leur porte. La nuit rĂ©sonne encore. Un sentier me conduit au lieu d’une pensĂ©e statufiĂ©e. * Les jardins n’acceptent plus leurs fruits, ils laissent la nuit les habiter. Les contrĂ©es Ă©loignĂ©es du fleuve partent sous le sommeil * Elle boucle ses passages dans la chute des feuilles, les brouettes sans usage, dans l’eau qui parcourt maintenant librement les canalisations, qui visite ses hĂŽtels, ses anciennes prisons, dans la nuit qui se couche parfois Ă  quelques mĂštres du jour sous prĂ©texte d’ombrage ou de ruine isolĂ©e. ________________________ * Patrick DUBOST, Celle qu’on imagine , Prix KOWALSKI, CHEYNE Editeur, 1993, * Le fruit d’étĂ© Ă©grĂšne ouvertement ses tavelures et son dĂ©clin * La peau dĂ©bonde ses eaux de plus en plus Ă©troites d’un sillon jusqu’à l’autre Ă  la recherche d’un abri sĂ»r * Il faudrait manger le fruit avant qu’il ne perde toute sa contenance * Le mot ressemble au fruit il a besoin d’un arbre qui ne le perde pas trop tĂŽt * Mth PEYRIN, Capella , Collection Suspensions, Editions SANG D'ENCRE, 2007 DĂ©dicace Parmi d’autres Lecteurs-Lectrices
 Pour Mth cette petite histoire un tantinet extravagante Ă  feuilleter le soir au coin du feu, prĂšs de la table Ă  dĂ©couper les viandes
 Sic P A G Grigny en ForĂȘt Nov. 07 * D’abord il fallait savoir si Baptiste n’avait pas rĂȘvĂ©, Une fois de plus. La guerre avait Ă©tĂ© longue, il y avait cette histoire de balle aussi ; les plus persifleurs du voisinage n’affirmaient-ils pas d’ailleurs que l’idiot avait une pipistrelle dans la cervelle ! Et puis surtout ni l’heure ni la saison n’encourageaient Ă  l’aventure. [ 
] Cependant, on ne sait comment, au moment de dĂ©couper les viandes la conversation s’engagea, sans raison apparente, sur le crime des Granges Rouges
 Toujours est-il que cette sordide affaire qui avait fait frissonner d’horreur tous les habitants du lieu-dit revenait sur le tapis, suscitait Ă  nouveau mĂ©chantes querelles et vaines chicanes, portait les hommes Ă  la colĂšre, exaspĂ©rait les femmes, allait sous peu tout faire tourner au vinaigre tant l’atmosphĂšre Ă©tait soudainement tendue
 [
] C’en est assez de cette diable d’histoire nom de Dieu ! Allez-vous la fermer enfin ! » Abasourdi par cet Ă©clat inattendu, un instant tout le monde se tut. Fourchettes et couteaux restĂšrent en suspens au-dessus des viandes saignantes. Baptiste leva le nez. Alors un hurlement monstrueux dĂ©chira la nuit, nous pĂ©trifiant d’épouvante ? [
] L’essentiel n’était-il pas de trouver d’oĂč cela venait ? AprĂšs, nous verrions bien
 * _______________ Pierre AUTIN-GRENIER, Un cri, Cadex Ă©dition, Texte au carrĂ©, 2006, 20, 23. Illustrations de Laurent Dierick PrĂ©face de Dominique Fabre * Les infirmiĂšres, les yeux recouverts de paupiĂšres, le disent, ça doit ĂȘtre vrai, c’est fini. Je n’ai pas rĂ©ussi Ă  tordre les horloges, je n’ai pas rĂ©ussi la magie, ni l’amour ni la mĂ©decine ni rien. Lisa a jetĂ© son cƓur contre le mur, papa va le ramasser. Je me jette contre le mur, papa va me ramasser. Fracas de bulldozers qui se rentrent dedans. Les infirmiĂšres arrivent dans la chambre avec des yeux de vous faites trop de bruit ». Ça n’existe pas ! Dites-moi que ça n’existe pas, les petits pas en plastique des infirmiĂšres qui claquent sur le linolĂ©um. Tu es endormie, tu es fatiguĂ©e, tu vas te » reposer en paix. Oui ? On a ramassĂ© les cƓurs, on s’est tenus les uns aux autres avec la mĂ©canique des bras, et on a quittĂ© la chambre. Le silence est partout, Ă©pais comme une dalle. On quitte le bĂątiment. [ 
] Nous sommes dĂ©vissĂ©s. Comme des alpinistes Ă  qui on vient d’enlever la paroi de montagne Ă  laquelle ils sont accrochĂ©s. MĂȘme si on s’y prĂ©pare, c’est toujours un coup sec, le moment prĂ©cis oĂč ça lĂąche. C’est fini. » [ 
] Le vide , c’est grand. A la sortie de l’hĂŽpital, il nous attend. Il me fait peur pour toujours. Papa et Lisa partent en voiture, ils doivent aller chercher des vĂȘtements pour toi. Ils errent comme des ombres et moi j’attends sur le parking. Parce que ton frĂšre est sur la route. Il arrive pour voir sa sƓur morte. Il repartira avec son sac de vide Ă  porter toute la vie lui aussi. [ 
] Et Lisa et papa qui doivent aller ouvrir le placard de ta chambre pour te choisir ton dernier habit ! Le parfum de lessive va venir caresser leurs narines quand ils vont remuer le tissu. C’est le dĂ©but des caresses coupantes, celles qui se plantent dans les vieux souvenirs. * * * _________ Mathias MALZIEU, Maintenant qu’il fait tout le temps nuit sur toi , J’AI LU , 2007, Ă  18. * _ Du corps de l’amour, l’enfant est souvent l’éclat arrachĂ©. * Il est dans la douleur que l’adulte lui dispense sans compter. * Proie laissĂ©e en pĂąture Ă  ceux qui disent l’aimer et qui le font maillon pourtant de la chaĂźne interminable du malheur oĂč chacun crie vengeance . * Lui ploie sous le fardeau trop lourd qu’il a Ă  supporter, racheter, guĂ©rir faillites et divorces, pertes, carences, dĂ©sillusions, plaies sans cicatrices des rĂȘves parentaux. * On lui demande d’ĂȘtre vieux avant l’ñge. Il habite encore son propre espace qui est celui de son enfance mais qui rĂ©sonne d’éclats de voix, de dĂ©parts, de guerres sanglantes qui le laissent, lui, prisonnier, pantelant et meurtri. * Les dĂ©chirements successifs se vivent dans le noir de sa terre qu’il ne peut fuir. Et sa nuit n’est plus jamais d’étoiles mais de cauchemars et de peur. * Comment alors n’en pas mourir, arriver Ă  grandir ? * L’enfant a sa propre dĂ©fense. Il va parler lui aussi de la langue Ă©trangĂšre au bonheur. A chaque demande, un refus. * Tu m’as brisĂ©, capturĂ© dans ta vie qui n’était pas la mienne, dit-il Ă  sa mĂšre, tu m’as abandonnĂ©, toi mon pĂšre, trompĂ© maintes et maintes fois, dans mes mains tendues tu n’as posĂ© que des objets. Ils devaient tenir lieu de prĂ©sence. Ils Ă©taient vides. * * * ___________________________________ Sylvie FABRE G . , premiĂšre Ă©ternitĂ©, noces, Paroles d’Aube, 1997, Donc, cet arbre c’est moi ! Ce rocher. Cette souche. Ce lierre imbĂ©cile que sa fonction accroche Ă  peu importe quoi. C’est moi cette mousse arrondissante. C’est moi ce bruit qui vient. Ce sanglier qui m’approche ! Suis-je autant devant moi ? Et comment Ă  l’intĂ©rieur tenir dans le mĂȘme ordre, ce que je suis en la nature ? Donc, c’est moi ce qui s’approche de moi et que je ne vois pas ! Cette mousse qui lentement arrondit les angles. & J’envisage l’écriture comme un bricolage. Un morceau de scotch pour une chanson dans les guirlandes attachantes du tamier. Au fond de la forĂȘt, je colle un théùtre d’ombres et de marionnettes en papier. Un roman marche avec moi dans les ficelles du chemin. J’épingle des oiseaux dans le fĂ»t des sapins. Profite du vent pour balayer les acquis. J’espĂšre l’image du lynx pour tout cela . La poĂ©sie. & Si j’écris comme des visages . Il se passe ma mĂšre. Le mien peut-ĂȘtre dans la galerie des Glaces du chĂąteau de Versailles. Il se passe la face de quelque chose qui s’avance et se penche sur la table de nuit. Des fruits dĂ©vorĂ©s. Un tournoiement de nez. Des dents sur des mamelons. De la chair arrachĂ©e – de l’éterle ou pas, la nourriture. C’est le tout d’un jour. Ce que j’ai vu, enfermĂ© Ă  double tour dans la forĂȘt. DerriĂšre cet arbre. Non, l’autre. L’autre encore. Au profond de la forĂȘt. Mais me voilĂ  dĂ©jĂ  dehors. * JoĂ«l BASTARD, Le sentiment du liĂšvre, NRF Gallimard , 2005, * ÉCRIRE 
 POURQUOI ? [
] Extraire de la vie le suc qui la nourrit * TĂ©moigner de l’instant sans en lester le sens [
] Marcher lĂ©gĂšrement sous le fardeau des ĂȘtres * Manifester l’humour serti dans l’ordinaire * Parler comme une voix qui rĂ©pond Ă  mille autres [
] Savoir longtemps attendre la montĂ©e du mot juste * Respecter le silence en cherchant la chanson [
] Accueillir la beautĂ© et lui tendre un miroir [
] Dire les pas obscurs de notre Ăąme en gĂ©sine * AgnĂšs GUEURET, Sur les sentiers de QohĂ©leth, Palimpsestes, le corridor bleu, 2007, * Un visage, lorsqu’il prend texture de vent et perd ainsi son modelĂ© de jeune ou vieux sarment, atteint Ă  la cruautĂ© de toute vie sĂ©parĂ©e. DĂšs lors, l’espace imaginaire qui va de l’amour Ă  la mort, en nĂ©gligeant la nuditĂ©, n’est plus que le sourire plombĂ© de la nuit, la lune Ă©cartelĂ©e. Mais que cherchons-nous dans le champ des Ă©toiles ? Cet autre sourire, jeune comĂšte qui, dans sa lumiĂšre de blĂ© mĂ»r, contient tous les Ăąges du monde source de vent et feu discret, secret comme fumĂ©e, oĂč, des mains aux lĂšvres, tremble l’éternité  * [
] * J’ai Ă©touffĂ© la survivance La carnation de la beautĂ© en trahissait les feux compacts. L’or Ă©tait chaud Ă  deux pas de la source Le sang veinait les gorgĂ©es du silence, Le soir avait grandi une dent solitaire Je me sentais le corps tendu, Et j’ai dit que j’aimais. * _____________________ Jean-Christophe SCHMITT, Premier SĂ©jour & Le Lys ou la Tourmente, Cahiers Bleus, Librairie bleue, 1985, Blessureraphael la villa des coeurs brisĂ©s mardi 12 octobre 2021. RaphaĂ«l - La Villa des CƓurs BrisĂ©s 3 - Home Facebook. Dragon Quest Builders 2.The dog. (first island ReplayEmissionLa villa des coeurs brisĂ©sLa Villa des Coeurs BrisĂ©s 2 - Le coaching trĂšs Ă©mouvant de Jazz 30/04/2021 Ă  20h00 ‱ 5min ‱ 46 vuesRĂ©sumĂ©DĂšs le premier jour de l’aventure, Jazz avait bouleversĂ© les cƓurs brisĂ©s en rĂ©vĂ©lant ses blessures du passĂ©. Sa problĂ©matique “J’ai peur de l’abandon”. Aujourd’hui, elle a rendez-vous pour un coaching avec Lucie. Le but libĂ©rer son cƓur de toutes les angoisses qu’elle a au fond d’elle pour pouvoir avancer. Extrait de “La Villa des Coeurs BrisĂ©s”, Ă©pisode 31 de la saison 2. A revoir en intĂ©gralitĂ© sur MYTF1 ! Replay TV par chaĂźne Replays les plus vus Replays au hasard KR59oO.